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Décisions

CA Bordeaux, 4e ch. com., 29 novembre 2023, n° 21/04987

BORDEAUX

Arrêt

Autre

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Franco

Conseillers :

Mme Goumilloux, Mme Masson

Avocats :

Me Chavant, Me Wiart, Me Moret

T. com. Bordeaux, du 16 juill. 2021, n° …

16 juillet 2021

EXPOSE DU LITIGE :

Par contrat du 25 juin 2013, la société par actions simplifiée Cabinet [W] et Madame [R] [G] ont conclu un contrat d'agence commerciale. Deux avenants, conclus le 26 mars 2015 pour une durée indéterminée et le 6 mars 2019 pour une durée déterminée s'achevant le 31 mars 2020, sont venus modifier les taux de commission de Mme [G].

Par courrier recommandé en date du 10 août 2020, la société Cabinet [W] a résilié le contrat pour faute grave.

Par acte d'huissier de justice délivré le 14 octobre 2020, Mme [G] a fait assigner la société Cabinet [W] devant le tribunal de commerce de Bordeaux en paiement d'une indemnité compensatrice, de dommages et intérêts et de commissions.

Par jugement prononcé le 16 juillet 2021, le tribunal a statué ainsi qu'il suit :

- condamne la société Cabinet [W] à verser à Madame [R] [G] la somme de 2.770,83 euros au titre de sa commission ;

- déboute les parties du surplus de leurs demandes ;

- laisse à chaque partie la charge de ses dépens. 

Mme [G] a relevé appel de cette décision par déclaration au greffe du 31 août 2021.

Par dernières conclusions notifiées le 11 juillet 2022, Madame [R] [G] demande à la cour de :

Vu les articles L. 134-1 à L. 134-13 du code de commerce,

- réformer le jugement entrepris,

Statuant à nouveau,

- rejeter la pièce n°18 produite par la société Cabinet [W] intitulée 'attestation de Mme [S] [A] jointe au rapport d'enquête' ;

- juger que la rupture du contrat d'agent commercial n'est pas justifiée par une faute grave de l'agent ;

En conséquence,

- condamner la société Cabinet [W] verser à Mme [G] la somme de 10.007 euros à titre d'indemnité de préavis ;

- condamner la société Cabinet [W] à verser à Mme [G] la somme de 80.062 euros à titre d'indemnité de cessation de contrat ;

- condamner la société Cabinet [W] à verser à Mme [G] la somme de 23.981,25 euros conformément au droit de suite ;

- condamner la société Cabinet [W] à verser à Mme [G] la somme de 10.000 euros à titre de dommages et intérêts ;

- condamner la société Cabinet [W] à verser à Mme [G] la somme de 3.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner la société Cabinet [W] aux dépens d'appel et frais éventuels d'exécution.

Par dernières écritures notifiées le 21 juillet 2023, la société Cabinet [W] demande à la cour de :

- confirmer le jugement du tribunal de commerce de Bordeaux du 16 juillet 2021 ;

- constater que la rupture du contrat d'agent commercial de Mme [G] par la société Cabinet [W] repose bien sur une faute grave ;

- constater que la rupture du contrat d'agent commercial de Mme [G] par la société Cabinet [W] n'a pas été réalisée dans des conditions brutales et vexatoires ;

- constater que Mme [G] a été réglée de l'intégralité des sommes qui lui étaient dues au titre de son droit de suite ;

En conséquence,

- débouter Mme [G] de sa demande de paiement par la société Cabinet [W] d'une indemnité de préavis de 10.007 euros ;

- débouter Mme [G] de sa demande de paiement par la société Cabinet [W] d'une indemnité de cessation de contrat de 80.062 euros ;

- débouter Mme [G] de sa demande de paiement par la société Cabinet [W] de la somme de 10.000 euros à titre de dommages et intérêts pour rupture brutale et vexatoire ;

- débouter Mme [G] de sa demande de paiement par la société Cabinet [W] de la somme de 23.981,25 euros au titre de son droit de suite ;

- condamner Mme [G] à payer à la société Cabinet [W] la somme de 3.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens de l'instance.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 6 septembre 2023.

Pour plus ample exposé des faits, de la procédure, des prétentions et moyens des parties, il est, par application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, expressément renvoyé à la décision déférée et aux dernières conclusions écrites déposées.

MOTIFS DE LA DÉCISION :

1. Sur la rupture du contrat

1. L'article L.134-4 du code de commerce dispose :

« Les contrats intervenus entre les agents commerciaux et leurs mandants sont conclus dans l'intérêt commun des parties.

