CA Paris, Pôle 5 ch. 1, 29 septembre 2010, n° 08/21249
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
C & A France (Sté)
Défendeur :
Société O'KISS (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Pimoulle
Conseillers :
Mme Chokron, Mme Gaber
Avoués :
Scp Grappotte Benetreau Jumel, Me Huyghe
Avocats :
Me Renaud, Me Cuvier
Vu l'appel relevé par la société en commandite simple C & A France du jugement du tribunal de commerce de Paris (15ème chambre, n° de RG : 2006054635), rendu le 22 mai 2008 ;
Vu les dernières conclusions de l'appelante (8 juin 2010) ;
Vu les dernières conclusions (20 mai 2010) de la s.a. o'kiss, intimée et incidemment appelante ;
Vu l'ordonnance de clôture prononcée le 15 juin 2010 ;
SUR QUOI,
Considérant que la société o'kiss, ayant découvert que des jupes reproduisant, selon elle, son modèle référencé « Gobelin » sur lequel elle revendique des droits d'auteur, étaient mises en vente dans les magasins C & A, a fait effectuer, le 16 décembre 2005, un constat d'achat dans le magasin de cette enseigne situé [...] 1er arrondissement puis, après une saisie-contrefaçon effectuée le 27 juin 2006, a assigné la société C & A France sur les fondements de la contrefaçon et de la concurrence déloyale ;
que le tribunal, par le jugement dont appel, ayant :
- dit que la société o'kiss, pour avoir exploité le modèle en cause, bénéficiait de la présomption de titularité des droits d'auteur sur celui-ci,
- retenu que la combinaison des caractéristiques de la jupe « Gobelin » était nouvelle et originale, portait la marque personnelle de son auteur et révélait un effort de création,
- constaté la reproduction à l'identique, par les jupes incriminées, de la combinaison des caractéristiques de la « Gobelin »,
- écarté le moyen de défense tiré par la société défenderesse de sa prétendue bonne foi,
a dit que la société C & A France avait commis des actes de contrefaçon, rejeté, en l'absence de faits distincts, les demandes fondées sur la concurrence déloyale et les agissements parasitaires et condamné cette société à payer des dommages-intérêts à la société o'kiss, sans retenir la demande d'expertise présentée par cette dernière, a prononcé une interdiction sous astreinte et ordonné la publication du jugement ;
Considérant que, devant la cour, la société C & A France oppose à la société o'kiss un nouveau moyen d'irrecevabilité tiré de l'absence de mise en cause du coauteur de la jupe, regardée comme œuvre de collaboration au sens de l'article L. 113-2 du code de la propriété intellectuelle, reprend ses moyens de contestation de la titularité des droits revendiqués et de l'originalité du modèle « Gobelin », conclut en définitive au rejet de toutes les prétentions de l'intimée et subsidiairement à l'absence de justification du préjudice invoqué ;
Que la société o'kiss conclut à la confirmation du jugement sauf sur le montant des dommages-intérêts alloués, qu'elle veut voir porter à 200.000 euros, et sur le rejet de sa demande fondée sur la concurrence déloyale ;
1. Sur la recevabilité à agir de la société o'kiss :
1.1. Sur l'absence de mise en cause des co-auteurs d'une œuvre de collaboration :
Considérant que l'article L.113-3 du code de la propriété intellectuelle dispose que « l'œuvre de collaboration est la propriété commune des coauteurs » et que « les coauteurs doivent exercer leurs droits d'un commun accord » ; qu'il en résulte que le créateur d'une œuvre de collaboration qui agit pour la défense de ses droits patrimoniaux est tenu, à peine d'irrecevabilité, de mettre en cause les autres coauteurs ;
Considérant que la société C & A France, s'emparant d'un protocole d'accord conclu le 30 novembre 2005 entre les sociétés o'kiss et promod, d'où il ressort que ces deux sociétés « considèrent qu'elles ont chacune contribué à parts égales à la création des formes caractérisant les modèles de jupe 'Pa gitani'et 'Gobelin' sans que chaque partie puisse prétendre à un monopole exclusif sur ceux-ci », fait valoir que la société o'kiss est irrecevable faute d'avoir appelé en cause la société promod ;
