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Décisions

Cass. ass. plén., 23 janvier 2004, n° 03-13.617

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Canivet

Rapporteur :

Mme Favre

Avocat général :

M. de Gouttes

Avocats :

Me Le Prado, Me Blondel

Versailles, du 6 févr. 2003

6 février 2003

Sur le moyen unique, pris en ses quatre branches :

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Versailles, 6 février 2003), que par acte du 11 janvier 1991, la SCI Le Bas Noyer a donné à bail à la société Castorama des locaux à usage commercial, pour une durée de douze années moyennant un loyer annuel de 6 424 663 francs, porté par le jeu des indexations, à 7 255 613 francs au 1er juillet 2000 ; que la société Castorama, lors d'une révision triennale, a saisi le juge des loyers afin de voir fixer le loyer à la valeur locative ; qu'en cours d'instance, est intervenue la loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001 qui a modifié les articles L. 145-33 et L. 145-38, alinéa 3, du Code de commerce ; que la société Castorama a soutenu que, conformément à l'interprétation jurisprudentielle antérieure à cette loi, sa demande de révision était recevable, même en l'absence d'une modification matérielle des facteurs locaux de commercialité ayant entraîné par elle-même une variation de plus de 10 % de la valeur locative, dès lors que le loyer était supérieur à cette valeur ;

Attendu que la SCI Le Bas Noyer fait grief à l'arrêt d'avoir décidé que la loi du 11 décembre 2001 n'était pas applicable par le motif que, bien que la loi soit interprétative, son application immédiate heurterait le principe d'équité sans que des motifs impérieux d'intérêt général le justifie, d'avoir fait application des articles L. 145-33 et L. 145-38, alinéa 3, du Code de commerce dans leur rédaction antérieure à cette loi, et jugé que le loyer révisé ne pouvait excéder la valeur locative, alors, selon le moyen :

1° que l'édiction d'une loi interprétative, qui se borne à reconnaître, sans rien innover, un droit préexistant qu'une définition a rendu susceptible de controverses, ne saurait constituer une ingérence du législateur dans l'administration de la Justice contraire au principe de prééminence du droit et à la notion de procès équitable ; que la sécurité juridique ne peut en effet fonder un droit acquis à une jurisprudence figée ni à l'interprétation figée d'une loi ; que la cour d'appel a pourtant écarté l'application de la disposition interprétative issue de l'article 26 de la loi n° 2001-1168 en date du 11 décembre 2001, qui, selon elle, heurterait le principe d'équité indispensable au bon déroulement des procès, créerait une discrimination entre les plaideurs, priverait, en dehors de tout revirement, un des plaideurs d'une victoire qui ne faisait aucun doute, et mettrait à mal le principe de sécurité juridique ; que la cour d'appel a ainsi violé l'article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ensemble l'article 2 du Code civil, par fausse application, et l'article L. 145-38, alinéa 3, du Code de commerce, dans sa rédaction issue de l'article 26 de la loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001, texte interprétatif, par refus d'application ;

2° que, si le législateur peut adopter, en matière civile, des dispositions rétroactives, le principe de prééminence du droit et la notion de procès équitable, consacrés par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, s'opposent, sauf pour d'impérieux motifs d'intérêt général, à l'ingérence du pouvoir législatif dans l'administration de la Justice afin d'influer sur le dénouement judiciaire des litiges, dans lequel l'Etat est partie ; qu'en décidant, pour statuer sur l'application des dispositions interprétatives issues de l'article 26 de la loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001, que la restriction apportée par la Cour européenne à l'ingérence du pouvoir législatif dans l'administration de la Justice n'est pas limitée aux cas où l'Etat ou toute autre personne de droit public serait partie au litige, mais a vocation à s'appliquer à l'ensemble des procédures, la cour d'appel a violé l'article 6.1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ensemble l'article 2 du Code civil, par fausse application, et l'article L. 145-38, alinéa 3, du Code de commerce, dans sa rédaction issue de l'article 26 de la loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001, texte interprétatif, par refus d'application ;

3° qu'obéit à d'impérieux motifs d'intérêt général l'intervention du législateur destinée, par l'adoption de l'article 26 de la loi n° 2001-1168 en date du 11 décembre 2001, à mettre fin à une controverse juridique de nature à nuire à la sécurité juridique des baux commerciaux et à perturber gravement le marché immobilier ; que, pour refuser d'appliquer les dispositions interprétatives issues de l'article 26 de la loi n° 2001-1168 en date du 11 décembre 2001, la cour d'appel a pourtant considéré que l'atteinte portée par la loi au principe d'équité indispensable au bon déroulement des procès n'était pas justifiée par des motifs impérieux d'intérêt général, la loi du 11 décembre 2001, votée à l'instigation des bailleurs et n'ayant d'autre objet que de mettre fin à une jurisprudence qui leur déplaisait, ne répondant à aucun motif d'intérêt général ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel a violé l'article 6.1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ensemble l'article 2 du Code civil, par fausse application, et l'article L. 154-38, alinéa 3, du Code de commerce, dans sa rédaction issue de l'article 26 de la loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001, texte interprétatif, par refus d'application ;

4° que, si le législateur peut adopter, en matière civile, des dispositions rétroactives, le principe de prééminence du droit et la notion de procès équitable, consacrés par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, s'opposent, sauf pour d'impérieux motifs d'intérêt général, à l'ingérence du pouvoir législatif dans l'administration de la Justice afin d'influer sur le dénouement judiciaire des litiges ; que, pour refuser d'appliquer des dispositions interprétatives issues de l'article 26 de la loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001, la cour d'appel a considéré que l'atteinte portée par la loi au principe d'équité indispensable au bon déroulement des procès n'était pas justifiée par des motifs impérieux d'intérêt général, la loi du 11 décembre 2001, votée à l'instigation des bailleurs et n'ayant d'autre objet que de mettre fin à une jurisprudence qui leur déplaisait, ne répondant à aucun motif d'intérêt général ; qu'en statuant ainsi, par des motifs impropres à caractériser l'absence d'impérieux motifs d'intérêt général, la cour d'appel a à tout le moins privé sa décision de base légale au regard de l'article 6.1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ensemble l'article 2 du Code civil ;

Mais attendu que si le législateur peut adopter, en matière civile, des dispositions rétroactives, le principe de prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, s'opposent, sauf pour d'impérieux motifs d'intérêt général, à l'ingérence du pouvoir législatif dans l'administration de la Justice afin d'influer sur le dénouement judiciaire des litiges ; que cette règle générale s'applique quelle que soit la qualification formelle donnée à la loi et même lorsque l'Etat n'est pas partie au procès ;

Attendu qu'il ne résulte ni des termes de la loi ni des travaux parlementaires que le législateur ait entendu répondre à un impérieux motif d'intérêt général pour corriger l'interprétation juridictionnelle de l'article L. 145-38 du Code de commerce et donner à cette loi nouvelle une portée rétroactive dans le but d'influer sur le dénouement des litiges en cours ; que dès lors, la cour d'appel, peu important qu'elle ait qualifié la loi nouvelle d'interprétative, a décidé à bon droit d'en écarter l'application ; que par ces motifs substitués à ceux de la décision attaquée, l'arrêt se trouve justifié ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi.