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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 6 décembre 2023, n° 23/01910

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

AVGR (SARL)

Défendeur :

Lorillard (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Brun-Lallemand

Conseillers :

M. Richaud, M. Latil

Avocats :

Me Grappotte-Benetreau, Me Boissonnet, Me Monta, Me Rivierre

T. com. Paris, du 25 sept. 2017, n° J201…

25 septembre 2017

EXPOSE DU LITIGE

La SAS L'Etablissement Lorillard est spécialisée dans la fabrication et l'installation de menuiseries industrielles sur mesure offerts en vente sous la marque "Lorenove".

Monsieur [L] [F] est le gérant de la SAS [F] (dénommée [L] [F] jusqu'au 21 octobre 2010), qui commercialise des installations électriques pour particuliers et professionnels, telles des systèmes de fermeture, et de la SARL [F] Chalons, devenue la SARL AVGR, qui commercialise les produits de la SAS L'Etablissement Lorillard sous le signe "Lorenove".

Le 9 septembre 2010, la SAS [F] et la SAS L'Etablissement Lorillard ont conclu pour une durée de trois ans un contrat de concession exclusive (référence 2010/08/031) pour l'exploitation de la marque et du concept Lorenove sur une partie du territoire de la Marne. Un second contrat de concession exclusive non daté (référence 2011/11/02) était conclu postérieurement pour la même durée pour une autre partie du territoire de la Marne. Ces deux actes stipulaient en leur article VIII une obligation pour le concessionnaire de respecter les prix conseillés par la SAS L'Etablissement Lorillard, impérative pour les clients dits nationaux et susceptible de dérogations ponctuelles après information du concédant pour les autres.

Par lettre recommandée du 8 juillet 2013, la SAS L'Etablissement Lorillard a notifié à la SAS [F] la rupture de leurs relations commerciales à ses torts, imputation que contestait cette dernière par courrier du 2 août 2013.

C'est dans ces circonstances que, par acte d'huissier signifié le 4 septembre 2015, monsieur [L] [F] et la SAS [F] ont assigné la SAS L'Etablissement Lorillard devant le tribunal de commerce de Paris en nullité du contrat du 9 septembre 2010 et en indemnisation de leurs préjudices. Puis, par acte d'huissier du 27 juin 2016, monsieur [L] [F] et la SARL AVGR ont assigné la SAS L'Etablissement Lorillard devant le même tribunal en nullité du second contrat non daté et en paiement de dommages et intérêts.

Par jugement du 25 septembre 2017, le tribunal de commerce de Paris a, après avoir ordonné la jonction des deux instances :

- dit recevable et mal fondée l'exception d'incompétence soulevée par la SAS L'Etablissement Lorillard et s'est déclaré compétent ;

- dit recevables et mal fondées les demandes formées par monsieur [L] [F] en son nom personnel ;

- débouté la SAS [F], la SARL AVGR et monsieur [L] [F] de leurs demandes de nullité des contrats référencés 2010/08/031 et 2011/11/02 ;

- débouté la SAS [F] de sa demande de paiement de la somme de 17 921 ,46 euros au titre de redevances versées ;

- débouté la SARL AVGR de sa demande de paiement de la somme de 4 738 euros au titre de redevances versées ;

- débouté la SAS [F] de sa demande de paiement de la somme de 12 036,50 euros à titre de dommages et intérêts du fait d'investissements d'aménagement réalisés en pure perte ;

- débouté la SARL AVGR de sa demande de paiement de la somme de 54 489,61 euros à titre de dommages et intérêts du fait d'investissements d'aménagement réalisés en pure perte ;

- débouté la SAS [F] de sa demande de paiement de la somme de 4 397,50 euros à titre de dommages et intérêts du fait d'investissements d'aménagement réalisés en pure perte ;

- débouté la SAS [F] de sa demande de paiement de la somme de 189 483,79 euros à titre de dommages et intérêts au titre des loyers payés en pure perte ;

- débouté la SARL AVGR de sa demande de paiement de la somme de 74 890,84 euros à titre de dommages et intérêts au titre des loyers payés en pure perte ;

- débouté la SAS [F] de sa demande de paiement de la somme de 16 747,50 euros à titre de dommages et intérêts du fait d'investissements en pure perte pour la publicité sur les produits "Lorenove" ;

- débouté la SARL AVGR de sa demande de paiement de la somme de 27 262,59 euros à titre de dommages et intérêts du fait d'investissements en pure perte pour la publicité sur les produits "Lorenove" ;

- débouté la SAS [F] de sa demande de paiement de la somme de 20 000 euros à titre de dommages et intérêts au titre de la perte de chance de mieux contracter ;

- débouté monsieur [L] [F] de sa demande de paiement de la somme de 54 000 euros en indemnisation de l'absence totale de revenus tirée de son activité exercée sous l'enseigne Lorenove au sein de la SAS [F] pendant la durée du contrat ;

- débouté monsieur [L] [F] de sa demande de paiement de la somme de 99 000 euros afin de l'indemniser de l'absence totale de revenus tirée de son activité exercée sous l'enseigne Lorenove au sein de la SAS [F] pendant près de trois ans ;

- débouté la SAS L'Etablissement Lorillard de sa demande de condamnation de la SAS [F] à lui payer la somme de 50 000 euros au titre de la procédure abusive ;

- débouté la SAS [F], la SARL AVGR et monsieur [L] [F] de leurs demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné solidairement la SAS [F], la SARL AVGR et monsieur [L] [F] à payer à la SAS L'Etablissement Lorillard la somme de 8 000 euros au litre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- débouté les parties de leurs autres demandes ;

- ordonné l'exécution provisoire du jugement en toutes ses dispositions sans constitution de garantie ;

- condamné solidairement la SAS [F], la SARL AVGR et monsieur [L] [F] aux dépens.

