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Décisions

CA Paris, Pôle 5 - ch. 16, 7 novembre 2023, n° 23/04798

PARIS

Arrêt

Autre

CA Paris n° 23/04798

7 novembre 2023

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Chambre commerciale internationale

POLE 5 - CHAMBRE 16

ARRET DU 07 NOVEMBRE 2023

(n° 82 /2023 , 10 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 23/04798 - N° Portalis 35L7-V-B7H-CHIXH

Décision déférée à la Cour : Ordonnance du 12 Janvier 2023 -TJ hors JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP de PARIS CEDEX 17 RG n° 21/05467

APPELANTE

Société MOTOROLA SOLUTIONS CREDIT COMPANY LLC

société de droit américain,

enregistrée selon les lois de l'Etat du Delaware sous le numéro 0843007,

ayant son siège social : [Adresse 4] (USA)

prise en la personne de ses représentants légaux,

Ayant pour avocat postulant : Me Stéphane FERTIER de la SELARL JRF AVOCATS & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : L0075

Ayant pour avocats plaidants : Me Vanessa BENICHOU et Me Anne ATLAN du PARTNERSHIPS KING & SPALDING INTERNATIONAL LLP, avocats au barreau de PARIS, toque : A0305

INTIME

Monsieur [W] [B] [E]

né le [Date naissance 1] 1967 à [Localité 5] (TURQUIE)

demeurant : [Adresse 2]

Ayant pour avocat postulant : Me Richard WILLEMANT de la SELEURL WILLEMANT LAW, avocat au barreau de PARIS, toque : C1672

Ayant pour avocats plaidants : Me Christiane FÉRAL-SCHUHL et Me Elvina MATHIEU de la SELARL FERAL-SCHUHL SAINTE MARIE ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : J106

COMPOSITION DE LA COUR :

L'affaire a été débattue le 26 Septembre 2023, en audience publique, devant la Cour composée de :

M. Daniel BARLOW, Président de chambre

Mme Fabienne SCHALLER, Présidente de chambre

Mme Laure ALDEBERT, Conseillère

qui en ont délibéré.

Un rapport a été présenté à l'audience par Mme Laure ALDEBERT dans les conditions prévues par l'article 804 du code de procédure civile.

Greffier, lors des débats : Mme Najma EL FARISSI

ARRET :

- contradictoire

- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Daniel BARLOW, président de chambre et par Najma EL FARISSI, greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

* *

*

I/ FAITS ET PROCEDURE

1- Les sociétés Motorola et Nokia ont consenti à la société turque de téléphonie Telsim,

contrôlée par la famille [E], plusieurs prêts.

2- Le 28 janvier 2002, elles ont fait assigner la famille [E] (comprenant outre [W] et [S] [E], leurs père, mère et s'urs) ainsi que trois sociétés contrôlées par cette dernière, les sociétés Unikom Iletisim Hizmetleri Pazarlama A.S., Standart Pazarlama A.S. et Standart Telekomunikasyon devant le tribunal fédéral de première instance du District Sud de l'Etat de New-York (ci-après, la " District Court "), aux fins d'obtenir une juste indemnisation en réparation de la fraude perpétrée à leur endroit en détournant une partie du montant des prêts, en dépréciant des biens nantis affectés en garantie de ceux-ci et en violant la loi sur les organisations motivées par le racket et la corruption (" Racketeer Influenced and Corrupt Organizations Act "), dite loi RICO.

3- Par un jugement du 31 juillet 2003, la District Court a condamné les membres de la famille[E], conjointement et solidairement, à verser à la société Motorola :

'' d'une part, la somme totale de 2.132.896.905,66 de dollars à titre de dommages et intérêts compensatoires, comprenant la somme de 1.803.089.316,57 de dollars au titre de dommages et intérêts compensatoires ainsi qu'une somme de 329.807.589,09 de dollars au titre des intérêts antérieurs au jugement sur les dommages et intérêts ;

'' d'autre part, la somme de 2.132.896.905,66 de dollars à titre de dommages et intérêts punitifs au regard de « la répréhensibilité de la conduite des défendeurs » ;

soit un montant total de dommages et intérêts de 4.265.793.811,32 de dollars.

4- Après exercice des voies de recours, ils ont été condamné à payer la somme de 3.132.896.905,66 de dollars comprenant :

'' une somme de 2.132.896.905,66 de dollars à titre de dommages et intérêts compensatoires, et

'' une somme de un milliard de dollars à titre de dommages et intérêts punitifs.

5- Parallèlement à la procédure engagée contre la famille [E] devant les juridictions américaines, le 5 février 2002, la société Telsim a déposé une requête en arbitrage devant le président de la chambre de commerce de Zurich, aux fins de voir un tribunal arbitral se prononcer en faveur du rééchelonnement de ses obligations de remboursement des prêts consentis par la société Motorola, en raison de la survenance de catastrophes naturelles et de la situation économique turque.

6- Par sentence finale du 13 juin 2005, le tribunal arbitral de la chambre de commerce de Zürich a rejeté l'ensemble des demandes de la société Telsim en jugeant qu'aucun cas de force majeure n'était caractérisé.

7- En conséquence, le tribunal arbitral a condamné la société Telsim à verser à la société Motorola une somme totale de 1.827.318.604,55 de dollars comprenant :

'' une somme de 1.678.089.316,57 de dollars en principal au titre du remboursement des prêts, et

'' une somme de 149.229.287,98 de dollars au titre des intérêts dus jusqu'au 27 juin 2001.

8- Le tribunal arbitral a déduit des intérêts réclamés par la société Motorola à hauteur de 183.066.031,93 de dollars « les paiements reçus des défenderessesde New York au titre du jugement de New York d'un montant total de 33.836.743,95 USD », précisant que les paiements effectués au titre dudit jugement devaient « être affectés en réduction des intérêts contractuels échus en premier » (§304). Cette sentence a été déclarée exécutoire par une décision de la Cour suprême du canton de Zurich du 27 juin 2005.

9- Par contrat du 28 septembre 2005, la société Motorola a cédé à la banque Bayindirbank toutes les créances qu'elle détenait sur Telsim au titre des contrats de prêt et de la sentence de 2005, à savoir 1.729.366.315,64 de dollars en principal (Motorola ayant cédé une créance de 7.372.000,99 de dollars à un tiers), outre les intérêts. En contrepartie, la société Motorola a perçu une somme forfaitaire de 500 000 millions de dollars de la banque et s'est vu reconnaître le droit de recevoir 20 % du produit de la vente des actifs de la société Telsim. Ceux-ci ayant été réalisés en septembre 2005, pour un prix de 4,55 milliards de dollars, c'est une somme totale de 910 000 millions de dollars que la société Motorola a reçue.

10- De nombreuses procédures ont été engagées par la société Motorola dans différents pays pour obtenir le paiement de sa créance contre la famille [E], notamment à Singapour et en France.

11- En 2014, la société Motorola a poursuivi à Singapour l'exécution forcée du jugement américain de 2003 et obtenu judiciairement le dessaisissement de M. [E] du contrôle des sociétés singapouriennes et de ses actifs.

12- Suivant exploits des 20 avril et 17 mai 2018, la société Motorola a fait assigner en France les défendeurs concernés par le jugement de 2003 en exequatur devant le tribunal de grande instance de Paris. Il a été fait droit à sa demande par un jugement du 22 septembre 2021, à l'encontre duquel les consorts [E] ont interjeté appel.

13- En outre, par deux jeux séparés de conclusions du 23 avril 2018, la société Motorola est intervenue volontairement dans le cadre de deux instances pendantes respectivement devant les tribunaux de grande instance de Paris et d'Evreux aux fins de voir reconnaître le droit de propriété de M. [W] [B] [E] sur deux immeubles (l'un sis à [Localité 6], l'autre à [Localité 3]) et ce afin d'exercer ultérieurement toutes poursuites sur lesdits biens.

14- Par un jugement du 12 janvier 2021, le tribunal judiciaire d'Evreux, après avoir déclaré recevable l'intervention volontaire de la société Motorola, a débouté M. [W] [E] de son action en revendication et subséquemment la société Motorola de ses actions en simulation et paulienne. En revanche, par décision du 2 avril 2021, le tribunal judiciaire de Paris a considéré que M. [W] [E] était propriétaire du bien situé à [Localité 7], [Adresse 2]. Ces deux jugements font l'objet d'un appel lequel est en cours.

