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Décisions

CA Versailles, 12e ch., 21 décembre 2023, n° 21/06836

VERSAILLES

Arrêt

Autre

PARTIES

Demandeur :

Interdis (SNC)

Défendeur :

Procter & Gamble France (Sasu)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Thomas

Conseillers :

Mme Gautron-Audic, Mme Meurant

Avocats :

Me Hongre-Boyeldieu, Me Benouchêne, Me de Lammerville, Me Dupuis, Me Lamy, Me Lecussan

T. com. Nanterre, 4e ch., du 17 sept. 20…

17 septembre 2021

EXPOSÉ DU LITIGE

La SAS Procter & Gamble France (ci-après Procter & Gamble) exerce son activité dans le secteur des produits de grande consommation, notamment d'hygiène et de propreté.

La SNC Interdis, filiale du groupe Carrefour, est la centrale de référencement des fournisseurs de produits du groupe. Son activité consiste notamment à sélectionner des fournisseurs et, pour chacun d'eux, des produits destinés à être inclus dans l'assortiment proposé aux sociétés du groupe Carrefour exploitant des magasins.

La société Centrale Envergure a été créée en octobre 2018 à la suite de la conclusion d'un partenariat à l'achat entre les groupes Carrefour et Système U. Elle est en charge de la négociation avec les fournisseurs les plus importants de ces deux groupes.

L'article L.441-7 du code de commerce, dans sa rédaction alors applicable, dispose que le fournisseur et le distributeur d'un produit doivent conclure ensemble une convention écrite précisant leurs obligations réciproques (dite "convention unique") au plus tard le 1er mars de l'année pendant laquelle celle-ci prend effet.

A compter du mois de novembre 2018, la société Centrale Envergure, en sa qualité de mandataire de la société Interdis, a mené des négociations avec la société Procter & Gamble aux fins de conclure huit "conventions uniques".

Les conventions uniques entre les sociétés Procter & Gamble et Interdis n'ont pu être conclues que le 13 mars 2019. 

Le 20 septembre 2019, la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF) a indiqué à la société Interdis qu'elle envisageait de prononcer une amende administrative au motif que lesdites conventions uniques avaient été conclues après le 1er mars 2019.

Le 26 décembre 2019, la DGCCRF a prononcé à l'encontre de la seule société Interdis une amende d'un montant de 247.000 €.

Par acte du 24 février 2020, la société Interdis a fait assigner la société Procter & Gamble devant le tribunal de commerce de Nanterre aux fins de la voir condamner à lui verser des dommages-intérêts correspondant à la moitié de l'amende administrative prononcée par la DGCCRF.

Par jugement contradictoire du 17 septembre 2021, le tribunal de commerce de Nanterre a :

- Dit la SNC Interdis recevable en ses demandes et s'est déclaré compétent ;

- Débouté la SNC Interdis de sa demande ;

- Débouté la SAS Procter & Gamble de sa demande de dommages et intérêts ;

- Condamné la SNC Interdis à verser à la SAS Procter & Gamble la somme de 7.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Condamné la SNC Interdis aux entiers dépens.

Par deux déclarations du 16 novembre 2021, la société Interdis a interjeté appel du jugement. Les procédures ont été jointes par ordonnance du 16 février 2023.

PRÉTENTIONS DES PARTIES

Par dernières conclusions notifiées le 2 août 2022, la société Interdis demande à la cour de :

1. S'agissant de la compétence du tribunal de commerce de Nanterre et de la recevabilité de l'action initiée par la société Interdis,

- Confirmer le jugement du 17 septembre 2021 en ce que le tribunal de commerce de Nanterre s'est déclaré compétent ;

- Confirmer le jugement du 17 septembre 2021 en ce qu'il a jugé recevables les demandes de la société Interdis ;

2. S'agissant de la demande indemnitaire de la société Interdis,

- Juger que la société Procter & Gamble est le co-auteur du manquement à l'ancien article L.441-7 du code de commerce constaté par la DGCCRF ;

- Subsidiairement, juger que la société Procter & Gamble a eu un comportement fautif lors des négociations ;

- Juger que la société Procter & Gamble engage à ce titre sa responsabilité délictuelle ;

En conséquence,

- Infirmer le jugement du 17 septembre 2021 en ce qu'il a débouté la société Interdis de sa demande indemnitaire ;

- Condamner la société Procter & Gamble à payer à la société Interdis la somme de 123.500 € à titre de dommages et intérêts, correspondant à la moitié de l'amende administrative prononcée par la DGCCRF à l'encontre de la société Interdis ;

