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Décisions

CA Versailles, 12e ch., 30 novembre 2023, n° 21/06649

VERSAILLES

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

ENI Gas & Power France (SA)

Défendeur :

Electricité de France (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Thomas

Conseillers :

Mme Gautron-Audic, Mme Meurant

Avocats :

Me Pedroletti, Me Prunet, Me Dupuis, Me Van Cauwelaert

T. com. Nanterre, 29 sept. 2021, n° 2020…

29 septembre 2021

EXPOSE DU LITIGE

La société Electricité de France (EDF) intervient dans tous les métiers de la production et de la fourniture d'électricité et de gaz.

La société ENI Gas & Power France (ENI), anciennement dénommée Altergaz, fait partie des opérateurs dits « alternatifs » sur le marché de la fourniture de gaz et d'électricité.

La société EDF reproche à la société ENI d'avoir entrepris depuis juillet 2017 une campagne de démarchage systématique, à domicile et par téléphone, en direction de ses clients, démarchage qui s'accompagnerait de pratiques commerciales trompeuses et constitutives de concurrence déloyale.

Par lettre recommandée avec accusé de réception du 31 janvier 2020, la société EDF a dénoncé auprès de la société ENI ses pratiques.

Par acte d'huissier en date du 23 novembre 2020, la société EDF a fait assigner la société ENI devant le tribunal de commerce de Nanterre.

Par jugement du 29 septembre 2021, le tribunal de commerce de Nanterre a :

- ordonné à la société ENI Gas & Power France de cesser et faire cesser par toute personne exerçant une fonction quelconque tous actes d'usurpation du nom de la société Electricité de France à l'occasion des campagnes de démarchage qu'elle organise depuis 2017 auprès de la clientèle de la société Electricité de France et ce, sous astreinte de 20.000 € par acte d'usurpation constaté par la société Electricité de France à compter du prononcé du jugement ; 

- ordonné à la société ENI Gas & Power France de cesser et de faire cesser par toute personne exerçant une fonction quelconque tous actes de dénigrement, de parasitisme et de confusion à l'égard de la société Electricité de France, à l'occasion des campagnes de démarchage qu'elle organise depuis 2017 auprès de la clientèle société ENI Gas & Power France, et ce, sous astreinte de 20.000 € par acte de dénigrement, de parasitisme ou de confusion constaté par la société Electricité de France à compter du prononcé du jugement ;

- ordonné la publication, dans un délai maximum de trois mois à compter de la signification, du dispositif du jugement dans dix quotidiens et/ou hebdomadaires de la presse nationale et/ou régionale au choix la société Electricité de France et dans la limite de 120.000 € hors taxe ;

- ordonné l'envoi par la société ENI Gas & Power France, sous astreinte de 5.000 € par jour de retard à compter du dixième jour de la signification du jugement, à l'ensemble de ses salariés, partenaires et prestataires intervenant dans le cadre des campagnes de démarchage qu'elle organise, d'un courrier circulaire reproduisant le dispositif du jugement ;

- s'est réservé la liquidation des astreintes ainsi prononcées ;

- débouté la société Electricité de France de sa demande de dommages et intérêts en réparation du préjudice résultant de l'atteinte à son image et à sa réputation ;

- condamné la société ENI Gas & Power France à verser à la société Electricité de France la somme de 2.500.000 € en réparation du préjudice résultant pour cette dernière des gains manqués au titre de la captation illicite de sa clientèle ;

- condamné la société ENI Gas & Power France à verser à la société Electricité de France la somme 500.000 € au titre des coûts supplémentaires de traitement ;

- condamné la société ENI Gas & Power France à verser à la société Electricité de France la somme de 40.000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

- rappelé que l'exécution provisoire est de droit et qu'il n'y a lieu de l'écarter ;

- condamné la société ENI Gas & Power France aux entiers dépens de l'instance.

Par déclaration du 4 novembre 2021, la société Eni Gas & Power France a interjeté appel du jugement.

PRÉTENTIONS DES PARTIES

Par dernières conclusions notifiées le 27 janvier 2023, la société ENI demande à la cour de :

A titre principal,

- Infirmer le jugement du tribunal de commerce de Nanterre du 29 septembre 2021 en toutes ses dispositions, à l'exception du chef ayant débouté la société EDF de sa demande de dommages-intérêts en réparation du préjudice résultant de l'atteinte à son image et à sa réputation ;

En conséquence,

- Ordonner le remboursement par la société EDF à la société ENI des sommes perçues en exécution du jugement précité, soit la somme de 3.040.000 € (2.500.000 € au titre du préjudice commercial, 500.000 € au titre des frais supplémentaires, 40.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile), ainsi que le remboursement des sommes déboursées par la société ENI au titre des publications intervenues, soit la somme de 89.802,44 € TTC ;

A titre subsidiaire,

- Réformer le jugement du tribunal de commerce de Nanterre du 29 septembre 2021 ;

En conséquence, statuant à nouveau,

- Réduire le montant des dommages-intérêts alloués à la société EDF au titre de la captation illicite de clientèle alléguée et des coûts supplémentaires prétendument supportés par la société EDF pour traiter les réclamations reçues par ses services ;

- Ordonner à la société EDF de rembourser la différence entre les montants de dommages-intérêts alloués à la société EDF tels que réduits par l'arrêt à intervenir de la cour d'appel de Versailles, et ceux imposés à la société ENI par le jugement ;

- Réduire le montant des astreintes imposées à la société ENI pour le respect des injonctions prononcées ;

- Réduire le montant des publications ordonnées ;

- Ordonner à la société EDF de rembourser la différence entre le montant alloué par le jugement, soit 89.802,44 € TTC, et celui alloué par l'arrêt à intervenir ;

En toute hypothèse,

- Débouter la société EDF de son appel incident à l'encontre du jugement ;

- Condamner la société EDF à verser à la société ENI la somme de 50.000 € en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens de l'instance dont distraction au profit de Me Pedroletti, Avocat, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

Par dernières conclusions notifiées le 20 février 2023, la société Electricité de France demande à la cour de :

- confirmer le jugement en ce qu'il a reconnu que les éléments fournis par la société EDF étaient probants pour caractériser l'existence d'actes de concurrence déloyale commis à son détriment ;