Sur appel de la SAS [F], de la SARL AVGR et de monsieur [L] [F] formé le 18 octobre 2017 contre cette décision, la cour d'appel de Paris a :

- par arrêt du 31 juillet 2019 :

* confirmé le jugement en ce qu'il a dit que le tribunal de commerce de Paris était compétent, dit que monsieur [L] [F] était recevable en ses demandes, rejeté la demande de nullité des contrats de distribution pour vice du consentement, rejeté la demande de nullité des contrats de distribution pour défaut de cause et rejeté les demandes fondées sur l'article L. 420-1 du code de commerce au titre de la préprogrammation des prix conseillés dans le logiciel utilisé et des opérations promotionnelles ;

* infirmé le jugement pour le surplus et, statuant à nouveau, dit que l'article VIII des contrats constituait une stipulation prohibée par l'article L. 420-1 du code de commerce, dit que cette stipulation était nulle sans que cette nullité n'affecte la validité de l'ensemble des contrats de distribution, ordonné avant-dire droit la réouverture des débats pour permettre aux parties de s'expliquer sur le principe, l'étendue et l'évaluation du préjudice résultant de l'annulation de cette clause et sursis à statuer sur les demandes indemnitaires ainsi circonscrites ;

- par arrêt du 9 juin 2021, rejeté les demandes de monsieur [L] [F], condamné la SAS L'Etablissement Lorillard à payer à la SAS [F] et à la SARL AVGR les sommes respectives de 64 021,58 euros et de 62 952,93 euros en réparation de leurs préjudices ainsi que la somme globale de 15 000 euros au titre des frais irrépétibles, et à supporter les entiers dépens de première instance et d'appel.

Cependant, par arrêt du 28 septembre 2022, la chambre commerciale de la Cour de cassation a cassé et annulé cette décision en toutes ses dispositions pour les motifs suivants :

- Vu les articles 1382, devenu 1240, du code civil et L. 420-1 du code de commerce :

10. Aux termes du premier de ces textes, tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. Selon le second, sont prohibées, lorsqu'elles ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de fausser ou de restreindre le jeu de la concurrence sur un marché, les conventions, notamment lorsqu'elles tendent à faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché en favorisant artificiellement leur hausse ou leur baisse ;

11 . Pour condamner la société Lorillard à payer diverses sommes aux sociétés [F] et AVGR à titre de dommages-intérêts, l'arrêt retient que la pratique de prix imposé par la société Lorillard a été établie par l'arrêt du 31 juillet 2019 qui a dit nul l'article VIII des contrats comme contraire aux dispositions de l'article L. 420-1 du code de commerce et qu'au regard de la date des faits générateurs du dommage entre 2010 et 2013, une entente entre concurrents a nécessairement causé un trouble commercial lorsqu'elle est reconnue, ce qui est le cas en l'espèce, de sorte que c'est vainement que la société Lorillard soutient que la preuve d'un préjudice découlant de l'annulation de l'article VIII des contrats ne serait pas rapportée.

12. En statuant ainsi, alors que la pratique qu'elle avait retenue n'était pas une entente entre concurrents, qu'aucune présomption de préjudice ne découlait de la pratique relevée et qu'il lui appartenait d'établir le dommage causé par celle-ci, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;

- Vu l'article 1382, devenu 1240, du code civil et l'article L. 420-1 du code de commerce :

Ayant retenu l'existence d'un préjudice dans les conditions à juste titre critiquées par la troisième branche, l'arrêt condamne la société Lorillard à payer une certaine somme à la société AVGR à titre de dommages-intérêts.

En se déterminant ainsi, après avoir relevé qu'il était vainement soutenu que le second contrat de concession avait été signé par la société [F] Châlons, aucune référence à cette société ne figurant dans le contrat qui ne faisait état que de la société [F] et sans établir en quoi cette société, tiers au contrat, avait pu subir un préjudice du fait de l'annulation d'une clause y figurant, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.

Par déclaration reçue au greffe le 13 janvier 2023, la SAS [F], la SARL AVGR et monsieur [L] [F] ont saisi la cour de renvoi.

Aux termes de leurs dernières conclusions notifiées le 19 octobre 2023 par la voie électronique, la SAS [F], la SARL AVGR et monsieur [L] [F] demandent à la cour, au visa des articles L 420-1 du code de commerce, 1382 (devenu 1240) du code civil et 1037-1 alinéa 4 du code de procédure civile :

- de déclarer les conclusions de la SAS L'Etablissement Lorillard irrecevables ;

- de juger la cour non saisie des demandes contenues dans les conclusions de la SAS L'Etablissement Lorillard signifiées le 7 juin 2023 ;

- de juger que la SAS L'Etablissement Lorillardest réputée s'en tenir aux moyens et prétentions soumises à la cour d'appel dont l'arrêt a été cassé ;

- d'infirmer le jugement entrepris, et, statuant à nouveau de condamner la SAS L'Etablissement Lorillard à payer à :

* la SAS [F] la somme de 64 021,58 euros ;

* la SARL AVGR, ou subsidiairement à la SAS [F], la somme de 62 952,93 euros ;

* monsieur [L] [F] la somme de 153 000 euros ;

- de condamner la SAS L'Etablissement Lorillard à payer à la SAS [F], à la SARL AVGR et à monsieur [L] [F], "unis en communauté d'intérêts", la somme de 61 796,81 euros au titre de l'article 700 code de procédure civile, outre les entiers dépens dont distraction au profit de la SCP Grappotte Benetreau en application de l'article 699 du code de procédure civile.

En réponse, dans ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 7 juin 2023, la SAS L'Etablissement Lorillard demande à la cour, de :

- dire et juger que la SAS [F], la SARL AVGR et monsieur [L] [F] ne rapportent nullement la preuve d'un préjudice découlant de l'annulation de l'article VIII des contrats de distribution ;

- débouter la SAS [F], la SARL AVGR et monsieur [L] [F] de leurs moyens et demandes ;

- condamner solidairement la SAS [F], la SARL AVGR et monsieur [L] [F] à payer à la SAS L'Etablissement Lorillard la somme de 50 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamner solidairement la SAS [F], la SARL AVGR et monsieur [L] [F] aux entiers dépens.

Le dispositif des écritures notifiées par la SAS L'Etablissement Lorillard par la voie électronique le 5 mars 2021, dernières conclusions soumises à la cour d'appel avant son arrêt du 9 juin 2021, était identique sauf en ce que la demande au titre des frais irrépétibles était limitée à la somme de 20 000 euros.

