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Décisions

Cass. com., 20 décembre 2023, n° 22-17.296

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

PARTIES

Demandeur :

Rapporteur général de l'Autorité de la concurrence

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Darbois

Rapporteur :

Mme Michel-Amsellem

Avocat général :

Mme Texier

Avocats :

SCP Duhamel, SCP Célice, Texidor, Périer, SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois et Sebagh

Paris, pôle 5 ch. 15, du 25 mai 2022

25 mai 2022

Intervention volontaire accessoire

1. Il est donné acte à la société [6] de son intervention volontaire accessoire.

Faits et procédure

2. Selon l'ordonnance attaquée (Paris, 25 mai 2022), la société [6], concurrente de la société [13] dans le secteur de [...], a saisi l'Autorité de la concurrence (l'Autorité) de pratiques qu'elle estimait contraires aux articles 101§1 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) et L. 420-1 du code de commerce, liées à une opération conclue, en 2005, entre la société [13] et la société [17], conduisant la première à acquérir, auprès de la seconde, une participation minoritaire au capital social de la société [16], spécialisée dans [...].

3. Lors de l'instruction de cette saisine, des pièces ont été remises aux services de l'Autorité par les sociétés [17] et [13], cette dernière ayant sollicité et obtenu le bénéfice de la protection réservée au secret des affaires, en application des articles L. 463-4 et R. 463-13 à R. 463-15 du code de commerce.

4. Le rapporteur chargé de l'instruction lui ayant fait part de son intention de rendre accessible à l'ensemble des parties la version confidentielle de certains des éléments protégés, la société [13] s'y est opposée.

5. Par décisions [...] (les décisions de déclassement), notifiées le 8 avril 2022, le rapporteur général a, à la demande du rapporteur précité, ordonné le retrait total ou partiel de la protection accordée à certains des éléments versés au dossier d'instruction.

6. Le 12 avril 2022, une notification des griefs et ses annexes, comportant des éléments concernés par les décisions de déclassement, ont été adressées à la société [13], à différentes sociétés du groupe [13] (les sociétés du groupe [13]), à plusieurs sociétés du groupe [17], ainsi qu'à la société [6].

7. Le 19 avril 2022, les sociétés du groupe [13] ont formé plusieurs recours en annulation contre certains articles des décisions de déclassement, qui ont été joints.

Examen des moyens

Sur les premier et deuxième moyens

Enoncé des moyens

8. Par le premier moyen, le rapporteur général de l'Autorité fait grief à l'ordonnance d'annuler les articles 2, 3, 5 et 6 de la décision [...], l'article 2 de la décision [...], l'article 1er de la décision [...] et l'article 2 de la décision [...] et de condamner l'Autorité de la concurrence à verser in solidum aux sociétés du groupe [13] la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens, alors :

« 1°/ que lorsque le rapporteur considère qu'une ou plusieurs pièces dans leur version confidentielle sont nécessaires à l'exercice des droits de la défense d'une ou plusieurs parties ou que celles-ci doivent en prendre connaissance pour les besoins du débat devant l'Autorité, il peut en décider le déclassement, après en avoir informé la société qui a fait la demande de protection du secret des affaires contenu dans ces pièces et avoir recueilli ses observations ; que le contrôle exercé par le premier président de la cour d'appel de Paris sur une décision de déclassement s'exerce en principe ex ante, c'est-à-dire avant que l'Autorité notifie les griefs et rende ainsi accessibles les informations déclassifiées ; que le recours contre la décision de déclassement n'est cependant pas suspensif, de sorte que la notification des griefs peut intervenir avant ce recours ou, si celui-ci a été formé, avant qu'une décision irrévocable soit rendue ; que, dans ce cas, le recours devient sans objet, puisque les informations déclassifiées ont été notifiées ; que le contrôle de légalité de la décision de déclassement est alors, le cas échéant, effectué ex post, après la notification des griefs, dans le cadre d'un recours en responsabilité contre l'Etat ; qu'en accueillant le moyen selon lequel les décisions du rapporteur général de l'Autorité ont autorisé la transmission illicite de secrets d'affaires des sociétés [13] à la société [6], au motif qu' "il résulte de la procédure que seulement quelques jours après la notification des décisions, l'Autorité, avec beaucoup de célérité, a fait parvenir aux parties, dont [6], une notification des griefs et ses annexes comprenant des éléments confidentiels visés par les décisions, sans même attendre la fin du délai de recours (...), privant ainsi les requérantes de la possibilité, dans le cadre d'un débat contradictoire, de contester les décisions [de déclassement]", tandis que le rapporteur général pouvait notifier les griefs avant l'expiration du délai de recours contre les décisions de déclassement, sans priver les sociétés [13] de la possibilité d'en contester la légalité ex post, le premier président a violé, par fausse application, l'article R. 463-15 du code de commerce ;