- confirmer le jugement en ce qu'il a jugé que la société ENI a fait preuve de négligence fautive dans le contrôle et le suivi des campagnes de démarchages réalisées par ses prestataires et qu'elle engage sa responsabilité à raison des pratiques de concurrence déloyale constatées ;

- Confirmer en conséquence le jugement en ce qu'il a ordonné les mesures suivantes :

/ Ordonne à la société ENI Gas & Power France de cesser et faire cesser par toute personne exerçant une fonction quelconque tous actes d'usurpation du nom de la société Electricité de France à l'occasion des campagnes de démarchage qu'elle organise depuis 2017 auprès de la clientèle de la société Electricité de France et ce, sous astreinte de 20.000 € par acte d'usurpation constaté par la société Electricité de France à compter du prononcé du présent jugement ;

/ Ordonne à la société ENI Gas & Power France de cesser et de faire cesser par toute personne exerçant une fonction quelconque tous actes de dénigrement, de parasitisme et de confusion à l'égard de la société Electricité de France, à l'occasion des campagnes de démarchage qu'elle organise depuis 2017 auprès de la clientèle de la société ENI Gas & Power France, et ce, sous astreinte de 20.000 € par acte de dénigrement, de parasitisme ou de confusion constaté par la société Electricité de France à compter du prononcé du présent jugement ;

/ Ordonne la publication, dans un délai maximum de trois mois à compter de la signification, du dispositif du présent jugement dans dix quotidiens et/ou hebdomadaires de la presse nationale et/ou régionale au choix la société Electricité de France et dans la limite de 120.000 € hors taxe ;

/ Ordonne l'envoi par la société ENI Gas & Power France, sous astreinte de 5.000 € par jour de retard à compter du dixième jour de la signification du jugement, à l'ensemble de ses salariés, partenaires et prestataires intervenant dans le cadre des campagnes de démarchage qu'elle organise, d'un courrier circulaire reproduisant le dispositif du présent jugement ;

/ Se réserve la liquidation des astreintes ainsi prononcées ;

- Confirmer le jugement en ce qu'il a retenu que la société ENI devait indemniser EDF de son préjudice subi au titre de la captation illicite de clientèle par la société ENI et de la perte de gain corrélative ;

- Confirmer le jugement en ce qu'il a reconnu que la société ENI devait réparer le préjudice d'EDF résultant des coûts supplémentaires pour traiter les plaintes et réclamations diverses ;

- confirmer le jugement en ce qu'il a condamné la société ENI à payer à la société EDF la somme de 40.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens de première instance ;

- Infirmer le jugement en ce qu'il :

/ déboute la société EDF de sa demande de dommages et intérêts en réparation du préjudice résultant de l'atteinte à son image et à sa réputation ;

/ limite la condamnation de la société ENI à verser à la société EDF la somme de 2.500.000 € en réparation du préjudice résultant pour cette dernière des gains manqués au titre de la captation illicite de sa clientèle ;

/ limite la condamnation de la société ENI à verser à la société EDF la somme de 500.000 € au titre des coûts supplémentaires de traitement des plaintes et réclamations diverses ;

Statuant à nouveau des chefs de jugement infirmés :

- condamner la société ENI à payer à la société EDF la somme de 2.000.000 € au titre de la réparation de son préjudice d'image et à sa réputation ;

- condamner la société ENI à payer à la société EDF la somme de 6.500.000 € au titre de la captation illicite de clientèle par la société ENI et de la perte de gain corrélative ;

- condamner la société ENI à payer à la société EDF la somme de 622.324 € au titre des coûts supplémentaires pour traiter les plaintes et réclamations diverses ;

- débouter la société ENI de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;

Subsidiairement,

- confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions ;

- débouter la société ENI de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;

En tous les cas :

- condamner la société ENI à payer à la société EDF la somme de 50.000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens d'appel :

- dire que les dépens pourront être directement recouvrés par la Selarl Lexavoue Paris-Versailles, agissant par Me Dupuis, conformément à l'article 699 du code de procédure civile.

L'ordonnance de clôture a été prononcée le 9 mars 2023.

Pour un exposé complet des faits et de la procédure, la cour renvoie expressément au jugement déféré et aux écritures des parties ainsi que cela est prescrit à l'article 455 du code de procédure civile.

MOTIVATION

Sur la demande principale,

ENI expose avoir critiqué en 1ère instance la force probante des documents versés par EDF, et soutient que le jugement a fondé sa décision sur des approximations, sans analyse sérieuse des pièces produites.

Elle indique que les rapports du médiateur national de l'énergie, visés par le jugement, ne révèlent pas les pratiques d'ENI concernant EDF, portent sur des problèmes de facturation sans rapport avec les pratiques dénoncées par EDF, et ont relevé les efforts effectués par ENI.

Elle fait état de la faible valeur probatoire des revues de presse, qui s'arrêtent sur une seule situation et procèdent par amalgame, et souligne que la sanction prononcée par la DGCCRF en 2019 à son égard porte sur des problèmes de rétractation et non de démarchage abusif.

Elle souligne que sur les 9.790 réclamations versées au débat, EDF n'en analyse que 11, et que sur les 1.211 réclamations écrites produites, très peu répondent aux standards de preuve et à l'article 202 du code de procédure civile ou portent sur des pratiques dénoncées par EDF. Selon elle, de nombreuses réclamations font seulement état de l'insatisfaction des clients mais sont sans rapport avec les pratiques reprochées.

Elle ajoute que les réclamations téléphoniques (8.579) n'ont pas fait l'objet d'une étude approfondie par le jugement, qui aurait dû les écarter du fait de leur absence de force probante, ce qu'elle avait relevé comme moyen de défense devant les premiers juges. Elle précise que les tableaux de réclamations téléphoniques étant établis par EDF sans contrôle extérieur, ils ne peuvent corroborer la véracité des informations qu'ils contiennent. Elle indique avoir fait réaliser une note d'étude par un expert informatique, qui met en évidence le défaut de caractère probant des tableaux produits par EDF, et relève que les vérifications faites a posteriori pour le compte d'EDF ne portent que sur un nombre très réduit de réclamations.

