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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 6 décembre 2023, n° 21/10179

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Zorn (SARL)

Défendeur :

Leroy Merlin France (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Dallery

Conseillers :

Mme Depelley, M. Richaud

Avocats :

Me Kong Thong, Me Boccon Gibod, Me Dumont

T. com. Lille, du 3 déc. 2020, n° 201901…

3 décembre 2020

FAITS ET PROCEDURE

La société Zorn, immatriculée au registre du commerce et des sociétés depuis le 30 novembre 1995, est spécialisée dans le secteur des activités photographiques.

Dès 1996, elle est entrée en relation commerciale avec la société Leroy Merlin France (ci-après "la société Leroy Merlin") qui lui a confié, avec d'autres prestataires, la réalisation de photographies illustrant ses catalogues.

Par lettre du 15 décembre 2011, remise en mains propres à M. [Y], co-gérant de la société Zorn, la société Leroy Merlin l'a informée :

- qu'à compter du 1er janvier 2012, dans un souci d'optimisation des process, elle avait décidé de confier l'ensemble de la fabrication de ses photographies à un seul prestataire, la société Evolution,

- qu'en conséquence, elle se trouvait contrainte de revoir les conditions de leur collaboration qui prendrait fin automatiquement le 31 décembre 2011,

- que toutefois, compte tenu de la durée de leurs relations et afin de lui permettre d'anticiper les conséquences de l'arrêt de leur partenariat direct, elle avait obtenu de la société Evolution que celle-ci s'engage à travailler avec la société Zorn pour l'année 2012, les modalités de ce nouveau partenariat restant à définir par ses soins avec la société Evolution, 

- qu'il restait néanmoins possible qu'elle-même fasse appel aux services de la société Zorn en direct, de façon occasionnelle, sur des réalisations extérieures au studio photo Evolution.

Par la suite, des relations ont persisté entre les sociétés Leroy Merlin et Zorn. Cependant, par courriel du 9 octobre 2015, la société Zorn a reproché à la société Leroy Merlin de l'avoir écartée soudainement du guide Jardin.

Suivant lettre de son conseil du 18 janvier 2017, la société Zorn a reproché à la société Leroy Merlin, d'une part d'avoir rompu toute relation en annulant ses commandes pour le mois de septembre 2015, d'autre part d'avoir utilisé ses photographies sans son consentement et sans cession de ses droits de propriété intellectuelle sur les clichés commandés.

Dans sa réponse du 13 février 2017, la société Leroy Merlin a contesté ces griefs en indiquant, d'une part que la société Zorn ne précisait pas en quoi les relations étaient établies et sur quelle période, d'autre part s'agissant des visuels commandés, qu'ils étaient soumis à un accord-cadre conclu le 15 décembre 2015 qui prévoyait une cession des droits.

Les parties n'ayant pu trouver une solution amiable à leur litige, la société Zorn, le 25 juillet 2019, a fait assigner la société Leroy Merlin devant le tribunal de commerce de Lille afin de l'entendre condamner à des dommages-intérêts en réparation du préjudice subi du fait de la rupture brutale de la relation commerciale établie.

Par jugement rendu le 3 décembre 2020, le tribunal a :

- débouté la société Zorn de sa demande de réparation au titre de la rupture brutale de relations commerciales établies,

- débouté la société Zorn de toutes ses demandes,

- condamné la société Zorn aux dépens et à payer la somme de 1.000 € à la société Leroy Merlin au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

La société Zorn a relevé appel du jugement par déclaration au greffe du 31 mai 2021.