3. S'agissant de la demande reconventionnelle de la société Procter & Gamble,

- Juger que la société Interdis n'a pas porté atteinte à la réputation de la société Procter & Gamble ;

- Constater que le quantum de la demande forfaitaire de la société Procter & Gamble est injustifié ;

En conséquence,

- Confirmer le jugement du 17 septembre 2021 en ce qu'il a débouté la société Procter & Gamble de sa demande reconventionnelle ;

4. En tout état de cause,

- Débouter la société Procter & Gamble de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions ;

- Infirmer le jugement du 17 septembre 2021 en ce qu'il a condamné la société Interdis à payer à la société Procter & Gamble la somme de 7.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Condamner la société Procter & Gamble à verser à la société Interdis la somme de 20.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Condamner la société Procter & Gamble aux entiers dépens ;

- Établir une version non confidentielle de l'arrêt à intervenir remis aux tiers et mis à la disposition du public occultant les informations couvertes par le secret des affaires.

Par dernières conclusions notifiées le 25 janvier 2023, la société Procter & Gamble demande à la cour de :

- La recevoir en ses demandes, fins, conclusions et appel incident et l'y déclarer bien fondée ;

- Infirmer le jugement du 17 septembre 2021 en ce que le tribunal de commerce de Nanterre :

- S'est déclaré compétent pour statuer sur les dispositions de l'ancien article L. 441-7 du code de commerce,

- A dit la société Interdis recevable en ses demandes,

- A débouté la société Procter & Gamble France de sa demande de dommages et intérêts ;

Statuant à nouveau,

Sur la compétence,

- Déclarer le tribunal de commerce de Nanterre incompétent pour connaître d'un manquement ou d'une co-responsabilité aux dispositions de l'ancien article L. 441-7 du code de commerce au profit des juridictions administratives ;

- Renvoyer les parties à mieux se pourvoir ;

Dans l'hypothèse où la cour de céans confirmerait le jugement en ce que le tribunal de commerce de Nanterre s'est déclaré compétent,

- Déclarer la société Interdis irrecevable en ses demandes pour défaut de qualité à agir ;

- Juger que la société Interdis a porté atteinte à la réputation de la société Procter & Gamble France en communiquant à des journalistes l'assignation délivrée à l'encontre de la société Procter & Gamble France devant le tribunal de commerce de Nanterre ;

- En conséquence, condamner la société Interdis à payer à la société Procter & Gamble France la somme de 50.000 € en réparation de son préjudice d'image et d'atteinte à sa réputation ;

- Confirmer le jugement du 17 septembre 2021 en ce qu'il a débouté la société Interdis de ses demandes, fins et conclusions ;

En tout état de cause,

- Confirmer le jugement en ce qu'il a condamné la société Interdis à payer à la société Procter & Gamble France la somme de 7.000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre de la première instance ;

Y ajoutant,

- Condamner la société Interdis au paiement de la somme de 20.000 € sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile pour la procédure d'appel ;

- Condamner la société Interdis aux entiers dépens dont distraction au profit de la SELARL Lexavoué Paris-Versailles, en application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile ;

- Établir une version non-confidentielle de l'arrêt à intervenir remis aux tiers et mis à la disposition du public occultant les informations couvertes par le secret des affaires.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 13 avril 2023.

Pour un exposé complet des faits et de la procédure, la cour renvoie expressément au jugement déféré et aux écritures des parties ainsi que cela est prescrit à l'article 455 du code de procédure civile.

MOTIFS

Sur la compétence du tribunal de commerce,

La société Procter & Gamble soutient que le tribunal de commerce de Nanterre n'était compétent pour statuer, ni sur la sanction administrative infligée par la DGCCRF, ni sur un manquement aux dispositions de l'ancien article L. 441-7 du code de commerce, le litige relevant de la compétence exclusive des autorités administratives. Elle fait valoir qu'en tant que gardienne du maintien de l'ordre public économique, la DGCCRF est seule fondée à engager la responsabilité du fournisseur et/ou du distributeur sur le fondement de ces dispositions, qui ont pour but d'assurer la transparence des négociations commerciales dans un objectif de plus grande loyauté entre partenaires commerciaux ; qu'en l'espèce le manquement constaté n'a été sanctionné qu'à l'encontre de la société Interdis ; qu'à défaut de poursuites diligentées par la DGCCRF à l'encontre la société Procter & Gamble, il ne saurait y avoir de partage de responsabilités, tel qu'invoqué par la société Interdis dans le cadre de la présente instance, et qu'il n'existe aucune automaticité des sanctions administratives prévues à l'ancien article L. 441-7-II dudit code puisque celles-ci relèvent du pouvoir d'appréciation octroyé à l'autorité administrative.