Elle sollicite que soient écartées certaines pièces, dénuées de force probante, et observe qu'ainsi 88% des réclamations produites ne devraient pas être prises en compte. Elle indique qu'en plus, les réclamations téléphoniques ne concernent pas les pratiques dénoncées par EDF, et ne sont pas pertinentes pour établir les griefs reprochés à ENI.

ENI indique avoir veillé à ce que ses prestataires respectent le droit de la consommation, n'ayant aucun intérêt à encourager des pratiques illicites, et explique avoir mis en œuvre une procédure d'accréditation et de sélection des vendeurs auxquels elle a recours, dispenser une formation à ses prestataires sur les bonnes pratiques en matière de démarchage à mettre en œuvre, assurer une procédure de suivi et de sanction des entreprises de démarchage. Elle ajoute renforcer la contractualisation des obligations des prestataires, renforcer le contrôle des enregistrements des conversations en cas de télévente, et ne pas hésiter à résilier les contrats avec certains démarcheurs. Elle fait état de ses efforts pour répondre aux réclamations des consommateurs prospectés, efforts qui ont prouvé leur efficacité, et relève la très forte expansion de son activité depuis quelques années.

Selon EDF, ENI tente de voir écarter toutes les pièces révélant son comportement, car elle a utilisé des méthodes de démarchage très agressives, déloyales, qui ont été dénoncées par la DGCCRF et par le médiateur national de l'énergie. EDF ajoute que par ces méthodes, ENI a capté frauduleusement ses clients, qui se plaignaient ensuite auprès d'elle en lui adressant 9.790 réclamations. Elle indique avoir classé 1.211 réclamations écrites et 8.579 réclamations téléphoniques, en distinguant les seuls démarchages illicites et ceux révélant aussi des pratiques de dénigrement, d'usurpation de nom, de confusion/parasitisme. Elle fait état du travail de classification des réclamations auquel elle a procédé, afin d'en faciliter le traitement.

Elle avance que la violation par ENI des règles du droit de la consommation constitue un acte de concurrence déloyale, que de tels faits sont révélés tant par les réclamations produites que par celles reçues par le médiateur national de l'énergie, de sorte qu'il est établi qu'ENI s'est livrée à des pratiques commerciales déloyales par un démarchage agressif. Elle ajoute qu'ENI a aussi usurpé le nom d'EDF, comme de nombreuses attestations le montrent, a créé volontairement la confusion avec EDF, a dénigré celle-ci en tentant de détourner ses clients. Elle sollicite la confirmation du jugement refusant de statuer sur la demande tendant à voir écarter les réclamations téléphoniques, cette demande n'étant pas reprise dans le dispositif des conclusions d'ENI.

Elle relève que les courriels de réclamation peuvent constituer des preuves, et que sur les 1.211 reçus, au minimum 489 constituent bien des réclamations révélant des actes de concurrence déloyale. Elle ajoute que les 8.579 réclamations téléphoniques constituent bien des preuves, leur processus d'extraction ayant été décrit par expert et validé par la cour. Elle précise qu'un constat d'huissier a été réalisé, et que c'est à tort qu'ENI conteste la validité de ces réclamations téléphoniques.

Elle mentionne que la presse et des réseaux sociaux ont rapporté les pratiques illicites de l'appelante, dont le médiateur national de l'énergie a dénoncé l'ampleur et dont les rapports dénoncent les mêmes comportements d'ENI, laquelle a été sanctionnée par la DGCCRF. Elle indique avoir été contrainte de réitérer auprès d'ENI ses griefs, par courrier du 31 janvier 2020 resté sans réponse. Elle relève que si ENI fait état de ses efforts pour assainir le démarchage, le médiateur national de l'énergie a maintenu ses critiques quant au non-respect des règles, et a proposé d'encadrer plus sévèrement le démarchage commercial pour la fourniture d'énergie. Elle conteste l'efficacité des moyens de contrôle revendiqués par ENI, alors qu'elle disposait de tous les moyens pour mettre fin aux pratiques dénoncées. Elle sollicite donc la confirmation du jugement en ce qu'il a retenu l'engagement de la responsabilité d'ENI.

*****

Selon les articles 1240 à 1242 du code civil,

tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ;

chacun est responsable du dommage qu'il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence ;

on est responsable non seulement du dommage que l'on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l'on a sous sa garde.

En l'espèce, les deux sociétés ENI et EDF sont en situation de concurrence, et s'adressent à la même clientèle finale.

EDF dénonce notamment une campagne de démarchage systématique de ses clients, par visites à domicile ou par téléphone, de la société ENI, campagne révélant des pratiques commerciales trompeuses et notamment l'usurpation du nom EDF, l'entretien volontaire de la confusion avec EDF, le dénigrement d'EDF.

Sont produites plusieurs centaines de réclamations écrites adressées par des consommateurs à la société EDF par courriels, le chiffre de 1.211 réclamations écrites avancé EDF étant repris par ENI.

Le fait que ces réclamations écrites ne respectent pas les mentions de l'article 202 du code de procédure civile ne saurait justifier qu'elles soient écartées, alors qu'il ne s'agit pas d'attestations soumises aux dispositions de cet article et qu'elles constituent des commencements de preuve par écrit ; il sera rappelé qu'en matière commerciale la preuve est libre, et ne se limite pas aux seules attestations répondant aux conditions fixées par l'article 202 précité.

ENI ne peut invoquer utilement le fait que les 'plaignants' n'aient pas eu conscience de l'utilisation de leur réclamation pour les voir écartées, alors que ces courriels indiquent le nom de leur auteur, la date de leur déclaration, et précisent les faits qu'ils souhaitent dénoncer.

La cour relevant au surplus que certains auteurs d'attestations ont expressément autorisé EDF à utiliser les informations transmises par eux dans des procédures judiciaires.

Si ENI soutient que sur ces 1.211 réclamations écrites, 722 n'ont aucun rapport avec les faits qui lui sont reprochés, EDF conteste cette assertion et ajoute au surplus qu'elle équivaut à la reconnaissance de l'effectivité de 489 réclamations dénonçant un démarchage s'accompagnant de manœuvres visant à usurper le nom EDF, à rechercher une confusion volontaire avec celle-ci, ou à la dénigrer.