Conformément à l'article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie à la décision entreprise et aux arrêts postérieurs ainsi qu'aux conclusions visées pour un exposé détaillé du litige et des moyens des parties.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 8 novembre 2023. Les parties ayant régulièrement constitué avocat, l'arrêt sera contradictoire en application de l'article 467 du code de procédure civile.

MOTIVATION

A titre liminaire, la Cour constate que, conformément aux articles 631 et 638 du code de procédure civile, l'arrêt du 9 juin 2021 est définitif en toutes ses dispositions, telles celles relatives à la nullité de l'article VIII des contrats de concession fondée sur l'article L. 420-1 du code de commerce. Aussi, hors frais irrépétibles et dépens de première instance et d'appel, seule est en débat la question de la détermination du lien de causalité ainsi que de la réalité et de la mesure des préjudices allégués par la SAS [F], la SARL AVGR et monsieur [L] [F] à ce titre, le fait générateur étant acquis.

1°) Sur la recevabilité des écritures de la SAS L'Etablissement Lorillard

Moyens des parties,

Au soutien de leur fin de non-recevoir, la SAS [F], la SARL AVGR et monsieur [L] [F] exposent que, conformément à l'article 1037-1 du code de procédure civile, les conclusions notifiées le 7 juin 2023 par la SAS L'Etablissement Lorillard, soit plus de deux mois après la notification de ses propres écritures, sont irrecevables, cette dernière étant de ce fait réputée s'en tenir réputées aux moyens et prétentions qu'elle avait soumis à la cour d'appel dont l'arrêt a été cassé.

La SAS L'Etablissement Lorillard n'a pas répondu à ce moyen de défense.

Réponse de la cour,

En application de l'article 1037-1 du code de procédure civile, les conclusions de l'auteur de la déclaration sont remises au greffe et notifiées dans un délai de deux mois suivant cette déclaration tandis que les parties adverses remettent et notifient leurs conclusions dans un délai de deux mois à compter de la notification des conclusions de l'auteur de la déclaration, les parties qui ne respectent pas ces délais étant réputées s'en tenir aux moyens et prétentions qu'elles avaient soumis à la cour d'appel dont l'arrêt a été cassé.

Alors que la SAS [F], la SARL AVGR et monsieur [L] [F], dont la régularité de la déclaration de saisine de la cour d'appel de renvoi n'est pas contestée, ont notifié leurs conclusions le 9 mars 2023, la SAS L'Etablissement Lorillard, qui disposait d'un délai de deux mois expirant le 9 mai 2023, a notifié ses écritures le 7 juin 2023.

Leur tardiveté commande à elle seule leur irrecevabilité, la SAS L'Etablissement Lorillard étant de ce fait réputée s'en tenir aux moyens et prétentions développées dans ses dernières écritures soumises à la cour d'appel avant l'arrêt cassé du 9 juin 2021, soit celles notifiées par la voie électronique le 5 mars 2021, les pièces produites par la SAS L'Etablissement Lorillard lors de cette précédente instance et visées dans le bordereau annexé à ces dernières devant être examinées.

2°) Sur les demandes indemnitaires de la SAS [F], de la SARL AVGR et de monsieur [L] [F]

Moyens des parties,

Au soutien de leurs prétentions, la SAS [F], la SARL AVGR et monsieur [L] [F] exposent qu'ils bénéficient d'une présomption de préjudice. Ils précisent ainsi que l'article L 481-7 du code de commerce, créé par l'ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017, a transposé la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014 en instituant expressément une présomption simple de préjudice qui est plus restrictive que celle posée par celle-ci en ce qu'elle est limitée aux seules ententes entre concurrents. Ils affirment que, si une directive n'a pas d'effet direct horizontal, les dispositions de droit national antérieures comme postérieures à sa transposition doivent être interprétées conformément à ses objectifs (CJUE alors CJCE, 27 juin 2000, Océano Grupo Editorial SA c/ Rocio Muciano Quintero et a., C-240/98 à C-244/98), y compris si cette interprétation conforme commande une solution contra legem. S'appuyant sur le principe d'effectivité qu'ils présentent comme destiné à faciliter l'indemnisation des préjudices nés de pratiques anticoncurrentielles (CJUE, 22 juin 2022 Volvo AB et DAF Trucks NV c. RM, C-267/20, et CJUE, 20 avril 2023, Repsol Comercial de Productos Petroliferos SA, C-25/21), ils en déduisent la nécessité d'interpréter l'article L. 481-7 du code de commerce comme créant une présomption de préjudice, que l'entente soit verticale ou horizontale. Ils ajoutent que le droit positif antérieur à l'entrée en vigueur de l'article L. 481-7 du code de commerce prévoyait une présomption analogue (Com., 6 octobre 2015, n° 13-24.854), de même nature que celle existant en matière de concurrence déloyale (Com., 2 décembre 2008, n° 07-19.861). A défaut, ils expliquent que " l'entente verticale devient une entente entre concurrents quand la tête de réseau pratique [comme la SAS L'Etablissement Lorillard] la double distribution et vend elle-même également le produit ", et en déduisent que l'entente litigieuse est une entente entre concurrents soumise à la présomption de préjudice.

Subsidiairement, ils soutiennent que, la faute étant acquise et l'impossibilité de fixer librement les tarifs étant définitivement jugée, le préjudice est prouvé en son principe par la production de devis refusés par des clients à raison des prix prohibitifs imposés par la SAS L'Etablissement Lorillard par le truchement de son logiciel Elcia qui privait la SAS [F] et la SARL AVGR de toute autonomie dans la fixation du tarif de leurs prestations, le raisonnement pouvant être étendu à tous les devis refusés puisque le prix est le critère déterminant de l'acte d'achat. Dans ce cadre, ils estiment que leur préjudice peut être déterminé par comparaison des taux de transformation des devis pendant et en dehors de la période couverte par la pratique anticoncurrentielle (pour un différentiel de 11,66 % pour la SAS [F] et de 30,5 % pour la SARL AVGR). Ils précisent que la SARL AVGR (alors dénommée [F] Chalon) a conclu avec la SAS L'Etablissement Lorillard le contrat non daté référencé 2011/11/02, ce qui a définitivement jugé par ordonnance rendue par le tribunal de commerce de Paris le 6 octobre 2014 et confirmée par arrêt de la cour d'appel de Paris du 19 janvier 2016. A défaut, ils indiquent qu'elle a exécuté cette convention en qualité de sous-traitante et en déduisent qu'elle a subi, comme la SAS [F], les prix imposés par la SAS L'Etablissement Lorillard. Monsieur [L] [F] expose pour sa part que la pratique anticoncurrentielle l'a privé de la rémunération à laquelle il pouvait prétendre au titre de son investissement dans les sociétés [F] et AVGR, soit 3 000 euros par mois et par société (33 mois pour la SAS [F] et 18 mois pour la SARL AVGR).