La société Interdis répond que son action ne vise pas à remettre en cause la décision de sanction de la DGCCRF, qui fait l'objet d'un recours juridictionnel distinct devant le tribunal administratif de Versailles, mais à obtenir une indemnisation sur le fondement de la responsabilité civile délictuelle de droit commun. Elle considère que le tribunal de commerce était bien compétent pour connaître de son action indemnitaire dirigée contre la société Procter & Gamble, et ce sans empiéter sur la compétence exclusive de la DGCCRF, qui se limite au pouvoir de prononcer une sanction administrative, et sans remettre en cause la décision de cette dernière.

*****

L'article L. 441-7 du code de commerce, dans sa rédaction résultant de l'ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017, dispose :

« I. Une convention écrite conclue entre le fournisseur et le distributeur ou le prestataire de services indique les obligations auxquelles se sont engagées les parties, dans le respect des articles L. 441-6 et L. 442-6, en vue de fixer le prix à l'issue de la négociation commerciale. Elle indique le barème de prix tel qu'il a été préalablement communiqué par le fournisseur, avec ses conditions générales de vente, ou les modalités de consultation de ce barème dans la version ayant servi de base à la négociation. Etablie soit dans un document unique, soit dans un ensemble formé par un contrat-cadre annuel et des contrats d'application, elle fixe :

1° Les conditions de l'opération de vente des produits ou des prestations de services telles qu'elles résultent de la négociation commerciale dans le respect de l'article L. 441-6, y compris les réductions de prix ;

2° Les conditions dans lesquelles le distributeur ou le prestataire de services rend au fournisseur, à l'occasion de la revente de ses produits ou services aux consommateurs ou en vue de leur revente aux professionnels, tout service propre à favoriser leur commercialisation ne relevant pas des obligations d'achat et de vente, en précisant l'objet, la date prévue, les modalités d'exécution, la rémunération des obligations ainsi que les produits ou services auxquels elles se rapportent ;

3° Les autres obligations destinées à favoriser la relation commerciale entre le fournisseur et le distributeur ou le prestataire de services, en précisant pour chacune l'objet, la date prévue et les modalités d'exécution, ainsi que la rémunération ou la réduction de prix globale afférente à ces obligations.

La convention écrite est conclue pour une durée d'un an, de deux ans ou de trois ans, au plus tard le 1er mars de l'année pendant laquelle elle prend effet ou dans les deux mois suivant le point de départ de la période de commercialisation des produits ou des services soumis à un cycle de commercialisation particulier. Lorsqu'elle est conclue pour une durée de deux ou de trois ans, elle doit fixer les modalités selon lesquelles le prix convenu est révisé. Ces modalités peuvent prévoir la prise en compte d'un ou de plusieurs indices publics reflétant l'évolution du prix des facteurs de production.

La rémunération des obligations relevant des 2° et 3° ainsi que, le cas échéant, la réduction de prix globale afférente aux obligations relevant du 3° ne doivent pas être manifestement disproportionnées par rapport à la valeur de ces obligations.

Les obligations relevant des 1° et 3° concourent à la détermination du prix convenu. Celui-ci s'applique au plus tard le 1er mars. La date d'entrée en vigueur des clauses prévues aux 1° à 3° ne peut être ni antérieure ni postérieure à la date d'effet du prix convenu. Le fournisseur communique ses conditions générales de vente au distributeur au plus tard trois mois avant la date butoir du 1er mars ou, pour les produits ou services soumis à un cycle de commercialisation particulier, deux mois avant le point de départ de la période de commercialisation.

Les conditions dans lesquelles, le cas échéant, le fournisseur s'engage à accorder aux consommateurs, en cours d'année, des avantages promotionnels sur ses produits ou services sont fixées dans le cadre de contrats de mandat confiés au distributeur ou prestataire de services ; conclu et exécuté conformément aux articles 1984 et suivants du code civil, chacun de ces contrats de mandat précise, notamment, le montant et la nature des avantages promotionnels accordés, la période d'octroi et les modalités de mise en œuvre de ces avantages ainsi que les modalités de reddition de comptes par le distributeur au fournisseur.

Pour les produits agricoles mentionnés à l'article L. 441-2-1, le lait et les produits laitiers, ces avantages ne peuvent dépasser 30 % de la valeur du barème des prix unitaires, frais de gestion compris.

Sans préjudice des dispositions et stipulations régissant les relations entre les parties, le distributeur ou le prestataire de services répond de manière circonstanciée à toute demande écrite précise du fournisseur portant sur l'exécution de la convention, dans un délai qui ne peut dépasser deux mois. Si la réponse fait apparaître une mauvaise application de la convention ou si le distributeur s'abstient de toute réponse, le fournisseur peut le signaler à l'autorité administrative chargée de la concurrence et de la consommation.