La cour constate, au vu des très nombreuses réclamations écrites versées, qu'il est notamment justifié :

- de pratiques illicites et usurpation : auprès de Mme [X] (16 août 2017 'un collaborateur de ENI est venu en se faisant passer pour un collègue de EDF...' ), de Mme [K] (13 août 2017 'faux technicien EDF. Cette personne s'est effectivement présentée sous le nom d'EDF' '), de Mme [W] (19 septembre 2017 'j'ai été démarché hier (18/09/2017) par un commercial d'ENI. Bien entendu, il ne s'est pas présenté comme tel mais comme un commercial d'EDF '), de Mme [J] (4 octobre 2017 'un démarcheur qui est passé chez moi se faisant passer pour quelqu'un d'EDF'), de Mme [P] (16 octobre 2017 'le 16 octobre dernier j'ai été démarchée abusivement par des commerciaux de la société ENI qui se sont présentés comme des techniciens EDF'), de M. [G] (17 octobre 2017 'une personne qui a frappé à ma porte aujourd'hui en me disant qu'il est de la part de EDF/ENI'), de M. [S] (22 octobre 2017 'ce monsieur s'est présenté en étant un agent d'EDF'), de Mme [L] (30 octobre 2017 'une personne s'est présentée à notre domicile en se faisant passer pour EDF'), de Mme [E] (26 octobre 2017 'nous avons été démarchés à notre domicile par un membre de la société ENI qui s'est fait passer pour EDF'),

- de pratiques illicites et confusion : auprès de Mme [V] (17 juillet 2017 'je viens de refermer la porte à 2 personnes qui se sont présentées comme des agents ENI mandatés par EDF pour un compte contrôle de compteur électrique et voulait que je leurs fournisse ma facture pour vérifier s'il n'y avait pas de surfacturation'), de Mme [T] (24 juillet 2017 'nous avons eu la visite d'une personne se présentant sous ENI. Me présentant sa carte professionnelle qui n'était pas visible mais il s'est présenté sous le nom d'EDF'), de Mme [H] (23 août 2017 'j'ai été démarchée par une personne prétendant vous représenter sous l'enseigne ENI'), de Mme [Z] (14 août 2017 'nous venons de recevoir à l'instant une visite à notre domicile de deux personnes qui se sont présentées comme appartenant au groupe ENI qui aurait racheté EDF et GDF'), de Mme [A] (11 septembre 2017 '...démarchage à mon domicile de la part de la société ENI qui s'est faite passer pour EDF et s'est prétendue investie de me faire bénéficier de tarifs plus intéressants'), de Mme [F] (9 septembre 2017 'j'ai été démarchée à mon domicile, par la société ENI, se présentant comme des 'partenaires d'EDF' '), de Mme [N] (9 septembre 2017 'ce monsieur m'a dit qu'il faisait partie d'ENI producteur d'électricité. Il a évoqué EDF en me disant qu'il s'agissait d'une branche d'EDF, qu'ENI travaillait pour EDF et que je paierai moins cher'), de Mme [U] pour Mme [D] (17 octobre 2017 'ma mère âgée de 94 ans se retrouve contre son gré titulaire d'un contrat ENI après un démarchage à son domicile par des personnes se présentant 'envoyées par la direction d'EDF' '), de Mme [R] (17 octobre 2017 'quand j'ai dit que je souhaitais rester chez EDF elle m'a répondu 'mais nous sommes le fournisseur d'EDF, c'est toujours EDF' '), de Mme [O] (12 octobre 2017 'j'ai reçu la visite d'une personne se présentant comme appartenant à un organisme EDF chargé de vérifier que les nouvelles règles tarifaires...'),

par les collaborateurs d'ENI.

La cour précise que ces seuls témoignages ne sont qu'une faible partie du grand nombre des réclamations écrites déposées, puisqu'ils n'ont été cités que parmi ceux portant sur les mois de juillet à octobre 2017, et qu'EDF produit de très nombreuses autres plaintes écrites (en moyenne plusieurs dizaines par mois, allant jusqu'en septembre 2020) de personnes expliquant avoir été démarchées par des commerciaux d'ENI, se présentant souvent comme relevant d'EDF, partenaire d'EDF ou travaillant avec celle-ci, et leur ayant fait signer un contrat d'abonnement ENI sans que les personnes démarchées n'en soient conscientes.

Les représentants d'ENI ont souvent expliqué aux personnes démarchées que leur facture était trop importante et qu'elles allaient profiter d'une réduction ou d'un tarif avantageux tout en conservant un abonnement EDF.

Certaines réclamations écrites font état de dénigrement envers EDF : ainsi Mme [Y] (démarchage du 4 février 2020) a entendu les collaborateurs ENI dire que 'EDF était limite des voleurs', Mme [I] et M. [B] que les prélèvements EDF 'sont beaucoup trop énormes et que vous vous mettez de l'argent dans les poches et que vous profitez de nous' [ndlc : en parlant d'EDF].

Il en ressort que sur ces 1.211 réclamations écrites dénonçant le comportement abusif des commerciaux d'ENI, de nombreuses rapportent de façon précise comment ces opérations de démarchage s'accompagnaient de manœuvres visant à usurper le nom d'EDF ou à entretenir une confusion avec celle-ci.

Ces réclamations écrites établissent en elles-mêmes les actes de concurrence déloyale commis par ENI au préjudice d'EDF.

EDF verse également de très nombreuses réclamations téléphoniques (8.579 selon EDF, nombre non contesté par ENI), allant de juillet 2017 à juin 2020.

Ces réclamations téléphoniques, reçues par les équipes d'EDF, mentionnent les nom, prénom et adresse du client (parfois son adresse mail), son numéro de client, la date du contact, le verbatim de ses déclarations, le numéro du conseiller EDF recevant l' appel.

ENI conteste leur force probante, en soutenant qu'il s'agit de pièces établies par EDF elle-même qu'aucun élément extérieur ne permet de confirmer, et que dans une précédente procédure ayant opposé EDF à Engie et ayant donné lieu à un arrêt de cette cour du 12 mars 2019, les extractions de données avaient été réalisées par huissier et expert informatique, ce qui n'a pas été le cas en l'espèce.

EDF produit une note d'étude du 15 février 2021 d'un expert informatique, M. [C], afin d'apprécier le mode opératoire adopté pour collecter, présenter, et conserver les réclamations téléphoniques. L'expert a examiné les opérations réalisées, et relevé que le processus s'exécute dans un traitement informatique unique, sur un serveur sécurisé et bénéficiant d'un dispositif de traçabilité adaptée ; il a précisé que les fichiers de résultats sont automatiquement protégés par un dispositif de chiffrement électronique.

Si cet expert n'a pu constater lui-même le recueil des données, il a décrit la façon dont elles étaient sécurisées, étant exportées tous les mois de manière automatisée.

ENI a versé une note d'un autre expert, M. [M], critiquant l'étude de M. [C] en relevant qu'il n'avait pas accédé lui-même au système d'information d'EDF, que ses observations n'avaient pas été constatées par huissier, de sorte que la preuve du caractère authentique du processus décrit et des données recueillies n'était pas rapportée. Ont également été pointés l'absence de vérification de la conformité du processus, le fait que l'automatisation des requêtes n'était pas justifiée, que l'existence d'un chiffrement électronique n'était pas démontrée,

En réplique à ses critiques, l'expert d'EDF, M. [C], a adressé le 19 avril 2021 une note dans laquelle, rappelant qu'il avait conclu au caractère probant du processus automatisé d'EDF dans sa précédente note, il a indiqué qu'il était toujours possible de vérifier que les données et informations se trouvant dans les fichiers de réclamations produits par EDF correspondent bien à celles émanant des clients figurant dans l'entrepôt de données 'Vérone' exploité par cette société afin d'y conserver les données pouvant y être consultées.

Le 21 avril 2021, cet expert a, en présence d'un huissier, procédé par sondage et conclu que les contrôles (portant sur 13 réclamations) ainsi effectués avaient permis de vérifier la conformité des fichiers de réclamations d'EDF (versés à la procédure) avec les informations figurant dans la base de données Vérone d'EDF.

ENI ne peut arguer de la faiblesse de l'échantillon (13 réclamations) pour en écarter le résultat.

Au vu de ce qui précède, il n'y a pas lieu d'écarter la pièce 2 d'EDF regroupant les réclamations téléphoniques.

ENI soutient encore que la plupart des réclamations téléphoniques sont sujettes à caution en ce qu'elles ne portent pas sur les griefs allégués par EDF.

Cependant, la cour observe que de nombreux verbatim de ces réclamations téléphoniques exposent que les représentants d'ENI se sont fait passer pour des partenaires d'EDF, ou ont présenté ENI comme fournisseur d'EDF ou ayant fusionné avec EDF, usurpant ainsi la qualité d'EDF ou entretenant la confusion entre les deux sociétés, ce qui constitue une pratique illicite.

Même à considérer que les réclamations téléphoniques enregistrées ne sauraient toutes correspondre à autant d'actes de concurrence déloyale caractérisés, elles révèlent l'existence de très nombreux actes de pratiques illicites et de parasitisme commis par les équipes commerciales d'ENI, ce d'autant que ces déclarations orales sont corroborées par les autres éléments produits.

EDF verse ainsi une revue de presse constituée d'articles de presse régionale et nationale dont beaucoup font état des 'pratiques commerciales agressives' d'ENI, pour placer leurs abonnements. La cour relève ainsi que selon plusieurs articles, des agents ENI se sont fait passer pour des agents d'EDF (la Manche libre 23 juillet 2020, le Progrès 14 janvier 2021, le Pays 17 janvier 2021). Ces articles révèlent l'ampleur des pratiques commerciales agressives illicites des équipes ENI, cette société représentant selon un article (pièce 37 intimée) 33 % des litiges relatifs au démarchage abusif.

Le médiateur national de l'énergie, fonction instaurée en France par la loi du 7 décembre 2006 relative au secteur de l'énergie, est chargé de recommander des solutions aux litiges entre les consommateurs et les opérateurs du secteur de l'énergie.

Si ENI soutient que, dans son rapport de 2017, les problèmes qui lui sont imputés sont essentiellement liés à la facturation, et sans lien avec les pratiques alléguées par EDF, la cour relève que ce rapport 2017 mentionne que 'le taux de litiges, c'est-à-dire le nombre de litiges reçus (qu'ils soient recevables ou non), rapportés au nombre de contrats, varie fortement d'un fournisseur à l'autre. ENI est cette année encore en tête, à cause de ses problèmes de facturation et du démarchage à domicile' (pièce 6 intimée, p73).

Ainsi, le rapport vise expressément le démarchage à domicile opéré par ENI comme source de litiges, ce dont se plaint également EDF. Il indique également (p71) avoir alerté en 2016 sur 'les pratiques commerciales agressives ou déloyales de certains fournisseurs' et relève que ces pratiques n'ont pas faibli en 2017, en précisant que deux fournisseurs - Engie et ENI - avaient recours au démarchage à domicile.

Son rapport pour l'année 2018 montre qu'ENI présente le taux de litiges par fournisseur le plus important relevé (253 / 100.000 contrats) parmi les fournisseurs (p88). Il indique aussi (p25) que 56 % des Français ont été démarchés dans le domaine de l'énergie en 2018, que 70 % des démarchages sont effectués par téléphone, et que 8 % des litiges reçus par le médiateur en 2018 concernent des contestations de souscription ou des mauvaises pratiques commerciales.

Si ENI relève que ce rapport ne pointe pas expressément les pratiques dénoncées par EDF, il fait figurer ENI comme le deuxième fournisseur concentrant les litiges liés au démarchage (derrière Engie).

Dans son rapport d'activité 2019, le médiateur national de l'énergie propose (p32) d' 'interdire le démarchage à domicile ou, à défaut, de l'encadrer très strictement'. Il relève (p36) que 'cette année encore, ENI est le fournisseur d'énergie pour lequel le médiateur national de l'énergie a été le plus fréquemment saisi et avec lequel les litiges sont les plus difficiles à régler', même si cette observation ne porte pas sur le démarchage.

Plus précisément (p30), il indique que 33 % des 1.883 litiges reçus en 2019 par le médiateur relatif à des démarchages abusifs concernent ENI.

Il mentionne notamment (p37) : 'les nombreux dysfonctionnements du fournisseur ENI ont été signalés et ont été mentionnés dans chaque rapport annuel du médiateur depuis 2014. ... La direction d'ENI France se borne à minimiser les difficultés, sans chercher à s'attaquer sérieusement aux origines des problèmes rencontrés par ses clients... ENI est concernée par une quantité de litiges bien supérieure à celles des autres fournisseurs d'énergie...', tout en précisant qu'un grand nombre de litiges concerne des problèmes de facturation.

Ce rapport identifie quatre types de problèmes, parmi lesquels 'des pratiques de démarchage particulièrement critiquables' (p42) en indiquant que 'de nombreux cas l'illustrent : certains démarcheurs se font passer pour ce qu'ils ne sont pas ... ; la signature d'un 'bon de passage' ou sur une tablette est obtenue du consommateur sans lui préciser qu'il s'agit en réalité d'un contrat de fourniture ; de faux arguments sont donnés sur une prétendue baisse de la facture (jusqu'à 50% !) ; des informations privées (références compteur) sont obtenues sans l'accord du client, etc.', la cour observant qu'il s'agit de pratiques identiques à celles dénoncées par EDF et ressortant des réclamations produites par l'intimée.

Dans son rapport d'activité 2020, le médiateur national de l'énergie relève que (p14) si ENI 'a annoncé avoir revu les contrats conclus avec ses prestataires de démarchage, l'accréditation de certains d'entre eux ayant même été revue. Néanmoins le médiateur national de l'énergie est encore saisi de démarchages abusifs du fournisseur ENI' et fait état d'un reportage du journal Le Monde sur des méthodes trompeuses utilisées dans un centre d'appels d'ENI. Il indique qu'ENI reste en tête du classement du nombre de litiges reçus concernant des pratiques commerciales trompeuses.

Le médiateur national de l'énergie a, le 2 avril 2021, en application de l'article 40 du code de procédure pénale, signalé au procureur de la République près le tribunal judiciaire de Carcassonne un acte frauduleux dans le cas d'un démarchage au profit d'ENI.

Enfin, dans son rapport d'activité 2021, ENI est aussi le fournisseur représentant le plus de litiges relatifs à des pratiques de démarchage, même si le médiateur constate qu'ENI traite mieux les réclamations de ses clients et que le nombre de ses saisines a diminué.

Le 6 février 2020, la DGCCRF a annoncé avoir sanctionné ENI pour des manquements aux règles encadrant le démarchage, en prononçant à son encontre une amende de 315.000 €. Si ENI souligne que cette amende est intervenue du fait de l'absence de prise en compte du droit de rétractation par le consommateur, elle ne soutient pas avoir contesté la sanction prononcée à son encontre.

Cette amende contribue encore à établir la réalité de la pratique des démarchages illicites d'ENI ; si cette amende ne sanctionne pas un comportement déloyal d'ENI à l'encontre d'EDF, cela préjudicie aux acteurs du marché, dont EDF. De plus, cette amende conforte l'existence d'un comportement déloyal d'ENI en matière de démarchage, les autres pièces produites et précédemment examinées établissant qu'un tel comportement d'ENI s'est exercé notamment au préjudice d'EDF.

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Il ressort de ce qui précède que les équipes chargées du démarchage commercial pour le compte d'ENI ont eu, pendant plusieurs années et de manière intensive, des comportements déloyaux au préjudice d'EDF, notamment en usurpant sa qualité, en entretenant une confusion, en dénigrant EDF, mais aussi en ne respectant pas les règles applicables au démarchage.

Les faits invoqués sont intervenus à compter de 2017, et ont notamment été dénoncés par le rapport du médiateur national de l'énergie portant sur cette année, de sorte qu'ENI était informée des pratiques commerciales abusives imputées à ses équipes.

Pour autant, les réclamations écrites et orales, les rapports du médiateur, et les autres pièces versées par EDF, montrent que ces pratiques de démarchage constitutives de concurrence déloyale ont perduré pendant plusieurs années.

ENI indique disposer d'un suivi spécifique de ses prestataires, les mettre en demeure, et avoir procédé à des résiliations, en cas de manquements. La cour observe que pour en justifier, elle produit quatre lettres, deux de 2011 donc sans rapport avec la période des faits considérés, et de deux de 2020 dont une de dénonciation du contrat.

Les efforts d'ENI, comme la procédure d'accréditation et de sélection des fournisseurs, ou celle de gestion de ses partenaires commerciaux, qu'elle met en avant, ont été relevés par le médiateur national de l'énergie dans son rapport de l'année 2020, qui précisait néanmoins être toujours saisi de situations de démarchages abusifs d'ENI.

De même, la formation des conseillers commerciaux invoquée par ENI, leur sensibilisation aux bonnes pratiques et l'instauration de pénalités en cas de 'vente forcée', ne peut écarter les très nombreux faits constatés, tels que précédemment indiqués, comme les conclusions du médiateur national de l'énergie dans son rapport de 2020 dont les termes ont déjà été rappelés.

Le fait qu'ENI ait connu une très forte expansion en quelques années, et qu'ainsi le nombre de réclamations serait très faible comparé au nombre de contrats d'électricité souscrits auprès d'ENI, ne peut être avancé pour écarter la réalité des comportements abusifs constatés.

Alors que les faits reprochés à ENI datent de 2017 pour les plus anciens et ont alors été portés à sa connaissance, elle ne justifie pas avoir mis en œuvre les moyens permettant de prévenir efficacement la poursuite de ses agissements, régulièrement dénoncés au niveau national par le médiateur national de l'énergie, et ayant fait l'objet de plusieurs articles de presse.

L'annonce de l'élaboration d'un projet de 'label de bonnes pratiques en matière de démarchage à domicile' ne peut utilement être invoqué par ENI pour écarter sa responsabilité alors que, selon le médiateur national de l'énergie, les espoirs suscités par cette démarche étaient déçus par 'l'incapacité à prévoir et organiser un dispositif permettant de sanctionner efficacement le non-respect des règles ainsi posées'.