15- Estimant que la créance de la société Motorola issue du jugement américain de 2003 avait été éteinte par la prise d'effet du contrat de cession de créances à la banque Bayindirbank et que la société Motorola avait agi en France et à Singapour sans droit et de manière abusive, MM. [W] et [S] [E] ont introduit en France la présente action.

16- Le 29 janvier 2021, ils ont saisi le tribunal judiciaire de Paris d'une action en responsabilité civile extra-contractuelle contre la société Motorola pour abus de droit de créance à Singapour en raison de mesures d'exécution forcée du jugement du 31 juillet 2003 du tribunal fédéral de première instance des Etats-Unis entreprises à Singapour (ci-après le volet singapourien) et en France par l'introduction d'une action en exequatur du jugement précité et par l'introduction d'actions pauliennes à leur encontre (volet français).

17- Les demandeurs ont présenté leur demande en réparation devant le juge français dont ils fondent la compétence sur l'article 14 du code civil, par application des dispositions de l'article 6§2 du Règlement européen 1215/2012, en faisant valoir qu'il permet à tout étranger domicilié en France d'attraire devant les juridictions françaises un défendeur domicilié en dehors de l'Union européenne.

18- Au cours de la procédure, la société Motorola a saisi le juge de la mise en état d'un incident comportant à la fois une exception d'incompétence (sur le volet singapourien du litige qui concerne seulement M. [W] [E]) et des fins de non-recevoir portant sur les deux volets du litige en France et à Singapour.

19- Par ordonnance du 12 janvier 2023, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris a statué en ces termes :

« Rejette l'exception d'incompétence soulevée par la société Motorola

Renvoie l'incident d'irrecevabilité soulevé par la partie défenderesse à la formation de jugement qui le tranchera, en même temps que le fond, une fois l'instruction clôturée conformément à l'article 789 6° alinéa 1 du code de procédure civile,

Dit que les parties devront établir chacun des conclusions contenant à la fois des développements sur la fin de non-recevoir et des développements sur le fond,

Renvoie l'affaire de la mise en état du Jeudi 19 janvier 2023 à 13heures 40 pour conclusions de la défenderesse, (audience dématérialisée, les messages doivent parvenir la veille à 12 heures au plus tard),

Réserve les dépens de l'incident qui suivront ceux de l'incident au fond,

Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile. »

20- La société Motorola a interjeté appel de cette ordonnance par déclaration du 16 mars 2023 à l'encontre de M. [W] [E] uniquement,

21- Elle a été autorisée à assigner M. [W] [E] à jour fixe devant la chambre commerciale internationale de la cour d'appel de Paris, pour l'audience du 26 septembre 2023.

II/PRETENTIONS DES PARTIES

22- Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 18 septembre 2023, la société Motorola demande à la cour de bien vouloir :

- INFIRMER l'Ordonnance du juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris du 12 janvier 2023 en ce qu'il a rejeté l'exception d'incompétence soulevée par la société Motorola à l'encontre de l'action de Monsieur [W] [B] [E] en sur-exécution fautive du Jugement US de 2003 à Singapour et de l'action subsidiaire en enrichissement injustifié ;

Et statuant a nouveau :

A titre principal,

- JUGER que Monsieur [W] [B] [E] n'est pas domicilié en France,

- JUGER en tout état de cause que le prétendu domicile français de Monsieur [W] [B] [E] est frauduleux dès lors qu'il n'est destiné qu'à échapper à ses condamnations et ses créanciers ;

- JUGER que l'action introduite par Monsieur [W] [B] [E] est une action relative aux voies d'exécution ;

En conséquence,

- JUGER que l'article 14 du code civil n'est pas applicable pour fonder la compétence des juridictions françaises ;

- JUGER que les juridictions françaises sont incompétentes pour statuer sur l'action relative aux prétendus abus de droit d'exécution commis par la société Motorola à Singapour au profit des juridictions américaines ou singapouriennes ;