Le présent I n'est pas applicable aux produits mentionnés au premier alinéa de l'article L. 441-2-1, ni à la convention conclue entre un fournisseur et un grossiste conformément à l'article L. 441-7-1.

II. ' Le fait de ne pas pouvoir justifier avoir conclu dans les délais prévus une convention satisfaisant aux exigences du I est passible d'une amende administrative dont le montant ne peut excéder 75.000 € pour une personne physique et 375.000 € pour une personne morale. L'amende est prononcée dans les conditions prévues à l'article L. 470-2. Le maximum de l'amende encourue est doublé en cas de réitération du manquement dans un délai de deux ans à compter de la date à laquelle la première décision de sanction est devenue définitive. »

L'article L. 441-7, II renvoie à l'article L. 470-2 du même code, lequel précise que l'autorité administrative chargée de la concurrence et de la consommation est l'autorité compétente pour prononcer les amendes administratives sanctionnant les manquements mentionnés au titre IV relatif à la transparence, aux pratiques restrictives de concurrence et autres pratiques prohibées, dans lequel figure l'article L. 441-7 reproduit supra.

En l'espèce, la DGCCRF a prononcé le 26 décembre 2019 une sanction administrative à l'encontre de la société Interdis pour non-respect de la date limite de signature de la convention visée à l'article L. 441-7 précité.

Il ressort du jugement rendu par le tribunal de commerce de Nanterre le 17 septembre 2021 comme des conclusions d'appel de la société Interdis que celle-ci considère que le non-respect de ce texte engage la responsabilité conjointe du distributeur et du fournisseur, qu'en outre, durant leurs négociations commerciales, la société Procter & Gamble a commis des fautes à l'origine du dépassement du délai butoir du 1er mars 2019, qu'elle est donc le co-auteur du manquement constaté et sanctionné par la DGCCRF et qu'à ce titre, elle engage sa responsabilité délictuelle sur le fondement de l'article 1240 du code civil, selon lequel « Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». L'action de la société Interdis vise à voir condamner la société Procter & Gamble à lui verser la somme de 123.500 € à titre de dommages et intérêts, correspondant à la moitié de l'amende administrative prononcée par la DGCCRF.

Le tribunal de commerce de Nanterre a retenu à bon droit sa compétence pour juger de la responsabilité pour faute d'une société commerciale, durant la phase pré-contractuelle de négociation, et de l'indemnisation éventuelle de son partenaire commercial, telles que sollicitées par la société Interdis. Ce faisant, il ne s'agit pas pour la juridiction commerciale d'empiéter sur la compétence exclusive de la DGCCRF telle que reconnue par L. 470-2 précité du code de commerce, ni de remettre en cause la décision de cette autorité.

Le moyen tiré de l'incompétence du tribunal de commerce sera rejeté, par confirmation du jugement entrepris.

Sur la recevabilité de l'action de la société Interdis,

La société Procter & Gamble soulève l'irrecevabilité des demandes de la société Interdis, qui n'est pas fondée à agir à son encontre, à défaut pour elle d'établir sa qualité de victime du manquement à l'article L. 441-7 susvisé du code de commerce. Ayant rappelé que la qualité d'auteur d'une infraction à ces dispositions ne se présume pas et doit être attribuée par l'autorité chargée des poursuites, elle souligne que la société Interdis a été reconnue unique auteur des faits ayant conduit au prononcé d'une sanction administrative à son encontre, ce qui la prive de tout recours indemnitaire devant les juridictions civiles. Elle soutient que le principe de personnalité des peines et des sanctions administratives fait obstacle à l'action indemnitaire de l'appelante, qui ne peut se prétendre victime de son propre manquement et demander réparation à un tiers pour la sanction administrative qui lui a été infligée dans un but punitif. Selon l'intimée, reconnaître une qualité à agir à la société Interdis reviendrait à permettre au juge judiciaire d'apprécier les faits à l'origine de la sanction administrative, et partant, le bien-fondé de la décision de sanction, en lieu et place du juge administratif, ce qui serait contraire à la loi. Elle en conclut que les premiers juges auraient dû déclarer irrecevable la demande de la société Interdis qui tend aux mêmes fins que celle formulée par cette dernière devant le juge administratif.