Ils évaluent leur préjudice sur la base d'un scénario contrefactuel reposant sur une comparaison entre les taux de transformation des devis pendant et après la pratique anticoncurrentielle puis sur l'application du différentiel au montant total de la perte de marge nette sur les devis refusés par les clients (marge sur coûts variables appliquée au montant des devis édités par le logiciel Elcia et non acceptés)

En réponse, la SAS L'Etablissement Lorillard expose que le préjudice allégué ne peut être présumé et doit être prouvé en son principe et sa mesure et que cette démonstration fait défaut puisque, aucun client national n'étant concerné, les prix étaient conseillés et non imposés, y compris en exécutant le logiciel Elcia, et les devis, librement acceptés ou refusés par le seul client, n'ayant jamais été contrôlés par elle. Elle ajoute que les devis produits sont des documents internes dépourvus de force probante et que la clause annulée n'a jamais produit d'effets faute d'avoir été appliquée. Elle souligne enfin le caractère fantaisiste et théorique du scénario contrefactuel développé par les appelants qu'elle estime décorrélé du préjudice allégué.

Réponse de la cour,

Conformément à l'article 1134 du code civil (devenu 1103 et 1194), les conventions légalement formées, qui tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites et ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel ou pour les causes que la loi autorise, doivent être exécutées de bonne foi. Et, en vertu des dispositions des articles 1147, 1149 et 1150 du code civil (devenus 1231-1 à 3), le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, toutes les fois qu'il ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu'il n'y ait aucune mauvaise foi de sa part, les dommages et intérêts dus au créancier étant, en général, de la perte qu'il a faite et du gain dont il a été privé et le débiteur n'étant tenu que des dommages et intérêts qui ont été prévus ou qu'on a pu prévoir lors du contrat, lorsque ce n'est point par son dol que l'obligation n'est point exécutée.

Par ailleurs, le tiers à un contrat, qui constitue pour lui un fait juridique, peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que celui-ci lui a causé un dommage (en ce sens, Ass. plén., 6 octobre 2006, n° 05-13.255). Or, en vertu des dispositions des articles 1382 et 1383 (devenus 1240 et 1241) du code civil, tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer, chacun étant responsable du dommage qu'il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence.

a) Sur le fait générateur et la portée de sa caractérisation,

En application de l'article 480 du code de procédure civile, le jugement qui tranche dans son dispositif tout ou partie du principal, qui s'entend au sens de l'article 4 du même code de l'objet du litige déterminé par les prétentions respectives des parties, ou celui qui statue sur une exception de procédure, une fin de non-recevoir ou tout autre incident a, dès son prononcé, l'autorité de la chose jugée relativement à la contestation qu'il tranche.

En vertu de l'article 1351 devenu 1355 du code civil, l'autorité de la chose jugée, qui constitue une fin de non-recevoir au sens de l'article 122 du code de procédure civile, n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet du jugement, la chose demandée devant être la même, la demande fondée sur la même cause et formée entre les mêmes parties, par elles et contre elles en la même qualité.

Et, conformément à l'article 455 du code de procédure civile, seul le dispositif de la décision est revêtu de l'autorité de chose jugée à l'exclusion de ses motifs, peu important qu'ils soient décisifs ou décisoires, les motifs de la décision ne pouvant que servir à éclairer le sens ou la portée du dispositif.

Aux termes de l'arrêt du 31 juillet 2019, définitif sur ce point, l'obligation pour le concessionnaire de respecter les tarifs applicables à certains comptes et clients spéciaux négociés par la SAS L'Etablissement Lorillard ainsi que le prix de vente conseillé après étalonnage suivant les particularités locales stipulés à l'article VIII des contrats de concession litigieux constituent une pratique concertée de prix imposés contraire à l'article L. 420-1 du code de commerce, la fixation des prix n'étant pas opérée par le libre jeu du marché peu important la possibilité d'adaptation offerte au concessionnaire. La préprogrammation des prix conseillés par la SAS L'Etablissement Lorillard dans le logiciel Elcia n'était en revanche pas jugée comme ayant pour effet d'imposer à ce dernier un prix. Son dispositif est à ce titre ainsi rédigé : "Dit que l'article VIII des contrats constitue une stipulation prohibée par l'article L. 420-1 du code de commerce".

Or, conformément au 2° de ce texte, sont prohibées même par l'intermédiaire direct ou indirect d'une société du groupe implantée hors de France, lorsqu'elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché, les actions concertées, conventions, ententes expresses ou tacites ou coalitions, notamment lorsqu'elles tendent à faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché en favorisant artificiellement leur hausse ou leur baisse.

Dès lors, en jugeant la contrariété de l'article VIII avec l'article L 420-1 du code de commerce, la cour d'appel a, pour retenir cette restriction par objet, nécessairement caractérisé la réunion de ses conditions d'application et ainsi la réalité de l'imposition juridique des prix par la SAS L'Etablissement Lorillard, point qui n'est plus discutable. Cependant, que les prix soient imposés en droit n'implique pas nécessairement qu'ils l'aient été en fait : si la SAS L'Etablissement Lorillard le conteste, la preuve de leur application effective par la SAS [F] et la SARL AVGR dans le cadre de la détermination du préjudice demeure à apporter.

Par ailleurs, si l'annulation d'une clause la prive rétroactivement d'effet, cet anéantissement juridique, qui est une fiction, n'emporte pas effacement des faits matériels qui ont résulté de sa mise en œuvre concrète. Aussi, la nullité n'est pas incompatible avec l'existence d'un préjudice, étranger à la notion de restitution, et avec la possibilité d'une action indemnitaire consécutive, ce qu'a d'ailleurs jugé la Cour de cassation en rejetant la première branche du moyen de la SAS L'Etablissement Lorillard.

b) Sur le préjudice et le lien de causalité

- Sur la présomption de préjudice.