Les rapports entre l'agent commercial et le mandant sont régis par une obligation de loyauté et un devoir réciproque d'information.

L'agent commercial doit exécuter son mandat en bon professionnel ; le mandant doit mettre l'agent commercial en mesure d'exécuter son mandat.»

En vertu des articles L.134-12 et L.134-13 du code de commerce, en cas de cessation de ses relations avec le mandant, l'agent commercial a droit à une indemnité compensatrice en réparation du préjudice subi, sauf si la cessation du contrat est provoquée par la faute grave de l'agent commercial.

2. Au visa de ces textes, Mme [G] fait grief au tribunal de commerce d'avoir retenu que la cessation du contrat conclu avec la société Cabinet [W] était le fruit de sa faute grave et de l'avoir en conséquence déboutée de sa demande en paiement d'une indemnité compensatrice.

L'appelante rappelle que la faute grave doit être distinguée du simple manquement aux obligations contractuelles, qu'une telle faute, dont la preuve incombe au mandant, n'est caractérisée que si elle porte atteinte à la finalité commune du mandat d'intérêt commun en rendant impossible le maintien du lien contractuel, enfin qu'il doit être recherché si le mandant n'a pas, par son comportement, contribué à la réalisation de la faute reprochée à son mandataire.

Mme [G] fait valoir que les griefs développés par la société Cabinet [W] sont infondés en ce qu'il lui est reproché d'avoir entretenu une ambiance délétère au sein de l'agence de [Localité 4], où elle disposait d'un bureau, alors qu'elle avait au contraire dénoncé le mauvais climat social qui y régnait ; qu'il ne pouvait être exigé d'elle qu'elle change de lieu alors qu'elle est libre d'exploiter son agence commerciale où elle le juge bon ; que sa mandante a tardé à se prévaloir de la cessation des relations, ce qui retire toute gravité à la faute alléguée et démontre que le lien contractuel pouvait être maintenu.

3. La société Cabinet [W] répond que la loi prévoit que le contrat d'agence commerciale est un mandat d'intérêt commun qui implique une obligation de loyauté entre les parties, ce qui est d'ailleurs rappelé à l'article V du contrat conclu avec Mme [G].

L'intimée soutient que l'appelante a manqué à cette obligation de loyauté, ce qui justifie la rupture de son contrat pour faute grave, en ce que :

- elle a accusé sans fondement M. [N], salarié de l'entreprise, de détournement d'affaires et de clientèle avant de nier de mauvaise foi avoir tenu de tels propos ;

- elle a entretenu des difficultés relationnelles au sein de l'agence de [Localité 4] où un bureau était mis à sa disposition ;

- elle a refusé de changer d'agence alors même que sa mandataire n'était pas tenue de lui garantir un bureau au sein de l'agence de [Localité 4].

La société Cabinet [W] fait valoir que ce comportement a constitué un risque pour la santé de certains de ses salariés dont elle est, en qualité d'employeur, responsable.

Sur ce,

4. Les pièces versées au dossier de la société Cabinet [W], en charge de la preuve de la faute grave alléguée au soutien de la cessation des relations contractuelles, établissent la réalité d'une atmosphère de travail dégradée au sein de l'agence de [Localité 4] exploitée par l'intimée.

Au demeurant, cette situation est d'autant moins discutée par Mme [G] qu'elle a elle-même souhaité alerter sa mandataire à cet égard, ce qui est établi tant par le courrier adressé le 23 janvier 2020 par la société Cabinet [W] à son agente commerciale que le courrier en réponse en date du 6 février suivant.

5. Cependant, les termes du témoignage établi le 10 juillet 2020 par Madame [J] [B], directrice commerciale au sein de la société Cabinet [W], mettent en évidence le fait que Mme [G] avait auparavant, à plusieurs reprises, sollicité l'intervention de Mme [B] en raison de différends avec M. [N], salarié exerçant au sein de l'agence de [Localité 4]. Mme [B] indique dans son témoignage : « Lorsque je l'interrogeais sur cette attitude [de M. [N]] en lui demandant d'être factuelle afin que j'intervienne et convoque [L], elle n'a jamais été en mesure de m'apporter des précisions. Elle ne faisait que répéter : 'c'est grave, c'est très grave'. Devant mon insistance, elle s'en tenait à cette litanie en ajoutant qu'elle souhaitait un entretien en présence de Mme [W] car elle avait d'importantes révélations à faire concernant [L] [N], qu'elle avait des preuves de sa malhonnêteté.»