La société Interdis fait valoir en réplique que le principe de la personnalité des peines invoqué par l'intimée n'est pas applicable au litige car la finalité de la présente action civile n'est pas punitive mais réparatrice. Elle relève que la DGCCRF s'est bornée à effectuer un contrôle formel sur la date de signature de la convention, sans prendre en considération les circonstances factuelles propres aux négociations menées avec chaque fournisseur par la société Centrale Envergure, mandataire de la société Interdis ; qu'elle a sanctionné un fait objectif, à savoir le fait que les conventions uniques n'étaient pas conclues au 1er mars 2019, et qu'elle ne s'est pas prononcée sur les prétendus manquements commis par la société Interdis. Elle précise que, contrairement à ce que soutient l'intimée, le préjudice de la société Interdis ne résulte pas de la sanction administrative prononcée par la DGCCRF mais que le comportement fautif de la société Procter & Gamble lors des négociations commerciales lui a nui puisqu'elle s'est vu infliger, seule, une amende administrative. Elle estime que la société Procter & Gamble ne peut se prévaloir d'une absence de sanction administrative pour s'exonérer de sa responsabilité civile délictuelle à son égard.

*****

L'article 122 du code de procédure civile dispose que « Constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée ».

L'article 32 du même code précise que « Est irrecevable toute prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d'agir ».

Dans le cadre de la présente instance, la société Interdis soutient que la société Procter & Gamble engage sa responsabilité délictuelle, sur le fondement de l'article 1240 du code civil, car elle devait, au même titre qu'elle, conclure des conventions uniques avant le 1er mars 2019. Elle ajoute que l'intimée a adopté un comportement fautif et déloyal durant leurs négociations, ce qui n'a pas permis de conclure les conventions uniques dans le délai requis par l'article L. 441-7 précité du code de commerce et qui a entraîné le prononcé d'une sanction administrative à l'encontre de la seule société Interdis. Cette dernière s'estime bien fondée à se voir indemnisée du préjudice qui en est résulté pour elle.

L'action a pour objet d'établir la part de responsabilité de la société Procter & Gamble, en tant que fournisseur, dans l'absence de signature des conventions uniques au 1er mars 2019. La société Interdis qui est la seule à avoir été sanctionnée par l'autorité administrative, en sa qualité de distributeur, a qualité à agir pour le démontrer et obtenir le cas échéant réparation du préjudice allégué sur le plan civil.

Le moyen d'irrecevabilité sera rejeté et l'action de la société Interdis déclarée recevable, par confirmation du jugement entrepris.

Sur la responsabilité de la société Procter & Gamble,

La société Interdis s'estime bien fondée à solliciter l'infirmation du jugement entrepris et la condamnation de la société Procter & Gamble à l'indemniser des conséquences dommageables du manquement à l'ancien article L. 441-7 du code de commerce, à hauteur de 123.500 €, dans la mesure où elle était tenue de respecter ce texte au même titre qu'elle. Elle ajoute qu'un partage des responsabilités s'impose puisqu'il est impossible de déterminer a posteriori la part de responsabilité de chaque partie dans le retard pris dans les négociations commerciales. Elle indique qu'en application des dispositions dudit article L. 441-7, il est de la responsabilité tant du distributeur que du fournisseur de s'assurer que les négociations aboutissent à la signature de la convention unique au plus tard le 1er mars de l'année en cause ; que la violation de l'article L. 441-7 - imputable aux deux parties - est constitutive d'une faute délictuelle au sens de l'article 1240 du code civil mais qu'il est indifférent que cette violation ait été effectivement sanctionnée par l'autorité administrative compétente. Elle prétend que le retard ne lui est pas exclusivement imputable, que la DGCCRF n'a procédé à aucune analyse in concreto du déroulement de la négociation commerciale pour déterminer la cause du dépassement de la date butoir du 1er mars 2019, qu'elle s'est limitée à une appréciation générale axée sur l'envoi de documents et le respect des dates. A cet égard, elle relève que la décision de sanction de l'autorité administrative ne précise rien quant aux causes du dépassement de la date butoir.