Mais considérant, selon l'article L.113-2 du code de la propriété intellectuelle, qu'est « dite de collaboration l'œuvre à la création de laquelle ont concouru plusieurs personnes physiques » ;
Que les sociétés promod et o'kiss, qui se sont accordées (article 1 du protocole) pour renoncer à toute instance à propos de l'exploitation des droits patrimoniaux d'auteur se rapportant aux deux modèles cités, ne peuvent être assimilées à des personnes physiques ayant travaillé en commun en se concertant tout au long du processus intellectuel de création du modèle en cause ; que le cadre conflictuel dans lequel est né cet accord, loin de corroborer la thèse de l'appelante sur une communauté d'intérêts indivisibles issue d'une création commune, démontre, tout au contraire, que deux modèles se ressemblant ont été créés séparément au sein de chacune des sociétés promod et o'kiss, situation susceptible d'engendrer des litiges que les parties à l'accord transactionnel ont précisément eu pour dessein de prévenir ; que tel est d'ailleurs le sens de la lettre de la responsable juridique de la société promod, du 18 mai 2010, (pièce 38 de la société o'kiss) qui explique que les deux modèles « Pa gitani » et « Gobelins » ont été créés concomitamment mais de manière séparée au sein de chacune des sociétés et qu'« il n'y a donc eu aucune concertation ni collaboration préalable entre les sociétés promod et O'kiss lors de la création et la mise au point » de ces modèles ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que la fin de non-recevoir tirée par l'appelante de l'absence de mise en cause de la société promod doit être rejetée ;
1.2. Sur la titularité des droits revendiqués :
Considérant que la société o'kiss verse au débat une fiche technique (pièce 2) se rapportant au modèle « Gobelin » sur laquelle figure le dessin d'une jupe présentant les caractéristiques revendiquées et portant la mention « patronage : hiver 2002.2003 », une attestation de Mme Dupuis (pièce 3) dont il est justifié qu'elle a été embauchée le 17 janvier 2000 en qualité de styliste (pièces 4 et 5), qui explique avoir créé en mai 2002 « une robe sans manche en satin, volant en résille, 4 quilles en pointes smockées », et avoir, à partir de cette robe, mis au point début septembre 2002, une jupe avec les mêmes caractéristiques conforme au dessin de la jupe « Gobelin » ;
Qu'il est encore produit une attestation de Mm Jonckel (pièce 6), chef de marché chez kiabi, qui déclare se souvenir parfaitement de l'exposition du modèle vendu sous la dénomination de « jupe Gobelin », qu'elle qualifie d' « assez original », sur le salon Intersélection Paris Nord Villepinte de novembre 2002 ; que les circonstances de temps et de lieu de l'exposition du modèle « Gobelin » sont encore confirmées par l'attestation de Mme Durin, acheteuse de la société textilot (pièce 7) ;
Considérant, au vu de l'ensemble de ces pièces, que la société C & A France conteste vainement la création par Mme Dupuis de la jupe « Gobelin » en septembre 2002 et sa commercialisation par la société o'kiss en novembre 2002 ;
1.3. Sur l'originalité :
Considérant que la société o'kiss revendique la protection de son modèle de « jupe Gobelin » par le droit d'auteur en application des articles L 111-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle, du fait de la combinaison des éléments suivants :
'' une doublure volantée dont le volant est visible en bas de la jupe au-delà du jupon supérieur,
'' un jupon supérieur comportant 4 quilles surmontées d'un effet de fronce obtenu sur l'envers par la couture d'un élastique resserré, avec une fermeture éclair au dos ;