Mme [G] a été reçue en entretien par Madame [F] [W], représentante légale de l'intimée, le 9 décembre 2019. Le compte-rendu de cet entretien, matérialisé par le courrier du 23 janvier 2020 mentionné supra, fait l'objet d'un désaccord entre les co-contractants puisque, tandis que la société Cabinet [W] y indique que Mme [G] a énoncé des accusations à l'encontre de M. [N] en affirmant qu'elle 'détenait des preuves', l'appelante répond dans son courrier du 6 février suivant que ce point est inexact mais que le mauvais climat social constaté au sein de l'agence de [Localité 4] est le fruit du comportement de M. [N], comportement dont Mme [G] ne précise pas à quel titre il serait préoccupant.

Il faut relever que Mme [W] a également reçu en entretien le 20 décembre 2019 l'assistante commerciale de l'agence de [Localité 4] ainsi que M. [N] lui-même le 13 janvier 2020. Ces entretiens n'ont pas permis à la société Cabinet [W] de recueillir des éléments relatifs aux suspicions d'éventuelles malversations prêtées à M. [N].

L'intimée a néanmoins invité le Comité social et économique à réaliser une enquête.

Mme [G] discute le principe et les conditions de réalisation de cette enquête. Il faut cependant rappeler que le Comité social et économique est, en vertu des articles L.2311-1 du code du travail, une instance de représentation du personnel dans l'entreprise, élue par les salariés, qui, par application de l'article L.2312-5 du même code, a la faculté de réaliser des enquêtes.

Or, au terme de l'enquête dont les conclusions ont été restituées le 22 juillet 2020 à la société Cabinet [W], initiatrice de cette consultation, le conflit de nature professionnelle entre Mme [G] et M. [N] déteignait depuis plusieurs semaines sur les salariés de l'agence de [Localité 4], le différend reposant sur les excellents résultats de M. [N], étayés par la production, au dossier de l'intimée, des pourcentages respectifs du salarié et de l'agente commerciale, qui mettent en évidence les difficultés de celle-ci. Le rédacteur du compte rendu indique que Mme [G] se présente comme la victime d'une situation qu'elle alimente elle-même au quotidien en recherchant les conflits et la division.

6. Il apparaît que la société Cabinet [W] a tout d'abord, le 23 janvier 2020, invité Mme [G] à se ressaisir et lui a suggéré, le 23 janvier 2020 puis le 2 mars 2020, de déplacer son agence commerciale.

Il ne peut être reproché à la mandante d'avoir rompu les relations contractuelles le 10 août 2020 dans la mesure où, d'une part, elle souhaitait recueillir les conclusions du Comité Economique et Social, puisque les salariés de l'agence de [Localité 4] étaient concernés par la situation, d'autre part la réalisation de l'enquête nécessaire a été retardée par le confinement du pays des mois de mars à mai 2020.

7. Le contrat d'agence commerciale conclu le 25 juin entre Mme [G] et la société Cabinet [W] stipule à l'article V-3 que « le mandataire peut localiser le centre de ses activités au lieu qu'il lui conviendra de choisir. Toutefois, dans le but de faciliter l'exercice dans le cadre du présent mandat, la société mandante pourra mettre à sa disposition un bureau d'accueil dans ses propres locaux. Un tel bureau, dont il ne peut exiger une affectation permanente, permettra à l'agent commercial mandataire de domicilier ses propres annonces publicitaires et, s'il l'estime utile, de recevoir la clientèle, notamment pour la concrétisation de l'accord des parties. Dans ce cas, l'ensemble des frais d'aménagement et de fonctionnement du dit bureau sont à la charge exclusive de l'agent commercial.»

Pour remédier aux difficultés mises en évidence par les différents entretiens menés par la direction puis par les représentants du Comité Economique et Social et nourries par Mme [G] elle-même, l'intimée a proposé à deux reprises à celle-ci de lui ménager un autre lieu d'accueil dans une autre agence. Le refus de l'agente commerciale a été motivé par le fait que son réseau rayonnait autour de la ville de saint Loubes. Cependant, ainsi qu'il est énoncé au contrat litigieux, sa mandante n'avait pas l'obligation de lui fournir le lieu d'exercice de son activité. Il apparaît que Mme [G] a entretenu à cet égard la confusion entre le statut de salarié et celui d'agent commercial, ce qui se traduit d'ailleurs par la répétition, dans ses courriers, de l'argument fondé sur son souhait d'améliorer le climat social de l'agence de [Localité 4].

8. Ainsi, alors même qu'il est établi que Mme [G] est à l'origine de difficultés relationnelles susceptibles de mettre en jeu la responsabilité de la société Cabinet [W] en qualité d'employeur, le refus réitéré de l'appelante de déplacer son activité d'agente commerciale, ce au détriment de sa mandante et des salariés de celle-ci, porte atteinte à la finalité commune du mandat d'intérêt commun et rend impossible le maintien du lien contractuel.