La SAS [F], la SARL AVGR et monsieur [L] [F] invoquent le bénéfice d'une présomption de préjudice fondée sur l'interprétation de l'article L. 481-7 du code de commerce à la lumière des dispositions de l'article 17 de la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014 qu'il transpose, mais également sur le droit positif antérieur tel qu'il résulterait de l'arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 6 octobre 2015 (n° 13-24.854).

L'action, introduite le 4 septembre 2015, porte sur une période comprise entre le 9 septembre 2010 et le 8 juillet 2013. A cette époque, n'existaient dans notre ordre juridique ni l'article L. 481-7 du code de commerce, créé par l'ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017 entrée en vigueur le lendemain de sa publication conformément à son article 12 I, soit le 11 mars 2017, et dépourvue de tout effet rétroactif au sens de l'article 2 du code civil, ce qui interdit en soi son interprétation conforme, ni la directive 2014/104/UE qu'il transpose, qui précise en son article 22 que ses dispositions substantielles ne s'appliquent pas rétroactivement. Et, la CJUE a dit pour droit que l'article 17§2 de cette dernière devait être interprété en ce sens qu'il constitue une disposition substantielle, au sens de son article 22§1, et que ne relève pas de son champ d'application temporel un recours en dommages et intérêts qui, bien qu'introduit après l'entrée en vigueur des dispositions la transposant tardivement dans le droit national, porte sur une infraction au droit de la concurrence qui a pris fin avant la date d'expiration du délai de transposition de celle-ci (CJUE, 22 juin 2022, Volvo AB et Dak Trucks, C-267-20).

Aussi, l'action est exclusivement soumise aux règles internes de droit commun de la responsabilité civile qui suppose, qu'elle soit contractuelle ou délictuelle, la preuve d'un préjudice et d'un lien de causalité l'unissant au fait générateur acquis, exigences habituelles qui ne sont pas insurmontables pour les appelants qui précisent être en mesure de les satisfaire.

A cet égard, la CJUE, alors CJCE, a, dans son arrêt Manfredi du 13 juillet 2006 (C-295/04 et C-298/04), dit pour droit que, "en l'absence de réglementation communautaire en la matière, il appartient à l'ordre juridique interne de chaque Etat membre de fixer les modalités d'exercice de ce droit [i.e. d'agir en réparation du préjudice causé par une pratique anticoncurrentielle], y compris celles de l'application de la notion de "lien de causalité", pour autant que les principes de l'équivalence et d'effectivité soient respectés". Or, en matière de réparation des préjudices causés par une pratique anticoncurrentielle et avant la transposition de la directive dommage à l'article L. 481-7 du code de commerce, le droit positif ne comprend aucun aménagement de la charge de la preuve analogue à celui propre à la concurrence déloyale et parasitaire, matière dans laquelle une inférence nécessaire est retenue entre l'acte illicite et le préjudice dont l'existence est ainsi présumée, au moins sur le plan extrapatrimonial.

Et, le droit positif antérieur ne posait, contrairement à ce que soutiennent les appelants, aucune présomption de préjudice en matière d'entente verticale ou horizontale (en ce sens, Com. 13 septembre 2017, n° 16-10.327 et 15-22.320, qui retient un lien d'automaticité entre le constat d'une pratique anticoncurrentielle par une autorité de la concurrence et l'existence d'une faute civile mais souligne, à l'instar de Com., 15 mai 2012, n° 11-18-495, la nécessité pour la victime de justifier du préjudice et du lien de causalité, décision levant les incertitudes suscitées par l'emploi, par l'arrêt du 6 octobre 2015 cité par les appelants, de la notion de "trouble commercial" par emprunt au droit de la concurrence déloyale).

En conséquence, en l'absence de toute présomption de préjudice, la preuve de son principe et de sa mesure incombe, comme celle du lien de causalité, aux appelants.

- Sur la preuve du préjudice et du lien de causalité.

En application de l'article 9 du code de procédure civile, il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention.

Dans son arrêt Manfredi (déjà cité, §95), la CJCE précise qu'il résulte du principe d'effectivité et du droit de toute personne de demander réparation du dommage causé par un contrat ou un comportement susceptible de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence que les personnes ayant subi un préjudice doivent pouvoir demander, outre le paiement d'intérêts, réparation non seulement du dommage réel (damnum emergens), mais également du manque à gagner (lucrum cessans).

Conformément au principe de la réparation intégrale, l'indemnisation du préjudice doit permettre de replacer la partie lésée dans la situation qui aurait été la sienne en l'absence de pratique anticoncurrentielle, situation hypothétique déterminée en considération d'un scénario contrefactuel décrivant l'évolution normale du marché non affecté par cette dernière. Ce raisonnement est admissible dès lors que sa cohérence et l'exactitude des données sur lesquelles il est bâti ont pu être débattues contradictoirement (en ce sens, Com., 1er mars 2023, n° 23-18.356 et 20-20.416). Le juge, tenu de réparer intégralement tout préjudice dont il constate le principe (en ce sens, Com., 10 janvier 2018, n° 16-21.500), apprécie souverainement son montant dont il justifie l'existence par la seule évaluation qu'il en fait sans être tenu d'en préciser les divers éléments (en ce sens, Ass. plén., 26 mars 1999, n° 95-20.640)

Ainsi que le précise la Commission européenne dans sa communication relative à la quantification du préjudice dans les actions en dommages et intérêts fondées sur des infractions à l'article 101 ou 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, la quantification du préjudice causé par une pratique anticoncurrentielle repose sur une comparaison entre la situation réelle des demandeurs et celle dans laquelle ils se trouveraient si l'infraction n'avait pas été commise, une telle appréciation hypothétique de la manière dont les conditions de marché et les interactions entre les acteurs du marché auraient évolué en l'absence d'infraction soulevant souvent des questions économiques et liées au droit de la concurrence complexes et spécifiques (§3). Elle ajoute qu'il découle du principe d'effectivité que les règles de droit nationales applicables et leur interprétation doivent tenir compte des difficultés et des limites inhérentes à la quantification du préjudice dans les affaires de concurrence qui nécessite une comparaison avec une situation qui n'est pas observable dans la réalité et qui ne peut être l'objet que d'un scénario probable, cette évaluation étant toujours soumise, par sa nature même, à des limites considérables en ce qui concerne le degré de certitude et de précision que l'on peut escompter, seules des estimations approximatives étant parfois possibles (§9).

Une telle méthodologie, qui n'est qu'indicative, présente des limites que la CJCE a souligné en ces termes (CJCE, M. Mulder, W. H. Brinkhoff, J. M. M. Muskens, T. Twijnstra, et Otto Heinemann c. Conseil de l'Union européenne et Commission des Communautés européennes, 27 janvier 2000, C-104/89 et C-37/90, §79) :

Le manque à gagner n'est pas le fruit d'un simple calcul mathématique, mais le résultat d'une opération d'évaluation et d'appréciation de données économiques complexes. La Cour est ainsi appelée à évaluer des activités économiques qui ont en grande partie un caractère hypothétique. Dès lors, à l'instar du juge national, elle dispose d'une marge d'appréciation importante soit à l'endroit des chiffres et données statistiques à retenir, soit surtout en ce qui concerne l'utilisation de ceux-ci pour le calcul et l'évaluation du préjudice.

Dans cette logique, le préjudice économique peut être déduit, pour partie au moins, à la mesure de la force de conviction du raisonnement qui la sous-tend et de la force probante des éléments qui l'étayent, de l'évaluation ainsi opérée, et le moyen de la SAS L'Etablissement Lorillard tiré de l'impossibilité de principe de proposer un scénario contrefactuel construit sur une analyse comparative impliquant une situation hypothétique n'est pas, à raison de sa formulation générale, pertinent.

Sur le préjudice de la SAS [F],

Pour établir la réalité de son préjudice, la SAS [F] produit de nombreux devis dont au moins trois ont été explicitement refusés par des clients à raison du caractère excessif de leur prix par rapport à ceux proposés par des concurrents (sa pièce 55). La preuve portant sur les gains manqués nés du respect des prix imposés par la SAS L'Etablissement Lorillard, le fait qu'elle n'ait pas elle-même refusé ces devis ou qu'elle s'expose également au refus de ses clients directs est sans pertinence.

Il est acquis que l'article VIII du contrat du 9 septembre 2010 constitue une restriction de la concurrence par objet, la Cour, dans son arrêt du 31 juillet 2019, ne s'étant par hypothèse pas prononcée sur les effets concrets de son application pendant la période de l'entente. Les parties ne produisent que peu d'éléments pour apprécier l'identité entre les prix pratiqués par la SAS [F] et le "tarif de vente conseillé" par la SAS L'Etablissement Lorillard, celui-ci n'étant pas communiqué et aucun client national n'étant concerné. Néanmoins, deux indices sérieux et complémentaires permettent d'établir une stricte concordance entre les deux :

- alors que la SAS L'Etablissement Lorillard définissait elle-même les taux des remises éventuellement accordées (pièce 57 de la SAS [F]) et que toute dérogation à l'application du tarif conseillé, présentée dans la convention comme "indispensable" à la construction d'un "partenariat durable", supposait l'information préalable de la SAS L'Etablissement Lorillard, cette dernière ne produit ni pièce révélant la mise en œuvre de cette procédure ni notification de la violation de cette clause ;

- la SAS [F] justifie qu'elle utilisait, pour l'établissement de ses devis, le logiciel de gestion Prodevis édité par la société Elcia et régulièrement mis à jour pour intégrer les informations du fournisseur (sa pièce 17). Le contrat stipulait d'ailleurs en son article VI que la SAS L'Etablissement Lorillard faisait bénéficier à son concessionnaire, non seulement de ses bibliothèques actualisées via ce logiciel, mais également de ses "tarifs public[s] et remises quantitatives, devis et bon[s] de commande client, fiche[s] de calcul de sous détail pour établir le prix client, feuille[s] de commande concessionnaire LD, tarif[s] de base fournitures et options, système de commissionnement des commerciaux, tarif[s] de pose applicable à des salariés ou artisans". Ainsi, la SAS L'Etablissement Lorillard, qui n'explique pas comment elle communiquait sinon ses tarifs conseillés, fournissait à la SAS [F] des projets devis les intégrant. Cette analyse est confirmée par l'attestation de la société Elcia (pièce 16 de la SAS L'Etablissement Lorillard) qui précise que, si "le distributeur a la total maîtrise de sa tarification", son logiciel lui permet "de gérer, de renseigner, par rapport à une bibliothèque (tarif public d'un fournisseur), les remises ainsi que les coefficients de ventes nécessaires, pour établir un devis aux consommateurs" : si la SAS [F] pouvait changer les prix ainsi que l'a relevé la Cour dans son arrêt du 31 juillet 2019, sous réserve toutefois qu'elle se plie aux formes imposées par l'article VIII, ceux-ci étaient renseignés ab initio par la SAS L'Etablissement Lorillard et s'appliquaient automatiquement en l'absence de modification par l'utilisateur, constat qui prive de pertinence l'argument tiré du défaut de force probante des devis.

Ces éléments combinés suffisent à établir que les prix pratiqués par la SAS [F] et objet des devis produits, peu important à ce stade qu'ils soient ou non refusés par les clients à raison de l'excès dans leur fixation, étaient ceux juridiquement imposés par la SAS L'Etablissement Lorillard.

Le prix est généralement, en l'absence de tout débat sur l'origine et la qualité des produits fournis et de tout autre facteur explicatif extrinsèque tiré notamment de l'évolution du marché, l'élément déterminant de l'acte d'achat du client final. Aussi, le différentiel de taux de transformation des devis en engagements fermes par la SAS [F] durant l'entente et postérieurement à sa cessation est, en complément des devis explicitement refusés à raison de leur prix, un critère pertinent de caractérisation du lien de causalité entre la pratique et le dommage ainsi que de détermination du principe et de la mesure du préjudice allégué. Or, la SAS [F] démontre, en produisant tous ses devis (ses pièce 64 à 66) et une attestation de son expert-comptable certifiant l'exactitude de ses calculs et de ses données comptables (sa pièce 70), que son taux de transformation moyen, de 44 % pendant l'exécution du contrat et donc de l'entente (53 % en 2011, 43 % en 201 et 35 % en 2013), était porté à 55,66 % postérieurement (58 % après juillet 2013, 59 % en 2015 et 49 % en 2016), soit une différence de 11,66 %.