2°/ que les éléments portant sur les ventes, parts de marché, offres ou données similaires de plus de cinq ans au moment où il est statué sur la demande de protection au titre du secret des affaires sont réputés ne pas mettre en jeu le secret des affaires sauf si, dans des cas exceptionnels, le rapporteur général en décide autrement ; qu'en se bornant à juger que les sociétés [13] avaient été privées "de la possibilité, dans le cadre d'un débat contradictoire, de contester les décisions [de déclassement]", sans rechercher si certaines des cotes rendues communicables aux parties à la procédure dataient de plus de cinq ans et étaient donc réputées ne pas mettre en jeu le secret des affaires des sociétés [13], ainsi que l'Autorité l'avait relevé, le premier président a privé sa décision de base légale au regard de l'article R. 463-14 du code de commerce. »

9. Par le deuxième moyen, le rapporteur général de l'Autorité fait le même grief à l'ordonnance, alors « que lorsque le rapporteur considère qu'une ou plusieurs pièces dans leur version confidentielle sont nécessaires à l'exercice des droits de la défense d'une ou plusieurs parties ou que celles-ci doivent en prendre connaissance pour les besoins du débat devant l'Autorité, il peut en décider le déclassement, après en avoir informé la société qui a fait la demande de protection du secret des affaires contenu dans ces pièces et avoir recueilli ses observations ; que si le rapporteur général a l'obligation de motiver sa décision de déclassement, il n'est pas exigé qu'il précise, pour chaque cote déclassée et de manière circonstanciée, dans quelle mesure celle-ci est nécessaire à l'exercice des droits de la défense d'une ou plusieurs parties ou pour les besoins du débat devant l'Autorité, ce qui aurait pour effet d'anticiper le débat sur le fond et de permettre aux parties mises en cause de contester d'ores et déjà les griefs qui leur seront ultérieurement notifiés ; qu'en estimant en l'espèce que la motivation des décisions de déclassement prises par le rapporteur général de l'Autorité était insuffisante, aux motifs qu'il s'agissait d' "une motivation stéréotypée qui se borne à reprendre les termes de l'article R. 463-15 du code de commerce sans donner d'explication circonstanciée sur la nécessité de rendre accessibles à l'ensemble des parties les (nouvelles) versions confidentielles contre l'avis des sociétés [13] et [16]", tandis que l'explication suivant laquelle "ces éléments sont susceptibles d'être utilisés dans l'analyse du caractère anticoncurrentiel d'une pratique" constituait une motivation suffisante, puisqu'indiquant que ces éléments ne pouvaient rester occultés dès lors qu'ils étaient de nature à constituer la base légale de la notification des griefs à venir, le premier président, qui a mis à la charge du rapporteur général une obligation excessive de motivation, a violé, par fausse application, l'article R. 423-15 du code de commerce. »

Réponse de la Cour

10. L'ordonnance retient qu'il résulte de l'article R. 463-15 du code de commerce qu'une décision de déclassement peut être prise « lorsque le rapporteur considère qu'une ou plusieurs pièces dans leur version confidentielle sont nécessaires à l'exercice des droits de la défense d'une ou plusieurs parties ou que celles-ci doivent en prendre connaissance pour les besoins du débat devant l'Autorité » et déduit que ces cas de figure doivent être explicités dans la décision rendue par le rapporteur général qui doit justifier en quoi la version confidentielle est nécessaire pour les droits de la défense ou les besoins du débat. Elle relève qu'en l'espèce, pour chacune des décisions, le rapporteur général rappelle le déroulement de la procédure et les textes applicables et utilise une motivation stéréotypée qui se borne à reprendre les termes du texte précité, sans donner d'explication circonstanciée sur la nécessité de rendre accessibles à l'ensemble des parties les nouvelles versions confidentielles contre l'avis de la société [13] et du groupe [16].