A titre surabondant, la société Interdis expose, au visa de l'article 1112 du code civil, qu'elle doit être indemnisée du préjudice qu'elle a subi en raison du comportement fautif et contraire aux exigences de bonne foi de la société Procter & Gamble lors des négociations. Elle fait valoir que l'intimée, profitant de sa puissance économique et du fait que le groupe Carrefour ne peut pas faire l'impasse sur les produits Procter & Gamble, a adopté une stratégie de négociation particulièrement agressive visant à obtenir un accord déséquilibré en sa faveur, qu'elle a tenté d'imposer des conditions tarifaires déconnectées de la réalité économique, qu'elle a eu un comportement déloyal et dilatoire à de nombreuses occasions (manque de loyauté dans la retranscription des échanges, anticipation de l'échec à venir des négociations, réponses tardives aux demandes et propositions de la société Centrale Envergure), ce qui a eu pour effet de retarder la signature des conventions uniques qui ne l'ont été que le 13 mars 2019. Ces fautes ont, soutient-elle, directement contribué au prononcé de la décision de sanction de la DGCCRF, et causé à la société Interdis un préjudice direct et certain, à savoir d'une part, un préjudice financier significatif puisqu'elle a dû supporter seule le montant de l'amende administrative et d'autre part, un préjudice d'image important puisque cette condamnation du groupe Carrefour a porté atteinte à sa réputation, notamment vis-à-vis de ses fournisseurs. Elle affirme qu'elle n'est coupable, comme son mandataire, d'aucun manquement au cours des négociations, qu'ainsi la société Centrale Envergure a fait preuve de diligence et de bonne foi dans la conduite des négociations. Elle explique que le recours à la société Centrale Envergure, créée en octobre 2018, était devenu nécessaire afin de mieux négocier auprès de grandes marques souvent en situation de quasi-monopole voire de duopole sur leur marché et pour rester compétitif, que le mandat de négociation qui lui a été confié ne saurait être considéré comme la cause du dépassement du délai butoir.

La société Procter & Gamble estime parfaitement infondée l'action en responsabilité délictuelle diligentée à son encontre en l'absence de caractérisation d'une faute civile commise par elle. Elle soutient qu'elle ne s'est rendue coupable d'aucun manquement dans le dépassement de la date limite du 1er mars, dont la société Interdis est seule responsable. Elle souligne que la DGCCRF n'a constaté et sanctionné qu'un seul auteur du manquement et qu'à défaut d'être reconnue co-auteur de ce manquement, la société Procter & Gamble ne saurait voir sa responsabilité engagée et tenue solidairement au paiement de l'amende administrative, et ce d'autant que la société Interdis ne s'est nullement acquittée auprès de la DGCCRF du paiement de la dette d'autrui ouvrant droit à un recours en répétition. Elle dénie toute faute civile au titre de l'exigence de bonne foi lors des négociations commerciales et relève que les allégations de l'appelante, visant à présenter son fournisseur comme auteur de comportements fautifs, ne sont étayées par aucun élément de preuve et sont même contredites par les faits. Elle affirme que la société Centrale Envergure, qui a d'ailleurs disparu en septembre 2022 sans avoir été remplacée, employait des méthodes de négociation contestables, qu'il ne revenait pas à la société Procter & Gamble de « répondre positivement » à une proposition commerciale déséquilibrée et qu'en imposant une nouvelle étape à la négociation par le biais d'un intermédiaire mandaté, la société Interdis s'est rendue seule responsable du retard et du dépassement de la date limite. Elle conteste tout lien de causalité entre le préjudice allégué par la société Interdis, qui découle de ses propres manquements, et un fait quelconque qui serait imputable à la société Procter & Gamble. Elle considère que l'amende infligée à l'appelante, par sa finalité exclusivement punitive, ne peut constituer un dommage réparable.

*****

Il est établi que le 26 décembre 2019, la DGCCRF a prononcé une sanction administrative à l'encontre de la société Interdis pour non-respect de la date limite de signature de la convention visée à l'article L. 441-7 du code de commerce, dans sa rédaction résultant de l'ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017, telle que rappelée supra.

La société Interdis soutient que la société Procter & Gamble, son fournisseur, est co-responsable de ce manquement et qu'elle engage sa responsabilité délictuelle sur le fondement de l'article 1240 du code civil.

Il résulte de la décision d'amende administrative en date du 26 décembre 2019 qu'à la suite d'un contrôle effectué le 5 mars 2019, la DGCCRF a indiqué à la société Interdis, par courrier du 20 septembre 2019, qu'elle avait l'intention de prononcer à son encontre une amende administrative ; un procès-verbal précisant les motifs de la sanction envisagée était joint au courrier. La société Interdis a été invitée à faire part de ses observations, ce qu'elle a fait par courrier du 19 novembre 2019 et par observations orales recueillies le 20 décembre 2019. La DGCCRF a répondu que les observations ainsi formulées n'étaient « pas susceptibles de remettre en cause les constats effectués ni l'appréciation dont ils ont fait l'objet » et elle a prononcé 157 sanctions administratives d'un montant total de 2.931.000 € correspondant à 157 manquements à l'article L. 441-7 susvisé, 8 d'entre eux concernant les conventions conclues avec la société Procter & Gamble. L'autorité administrative a notamment indiqué dans sa décision, s'agissant du manque de diligence de certains fournisseurs pendant la période des négociations qui expliquerait, selon la société Interdis, la signature tardive des conventions conclues avec les quelques 45 fournisseurs concernés, que « la circonstance selon laquelle des fournisseurs ne répondraient pas positivement à vos propositions commerciales ne saurait suffire à vous exonérer de votre responsabilité ». Elle a relevé qu'en tout état de cause, l'enquête a révélé qu'en tant que distributeur, la société Interdis n'avait « pas été en mesure de justifier de la conclusion des conventions au plus tard le 1er mars 2019 alors que les fournisseurs avaient adressé leurs conditions générales de vente au moins trois mois avant la date limite comme le prévoit l'article L. 441-7 du code de commerce dans sa version applicable à l'époque des faits ».