Aux termes de ses dernières conclusions notifiées et déposés le 24 juin 2021, la société Zorn demande à la Cour, au visa de l'article L. 442-6-1 5° du code de commerce ainsi que des articles 515, 695 et suivants, 700, 143 et suivants du code de procédure civile, de juger son appel recevable et bien fondé, réformer le jugement en toutes ses dispositions et, statuant à nouveau :

A titre principal :

- constater que les sociétés Zorn et Leroy Merlin étaient en relation commerciale établie,

- juger que la société Leroy Merlin a engagé sa responsabilité en ne notifiant pas de préavis écrit préalable à la rupture de sa relation commerciale avec la société Zorn,

- condamner la société Leroy Merlin à lui verser la somme de 125.494,24 € en réparation du préjudice subi du fait de la rupture brutale de leur relation commerciale établie,

A titre subsidiaire :

- désigner un expert avec mission de :

* se faire remettre la comptabilité de la socité Zorn et tout document qu'il jugera utile,

* se faire assister d'un technicien d'une spécialité distincte de la sienne,

* donner son avis sur les préjudices évoqués par la société Zorn au titre de la rupure brutale des relations commerciales établies,

* donner son avis sur les observations formulées par les parties à l'issue de ses investigations et le cas échéant compléter celles-ci,

* du tout dresser rapport,

- surseoir à statuer dans l'attente du rapport d'expertise,

En tout état de cause :

- débouter la société Leroy Merlin de toutes ses demandes,

- condamner la société Leroy Merlin aux entiers dépens de l'instance et à lui verser la somme de 3.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Aux termes de ses dernières conclusions notifiées et déposées le 20 septembre 2021, la société Leroy Merlin France demande à la Cour, au visa de l'article 9 du code de procédure civile et de l'article L. 442-6-1 5 ° du code de commerce (devenu l'article L. 442-1 du code de commerce) de :

A titre principal, confirmer intégralement le jugement entrepris et dès lors en ce qu'il a :

- débouté la société Zorn de sa demande de réparation au titre de la rupture brutale de relations commerciales établies,

- débouté la société Zorn de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,

- condamné la société Zorn à payer à la société Leroy Merlin la somme de 1.000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, et aux entiers dépens ;

Subsidiairement, ramener la durée du préavis revendiqué et l'indemnisation sollicitée à de plus justes proportions,

Y ajoutant,

Condamner la société Zorn aux entiers dépens et à lui payer la somme de 10.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 12 septembre 2023.

MOTIVATION

1- Sur la rupture des relations commerciales :

L'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce dans sa version antérieure à l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 applicable au litige, dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.

La relation commerciale, pour être établie au sens des dispositions susvisées, doit présenter un caractère suivi, stable et habituel. Le critère de la stabilité s'entend de la stabilité prévisible, de sorte que la victime de la rupture devait pouvoir raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial.

Le délai de préavis doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser en fonction de la durée, de la nature et des spécificités de la relation commerciale établie, du produit ou du service concerné.

Au soutien de son appel, la société Zorn expose :

- que chaque année, elle réalisait au moins les photographies pour le guide Jardin de la société Leroy Merlin, outre les guides Décoration, Cuisine et Salle de bains, comme attesté par les factures versées aux débats,

- qu'elle n'a jamais acquiescé aux conditions de préavis proposées par la société Leroy Merlin,

- que pendant l'année 2012, la société Evolution ne lui a confié que trois dossiers : le guide déco Leroy Merlin 2012, un tract festival Leroy Merlin et le guide Leroy Merlin carrelage 2012,

- que la société Leroy Merlin lui a confié des prestations en direct dès l'été 2012 et jusqu'en 2015,

- qu'au troisième trimestre 2015, les commandes ont brutalement cessé, sans aucun préavis écrit de la société Leroy Merlin,

- que les motifs de la rupture des commandes résident dans le refus de M. [Y] de régulariser un nouveau contrat de cession de droit d'auteur.

L'appelante fait valoir que ses relations avec la société Leroy Merlin ont duré de 1996 à 2015, ou à tout le moins de 2012 à 2015, que la rupture de la relation en décembre 2021 était artificielle, qu'en lui confiant des prestations pour le catalogue Jardin de 2012, de 2013, de 2014 puis en lui commandant celles pour le catalogue 2015 avant de les annuler, la société Merlin Leroy l'a entretenue dans la croyance légitime de la poursuite de relations stables et récurrentes.