Ainsi ENI a bien engagé sa responsabilité en ne prenant pas des mesures de suivi et de contrôle efficace des démarchages et en s'abstenant de réagir face aux actes de concurrence déloyale commis par les équipes commerciales proposant ses abonnements, actes dont elle avait connaissance.

Ces faits, d'une grande ampleur, se sont prolongés pendant plusieurs années, de sorte que la responsabilité d'ENI se trouve engagée en ayant négligé fautivement de prendre les mesures appropriées pour y mettre un terme.

Le jugement sera confirmé sur ce point.

Sur le préjudice,

ENI soutient que des montants exorbitants de dommages-intérêts ont été octroyés à EDF alors que ses demandes n'étaient pas fondées.

Elle s'étonne que le tribunal ait attribué à EDF 2,5 millions € au titre d'une captation illicite de sa clientèle, après avoir retenu qu'aucun élément financier ou comptable n'établissait sa perte de recettes en découlant. Elle ajoute que le jugement a retenu une absence de preuve du préjudice d'EDF, tout en concluant que celui-ci était réel et établi, et en fixant son indemnisation à un montant très élevé. Elle indique que la réparation ne peut être forfaitaire, s'étonne qu'un nombre de réclamations équivalent dans le litige opposant EDF à Engie ait donné lieu à une réparation bien inférieure, et s'oppose à toute augmentation de ladite réparation.

ENI ajoute que le jugement n'a pas motivé sa condamnation au titre des coûts supplémentaires prétendument supportés par EDF pour traiter les réclamations reçues par ses services, et relève que dans le litige opposant EDF à Engie, la condamnation avait été de 100.000 € de sorte que, les faits étant similaires, le montant devrait être ramené à cette proportion. Elle affirme qu'EDF a participé à son propre préjudice, en laissant perdurer pendant plus de trois années la situation.

ENI soutient qu'EDF n'a subi aucun préjudice d'image ou de réputation, laquelle est excellente, de sorte qu'elle ne saurait obtenir réparation à ce titre.

EDF sollicite l'augmentation de la réparation de son préjudice du fait de la captation de sa clientèle et de sa perte de gain consécutive, fixé en fonction du nombre de clients captés illicitement, du chiffre d'affaires moyen du taux de marge par client, et de la durée moyenne d'un contrat de fourniture. Elle fait état de l'étude réalisée par le cabinet Sorgem, au vu duquel son préjudice serait de 6,5 millions € correspondant aux clients partis chez ENI entre juillet 2017 et septembre 2020 du fait des pratiques illicites dénoncées.

EDF sollicite la condamnation d'ENI à lui verser 622.324 € en réparation des coûts supplémentaires pour le traitement des plaintes et réclamations, indiquant avoir été contrainte de les supporter depuis plus de trois ans. Elle indique avoir mobilisé huit informaticiens, et avoir dû supporter la formation des personnels dédiés à la gestion de ces réclamations, ainsi que le temps qu'ils y ont consacré.

EDF sollicite la condamnation d'ENI à lui verser 2 millions € à titre de réparation de son préjudice d'image et de sa particulière notoriété. Elle indique avoir dû engager une campagne publicitaire spécifique concernant le démarchage, depuis 2019, afin de rétablir son image, campagne dont le coût s'est élevé à 2.325.000 €.

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S'agissant de la réparation du préjudice d'EDF du fait de la captation illicite de sa clientèle et de la perte de gain corrélative, il sera rappelé que 'le juge apprécie souverainement le montant du préjudice, dont il justifie l'existence par la seule évaluation qu'il en fait, sans être tenu d'en préciser les divers éléments'.

En matière de responsabilité pour concurrence déloyale, il s'infère nécessairement un préjudice, fût-il seulement moral, d'un acte de concurrence déloyale.

Pour justifier de son préjudice de gains manqués du fait du démarchage illicite d'ENI, EDF produit un rapport dressé par le cabinet Sorgem le 10 novembre 2020, qui évalue le préjudice de gains manqués d'EDF à 6,5 millions €. Cette évaluation repose sur une estimation du nombre de clients EDF captés illicitement par ENI, qu'ils soient conscients ou non d'être partis (soit 21.384 sans avoir conscience d'être partis, et 13.683 en ayant conscience d'être partis), auquel on applique les chiffres d'affaires et taux de marge par client EDF, ainsi que la durée de vie des clients en fourniture d'électricité. Ce montant évalué à 6,5 millions € correspond à l'indemnisation des pratiques au titre de l'usurpation du nom d'EDF, de la confusion volontaire et du dénigrement.

Toutefois, ainsi que le cabinet Sorgem l'indique, son calcul repose sur une évaluation du 'nombre de clients EDF captés illicitement par ENI'. D'autre part, le jugement a relevé qu'il ne pouvait être exclu qu'un certain nombre de clients ayant quitté EDF pour ENI aient effectué la démarche inverse pour revenir vers EDF, ce qui n'est pas envisagé par le rapport, qui calcule les préjudices jusqu'en 2030.

De plus, certains clients EDF ont pu être démarchés régulièrement par ENI, et se trouver satisfaits des prestations proposées par cette société.

La cour relève au surplus qu'EDF ne justifie pas de l'évolution du nombre de ses abonnés au titre des années 2017 à 2020, et ne verse pas d'attestation d'expert-comptable ou de commissaire aux comptes sur ce point.

Aussi, le tribunal sera suivi en ce qu'il a considéré que les estimations du rapport Sorgem n'étant pas incontestables, elles ne pouvaient être adoptées.

Si ENI avance que dans le litige l'opposant à Engie, EDF a obtenu à ce titre une somme de 946.116 € pour un nombre de réclamations presque identique, par l'arrêt du 12 mars 2019 de la présente cour, il est à observer que les faits portaient alors sur une période plus réduite (janvier 2017 à décembre 2018) que celle retenue dans la présente instance (juillet 2017 à septembre 2020).

Outre la durée de la période pendant laquelle les faits de concurrence déloyale ont été commis, doit être pris en compte le nombre particulièrement élevé des faits rapportés, qui révèle l'ampleur des agissements.

Aussi, et alors qu'ENI n'apporte pas de pièces ou ne fournit pas d'études de nature à contester utilement l'évaluation faite par le tribunal de commerce, laquelle apparaît pertinente au vu des éléments produits et de l'ampleur des agissements fautifs retenus, le jugement sera confirmé s'agissant du montant du préjudice subi par EDF du fait de la captation de clientèle et de la perte de gain corrélative.