Considérant que cette combinaison d'éléments qui, pris séparément, appartiennent au fonds commun de l'univers de la jupe 'gitane', dès lors que l'appréciation de la cour doit s'effectuer de manière globale, en fonction de l'aspect d'ensemble produit par l'agencement des différents éléments et non par l'examen de chacun d'eux pris individuellement, contribue à conférer à la jupe « Gobelin » une physionomie propre qui la distingue des autres modèles du même genre, comme le montre la comparaison du modèle revendiqué avec les autres modèles de jupes avec quilles ou volants versés au débat par la société o'kiss ;
Que la société C & A France, qui ignore si les modèles quasiment identiques qu'elle produit au débat ont été créés ou commercialisés avant ou après la jupe revendiquée par la société o'kiss, n'est pas fondée à contester l'originalité de celle-ci en se référant à celles-là ; que la combinaison de caractéristiques ainsi revendiquée par la société o'kiss pour la jupe « Gobelin » traduit un parti-pris esthétique empreint de la personnalité de son auteur, ouvrant droit à la protection instituée au titre du droit d'auteur, ainsi que l'a exactement jugé le tribunal ;
2. Sur la contrefaçon :
Considérant que la société C & A France s'abstient de critiquer le jugement en ce qu'il a retenu de l'examen des modèles litigieux, « en dépit de la différence des matières, une ressemblance manifeste entre les modèles de jupes en cause du fait de la reprise à l'identique par les deux jupes incriminées de la combinaison des caractéristiques de la jupe « Gobelin » ;
Que l'examen auquel s'est livrée la cour conduit à la confirmation du jugement sur ce point, le tribunal ayant exactement apprécié la matérialité des actes de contrefaçon alléguée sur la base du constat d'achat du 16 décembre 2005 et de la saisie-contrefaçon du 27 juin 2006 ;
3. Sur le préjudice :
Considérant, aux termes de l'article L.331-1-3 du code de la propriété intellectuelle, que, « pour fixer les dommages et intérêts, la juridiction prend en considération les conséquences économiques négatives, dont le manque à gagner, subies par la partie lésée, les bénéfices réalisés par l'auteur de l'atteinte aux droits et le préjudice moral causé au titulaire de ces droits du fait de l'atteinte » ;
Considérant, en l'espèce, que le manque à gagner est constitué par le profit dont la société o'kiss a été privée par le fait que la société C & A France n'a pas acquis régulièrement auprès d'elle les jupes « Gobelin » dont elle a vendu les contrefaçons ; que l'appréciation de cet élément de préjudice suppose connu le nombre de jupes contrefaisantes vendues par la société C & A France ;
Considérant que, interrogée à ce sujet par l'huissier instrumentaire à l'occasion de la saisie-contrefaçon effectuée le 27 juin 2006, la représentante de la société C & A France s'est bornée à répondre que la comptabilité était tenue en Allemagne par la société C & A Buying (pièce o'kiss n° 14) ;
Considérant qu'une telle réponse, incompatible avec l'obligation de tenir une comptabilité mise à la charge des sociétés commerciales notamment par l'article 132-12 du code de commerce, ne peut s'expliquer que par une volonté de dissimulation ;
Considérant que la société C & A France a néanmoins fait parvenir à l'huissier, qui les a reçues le 3 juillet 2006 (pièce o'kiss n° 15), trois factures des 8, 9 et 17 novembre 2005 portant respectivement sur 456, 734 et 45 jupes ;
Que le gérant de la société C & A France, dans une attestation établie le 31 mai 2007, certifie que ces trois factures font partie d'une commande totale de 1.235 pièces ;
Que, par une attestation du 19 juin 2007, la société Ernst & Young, commissaire aux comptes de la société C & A France, certifie, après examen des trois factures, que l'addition ainsi effectuée par le gérant de la société C & A France ne comporte pas d'erreur ; qu'il est surprenant qu'un commissaire aux comptes de la réputation de la société Ernst & Young se soit abandonnée à établir une attestation aussi pusillanime ;
Considérant, en toute hypothèse, que cet ensemble de factures et attestations n'est pas de nature à établir que la masse contrefaisante se limiterait aux 1.235 jupes ainsi déclarées ; que ces pièces ne font au contraire que renforcer l'impression d'une volonté de dissimuler l'étendue réelle de la contrefaçon ; que le tribunal, sur ce point, n'a pas fait une juste appréciation des circonstances de la cause en retenant qu'il n'y avait pas de raison de penser que « la société C & A France n'a pas sincèrement communiqué tous les éléments en sa possession concernant les articles litigieux, leur origine et leur nombre » ;
Considérant que force est dès lors d'examiner la pertinence de l'évaluation de son préjudice suggérée par la société o'kiss ;
Que cette dernière verse au débat les éléments d'information publiés sur internet par la société C & A France dans une page intitulée « C & A Printemps été 2008 ... Faits et chiffres » faisant état de 108 magasins en France ; que les données prises en compte par la société o'kiss pour évaluer, par projection du nombre de modèles, de taille et de points de vente, la masse contrefaisante à 7.500 jupes est cohérente et d'ailleurs non sérieusement discutée par la société C & A France ;
Considérant que la société C & A France est mal venue à insinuer que la société o'kiss aurait elle-même contribué à la réalisation de son préjudice en ne l'ayant pas assignée avec une diligence suffisante alors qu'elle connaissait l'existence des actes de contrefaçon en cause depuis le constat d'achat auquel elle avait fait procéder le 16 décembre 2005 ;
Considérant qu'il en résulte, par adoption des motifs du jugement quant à l'évaluation du préjudice pour une jupe contrefaisante, que la demande de dommages-intérêts à hauteur de 200.000 euros présentée par la société o'kiss en réparation du dommage causé par la totalité de la contrefaçon de son modèle de jupe « Gobelin » doit être accueillie pour le montant sollicité ;
4. Sur la concurrence déloyale :
Considérant que la société o'kiss expose que son modèle « Gobelin » a connu un grand succès dont la société C & A France a tiré elle-même profit sans avoir eu à exposer les frais correspondant, ce qui caractérise un comportement parasite, et en présentant la jupe contrefaisante sous deux marques, « Yessica » et « Sixth sense », créant ainsi un effet de gamme ;
Mais considérant que le tribunal a retenu à juste titre que la société o'kiss n'apportait pas la démonstration, à la charge de la société C & A France, de faits distincts des actes de contrefaçon qu'elle lui reproche ; qu'elle ne prouve pas davantage l'existence d'un préjudice différent de celui créé par la commercialisation des jupes contrefaisantes que l'action en contrefaçon a précisément pour objet de réparer ;
Considérant que le jugement entrepris sera en conséquence confirmé en ce qu'il a débouté la société o'kiss de ses demandes fondées sur la concurrence déloyale et le parasitisme ;
5. Sur les autres demandes :
Considérant que la société o'kiss a intérêt à faire connaître que la contrefaçon des modèles de sa création expose leurs auteurs à des actions en réparation du préjudice qui pourra lui être causé par de telles atteintes à ses droits de propriété intellectuelle ; que la mesure de publication du jugement telle qu'ordonnée par le tribunal doit être confirmée, sauf à la compléter par la mention du dispositif du présent arrêt ;
Que la mesure d'interdiction sous astreinte prononcée par le tribunal est justifiée et n'est d'ailleurs pas spécialement critiquée par l'appelante ;
Considérant, en définitive, que le jugement entrepris sera confirmé en toutes ses dispositions sauf sur le montant des dommages-intérêts alloués à la société o'kiss ;
PAR CES MOTIFS :
CONFIRME le jugement entrepris en toutes ses dispositions sauf sur le montant des dommages-intérêts,
Le RÉFORMANT et STATUANT à nouveau de ce seul chef,
CONDAMNE la société C & A France à payer à la société o'kiss 200.000 euros de dommages-intérêts,
CONDAMNE la société C & A France aux dépens d'appel qui pourront être recouvrés conformément à l'article 699 du code de procédure civile et à payer à 10.000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile.