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Décisions

Cass. civ., 16 novembre 2023, n° 22-14.046

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Teiller

Rapporteur :

Mme Aldigé

Avocats :

SCP Waquet, Farge et Hazan, SCP Gaschignard, Loiseau et Massignon, SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret

Cass. civ. n° 22-14.046

15 novembre 2023

Faits et procédure

3. Selon l'arrêt attaqué (Poitiers, 30 novembre 2021, n° RG 20/01412), par un contrat de réservation du 2 septembre 2002, suivi d'un acte authentique de vente en l'état futur d'achèvement dressé le 16 septembre 2003 par M. [V], notaire

au sein de la société [V] Chaigne devenue la société Océan notaires et conseils (le notaire), M. et Mme [F] (les propriétaires), préalablement démarchés par la société Lama (le promoteur), ont acquis une villa dans une résidence de tourisme exploitée par la société Gestion patrimoine loisirs.

4. Par acte sous seing privé du 2 septembre 2002, les propriétaires ont donné la villa à bail commercial à l'exploitante de la résidence de tourisme, aux droits de laquelle est venue la société Saint-Jean de Monts (la locataire), pour une durée de neuf années à compter du lendemain de l'achèvement de l'immeuble.

5. Le bail commercial comprenait une clause de renonciation du locataire à son droit à une indemnité d'éviction.

6. Le 19 mars 2014, les bailleurs ont délivré à la locataire un congé avec refus de renouvellement, à effet au 30 septembre suivant, sans offre d'une indemnité d'éviction.

7. Le 27 avril 2016, la locataire a assigné les propriétaires en annulation du congé, indemnisation du préjudice résultant de sa dépossession et restitution des locaux loués ou, subsidiairement, en paiement d'une indemnité d'éviction.

8. Le 22 décembre 2016, les propriétaires ont assigné en garantie le promoteur et le notaire.

Examen des moyens

Sur le moyen du pourvoi principal n° V 22-14.090 en ce qu'il fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande en dommages-intérêts au titre des actes de concurrence déloyale et des agissements parasitaires, le moyen, pris en sa seconde branche, du pourvoi incident n° V 22-14.090 et le premier moyen, pris en ses première et troisième branches du pourvoi n° X 22-14.046

9. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le moyen, pris en sa première branche, du pourvoi incident n° V 22-14.090, dont l'examen est préalable

Énoncé du moyen

10. Les propriétaires font grief à l'arrêt de réputer non écrite la clause de renonciation à l'indemnité d'éviction, d'ordonner une expertise sur la fixation de son montant et de les condamner au paiement d'une provision, alors « que la loi qui a pour effet d'allonger la durée d'une prescription est sans effet sur une prescription déjà acquise ; que la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014 modifiant l'article L. 145-15 du code de commerce a substitué à la nullité des clauses ayant pour effet de faire échec au droit de renouvellement et d'indemnité d'éviction, soumise à la prescription biennale de l'article L. 145-60 du même code, leur caractère réputé non écrit, non soumis à prescription ; qu'il en résulte que la loi nouvelle susvisée édictant une sanction imprescriptible n'est applicable qu'aux actions dont le délai de prescription biennale n'était pas déjà expiré à la date de son entrée en vigueur ; qu'en jugeant que l'action engagée en 2016 par la société Saint-Jean de Monts en contestation de la clause de renonciation à l'indemnité d'éviction stipulée au bail conclu en 2002 n'était pas soumise à la prescription biennale de l'article L. 145-60 du code de commerce, ce au motif que la loi nouvelle régissait immédiatement les effets légaux des situations juridiques antérieures à son entrée en vigueur et non définitivement réalisées, quand cette loi ne pouvait avoir d'effet sur la prescription de l'action définitivement acquise avant son entrée en vigueur, la cour d'appel a violé les articles 2 et 2222 du code civil. »

Réponse de la Cour

11. Il résulte de l'article 2 du code civil que la loi nouvelle régit les effets légaux des situations juridiques ayant pris naissance avant son entrée en vigueur et non définitivement réalisées.

12. La loi n° 2014-626 du 18 juin 2014, qui, en ce qu'elle a modifié l'article L.145-15 du code de commerce, a substitué, à la nullité des clauses ayant pour effet de faire échec au droit au renouvellement, leur caractère réputé non écrit, est applicable aux baux en cours et l'action tendant à voir réputée non écrite une clause du bail n'est pas soumise à prescription (3e Civ., 19 novembre 2020, pourvoi n° 19-20.405, publié).

13. Dès lors, quand bien même la prescription de l'action en nullité des clauses susvisées était antérieurement acquise, la sanction du réputé non écrit est applicable aux baux en cours.

14. Le moyen, qui postule le contraire, est inopérant.

Mais sur le moyen, pris en sa première branche, du pourvoi principal n° V 22-14.090

Énoncé du moyen

15. La locataire fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande en indemnisation de son préjudice au titre de la dépossession des lieux, alors « qu'aucun locataire pouvant prétendre à une indemnité d'éviction ne peut être obligé de quitter les lieux avant de l'avoir reçue et jusqu'au paiement de cette indemnité, il a droit au maintien dans les lieux ; que la privation du droit au maintien dans les lieux cause un préjudice dont le locataire est fondé à demander réparation ; que pour rejeter la demande de dommages-intérêts au titre de la dépossession, l'arrêt attaqué retient qu'il n'est pas établi que la société Saint-Jean de Monts ait perdu, par voie de fait, le libre accès de la villa aux fins d'exploitation commerciale conformément au bail ; qu'en statuant ainsi, après avoir pourtant relevé que le logement était occupé en août 2015 par une personne anglophone ayant loué le bien directement auprès des propriétaires et que les époux [F] avaient mis la villa directement en location sur différents sites de location de particulier à particulier, sans rechercher si la société Saint-Jean de Monts, qui le contestait, avait volontairement quitté les lieux et renoncé à leur exploitation commerciale jusqu'au paiement de l'indemnité d'éviction, la cour d'appel a privé son arrêt de base légale au regard des articles L. 145-28 du code de commerce et 1382 devenu 1240 du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu l'article L. 145-28 du code de commerce :

16. Selon ce texte, aucun locataire pouvant prétendre à une indemnité d'éviction ne peut être obligé de quitter les lieux avant de l'avoir reçue. Jusqu'au paiement de cette indemnité, il a droit au maintien dans les lieux aux conditions et clauses du contrat de bail expiré.

17. Pour rejeter les demandes indemnitaires de la locataire au titre du préjudice né de la perte du droit au maintien dans les lieux jusqu'au paiement de l'indemnité d'éviction, l'arrêt retient qu'elle ne démontre pas avoir été évincée des lieux par suite d'un changement de serrures, ni avoir perdu par voie de fait le libre accès aux locaux loués, ni avoir été destinataire d'une mise en demeure de libération des lieux.

18. En se déterminant ainsi, sans rechercher si la locataire, qui le contestait, avait volontairement quitté les lieux, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.

Et sur le premier moyen, pris en sa deuxième branche, du pourvoi n° X 22-14.046

Énoncé du moyen

19. Le notaire fait grief à l'arrêt de dire qu'il a manqué à son devoir de conseil en omettant d'informer les propriétaires de la nullité de la clause de renonciation à l'indemnité d'éviction et de le condamner, in solidum avec le promoteur, à les garantir de toutes les condamnations prononcées à leur encontre à hauteur de 70 %, alors « que le notaire n'est pas tenu de vérifier la validité de la clause d'un acte, qu'il n'a pas été chargé de dresser, et qui ne détermine pas la validité ou l'efficacité de l'acte, distinct, auquel il prête son concours ; qu'en retenant que le notaire, rédacteur du seul acte de vente, aurait manqué à son devoir de conseil en s'abstenant de vérifier que les clauses d'un bail, rédigé par un agent immobilier, étaient conformes aux « attentes d'investisseurs » de M. et Mme [O], et d'attirer leur attention sur un risque d'annulation d'une clause de ce bail, et sur le risque de devoir payer une indemnité d'éviction au locataire en exécution de ce même acte, conclu sans son concours, au motif que cette clause pouvait « avoir une incidence sur leurs projets concernant l'utilisation du bien au terme normal du bail », la cour d'appel, qui a ainsi statué par des motifs impropres à caractériser l'incidence que le risque d'annulation de la clause du bail pouvait avoir sur la validité ou l'efficacité de l'acte de vente, qui avait produit tous ses effets, a violé l'article 1382, devenu 1240, du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 1382, devenu 1240 du code civil :

20. En application de ce texte, le notaire est tenu d'éclairer les parties et d'appeler leur attention sur la portée, les effets et les risques des actes auxquels il prête son concours.

21. Pour accueillir l'appel en garantie des propriétaires contre le notaire, l'arrêt retient qu'il a manqué à son devoir de conseil en s'abstenant de vérifier que les principales clauses du bail commercial, qui constituait un élément fondamental dans l'ensemble contractuel, étaient conformes aux attentes d'investisseurs des acquéreurs et en omettant d'attirer leur attention sur les conséquences du risque d'annulation de la clause de renonciation du locataire au paiement d'une indemnité d'éviction stipulée dans ce bail, lequel pouvait avoir une incidence sur leurs projets concernant l'utilisation du bien au terme normal du bail.

22. En statuant ainsi, alors que le notaire n'était pas tenu d'une obligation de conseil concernant l'opportunité économique d'un bail commercial conclu par les acquéreurs sans son concours, ni de les mettre en garde sur le risque d'annulation d'une clause de ce bail qui était sans incidence sur la validité et l'efficacité de l'acte de vente qu'il instrumentait, la cour d'appel a violé le texte susvisé.

Portée et conséquences de la cassation

23. La cassation des chefs de dispositif rejetant la demande de la locataire en dommages-intérêts pour dépossession, retenant un manquement du notaire à son obligation de conseil, et le condamnant à garantir les propriétaires des condamnations prononcées à leur encontre emporte celles des chefs du dispositif condamnant le promoteur à garantir le notaire et condamnant le notaire au paiement d'une somme en application de l'article 700 du code de procédure civile.

24. En revanche, elle n'emporte pas celle des chefs de dispositif de l'arrêt condamnant les propriétaires et le promoteur au paiement d'une somme en application de l'article 700 du code de procédure civile, justifiés par d'autres dispositions de l'arrêt non remises en cause.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur l'autre grief, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il rejette la demande de la société Saint-Jean de Monts en dommages-intérêts

pour dépossession, qu'il déclare partiellement fondé le recours en garantie formé par M. et Mme [F] à l'encontre de la société Océan notaires, qu'il dit que le notaire a manqué à son devoir de conseil et que cette faute les a privés d'une chance d'éviter une action en paiement d'une indemnité d'éviction, qu'il condamne la société Océan notaires in solidum avec la société Lama à garantir M. et Mme [F] à concurrence de 70 %, de toutes les condamnations prononcées à leur encontre dans le cadre de la présente instance d'appel, du montant de la condamnation provisionnelle et de la condamnation prononcée sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, qu'il condamne la société Lama à garantir la société Océan notaires et conseils à concurrence de 50 % des condamnations prononcées à son encontre, et condamne la société Océans notaires in solidum avec la société Lama à payer à M. et Mme [F] la somme de 6 000 euros au titre de leurs frais irrépétibles, l'arrêt rendu le 30 novembre 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Poitiers ;

Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Bordeaux.