A titre subsidiaire,

- JUGER que la mise en œuvre par Monsieur [W] [B] [E] de l'article 14 du code civil est abusive dès lors qu'elle porte atteinte au droit de la société Motorola à un juge équitablement compétent ainsi qu'au droit à l'exécution d'un jugement étranger ;

En conséquence,

- JUGER que les juridictions parisiennes sont incompétentes pour connaître de l'action en sur-exécution fautive du Jugement US de 2003 à Singapour et de l'action subsidiaire en enrichissement injustifié intentée par Monsieur [W] [B] [E] au profit des juridictions américaines ou singapouriennes ;

En tout etat de cause :

- DEBOUTER Monsieur [W] [B] [E] de l'intégralité de ses demandes, fins et conclusions ;

- CONDAMNER Monsieur [W] [B] [E] à payer à la société Motorola une somme de 150.000 euros au titre de 700 du code de procédure civile ;

- Le CONDAMNER aux entiers dépens de l'instance, dont distraction au profit de Maître Stéphane Fertier, Avocat au Barreau de Paris, pour ceux le concernant, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

23- Selon ses dernières conclusions d'intimé notifiées par voie électronique le 24 septembre 2023, M.[W] [E], seul intimé, demande à la cour de :

- CONFIRMER l'ordonnance du juge de la mise en état du 12 janvier 2023 (RG n° 21/05467) en ce qu'elle a rejeté l'exception d'incompétence soulevée par Motorola Solutions Credit Company LLC ;

- INFIRMER l'ordonnance du juge de la mise en état du 12 janvier 2023 (RG n° 21/05467) en ce qu'elle a dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile ;

- CONDAMNER Motorola Solutions Credit Company LLC à verser à Monsieur [W] [B] [E] la somme de 150 000 euros, au titre des frais exposés non compris dans les dépens et afférents à l'incident ;

- DEBOUTER Motorola Solutions Credit Company LLC de l'ensemble de ses demandes ;

- CONDAMNER Motorola Solutions Credit Company LLC aux entiers dépens afférents à l'incident, avec droit de recouvrement direct par Maître Richard Willemant, avocat au barreau de Paris, conformément à l'article 699 du code de procédure civile.

III/MOTIFS DE LA DECISION

Rappel préalable

24- L'appel de la société Motorola est limité aux dispositions de l'ordonnance relatives à la compétence internationale de la juridiction parisienne pour connaître de l'action de M. [W] [E], mettant en jeu la responsabilité extra contractuelle de cette société en raison de la procédure d'exécution du jugement américain du 31 juillet 2003 qui a eu lieu à Singapour.

25- M. [W] [E], qui est seul concerné par ce volet de l'affaire, fait grief à la société Motorola d'avoir poursuivi sans droit, en 2014, à Singapour, le recouvrement d'une créance de dommages et intérêts compensatoires résultant du jugement du 31 juillet 2003 rendu aux Etats Unis contre la famille [E].

26- Son action est fondée sur l'assertion que cette créance était éteinte par l'effet d'une cession de créances du 28 septembre 2005 au profit de la Banque Bayindirbank et du désintéressement subséquent de cette banque en application du droit suisse tel qu'il résulte de la sentence arbitrale définitive du 13 juin 2005 de la chambre de commerce de Zurich.

27- Plus précisément M. [W] [E] reproche à la société Motorola d'avoir agi de manière fautive en dissimulant aux autorités singapouriennes la règle de solidarité des dettes en présence et d'avoir obtenu la prise de contrôle et la cession de ses actifs dans des sociétés singapouriennes lui causant un préjudice par la perte de valeur que représentait sa participation dans lesdites sociétés singapouriennes.

28- Sa demande, fondée à titre principal sur la responsabilité extra contractuelle de la société Motorola, est formée à titre subsidiaire pour les mêmes raisons, sur l'enrichissement sans cause de la société Motorola, le tout en application du droit singapourien.

Sur la compétence internationale de la juridiction parisienne

29- Pour justifier de la compétence internationale de la juridiction parisienne, M. [E] se fonde sur les dispositions de l'article 14 du code civil en raison des dispositions particulières de l'article 6§2 du règlement Bruxelles 1bis qui permet à tout étranger domicilié en France d'attraire devant les juridictions françaises un défendeur domicilié en dehors de l'Union européenne.