En réponse, la société Leroy Merlin précise qu'en septembre 2015, elle a été contrainte de modifier les conditions de réalisation du guide Jardin du fait du déréférencement de nombreux produits et de réduire la durée de réalisation des prises de vue en extérieur pour des raisons budgétaires. Elle indique encore que parallèlement à la présente instance, la société Zorn a engagé une procédure en contrefaçon à son encontre, procédure toujours en cours devant le tribunal judiciaire de Lille.

Pour s'opposer aux prétentions de la société Zorn, l'intimée prétend que depuis le 1er janvier 2012, la relation commerciale ne présentait plus un caractère établi ; elle allègue en ce sens :

- que M. [Y], en contresignant la lettre du 15 décembre 2021, a accepté pour la société Zorn de : mettre un terme aux relations avec un préavis de 12 mois "accordé avec la société Evolution" et au-delà de ne se voir confier que des missions ponctuelles, autrement dit que la relation devienne précaire,

- qu'à compter de 2012, la relation de la société Zorn avec la société Leroy Merlin ne présentait aucune stabilité prévisible, ce qui ressort de l'information donnée le 15 décembre 2011, du caractère limité des prestations confiées à compter de 2012 et des tensions grandissantes entre les sociétés Zorn, Leroy Merlin et Evolution comme attesté par M. [G], collaborateur de la société Leroy Merlin et par M.[F], directeur général de la société Evolution,

- que la société Zorn ne pouvait ignorer le déclin de l'utilisation des catalogues papier comme mode de communication.

Sur ce,

Il ressort de l'examen de la lettre du 15 décembre 2011, que M. [Y] qui y a apposé sa signature a reconnu avoir reçu ce document à cette date, mais n'a pas coché la case précédant la mention pré-imprimée : "accepte les conditions de préavis susmentionnées qui sont proposées par LEROY MERLIN et reconnais qu'elles me permettent d'anticiper dans les meilleurs conditions la fin de notre partenariat direct."

Aucun autre élément ne démontre que la société Zorn aurait accepté qu'un préavis de 1 an s'accomplisse avec le concours de la société Evolution aux lieu et place de la société Leroy Merlin, ni que seules des commandes ponctuelles de la société Leroy Merlin lui soient adressées.

Il n'est pas contesté que dès l'été 2012, la société Leroy Merlin France a repris des commandes auprès de la société Zorn ; même si ces commandes ne portaient que sur les catalogues Jardin, leur survenance régulière dans le temps en 2012, 2013, 2014 et 2015 démontrent la persistance de relations commerciales établies et ont entretenu la société Zorn dans la croyance légitime de leur pérennité.

Les tensions invoquées par la société Leroy Merlin dans ses relations avec la société Zorn et dans les relations de cette dernière avec la société Evolution, de même que le déclin de l'utilisation de catalogues papier sont sans incidence sur la nécessité de respecter un préavis suffisant avant de rompre une relation commerciale établie.

Le seul préavis écrit notifié par la société Leroy Merlin, d'une durée d'un an, est dépourvu de valeur dans la mesure où elle ne pouvait, sans l'accord de son partenaire, se substituer la société Evolution pour voir respecter les conditions antérieures régissant ses relations avec la société Zorn.

A défaut du préavis écrit exigé par l'article L. 442-66-1 5° du code de commerce, la société Leroy Merlin a rompu brutalement la relation commerciale établie, d'abord partiellement le 31 décembre 2011, puis définitivement en octobre 2015. Dès lors, sa responsabilité est engagée et elle doit réparer le préjudice en résultant pour la société Zorn.

2- Sur l'indemnisation du préjudice résultant de la brutalité de la rupture des relations commerciales établies

La société Zorn estime qu'un préavis de 18 mois aurait dû lui être accordé compte tenu de l'ancienneté des relations, soit 19 ans. Elle évalue son préjudice à partir de la moyenne de son chiffre d'affaires réalisé avec la société Leroy Merlin au cours des trois dernières années 2013,2014 et 2015, soit 91.325 euros et sur la base d'une marge brute moyenne de 91.61 %, ce qui aboutit à 83.662,83/12 x18 =125.494,24 €.

La société Leroy Merlin répond :

- que la relation commerciale n'a duré que 15 ans puisque rompue sans équivoque le 31 décembre 2011,

- que la société Zorn disposait d'un délai de 5 ans pour contester la résiliation, soit jusqu'au 31 décembre 2016 et que ne l'ayant pas fait dans ce délai, sa demande de réparation pour cette période est prescrite,

- que par ailleurs, la nouvelle relation entre février 2012 et septembre 2015 n'ayant pas un caractère établi, aucun préavis n'est dû,

- que la société Zorn s'est volontairement abstenue de diversifier son activité alors qu'elle savait que la relation était précaire, ce qu'elle avait accepté, et qu'elle aurait dû le faire au moins depuis le 1er janvier 2012, étant rappelé qu'il n'existait aucun engagement d'exclusivité entre les parties.

- que l'appelante n'apporte aucun élément comptable justifiant de son préjudice.

Sur ce,

Il convient de relever que la société Zorn a engagé une action fondée sur la rupture brutale de la relation commerciale établie qui s'est poursuivie jusqu'en septembre 2015 et a pris fin à cette date. Le moyen tiré de la prescription d'une action qui serait fondée sur une résiliation intervenue le 31 décembre 2011 doit donc être écarté.

S'agissant de la durée du préavis, la Cour constate que la relation commerciale a duré près de 19 années, que la société Zorn réalisait une part substantielle de son chiffre d'affaires avec la société Leroy Merlin (analyse des pièces Zorn 3,6 et 10) mais que celle-ci pouvait trouver d'autres donneurs d'ordre et sans qu'il soit démontré de difficulté de redéploiement de son activité. Au regard de ces éléments, un préavis de 6 mois devait être respecté.

Il est constant que le préjudice résultant du caractère brutal de la rupture est constitué par la perte de la marge dont la victime pouvait escompter bénéficier pendant la durée du préavis qui aurait dû lui être accordé. La référence à retenir est la marge sur coûts variables, définie comme la différence entre le chiffre d'affaires dont la victime a été privée sous déduction des charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture.

La société Zorn produit en pièce n° 3 un récapitulatif de son chiffre d'affaires réalisé avec la société Leroy Merlin de 2001 à 2015, mentionnant la date et le numéro des factures pour chaque année. Ce document n'est pas sérieusement contesté par la société Leroy Merlin. Il en ressort un chiffre d'affaires HT total sur les années 2012 à 2014 de 261 623 euros, soit une moyenne annuelle HT de 87 207 euros et mensuelle HT de 7267,25 euros.

La société Zorn produit ensuite une attestation de son expert-comptable (pièce n° 10) faisant ressortir une moyenne sur les années 2012 à 2014 de marge brute de 85%. Aucun élément complémentaire ne renseigne sur la marge sur coût variable. Dans ces conditions, la Cour retient une marge de 80 %.

Au regard de ces éléments, le préjudice de la société Zorn est évalué à la somme de 34 883 euros (7 267,25 x 6 x 80 %).

Dès lors la société Leroy Merlin sera condamnée à payer à la société Zorn la somme de 34 883 euros à titre de dommages-intérêts. Le jugement sera infirmé de ce chef de demande.

3- Sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile :

Le jugement sera infirmé en ce qu'il a condamné la société Zorn aux dépens de première instance et à payer à la société Leroy Merlin la somme de 1000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

La société Leroy Merlin, qui succombe, sera condamnée aux dépens de première instance et d'appel.

En application de l'article 700 du code de procédure civile, la société Leroy Merlin sera déboutée de sa demande et condamnée à verser la somme de 3 000 euros à la société Zorn.

PAR CES MOTIFS

La Cour,

INFIRME le jugement en toutes ses dispositions soumises à la Cour,

Statuant à nouveau et y ajoutant,

Condamne la société Leroy Merlin France à payer à la société Zorn la somme de 34 883 euros en réparation du préjudice résultant de la rupture brutale de la relation commerciale établie,

Déboute la sociéé Zorn du surplus de ses demandes,

Condamne la société Leroy Merlin France aux dépens de première instance et d'appel,

Condamne la société Leroy Merlin France à payer à la société Zorn la somme de 3 000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile,

Rejette toute autre demande.