Ainsi, et contrairement à ce que soutient la société Interdis, l'autorité administrative s'est bien livrée à une appréciation des faits entourant la négociation commerciale et, après avoir répondu précisément aux observations de la société Interdis, elle a décidé de prononcer à l'encontre du seul distributeur des sanctions tenant compte « de la gravité et de l'ampleur du manquement ». L'intimée souligne avec raison que ce ne sont pas moins de 157 manquements reprochés à la société Interdis qui ont été constatés par la DGCCRF, et ce dans le cadre de négociations impliquant de nombreux autres fournisseurs.

S'agissant précisément des faits dont la cour est saisie, la société Interdis, à laquelle incombe cette preuve, n'apporte aucun élément qui démontrerait que la société Procter & Gamble est co-responsable de la signature tardive des conventions litigieuses.

Les quelques courriels échangés entre la Centrale Envergure et la société Procter & Gamble, produits par l'appelante, sont insuffisants à établir le comportement déloyal et dilatoire reproché au fournisseur au cours des négociations.

La société Interdis se prévaut notamment du courrier que la société Centrale Envergure a adressé le 19 février 2019 à la société Procter & Gamble, dans lequel elle lui rappelle la date butoir du 1er mars 2019 et le fait que l'absence de signature à cette date d'une convention écrite fixant, entre autres, les conditions de l'opération de vente des produits, est de nature à engager la responsabilité conjointe du distributeur et du fournisseur conformément à l'article L. 441-7 du code de commerce. L'appelante conclut ce courrier en indiquant que les propositions du fournisseur sont « encore trop éloignées de nos demandes pour pouvoir envisager la conclusion d'un accord pour 2019 » et elle lui demande de lui faire de nouvelles propositions afin que les négociations puissent être finalisées.

L'intimée communique la réponse qu'elle a apportée à la société Centrale Envergure par courrier du 20 février 2019. Elle y précise les propositions qu'elle a été amenée à faire depuis le mois de novembre 2018, indique que ses équipes mettent tout en œuvre afin de pouvoir respecter les échéances légales et décline toute responsabilité si un accord ne devait pas être trouvé au 1er mars 2019.

Ces courriers ne corroborent aucunement les affirmations de la société Interdis et ne font qu'établir qu'à ce stade de la négociation, les parties ne s'étaient toujours pas accordées sur les conditions de leur collaboration. Ils ne permettent pas de retenir que la conclusion des conventions a été retardée par la faute de la société Procter & Gamble.

En l'état de ces éléments, l'appelante ne rapporte pas la preuve d'une faute de la société Procter & Gamble, ce qui doit conduire à confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté la société Interdis de sa demande indemnitaire.

Sur la demande reconventionnelle de la société Procter & Gamble.

La société Procter & Gamble sollicite à titre reconventionnel la condamnation de la société Interdis à lui verser la somme de 50.000 € à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice moral, d'image et de réputation qu'elle prétend avoir subi. Elle indique que suite à la sanction infligée à sa filiale par la DGCCRF, le groupe Carrefour a exposé dans la presse spécialisée sa stratégie procédurale consistant à attraire certains de ses fournisseurs devant les juridictions judiciaires afin que celles-ci statuent à nouveau sur leur responsabilité dans la commission des infractions, venant ainsi jeter le discrédit sur les fournisseurs concernés, en particulier sur la réputation de la société Procter & Gamble. Elle ajoute que la société Interdis s'est crue autorisée à communiquer une copie de son assignation à des tiers, en l'occurrence des journalistes de la revue LSA, ce qui suffit à caractériser l'atteinte à l'image de la société Procter & Gamble.