30- La société Motorola soulève l'incompétence de la juridiction française en faisant valoir que l'action engagée par M. [W] [E] ne remplit pas les conditions du privilège de juridiction énoncé par l'article 14 du code civil.

31- Elle fait valoir à l'appui de son exception d'incompétence que M. [W] [E] n'est pas domicilié en France, que l'action introduite est une action liée aux mesures d'exécution réalisées hors de France que la jurisprudence interne a traditionnellement exclues du domaine de l'article 14 du code civil.

32- Elle souligne que cette position est conforme au sens de l'article 24§5 du règlement Bruxelles 1bis qui, en matière d'exécution des décisions, attribue compétence à la juridiction du lieu d'exécution.

33- En réplique, M. [W] [E] soutient être bien fondé à se prévaloir du bénéfice du privilège de juridiction prévu à l'article 14 du code civil s'agissant d'une simple action en responsabilité civile contre la société Motorola et non d'une action relative aux voies d'exécution qui ont eu lieu à Singapour au sens de l'article 24§5 du règlement Bruxelles 1 bis.

34- Il maintient avoir son domicile en France depuis près de 10 ans et que son action, qui a trait au comportement fautif de la société Motorola et tend à la réparation des conséquences dommageables, sans remettre en cause la saisie elle-même ni les règles qui la gouvernent, relève du domaine de l'article 14 du code civil et non de la compétence directe et obligatoire de l'article 24§5 du règlement Bruxelles 1 bis.

35- Il cite à l'appui de son argumentation une décision de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) rendue le 9 décembre 2021 (aff C-242/20) qui a retenu qu'une action en enrichissement sans cause consécutive à une voie d'exécution injustifiée est une action autonome qui échappe à la compétence spéciale du juge du lieu de l'exécution en application de l'article 22 point 5 du règlement de Bruxelles dont la solution est valable pour le règlement Bruxelles 1bis, les dispositions ayant été reconduites pratiquement à l'identique sous l'article 24 dudit règlement.

Sur ce,

36- L'article 6§2 du règlement énonce que « Toute personne, quelle que soit sa nationalité, qui est domicilié sur le territoire d'un État membre, peut, comme les ressortissants de cet État membre, invoquer dans cet État membre [contre le défendeur non domicilié sur le territoire de cet Etat membre] les règles de compétence qui y sont en vigueur et notamment celles que les États membres doivent notifier à la Commission en vertu de l'article 76, paragraphe 1, point a). ».

37- L'article 14 du code civil prévoit en tant que règle générale de compétence que « l'étranger, même non résidant en France, pourra être cité devant les tribunaux français, pour l'exécution des obligations par lui contractées en France avec un Français; il pourra être traduit devant les tribunaux de France, pour les obligations par lui contractées en pays étranger envers des Français. ».

38- La France a notifié l'article 14 du code civil à la Commission de sorte que l'article 6§2 permet à un étranger domicilié en France de l'invoquer contre un défendeur non domicilié dans un Etat membre.

39- Néanmoins, le règlement prévoit également des règles de compétence spéciales, qui sont d'interprétation stricte, prévoyant dans certaines matières d'autres fors.

40- Aux termes de l'article 24, point 5, du même règlement :

« Sont seules compétentes les juridictions ci'après d'un État membre, sans considération de domicile des parties (')

5) en matière d'exécution des décisions, les juridictions de l'État membre du lieu de l'exécution. ».

41- Il résulte de ce qui précède que lorsque le litige ne relève pas d'une compétence directe posée par le Règlement, celui-ci renvoie expressément aux règles de compétence internationale en vigueur dans chaque Etat, en l'occurrence en France à l'article 14 du code civil dont le bénéfice a été étendu par l'effet des dispositions de l'article 6§2 du règlement aux personnes domiciliées sur le territoire quelle que soit leur nationalité.