S'agissant de la réparation du préjudice d'EDF résultant des coûts supplémentaires pour traiter les plaintes et réclamations, la cour observe qu'EDF fait état de la mobilisation de huit informaticiens pour un coût de 59.404 €, mais n'en justifie pas, sa pièce 19 n'étant constituée que d'une attestation concernant 'les coûts correspondant au temps passé au traitement des réclamations concernant un démarchage abusif de la société ENI, en ce compris la formation des conseillers'. Aussi, ce montant de 59.404 €ne peut être retenu en son entièreté.

Par ailleurs cette attestation, à laquelle est joint un tableau présentant ses divers coûts, est dressée par le directeur du service clients et commercial d'EDF, et non par le directeur administratif et financier, et n'est pas validée par l'expert-comptable ou le commissaire aux comptes d'EDF. De plus, son auteur indique seulement que 'les coûts subis consécutifs aux démarchages abusifs d'ENI peuvent être estimés...'.

Pour autant, le surcoût généré par la gestion des réclamations ne peut être contesté, ce d'autant que leur nombre est important, et que ce surcoût est en lien direct avec la faute d'ENI.

Aussi, la cour estime pouvoir faire juste évaluation de ce préjudice en le fixant à la somme de 200.000 €.

S'agissant de l'atteinte à l'image et à la réputation, le jugement a relevé que l'image d'EDF s'était améliorée entre 2017 et 2020, l'entreprise passant de la 15ème à la 9ème place des entreprises ayant la meilleure image auprès des français.

EDF revendique être la première entreprise du secteur de l'énergie connue du grand public et figurer en tête du palmarès des entreprises françaises citées par le public, produisant un palmarès 2020 en ce sens.

Aussi, et quand bien même EDF fait état du lancement d'une campagne de publicité spécifique sur le démarchage, la cour relève qu'ENI n'était pas le seul de ses concurrents à procéder par démarchage, et qu'EDF ne justifie pas d'une atteinte à son image et à sa notoriété du fait des agissements d'ENI.

En conséquence, le jugement sera confirmé en ce qu'il a débouté EDF de cette demande.

Sur l'injonction de cessation des pratiques dénoncées

ENI sollicite l'infirmation du jugement s'agissant de l'injonction à cesser les pratiques dénoncées, à tout le moins la réduction de l'astreinte et la limitation dans le temps de l'injonction. Elle indique n'être pas l'auteur des agissements dénoncés et mettre tout en œuvre pour que ceux-ci, s'ils étaient mis en œuvre par ses prestataires, cessent. Elle ajoute que ses efforts ont été soulignés par le médiateur national de l'énergie qui a relevé que la situation s'était considérablement améliorée.

EDF sollicite la confirmation des astreintes et injonctions prononcées, et indique que le juge peut ou non limiter la durée de l'astreinte provisoire, mais que lorsque l'astreinte sanctionne une obligation de ne pas faire, elle ne devrait pas être limitée afin d'éviter les liquidations d'un montant excessif. Elle ajoute que si les opérations de démarchage ont quasiment cessé du fait de la forte hausse des prix sur les marchés de gros, de sorte que les fournisseurs ne peuvent pas proposer d'offres intéressantes, l'astreinte retrouvera tout son sens lorsque la situation redeviendra stable.

*****

Le principe de la condamnation d'ENI étant confirmé, il n'y a pas lieu à supprimer de ce chef l'injonction prononcée à son encontre.

Afin de s'assurer que les faits justifiant la condamnation d'ENI ne soient pas renouvelés, il convient de maintenir les injonctions prononcées.

La cour indiquera, s'agissant des astreintes, que leur montant sera réduit à 10.000 €, somme suffisante pour s'assurer de leur effectivité, tout en précisant qu'elles ont une nature provisoire.

Sur les mesures de publication,

ENI fait état du caractère manifestement disproportionné de l'injonction à publication prononcée à son encontre, et de son caractère superflu alors que le préjudice a été réparé par les dommages-intérêts. Elle indique que dans l'affaire opposant EDF à Engie, le nombre de publications était moindre.

Elle soutient que la seconde injonction est aussi disproportionnée et inutile au regard des mesures déjà prises à l'égard de ses prestataires. Elle précise s'être déjà acquittée de cette injonction du fait de l'exécution provisoire, de sorte que ces publications lui ont causé un préjudice considérable. Elle sollicite que la cour ordonne à EDF le remboursement des sommes avancées pour ces publications, soit 89.802,44 € TTC.

EDF sollicite la confirmation des mesures de publication prononcées en première instance.

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Au vu de l'importance des faits de concurrence déloyale retenus, et de la période sur laquelle ils se sont manifestés, il convient de confirmer les mesures de publication.

Sur les autres demandes,

ENI sollicite la réformation du jugement de première instance s'agissant du montant de sa condamnation au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Le jugement sera confirmé en ce qu'il a condamné ENI aux dépens de première instance, et s'agissant du montant des frais irrépétibles mis à sa charge.

Succombant principalement en son appel, ENI sera condamnée aux dépens d'appel, ainsi qu'au versement d'une somme de 10.000 € à EDF sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La Cour, statuant par arrêt contradictoire,

Confirme le jugement, sauf s'agissant du montant de la condamnation prononcée à l'encontre d'ENI en réparation du préjudice résultant des coûts supplémentaires pour traiter les plaintes et réclamations, et sur les astreintes,

Statuant de nouveau sur ces points,

Condamne ENI à verser à EDF la somme de 200.000 € en réparation du préjudice résultant des coûts supplémentaires pour traiter les plaintes et réclamations,

Précise que les astreintes prononcées ont un caractère provisoire, et que leur montant sera réduit à 10.000 €,

Condamne ENI au versement à EDF de la somme de 10.000 €, sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

Déboute les parties de leurs autres demandes,

Condamne ENI au paiement des entiers dépens d'appel, lesquels pourront être directement recouvrés par la Selarl Lexavoue Paris-Versailles, agissant par Me Dupuis, conformément à l'article 699 du code de procédure civile.

Prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.