La société Interdis répond que le groupe Carrefour n'est pas intervenu dans la rédaction des deux articles visés par l'intimée ; que dans le premier article, publié par le journal Les Echos, le président-directeur général du groupe Carrefour s'est borné à critiquer la décision de sanction de la DGCCRF et qu'au demeurant, la société Procter & Gamble n'est ni visée ni identifiable dans cet article ; que dans le second article, publié par le magazine LSA, la société Procter & Gamble n'est pas davantage visée ni même identifiable ; que la publication dans la presse d'un extrait de l'assignation reprenant, non pas le nom de Procter & Gamble, mais le montant total réclamé par la société Interdis ne permet pas de l'identifier, étant précisé que la décision de sanction de la DGCCRF n'est pas publique. Elle conteste avoir communiqué une copie de son assignation à des tiers. Elle conclut que la société Procter & Gamble n'a subi aucun préjudice réputationnel justifiant le versement de dommages-intérêts.

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La cour constate qu'aucun des articles de presse produits par la société Procter & Gamble, relatifs aux sanctions administratives infligées au groupe Carrefour, ne la cite nommément et que rien ne permet de l'identifier, pas même la référence aux « multinationales » contenue dans ces articles, comme l'ont relevé les premiers juges qui ont justement souligné que sur les 46 fournisseurs du groupe Carrefour listés par la DGCCRF dans sa décision du 26 décembre 2019, avec lesquels la société Interdis n'a pas signé de convention unique dans le délai requis, au moins 15 de ces sociétés peuvent être qualifiées de multinationales. L'article publié le 26 février 2020 dans la revue LSA fait certes état de la volonté du groupe Carrefour d'exercer un recours contre ceux de ses fournisseurs qui auraient une responsabilité dans l'absence de signature d'une convention écrite avant le 1er mars 2019 et il en ressort que le journaliste, auteur de l'article, a eu connaissance d'une des assignations délivrées. Toutefois, outre qu'aucun élément ne permet de rattacher de manière évidente cette assignation à la société Procter & Gamble, pas même le montant de l'amende, il n'est pas établi que la société Interdis est à l'origine de cette divulgation.

En toute hypothèse, la société Procter & Gamble ne justifie pas du préjudice qu'elle invoque, ni dans son principe, ni dans son quantum.

Le jugement entrepris doit être confirmé en ce qu'il l'a déboutée de sa demande de dommages-intérêts.

Sur les demandes au titre du secret des affaires,

La société Interdis sollicite, au visa de l'article R. 153-10 du code de commerce, la protection du secret des affaires de certaines informations figurant dans ses conclusions et connues uniquement de la société Procter & Gamble et du groupe Carrefour. Elle vise ainsi :

- les parts de marché de Procter & Gamble, le chiffre d'affaires du groupe Carrefour lié à ce fournisseur et à ses marques et catégories de produits et l'évolution de ces données ;

- l'ensemble des contreparties demandées par Procter & Gamble au cours des négociations en termes de nombre de références et de pourcentage de hausse de l'assortiment ;

- les propositions et évolutions de tarif formulées par Procter & Gamble au cours des négociations pour l'année 2019 ainsi que leur montant en valeur.

Dans l'hypothèse où ces informations devraient être mentionnées dans l'arrêt à intervenir, l'appelante demande à la cour de divulguer uniquement une version non confidentielle de l'arrêt mis à disposition des tiers et du public, occultant les informations relevant de la protection du secret des affaires.

La société Procter & Gamble s'associe à cette demande. Elle sollicite également, pour le même motif, la non-divulgation, dans l'arrêt à intervenir mis à disposition des tiers et communiqué au public, des informations relatives à la part de chiffre d'affaires réalisée par elle auprès du groupe Carrefour.

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La cour ne citant aucune des informations confidentielles désignées comme telles par les sociétés Interdis et Procter & Gamble, il n'y a pas lieu d'établir une version non confidentielle du présent arrêt.

Sur les dépens et les frais irrépétibles,

Les dispositions du jugement déféré relatives aux dépens et à l'article 700 du code de procédure civile seront confirmées.

En application des articles 696 et 699 du code de procédure civile, la société Interdis, qui succombe, supportera les dépens d'appel, dont distraction au profit de la SELARL Lexavoué Paris-Versailles. Elle sera en outre condamnée à verser à la société Procter & Gamble la somme de 5.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La COUR, statuant publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort,

CONFIRME en toutes ses dispositions le jugement rendu le 17 septembre 2021 par le tribunal de commerce de Nanterre ;

Y ajoutant,

CONDAMNE la société Interdis aux dépens d'appel, dont distraction au bénéfice de la SELARL Lexavoué Paris-Versailles ;

CONDAMNE la société Interdis à verser à la société Procter & Gamble France la somme de 5.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

REJETTE toute autre demande.

Prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.