Le jugement déféré sera donc confirmé de ce chef et en ce qu'il a, en conséquence, débouté Mme [G] de sa demande en paiement d'une indemnité compensatrice et de dommages et intérêts.

Il sera également confirmé en ce qu'il a débouté Mme [G] de sa demande au titre d'une indemnité de préavis puisque l'article L.134-11 du code de commerce prévoit que les dispositions relatives au préavis obligatoire en cas de cessation des relations ne s'appliquent pas lorsque le contrat prend fin en raison d'une faute grave de l'une des parties.

2. Sur le droit de suite

9. Mme [G] fait grief au premier juge de ne pas avoir condamné la société Cabinet [W] au paiement de la totalité des sommes qu'elle réclamait au titre de ses commissions.

L'appelante rappelle qu'il résulte de l'article VII-2 du contrat conclu le 25 juin 2013 que :

« En cas de rupture du présent contrat et quelle qu'en soit la cause, l'agent commercial aura droit aux honoraires dans les conditions définies à l'article 6 ci-dessus sur toutes les affaires qui sont la suite et la conséquence de l'activité effectuée par lui pendant la durée de son mandat et qui seront 
définitivement conclues en actes authentiques dans un délai de 6 mois après la date effective de son départ. »

10. Mme [G] discute tout d'abord, en ce qui concerne le droit de suite relatif à l'acte sous seing privé signé le 22 juillet 2020, l'application par le tribunal de commerce de l'avenant signé par les parties le 26 mars 2015 et prévoyant un taux de commission de 35 % à ce titre.

Il apparaît en effet que cet avenant est soumis à une condition suspensive ainsi définie :

« Un avenant modifiant les taux de commission est proposé à toute la force commerciale du Cabinet [W], salariés et indépendants. Cet avenant ne sera applicable que s'il est adopté par au moins 80% de chaque catégorie professionnelle concernée, soit au moins 80% des animateurs, 80% des négociateurs VRP et 80% des agents commerciaux. Ces seuils doivent être atteints cumulativement. Ils seront appréciés à la date du 18 avril 2015. (...) Si les seuils de 80% ne sont pas atteints pour chaque catégorie à cette date, les dispositions du présent avenant seront sans effet.»

Or l'intimée ne rapporte pas la preuve de ce que la réduction du taux de commission ainsi organisée par l'avenant signé par Mme [G] a fait l'objet de l'acceptation des trois catégories concernées. Dès lors, c'est bien le taux de 40 % HT prévu initialement au contrat d'agence commerciale du 25 juin 2013 qui doit être retenu, de sorte que, infirmant le jugement déféré de ce chef, la cour condamnera l'intimée -qui ne conteste pas par ailleurs le principe d'un droit de suite de Mme [G] pour ce dossier- à payer à l'appelante la somme de 2.929,17 euros au titre du sous-seing privé signé le 22 juillet 2020.

11. C'est par ailleurs par des motifs pertinents, qui ne sont pas utilement contestés en cause d'appel et que la cour adopte, que le tribunal de commerce a débouté Mme [G] de sa demande au titre de quatre autres dossiers, les ventes n'étant soit pas intervenues soit postérieurement au délai de 6 mois stipulé au contrat d'agence commerciale, étant rappelé qu'il appartient à l'agent commerciale de rapporter la preuve de ce que les conditions de son droit de suite sont réunies.

12. Le jugement entrepris sera confirmé quant à ses dispositions relatives aux frais irrépétibles des parties et à la charge des dépens.

Mme [G], qui succombe pour l'essentiel en son appel, sera condamnée à payer les dépens et à verser à l'intimée la somme de 3.000 euros en indemnisation des frais irrépétibles de celle-ci.

PAR CES MOTIFS :

La cour, statuant publiquement par arrêt contradictoire en dernier ressort,

Infirme le jugement prononcé le 16 juillet 2021 par le tribunal de commerce de Bordeaux en ce qu'il a condamné la société Cabinet [W] à payer à Madame [R] [G] la somme de 2.770,83 euros au titre de son droit de suite.

Statuant à nouveau du chef infirmé,

Condamne la société Cabinet [W] à payer à madame [R] [G] la somme de 2.929,17 euros au titre de son droit de suite.

Confirme pour le surplus le jugement prononcé le 16 juillet 2021 par le tribunal de commerce de Bordeaux.

Y ajoutant,

Condamne Madame [R] [G] à payer à la société Cabinet [W] la somme de 3.000 euros par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

Condamne Madame [R] [G] à payer les dépens.