42- Il s'ensuit que l'article 14 du code civil, par l'effet de l'extension de l'article 6§2 du règlement précité, permet à tout étranger domicilié en France d'attraire devant les juridictions françaises un défendeur domicilié en dehors de l'Union européenne.

43- C'est sur le fondement de la combinaison de ces dispositions que M. [E] prétend, en raison de son domicile en France, être assimilé aux Français et pouvoir invoquer l'article 14 du code civil pour fonder la compétence internationale de la juridiction parisienne, quand bien même la société Motorola, défenderesse, est établie hors de l'Union européenne et que les faits ont eu lieu à Singapour.

44- A l'appui du bénéfice du privilège de juridiction, il fait valoir qu'il s'agit d'une action en responsabilité civile autonome des mesures d'exécution pratiquées à Singapour qui selon la jurisprudence du droit de l'Union ne relève pas de la compétence obligatoire de l'article 24§5 du règlement Bruxelles 1bis attribuant compétence à l'Etat membre du lieu de la mesure d'exécution.

Sur la compétence directe de l'article 24§5 du règlement Bruxelles 1bis

45- La cour relève que ce texte qui s'applique sans considération du domicile, n'est pas applicable à l'espèce.

46- Il apparaît en effet que le critère de rattachement, à savoir les voies d'exécution litigieuses, ne se situe pas dans un Etat membre mais dans un Etat tiers, Singapour,qui n'est pas la situation visée expressément par l'article 24.5 du règlement.

47- Pour autant, dans l'hypothèse où ce texte pourrait servir pour soutenir le déclinatoire de compétence, il ne fait pas de doute que l'action introduite par M. [E] ne relève pas de son champ d'application.

48- Comme la CJUE l'a déjà jugé, sa solution donnée pour Bruxelles 1 valant pour Bruxelles 1 bis, relèvent de l'article 22, point 5, du règlement n° 44/2001 les actions qui visent à faire trancher une contestation relative au recours à la force, à la contrainte ou à la dépossession de biens meubles et immeubles en vue d'assurer la mise en œuvre matérielle des décisions et des actes (CJUE 3 septembre 2020, Supreme Site Services e.a., C-186/19, EU:C:2020:638, point 72 ainsi que jurisprudence citée arrêt du 10 juillet 2019, Reitbauer e.a., C-722/17, EU:C:2019:577, point 52).

49- En l'occurrence, si l'action en responsabilité délictuelle ou enrichissement sans cause engagée par M. [E] est en lien direct avec la procédure d'exécution à Singapour et que son prétendu préjudice s'est réalisé à l'occasion des poursuites, elle ne vise pas à trancher une contestation sur un acte d'exécution lui-même, de sorte que le litige ne relevant pas de la compétence directe du règlement Bruxelles 1bis, il convient d'examiner la demande au regard des règles internationales de compétence en vigueur en France, soit l'article 14 du code civil.

Sur l'application de l'article 14 du code civil

50- Depuis l'arrêt Cyprien Favre et l'arrêt Weiss de la Cour de cassation, l'article 14, qui permet au plaideur français d'attraire un étranger devant les juridictions françaises, a une portée générale s'étendant à toutes matières, à l'exclusion des actions réelles immobilières et demandes en partage portant sur des immeubles situés à l'étranger, ainsi que des demandes relatives à des voies d'exécution pratiquées hors de France, et s'applique notamment à tous litiges ayant pour fondement la responsabilité extracontractuelle ( Civ, 12 mai 1931 Cyprien Favre S 1932 I, 137. 1ère Civ, 27 mai 1970 Weiss n/ 6813643).

51- Selon les termes de ces arrêts, la Cour de cassation a exclu du champ d'application de l'article 14 du code civil une action en responsabilité exercée par un créancier français contre un tiers saisi situé à l'étranger à la suite d'une saisie attribution pratiquée hors de France, peu important que la saisie litigieuse n'eût pas été contestée. (Ccass 14 avril 2010- P 09-11-909).

52- Pour soutenir que son action n'est pas exclue du contenu matériel de l'article 14 du code civil, M. [E] fait valoir qu'elle est fondée sur une faute de la société Motorola indépendante de la procédure d'exécution.

53- Il ajoute qu'il s'agit d'une action autonome qui ne fait pas partie du bloc de compétence attribué à la juridiction de l'Etat du lieu d'exécution de la mesure comme déjà jugé par la CJUE (CJUE du 9 décembre 2021 (C -242/20).

54- Toutefois la cour relève que la CJUE dans l'arrêt précité du 9 décembre 2021 s'est prononcée sur le champ d'application de l'article 24§5 du règlement Bruxelles 1 bis qui, pour les motifs exposés plus haut, ne sont pas applicables au litige, de sorte que cette interprétation donnée par la CJUE relative à la compétence directe du règlement de Bruxelles I bis ne peut commander la solution qui relève de l'application d'une règle de compétence internationale de droit interne.

55- La cour constate qu'à l'évidence l'action introduite par M. [E] découle directement des voies d'exécution pratiquées à Singapour sans l'existence desquelles cette action n'existerait pas, ce dont le demandeur a lui-même conscience puisqu'il reproche à la société Motorola une « sur exécution » du jugement de 2003.

56- Plus précisément M. [E] reproche à la société Motorola d'avoir, au cours de la procédure d'exécution, abusivement poursuivi l'exécution du jugement de 2003 en dissimulant aux autorités locales singapouriennes la règle de solidarité entre dettes et en présentant volontairement et fautivement une analyse partielle et partiale de la situation.

57- A cet égard, il expose que la société Motorola par une présentation trompeuse et tronquée des faits a obtenu une prise de contrôle et son dessaisissement des sociétés singapouriennes holding par la nomination d'administrateurs provisoires, renvoyant à cet effet à l'affidavit de M. [N] [D]. [U] du 13 juillet 2017 devant la High Court of Justice (Haute Cour de Justice d'Angleterre et du Pays de Galles) du 13 juillet 2017 qui mentionne l'ordonnance de mise sous séquestre du Juge [F] faisant droit à la demande de la société Motorola nommant M. [V] et M. [K] comme administrateurs judiciaires des actifs objets de la cession forcée.

58- Il résulte de ce qui précède que, quand bien même les actes de contrainte ayant abouti à la cession forcée des actions ne sont pas en eux-mêmes contestés, l'action introduite par M.[E] met en cause le comportement de la société Motorola au cours de la procédure d'exécution et l'existence de la créance à l'origine des mesures pratiquées, de sorte qu'il ne s'agit pas d'une simple action en responsabilité civile ou en enrichissement sans cause indépendante de la procédure d'exécution mais bien d'une action intimement liée aux voies d'exécution pratiquées à Singapour sur laquelle le juge français ne peut pas statuer.

59- Pour ces raisons, l'action, qu'elle soit fondée sur la responsabilité extra contractuelle ou sur l'enrichissement sans cause, étant relative aux voies d'exécution pratiquées hors de France, le privilège de juridiction de l'article 14 du code civil qu'invoque M. [E] n'est pas applicable.

60- Il convient en conséquence, sans qu'il soit nécessaire de statuer sur le domicile de M. [E], d'infirmer la décision rendue par le juge de la mise en état et de renvoyer M. [E] à mieux se pourvoir.

Sur les frais et dépens

61- M. [E] qui succombe, sera condamné aux dépens d'appel, conformément à l'article 696 du code de procédure civile et débouté de sa demande formée au titre des frais irrépétibles.

62- Il sera en outre condamné à payer à la société Motorola la somme de 15 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

IV/ DISPOSITIF

Par ces motifs, la Cour :

1-Infirme la décision rendue par le juge de la mise en état en date du 12 janvier 2023 dans ses dispositions soumises à la cour sur l'incompétence ;

Statuant à nouveau,

2-Dit le tribunal judiciaire de Paris incompétent territorialement pour connaître des demandes de M. [W] [E] ;

3-Renvoie M. [W] [E] à mieux se pourvoir ;

4-Condamne M. [W] [E] aux dépens d'appel au profit de Maître Stéphane Fertier, Avocat au Barreau de Paris, pour ceux le concernant, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

5-Condamne M. [W] [E] à verser à la société Motorola la somme de 15 000 euros (quinze mille euros) sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

LA GREFFIERE, LE PRESIDENT,