CA Dijon, ch. soc., 21 décembre 2023, n° 22/00330
DIJON
Arrêt
Infirmation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Mansion
Conseillers :
M. Uguen-Laithier, Mme Dijoux-Gonthier
Avocats :
Me Llamas, Me Lejeune, Me Gerbay
EXPOSÉ DU LITIGE :
M. [F] (le salarié) a été engagé le 6 décembre 2001 par contrat à durée indéterminée en qualité de pharmacien assurance qualité par une société, le contrat de travail ayant été transféré, par la suite, à la société Recipharm [H] devenue Astrea [H] (l'employeur).
Il occupait en dernier lieu les fonctions de pharmacien responsable qualité et conformité réglementaire.
Il a été licencié le 13 mars 2019 pour faute grave.
Estimant ce licenciement infondé, le salarié a saisi le conseil de prud'hommes qui, par jugement du 11 avril 2022, a rejeté toutes ses demandes.
Le salarié a interjeté appel le 9 mai 2022.
Il demande l'infirmation du jugement, l'annulation du licenciement ou, à tout le moins, en présence d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse, le paiement des sommes de :
- 4 778,42 euros de rappel de salaires pour la période de mise à pied du 15 février au 13 mars 2019,
- 477,84 euros de congés payés afférents,
- 17 628,78 euros d'indemnité de préavis,
- 1 762,88 euros de congés payés afférents,
- 48 058,15 euros d'indemnité conventionnelle de licenciement,
- 82 267,64 euros de dommages et intérêts pour licenciement nul ou sans cause réelle et sérieuse,
- 30 000 euros de dommages et intérêts pour préjudice moral distinct,
- 5 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,
- les intérêts au taux légal,
et réclame la délivrance d'un bulletin de salaire, d'un certificat de travail et de l'attestation destinée à Pôle emploi conformes à ses demandes.
L'employeur conclut à la confirmation du jugement et sollicite le paiement de 3 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Il sera renvoyé pour un plus ample exposé du litige aux conclusions des parties échangées par RPVA les 25 septembre et 16 octobre 2023.
MOTIFS :
Sur le licenciement :
1°) Le salarié indique que l'employeur l'avait déjà verbalement licencié en indiquant lors de l'entretien préalable que la décision était prise comme en atteste M. [S], lequel assistait le salarié lors de cet entretien qui précise que M. [V] a indiqué que la décision était prise à la suite d'une concertation avec MM. [W] et [X].
Mme [B], présente également lors de cet entretien, indique dans son attestation, que la décision prise ne concerne pas le licenciement mais la procédure de licenciement.
Les mails échangés entre M. [V] et les deux autres personnes visées sont postérieures à l'entretien du 5 mars 2019, et valent discussion sur la suite à donner après cet entretien.
Ces éléments, pris dans leur ensemble, contredisent les affirmations de M. [S] et ne permettent pas de retenir l'existence d'un licenciement verbal intervenu avant l'expédition de la lettre de licenciement.
2°) Le salarié invoque la nullité du licenciement en ce qu'il serait intervenu en violation de la protection accordée au lanceur d'alerte et en violation de la liberté d'expression.
Sur le premier point, l'article L. 1132-3-3 du code du travail dispose 'qu'aucune personne ayant témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d'un délit ou d'un crime dont elle a eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions ou ayant relaté de tels faits ne peut faire l'objet des mesures mentionnées à l'article L. 1121-2.
Les personnes mentionnées au premier alinéa du présent article bénéficient des protections prévues aux I et III de l'article 10-1 et aux articles 12 à 13-1 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique'.
La protection du lanceur d'alerte implique que celui qui s'en prévaut doit rapporter des faits susceptibles d'être constitutifs d'un délit ou d'un crime.
Il est jugé qu'un salarié ne peut être licencié pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d'un délit ou d'un crime dont il aurait eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions, sauf mauvaise foi, laquelle ne peut résulter que de la connaissance par le salarié de la fausseté des faits qu'il dénonce et non de la seule circonstance que les faits dénoncés ne sont pas établis.
En matière de santé publique, l'article L. 4133-1 du même code dispose que : 'Sans préjudice du droit de recourir, si les conditions en sont remplies, au dispositif de signalement ou de divulgation publique prévu au chapitre II du titre Ier de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, le travailleur alerte immédiatement l'employeur s'il estime, de bonne foi, que les produits ou procédés de fabrication utilisés ou mis en œuvre par l'établissement font peser un risque grave sur la santé publique ou l'environnement.
L'alerte est consignée par écrit dans des conditions déterminées par voie réglementaire.
L'employeur informe le travailleur qui lui a transmis l'alerte de la suite qu'il réserve à celle-ci'.
Ici, le salarié reprend la lettre de licenciement qui indique que : 'vous avez, en fin d'entretien, menacé la direction de perturber le climat social, et d'alerter l'ANSM sur un défaut de pharmacien responsable, cette dernière allégation, est fausse puisque deux pharmaciens responsables sont nommés depuis le 15 février 2019 et que l'organisation est en place. Ces menaces sont aggravantes et ne nous permettent pas de vous renouveler notre confiance'.
Il en déduit qu'il a été licencié pour avoir voulu alerter l'ANSM de l'absence de pharmacien responsable alors que l'article R. 5124-22 du code de la santé publique prévoit que : 'En cas d'absence ou d'empêchement des pharmaciens responsables ou délégués, leur remplacement ne peut excéder une année, sauf dans le cas d'obligations militaires. Dans ce cas, la durée du remplacement est prolongée jusqu'à la cessation de l'empêchement.