Cet écart ne s'expliquant, en l'état des renseignements donnés à la Cour, que par la différence de prix, il est directement et exclusivement causé par l'imposition par la SAS L'Etablissement Lorillard des prix pratiqués par la SAS [F] qui établit ainsi la réalité de son préjudice et le lien de causalité. En l'absence de toute débat sur sa qualification et d'invocation d'une perte de chance, entendue comme la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable, ce préjudice, dont la certitude du principe est suffisamment caractérisée par les refus motivés des clients pris en combinaison avec le différentiel de taux de transformation, est un gain manqué certain.

Sur la période de référence, la SAS [F] justifie, au regard du montant des devis refusés et de celui de sa marge sur coûts variables qui n'est pas utilement contesté par la SAS L'Etablissement Lorillard, d'une perte de marge de 141 921,64 euros en 2011, 181 494,27 euros en 2012 et 225 654,26 euros en 2013, soit un total de 549 070,17 euros. Le gain manqué, calculé en appliquant à cette perte le différentiel de taux de transformation, est ainsi de 64 021,58 euros.

En conséquence, le jugement entrepris sera infirmé en ce qu'il a rejeté la demande de la SAS [F] au titre de son gain manqué né de l'application de l'article VIII du contrat du 9 septembre 2010 au mois de juillet 2013 et la SAS L'Etablissement Lorillard sera condamnée à payer à la SAS [F] la somme de 64 021,58 euros en réparation de celui-ci.

Sur le préjudice de la SARL AVGR,

Le contrat 2011/11/02 a été conclu entre la SAS L'Etablissement Lorillard et la "SAS [L] [F]" représentée par son gérant, monsieur [L] [F], son siège social étant fixé [Adresse 9] à [Localité 10]. Face à son numéro d'inscription au RCS de Reims et à son code APE figure la mention "en cours". Le débat ne porte ni sur la validité de l'acte ni sur la réalité de son exécution mais sur l'identité de la personne morale alors représentée par monsieur [L] [F], signataire.

Au regard de la dénomination sociale employée et de l'adresse du siège social, il est certain que ce contrat n'a pas été conclu avec la SAS [F], dénommée ainsi depuis le 21 octobre 2010, domiciliée à [Localité 6] et disposant par ailleurs d'un numéro de RCS depuis son immatriculation le 13 mars 1990 (sa pièce 1).

Pour qu'il ait été régularisé avec la SARL AVGR en cours de formation, en dépit du fait que son immatriculation le 1er juillet 2011 paraisse antérieure à la date vraisemblable du contrat ainsi que l'induit sa référence (2 novembre 2011), il faut d'une part que l'acte précise explicitement que le contractant agit au nom de la société en formation et d'autre part que les engagements alors acceptés aient été repris par cette dernière.

En effet, aux termes de l'article L. 210-6 du code de commerce, qui comporte des dispositions analogues à celles des articles 1842 et 1843 du code civil, les sociétés commerciales jouissent de la personnalité morale à dater de leur immatriculation au registre du commerce et des sociétés. Les personnes qui ont agi au nom d'une société en formation avant qu'elle ait acquis la jouissance de la personnalité morale sont tenues solidairement et indéfiniment responsables des actes ainsi accomplis, à moins que la société, après avoir été régulièrement constituée et immatriculée, ne reprenne les engagements souscrits. Ces engagements sont alors réputés avoir été souscrits dès l'origine par la société.

Au sens de ces dispositions, la reprise des engagements n'est possible que pour des actes souscrits par des personnes qui ont agi au nom de la société en formation, l'auteur de l'acte devant clairement indiquer à son cocontractant en quelle qualité il agit (Com., 2 février 2010, n° 09-13.405). Les mentions du contrat ne remplissent pas cette condition élémentaire.

Et, la reprise, prévue à l'article L. 210-6 du code de commerce, par une société par actions des engagements souscrits par les personnes qui ont agi en son nom lorsqu'elle était en formation, ne peut résulter, en application des articles R. 210-6 du même code et 6 du décret n° 78-704 du 3 juillet 1978, que de la signature des statuts lorsque l'état prévu au même article aura été préalablement annexé à ces statuts, ou d'un mandat donné avant l'immatriculation de la société et déterminant dans leur nature, ainsi que dans leurs modalités les engagements à prendre, ou enfin, après l'immatriculation, d'une décision prise, sauf clause contraire des statuts, à la majorité des associés (en ce sens, au visa de l'article 1843 du code civil, 1ère Civ., 26 avril 2000, n° 98-10.917). Ainsi la reprise des engagements ne peut être tacite (en ce sens, Com., 13 décembre 2011, n° 11-10.699). Or, la SARL AVGR ne démontre aucune reprise des engagements respectant ces formes.

Par ailleurs, au sens des articles 480 du code de procédure civile et 1355 du code civil, l'autorité de la chose jugée suppose une triple identité : celle des parties agissant en vertu du même titre juridique, celle de l'objet et celle de la cause. La cause, qui ne fait l'objet d'aucune définition légale mais qui est implicitement évoquée aux articles 6 et 7 du code de procédure civile, s'entend non du fondement juridique de la demande mais de l'ensemble des faits qui la soutiennent, spécialement ou non. Or, les décisions invoquées (pièces 22 et 23 de la SARL AVGR), de surcroît prononcées dans le cadre d'une procédure de référé et n'ayant pas de ce fait autorité de la chose jugée au principal au sens de l'article 488 du code de procédure civile, portent sur des demandes distinctes présentées par la SAS L'Etablissement Lorillard tendant à la cessation de l'usage par la SAS [F] de l'usage de ses signes distinctifs.

Aussi, la SARL AVGR est tiers à l'acte référencé 2011/11/02, pris comme instrumentum, ce qu'a d'ailleurs retenu la Cour dans son arrêt du 31 juillet 2019.

Cependant, il est constant que, peu important l'identité exacte du contractant représenté, elle a, en fait, exécuté cette convention en en respectant l'intégralité des termes, y compris son article VIII, et a ainsi à son tour appliqué les tarifs imposés par la SAS L'Etablissement Lorillard en utilisant le logiciel de gestion Prodevis. L'une comme l'autre partageait la croyance, qui traduit leur commune intention, que ce contrat régissait leurs relations commerciales, la SAS L'Etablissement Lorillard n'ayant ainsi jamais critiqué les modalités d'exercice de son activité par la SARL AVGR, et notamment l'usage de ses signes distinctifs. La SAS L'Etablissement Lorillard, qui considérait avoir comme cocontractant unique la SAS [F] dans le cadre de la procédure de référé et n'a jamais opposé l'inexistence ou l'inexécution du contrat 2011/11/02, ne dénie d'ailleurs pas dans ses écritures du 5 mars 2021 la qualité de partie à la SARL AVGR, une telle contestation n'ayant pour elle aucun intérêt puisqu'un éventuel changement de débiteur n'affecterait ni le principe ni le montant de l'indemnisation due.

Aussi, la SARL AVGR était partie à un contrat non formalisé par écrit de même contenu que l'acte référencé 2011/11/02, ici pris comme negocium, et stipulant la même restriction par objet, elle-même jugée contraire à l'article L. 420-1 du code de commerce dans l'arrêt du 31 juillet 2019 qui emploie dans son dispositif le pluriel pour désigner les contrats. De ce fait, le raisonnement développé au titre de l'appréciation du préjudice subi par la SAS [F] est pleinement transposable à celui allégué par la SARL AVGR.

Le différentiel de taux de transformation est pour elle de 30,5 % (ses pièces 64 et 70 non contestées en leur teneur par l'intimée : 25,5 % en moyenne pendant la période couverte par l'entente à raison de 12 % en 2012 et de 38 % jusqu'en juillet 2013, puis 56 % postérieurement à la cessation de ses effets). Sa perte de marge, calculée de la même manière que celle de la SAS [F], est de 206 403,06 euros (149 448,60 euros pour 2011/2012 et 56 954,46 euros pour 2013 : ses pièces 51 à 53, à leur tour non contestée en leur teneur par la SAS L'Etablissement Lorillard). Après application du différentiel de taux de transformation, son gain manqué atteint 62 952,93 euros.

En conséquence, le jugement entrepris sera infirmé en ce qu'il a rejeté la demande de la SARL AVGR au titre de son gain manqué né du respect des prix imposés par la SAS L'Etablissement Lorillard et celle-ci sera condamnée à payer à la SARL AVGR la somme de 62 952,93 euros à titre d'indemnisation.

Sur le préjudice de monsieur [L] [F],

S'il est exact que monsieur [L] [F] peut solliciter la réparation du préjudice personnel et direct causé par l'entente en qualité de tiers au contrat, encore faut-il qu'il en démontre le principe et la mesure.

Or, ce dernier, qui chiffre sans la moindre explication ou justification, y compris de la réalité de son activité, sa rémunération perdue à 3 000 euros par mois et par société, ne démontre pas en quoi le gain manqué subi par les sociétés qu'il gère est à l'origine de l'impossibilité de se rémunérer et ne prouve pas qu'il aurait pu l'être, en tout ou partie, une fois réintégré par construction dans les bénéfices de ces dernières le quantum alloué à titre d'indemnisation.

En conséquence, faute pour lui d'établir la réalité du préjudice qu'il allègue, le jugement entrepris sera confirmé, par substitution de motifs, en ce qu'il a rejeté sa demande.

3°) Sur les demandes accessoires

Le jugement entrepris sera confirmé en ses dispositions sur les frais irrépétibles et les dépens.

Succombant à l'appel, la SAS L'Etablissement Lorillard, dont la demande au titre des frais irrépétibles sera rejetée, sera condamnée à payer à la SAS [F] et à la SARL AVGR la somme de 10 000 euros chacune au regard des frais qu'elles justifient intégralement (leurs pièces 32 et 71) mais qui n'étaient que partiellement utiles au regard du rejet définitif de l'essentiel de leurs demandes en première instance, ainsi qu'à supporter les entiers dépens d'appel qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du code de procédure civile.

Si monsieur [L] [F] succombe en ses prétentions, constat qui commande le rejet de sa demande au titre des frais irrépétibles, l'instance demeurait nécessaire pour les sociétés qu'il gère. Aussi, l'équité commande de rejeter la demande de la SAS L'Etablissement Lorillard à son encontre sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant par arrêt contradictoire mis à la disposition des parties au greffe,

Déclare irrecevables les conclusions notifiées par la SAS L'Etablissement Lorillard le 7 juin 2023 et dit que cette dernière est réputée s'en tenir aux moyens et prétentions développés dans ses écritures notifiées le 5 mars 2021 avant l'arrêt cassé du 9 juin 2021 ainsi qu'aux pièces régulièrement communiquées avec ces dernières ;

CONFIRME, dans les limites de sa saisine sur renvoi après cassation, le jugement entrepris, sauf en ce qu'il a rejeté les demandes de la SAS [F] et de la SARL AVGR tendant à l'indemnisation de leur gain manqué résultant de l'application des tarifs imposés par la SAS L'Etablissement Lorillard ;

Statuant à nouveau,

Condamne la SAS L'Etablissement Lorillard à payer à :

- la SAS [F], la somme de 64 021,58 euros en réparation de son préjudice ;

- la SARL AVGR, la somme de 62 952,93 euros en réparation de son préjudice ;

Y ajoutant,

Rejette les demandes de la SAS L'Etablissement Lorillard et de monsieur [L] [F] au titre des frais irrépétibles ;

Condamne la SAS L'Etablissement Lorillard à payer à la SAS [F] et à la SARL AVGR la somme de 10 000 euros chacune en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamne la SAS L'Etablissement Lorillard à supporter les entiers dépens d'appel qui seront recouvrés directement par la SCP Grappotte Benetreau en application de l'article 699 du code de procédure civile.