11. En l'état de ces énonciations, constatations et appréciations, et abstraction faite des motifs erronés mais surabondants critiqués par le premier moyen, c'est à bon droit que le délégué du premier président a retenu que la seule mention récurrente, dans les décisions critiquées, de ce que les éléments, dont les sociétés du groupe [13] revendiquaient la protection, étaient susceptibles d'être utilisés dans l'analyse du caractère anticoncurrentiel d'une pratique, ne répondait pas aux exigences de motivation des décisions en cause, ce dont elle a déduit que ces décisions devaient être annulées.

12. Les moyens, pour partie inopérants, ne sont pas fondés pour le surplus.

Et sur le troisième moyen

Exposé du moyen

13. Le rapporteur général de l'Autorité fait le même grief à l'ordonnance, alors :

« 1°/ que le recours contre les décisions prises par le rapporteur général de l'Autorité de la concurrence refusant la protection au titre du secret des affaires ou levant la protection accordée est un recours en réformation ou en annulation qui a un effet dévolutif, ce dont il résulte que le premier président doit, lorsqu'il annule une décision de déclassement, apprécier lui-même, en fait et en droit, s'il y a lieu de déclasser les pièces litigieuses ; qu'en l'espèce, le rapporteur général de l'Autorité soutenait que les cotes déclassées contenaient des informations nécessaires aux fins de qualifier les pratiques anticoncurrentielles reprochées aux sociétés [13] et pour les débats contradictoires lors de la phase d'instruction, s'agissant d'éléments au coeœur de la qualification d'entente dénoncée par la saisissante et, de surcroît, retenue ultérieurement dans la notification des griefs ; qu'en s'abstenant d'apprécier la nécessité des déclassements réalisés par le rapporteur général, qui pouvait justifier, pour les raisons ci-dessus, une atteinte proportionnée au secret des affaires des sociétés mises en cause, le premier président, qui a méconnu l'effet dévolutif du recours dont il était saisi, a violé les articles 562 du code de procédure civile et R. 463-15 du code de commerce ;

2°/ que l'instruction d'un dossier par les services de l'Autorité nécessite de mettre en balance, d'une part, le droit des entreprises mises en cause à la protection de leurs secrets d'affaires et, d'autre part, la nécessité de permettre un débat contradictoire sur l'analyse du caractère anticoncurrentiel des pratiques litigieuses ; qu'en l'espèce, le rapporteur général de l'Autorité soutenait que les cotes déclassées contenaient des informations nécessaires aux fins de qualifier les pratiques anticoncurrentielles reprochées aux sociétés [13] et pour la conduite des débats contradictoires lors de la phase d'instruction, s'agissant d'éléments au cœoeur de la qualification d'entente dénoncée par l'entreprise saisissante, au surplus retenue dans la notification des griefs, et que les déclassements étaient proportionnés et n'avaient pas porté une atteinte excessive à la protection des secrets d'affaires des sociétés [13] ; qu'en s'abstenant de répondre à ces conclusions, le premier président a violé l'article 455 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

14. Si le délégué du premier président, saisi d'un recours en annulation de décisions du rapporteur général de l'Autorité statuant sur la levée du secret des affaires, est en principe tenu, après avoir annulé ces décisions, de statuer en fait et en droit sur le déclassement des éléments en cause, il n'en est pas ainsi lorsqu'il ne dispose pas des moyens de le faire. Tel est le cas lorsque, comme en l'espèce, la motivation des décisions annulées étant insuffisante, seuls le rapporteur et le rapporteur général sont en mesure de connaître les motifs pour lesquels les éléments en cause étaient nécessaires pour les débats devant l'Autorité et opérer le contrôle de proportionnalité qu'implique la révélation d'éléments jusqu'alors protégés par le secret des affaires à toutes les parties à la procédure, y compris la partie saisissante.

15. Le moyen, pour partie inopérant, n'est donc pas fondé pour le surplus.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.