Cass. com., 29 novembre 2023, n° 22-18.295
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Vigneau
Rapporteur :
Mme Lefeuvre
Avocat général :
M. Lecaroz
Avocats :
SCP Piwnica et Molinié, Me Balat
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 18 novembre 2021) et les productions, le 28 avril 2016, Mme [A] a conclu un bail commercial avec la société par actions simplifiée [C] [N], « en cours de formation », et MM. [B], [T] et [R] « agissant conjointement et solidairement entre eux ».
2. La société [C] [N] a été immatriculée au registre du commerce et des sociétés le 15 juin 2016.
3. Un jugement du 16 février 2021 a mis la société [C] [N] en liquidation judiciaire, la société Mja, prise en la personne de Mme [F], étant désignée liquidateur.
4. Par une ordonnance du 23 avril 2021, le juge-commissaire a autorisé la cession du fonds de commerce de la société [C] [N] à M. [P].
Examen du moyen
Enoncé du moyen
5. Mme [A] fait grief à l'arrêt de dire que le bail qu'elle a conclu avec la société [C] [N] n'est pas entaché de nullité et de confirmer l'ordonnance ayant autorisé la vente de gré à gré du fonds de commerce dépendant de la liquidation judiciaire de cette société à M. [P], alors « qu'est nulle la convention conclue par une société en formation, dépourvue de la personnalité morale ; que seuls les actes conclus au nom d'une telle société peuvent être repris par celle-ci, après son immatriculation ; que dès lors, le bail commercial conclu par une société en formation et par ses associés fondateurs, lesquels n'ont pas indiqué agir au nom de celle-ci, est nul à l'égard de la société et ne peut être repris ; qu'en jugeant le contraire, la cour d'appel a violé les articles 1842 et 1843 du code civil et 210-6 du code de commerce. »
Réponse de la Cour
Vu les articles L. 210-6 et R. 210-6 du code de commerce :
6. Il résulte de ces textes que les sociétés commerciales jouissent de la personnalité morale à dater de leur immatriculation au registre du commerce et des sociétés. Les personnes qui ont agi au nom ou pour le compte d'une société en formation avant qu'elle ait acquis la jouissance de la personnalité morale sont tenues solidairement et indéfiniment responsables des actes ainsi accomplis, à moins que la société, après avoir été régulièrement constituée et immatriculée, ne reprenne les engagements souscrits. Ces engagements sont alors réputés avoir été souscrits dès l'origine par la société.
7. La Cour de cassation juge depuis de nombreuses années que ne sont susceptibles d'être repris par la société après son immatriculation que les engagements expressément souscrits « au nom » (Com., 22 mai 2001, n° 98-19.742 ; Com., 21 février 2012, n° 10-27.630, Bull. n° 4 ; Com., 13 novembre 2013, n° 12-26.158) ou « pour le compte » (Com., 11 juin 2013, n° 11-27.356 ; Com., 10 mars 2021, n° 19-15.618) de la société en formation, et que sont nuls les actes passés « par » la société, même s'il ressort des mentions de l'acte ou des circonstances que l'intention des parties était que l'acte soit accompli en son nom ou pour son compte (3e Civ., 5 octobre 2011, n° 09-72.855 ; Com., 21 février 2012, n° 10-27.630, Bull. n° 4 ; Com., 19 janvier 2022, n° 20-13.719).
8. Cette jurisprudence repose sur le caractère dérogatoire du système instauré par la loi, lequel permet de réputer conclus par une société des actes juridiques passés avant son immatriculation. Elle vise à assurer la sécurité juridique, dès lors que la présence d'une mention expresse selon laquelle l'acte est accompli « au nom » ou « pour le compte » d'une société en formation protège, d'un côté, le tiers cocontractant, en appelant son attention sur la possibilité, à l'avenir, d'une substitution de plein droit et rétroactive de débiteur, et, de l'autre, la personne qui accomplit l'acte « au nom » ou « pour le compte » de la société, en lui faisant prendre conscience qu'elle s'engage personnellement et restera tenue si la société ne reprend pas les engagements ainsi souscrits.
9. Cette solution a pour conséquence que l'acte non expressément souscrit « au nom » ou « pour le compte » d'une société en formation est nul et que ni la société ni la personne ayant entendu agir pour son compte n'auront à répondre de son exécution, à la différence d'un acte valable, mais non repris par la société, qui engage les personnes ayant agi « au nom » ou « pour son compte ». Elle s'avère ainsi produire des effets indésirables en étant parfois utilisée par des parties souhaitant se soustraire à leurs engagements, et a paradoxalement pour conséquence de fragiliser les entreprises lors de leur démarrage sous forme sociale au lieu de les protéger, sans toujours apporter une protection adéquate aux tiers cocontractants, qui, en cas d'annulation de l'acte, se trouvent dépourvus de tout débiteur.
10. L'exigence selon laquelle l'acte doit, expressément et à peine de nullité, mentionner qu'il est passé « au nom » ou « pour le compte » de la société en formation ne résultant pas explicitement des textes régissant le sort des actes passés au cours de la période de formation, il apparaît possible et souhaitable de reconnaître désormais au juge le pouvoir d'apprécier souverainement, par un examen de l'ensemble des circonstances, tant intrinsèques à l'acte qu'extrinsèques, si la commune intention des parties n'était pas que l'acte fût conclu au nom ou pour le compte de la société en formation et que cette société puisse ensuite, après avoir acquis la personnalité juridique, décider de reprendre les engagements souscrits.
11. En l'espèce, pour rejeter la demande d'annulation du bail formée par Mme [A], l'arrêt retient que la société [C] [N] a conclu ce contrat en spécifiant expressément qu'elle était en formation et que, par une décision expresse des associés, c'est-à-dire par la signature des statuts, ceux-ci ont entendu reprendre les actes passés par elle et en particulier le contrat litigieux, ajoutant que cette reprise des actes indiqués dans les statuts est automatique, à condition que les statuts soient signés et la société immatriculée, ce qui a été le cas s'agissant de la société [C] [N].
12. En se déterminant ainsi, sans rechercher s'il résultait de l'ensemble des circonstances et notamment des mentions du bail que, nonobstant une rédaction défectueuse, la commune intention de MM. [B], [T] et [R], d'un côté, et de Mme [A], de l'autre, était que l'acte fût passé au nom ou pour le compte de la société en formation [C] [N], la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 18 novembre 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Versailles.