En cas de cessation définitive des fonctions du pharmacien responsable, il est procédé sans délai à la désignation d'un nouveau pharmacien responsable. '.
Il ajoute qu'il a entendu, de bonne foi, alerter l'employeur sur des faits susceptibles de constituer un délit au sens de l'article R. 5124-22 précité.
L'employeur répond qu'il a souhaité préciser ces éléments dans la lettre de licenciement mais que ce n'est pas un grief retenu à son encontre.
Cependant, la lettre de licenciement qualifie cette volonté d'alerte de menace aggravante qui constitue un obstacle au renouvellement de la confiance et donc vaut grief explicite.
Toutefois, le salarié n'apporte pas d'élément permettant de retenir que l'alerte porte sur des faits susceptibles d'être constitutifs d'un délit ou d'un crime, le manquement à l'article R. 5124-22 précité n'étant pas sanctionné pénalement.
En conséquence, la nullité ne peut être prononcée sur ce moyen.
Sur le second point, le salarié rappelle qu'il jouit, sauf abus, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d'expression et que l'employeur en lui reprochant de menacer de perturber le climat social et d'alerter l'ANSM a porté atteinte à sa liberté d'expression dont il n'avait pas abusé.
L'employeur répond également que ces menaces ne caractérisent pas un grief fondant le licenciement pour faute grave.
Il résulte de l'article L. 1121-1 du code du travail que, sauf abus, le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d'expression, à laquelle seules des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché peuvent être apportées.
Comme indiqué précédemment, les menaces sont bien reprochées au salarié et participent de la décision de ne pas poursuivre l'exécution du contrat de travail.
Elles sont en lien avec une liberté d'expression conçue de façon générale, sauf abus qui n'est pas établi en l'espèce faute d'injure, de diffamation ou de propos excessifs, dès lors qu'elles valent réponse aux griefs reprochés, ont été émises pendant l'entretien préalable en contestation des fautes reprochées et expriment la pensée du salarié qui pouvait exprimer une volonté de perturber le climat social.
Cette seule atteinte à la liberté d'expression non abusive du salarié entraîne la nullité du licenciement sans qu'il soit besoin d'examiner les autres griefs.
3°) Sur la base d'un salaire mensuel moyen de 5 876,26 euros, l'indemnité compensatrice de préavis s'élève à 17 628,78 euros et 1 762,88 euros de congés payés afférents.
La demande de rappel de salaire correspondant à la période de mise à pied sera accueillie pour le montant demandé.
L'indemnité de licenciement sera évaluée, selon les dispositions de la convention collective nationale des industries pharmaceutiques du 6 avril 1956, à la somme de 48 058,15 euros.
Au regard d'une ancienneté de 17 années entières et du barème prévu à l'article L. 1235-3 du code du travail dans une entreprise de plus de 11 salariés, le montant des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse sera fixé à 60 000 euros.
Ces sommes produiront intérêts au taux légal à compter de la convocation de l'employeur devant le bureau de conciliation pour les sommes de nature salariale et à compter du prononcé du présent arrêt pour les sommes de nature indemnitaire.
Sur les autres demandes :
1°) Le salarié demande des dommages et intérêts pour préjudice moral distinct.
Il reprend l'attestation de M. [S] qui indique que la lettre de convocation à l'entretien préalable a été remise au poste de garde.
L'attestation de M. [O] se réfère à ce qui s'est passé pour le salarié sans autre précision.
Mme [H] rappelle que le DG a refusé l'entrée du salarié sur site, le 15 février 2019, en bloquant son badge mais ne décrit aucun préjudice chez le salarié.
Ce dernier se reporte à l'attestation d'un psychiatre (pièce n°35) qui indique que l'épisode anxio-dépressif majeur subi par le salarié succède à un licenciement professionnel, ce qui vaut preuve, au moins partielle, du lien de causalité entre cet état et la cause professionnelle alléguée.
Le préjudice sera indemnisé par des dommages et intérêts évalués à 3 000 euros.
2°) L'employeur remettra au salarié, les documents demandés et précisés dans le dispositif subséquent.
3°) Vu l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande de l'employeur et le condamne à payer au salarié la somme de 1 500 euros.
L'employeur supportera les dépens de première instance et d'appel.
PAR CES MOTIFS :
La cour statuant publiquement, par décision contradictoire :
- Infirme le jugement du 11 avril 2022 sauf en ce qu'il dit que les faits fautifs reprochés ne sont pas prescrits ;
Statuant à nouveau sur les chefs infirmés :
- Dit que le licenciement de M. [F] est nul ;
- Condamne la société Astrea [H] à payer à M. [F] les sommes de :
*4 778,42 euros de rappel de salaires pour la période de mise à pied du 15 février au 13 mars 2019,
*477,84 euros de congés payés afférents,
*17 628,78 euros d'indemnité de préavis,
*1 762,88 euros de congés payés afférents,
*48 058,15 euros d'indemnité conventionnelle de licenciement,
*60 000 euros de dommages et intérêts pour licenciement nul,
*3 000 euros de dommages et intérêts pour préjudice moral ;
- Dit que ces sommes produiront intérêts au taux légal à compter de la convocation de la société Astrea [H] devant le bureau de conciliation pour les sommes de nature salariale et à compter du prononcé du présent arrêt pour les sommes de nature indemnitaire;
- Dit que la société Astrea [H] remettra à M. [F] les documents suivants : un bulletin de salaire, un certificat de travail et l'attestation destinée à Pôle emploi conformes au présent arrêt ;
Y ajoutant :
- Vu l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande de la société Astrea [H] et la condamne à payer à M. [F] la somme de 1 500 euros ;
- Condamne la société Astrea [H] aux dépens de première instance et d'appel ;