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Décisions

CA Lyon, 6e ch., 21 décembre 2023, n° 22/04412

LYON

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Agri Canigou (SARL), Fertichem (SARL), Saga (SA), Nufarm (SAS), Bayer (SAS)

Défendeur :

Ligue de Protection des Oiseaux (Association), Gritche (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Doat

Conseillers :

Mme Allais, Mme Robin

Avocats :

Me Laffly, Me Teston, Me Ligier, Me Deharbe, Me Aguiraud, Me Baratelli, Me Baufume, Me Mabile, Me Charvolin, Me Borgia

TJ Lyon, du 17 mai 2022, 21/03715

17 mai 2022

FAITS, PROCEDURE ET DEMANDES DES PARTIES

La Ligue pour la protection des oiseaux (LPO), soutenant que le déclin des effectifs d'oiseaux de milieux agricoles en France était à mettre en perspective avec l'utilisation massive d'un insecticide de la famille des 'néonicotinoïdes', en particulier l'imidaclopride commercialisé en France depuis les années 1990, et que les effets dévastateurs causés à la biodiversité et particulièrement aux oiseaux des champs par cette substance constituaient un préjudice écologique qu'il convenait de faire cesser et de réparer, a fait assigner les sociétés Bayer, Nufarm, Fertichem, Agri Canigou, Saga et Gritche devant le tribunal judiciaire de Lyon, par actes d'huissier en date des 21 mai, 25 mai, 27 mai et 2 juin 2021, pour s'entendre :

Avant-dire droit sur le préjudice écologique,

- ordonner une mesure d'expertise confiée à tel spécialiste en écologie de la restauration, biologie de la conservation, écologie des communautés, écotoxicologie, écologie quantitative en général, avec mission, notamment :

* d'évaluer les effets des produits contenant de l'imidaclopride sur les sols, les eaux, la flore et la faune sauvage,

* d'évaluer les pertes des éléments des écosystèmes (flore et faune) ainsi que les pertes de fonctionnalités et des services écosystémiques découlant de l'usage de l'imidaclopride,

* de déterminer les mesures propres à restaurer l'état initial de l'environnement, à défaut, de fournir un niveau de ressources naturelles ou de services comparables à ceux qui auraient été fournis si l'environnement affecté avait été rétabli en son état initial et en dernier lieu, à compenser les pertes intermédiaires de ressources naturelles ou de services, 

À titre principal, sur le fondement de la responsabilité du fait des produits défectueux, à titre subsidiaire, sur le fondement du manquement à l'obligation de vigilance,

- condamner in solidum les sociétés à réparer le préjudice écologique subi par l'environnement,

- ordonner aux sociétés :

* de cesser la commercialisation et la livraison de produits contenant de l'imidaclopride,

* d'informer l'ensemble des clients ayant acheté des produits contenant de l'imidaclopride des risques liés à leur usage,

* de procéder au rappel des produits vendus contenant de l'imidaclopride,

- condamner solidairement les sociétés à lui verser la somme de 100 000 euros au titre de son préjudice moral,

En tout état de cause,

- condamner les sociétés à lui payer chacune une indemnité de procédure, ainsi qu'aux dépens.

La société Nufarm a soulevé un incident de procédure.

Elle a demandé au juge de la mise en état :

à titre principal,

- de déclarer le tribunal judiciaire incompétent au profit du tribunal administratif de Cergy Pontoise,

à titre subsidiaire,

- de poser au tribunal administratif des questions préjudicielles, en application de l'article 49 du code de procédure civile :

1) les autorisations de mise sur le marché (AMM) dont elle est titulaire sont-elles illégales.

2) l'AFSAA et l'ANSES ont-elles commis des erreurs d'appréciation dans le cadre des évaluations des dossiers de demandes d'AMM relatifs au NUPRID 70, au NUPRID 200 et au NUPRID 600 FS.

à titre très subsidiaire,

- de déclarer irrecevable comme étant prescrite l'action de la LPO.

Les sociétés Bayer, Gritche, Fertichem, Agri Canigou, Saga ont également demandé au juge de la mise en état :

- de déclarer le juge judiciaire incompétent au profit du tribunal administratif ou de renvoyer la LPO à mieux se pourvoir,

- de dire que les demandes de la LPO sont prescrites,

- de saisir à titre subsidiaire la juridiction administrative de questions préjudicielles relatives à la légalité des autorisations de mise sur le marché des produits qu'elles commercialisent.

En outre :

- la société Bayer a soulevé à titre subsidiaire la nullité de l'assignation qui lui a été délivrée, au motif de l'imprécision des demandes de la LPO.

- la société Gritche a soulevé à titre subsidiaire l'irrecevabilité de la demande dirigée contre elle au motif que sa responsabilité ne peut être recherchée sur le fondement des articles 1245 à 1245-7 du code civil.

- les sociétés Fertichem, Agri Canigou et Saga ont demandé au juge de la mise en état de déclarer les demandes de la LPO irrecevables au motif qu'elles étaient indéterminées et indéterminables.

Les sociétés Bayer, Fertichem, Agri Canigou et Saga ont par ailleurs conclu à l'irrecevabilité de la demande de la LPO tendant à voir renvoyer l'affaire devant la formation de jugement pour qu'elle statue sur la question de fond et la fin de non-recevoir.

La société Gritche a conclu à l'irrecevabilité de la demande d'expertise présentée par la LPO devant le juge de la mise en état.

Par ordonnance en date du 17 mai 2022, le juge de la mise en état a :

- rejeté les exceptions d'incompétence,

- rejeté l'exception de nullité invoquée par la société Bayer,

- rejeté la demande de renvoi préalable à la formation de jugement pour statuer sur la fin de non-recevoir tirée de la prescription,

- rejeté les fins de non-recevoir invoquées en défense,

- déclaré recevable l'action de l'association Ligue pour la protection des oiseaux,

- rejeté les demandes de questions préjudicielles présentées en application de l'article 49 du code de procédure civile,

- rejeté la demande d'expertise,

- réservé les dépens et les demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile avec ceux de l'instance au fond.

La société Nufarm a interjeté appel de cette ordonnance, le 15 juin 2022 et le 27 juin 2022.

Ces affaires ont été enregistrées sous les numéros 22/04412 et 22/04729.

Les sociétés Fertichem, Agri Canigou et Saga ont interjeté appel de l'ordonnance, le 21 juin 2022.

L'affaire a été enregistrée sous le numéro 22/04589.

La société Bayer a interjeté appel de l'ordonnance, le 28 juillet 2022.

L'affaire a été enregistrée sous le numéro 22/05547.

Par ordonnances en date des 27 juin, 29 juin et 24 août 2022, le président de la chambre a prononcé la jonction des appels, sous le numéro 22/04412.

Moyens

La société Nufarm demande à la cour :

à titre principal,

- d'infirmer l'ordonnance en ce qu'elle a rejeté l'exception d'incompétence,

en conséquence,

- de déclarer le tribunal judiciaire de Lyon incompétent pour connaître du litige au profit du tribunal administratif de Cergy Pontoise,

à titre subsidiaire,

- d'infirmer l'ordonnance en ce qu'elle a rejeté la demande de questions préjudicielles,

en conséquence,

- de saisir le tribunal administratif de Cergy Pontoise des deux questions préjudicielles,

à titre très subsidiaire,

- d'infirmer l'ordonnance en ce qu'elle a rejeté la fin de non-recevoir tirée de la prescription de l'action de la LPO,

en conséquence,

- de déclarer l'action de la LPO irrecevable comme étant prescrite,

en tout état de cause,

- de condamner la LPO aux dépens.

Les sociétés Fertichem, Agri Canigou et Saga demandent à la cour :

à titre principal,

- d'infirmer l'ordonnance en ce qu'elle a retenu la compétence du tribunal judiciaire,

statuant à nouveau,

- de déclarer que le tribunal judiciaire n'est pas compétent pour connaître de l'action de la LPO,

- par conséquent, de rejeter l'action de la LPO, considérant l'impossibilité de renvoyer l'affaire à la CJUE,

à titre subsidiaire,

- d'infirmer l'ordonnance en ce qu'elle a rejeté l'exception d'incompétence soulevée par elles,

statuant à nouveau,

- de déclarer le tribunal judiciaire de Lyon incompétent au profit du tribunal administratif de Montpellier en ce qui concerne les sociétés Fertichem et Agri Canigou et au profit du tribunal administratif d'Amiens en ce qui concerne la société Saga,

à titre très subsidiaire,

- d'infirmer l'ordonnance en ce qu'elle a rejeté leurs demandes de questions préjudicielles,

statuant à nouveau,

- de saisir les tribunaux administratifs de Montpellier et d'Amiens de deux questions préjudicielles,

à titre infiniment subsidiaire,

- d'infirmer l'ordonnance en ce qu'elle a rejeté la fin de non-recevoir tirée de la prescription,

statuant à nouveau,

- de déclarer prescrites donc irrecevables les demandes formées à leur encontre par la LPO,

en tout état de cause,

- de confirmer l'ordonnance en ce qu'elle a rejeté la demande d'expertise formée par la LPO,

- de condamner la LPO aux dépens.

La société Bayer demande à la cour :

- d'infirmer l'ordonnance en ce qu'elle a :

* rejeté les exceptions d'incompétence

* rejeté l'exception de nullité de l'assignation invoquée par elle

* rejeté les fins de non-recevoir invoquées en défense

* déclaré recevable l'action de la LPO

* rejeté les demandes de questions préjudicielles

- de confirmer l'ordonnance en ce qu'elle a rejeté la demande d'expertise,

- de confirmer l'ordonnance pour le surplus,

statuant à nouveau,

à titre principal,

- de se déclarer incompétent au profit de la juridiction administrative,

à titre subsidiaire,

- d'annuler l'assignation qui lui a été délivrée,

à titre très subsidiaire,

- de déclarer les demandes irrecevables comme étant prescrites,

à titre encore plus subsidiaire,

- de saisir la juridiction administrative compétente de questions préjudicielles,

en tout état de cause,

- de condamner la LPO à lui payer la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.

La société Gritche demande à la cour :

- d'infirmer l'ordonnance,

- de renvoyer l'affaire devant le tribunal administratif compétent,

subsidiairement,

- de dire que l'action est prescrite,

plus subsidiairement,

- de déclarer l'action irrecevable au motif que sa responsabilité ne peut être recherchée,

- de dire que la demande d'expertise est irrecevable,

- subsidiairement, de rejeter la demande de mettre les frais d'expertise à sa charge,

à titre plus subsidiaire,

- d'accepter la demande des appelantes de renvoyer au juge administratif les questions préjudicielles qu'elles soulèvent et de poser une question préjudicielle supplémentaire,

en tout état de cause,

- de condamner la LPO à lui payer la somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.

La Ligue de protection des oiseaux demande à la cour :

à titre principal,

- de confirmer l'ordonnance, sauf en ce qu'elle a rejeté sa demande d'expertise,

statuant à nouveau,

- d'ordonner une mesure d'expertise judiciaire pour déterminer l'étendue du préjudice écologique,

à titre subsidiaire,

- de confirmer l'ordonnance en ce qu'elle a rejeté les fins de non-recevoir invoquées en défense, avec substitution de motifs

en tout état de cause,

- de condamner solidairement les sociétés Bayer, Nufarm, Fertichem, Agri Canigou, Saga et Gritche à lui payer la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 7 novembre 2023.

Motivation

SUR CE :

Sur la compétence du juge judiciaire,

Aux termes de son assignation, la LPO invoque, au visa de la charte constitutionnelle de l'environnement, du règlement n° 1107/2009 et des articles 1240 et suivants, 1245 et suivants, 1246 et suivants du code civil, :

- à titre principal la responsabilité des sociétés défenderesses en raison de la défectuosité des produits composés d'imidaclopride,

- à titre subsidiaire, la responsabilité pour faute des sociétés défenderesses en ce qu'elles ont manqué à leur obligation de vigilance en commercialisant des produits contenant de l'imidaclopride.

Le premier juge a rejeté l'exception d'incompétence soulevée pour les motifs suivants :

- aux termes de l'article 1245-3 du code civil créé par l'ordonnance du 10 février 2016, entré en vigueur le 1er octobre 2016, un produit est défectueux lorsqu'il n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre,

- le fait qu'un produit phytosanitaire ait obtenu une autorisation de mise sur le marché préalable à sa commercialisation ne le rend pas nécessairement exempt d'un défaut au sens de ce texte,

- l'appréciation d'un tel défaut ne remet pas en cause les autorisations administratives dont en l'espèce l'annulation, le retrait, la modification ou la suspension ne sont pas sollicités,

- l'obtention d'une autorisation de mise sur le marché n'a pas pour effet d'exonérer le fabricant ou le distributeur de la responsabilité qu'il peut encourir dans les conditions du droit commun.

A l'appui de leur appel en ce qui concerne la compétence, les sociétés soutiennent qu'elles sont titulaires d'autorisations de mise sur le marché de leurs produits, si bien que l'appréciation de leur responsabilité implique que soit déterminée la légalité de ces autorisations, ce qui ressort de la compétence de la juridiction administrative.

La société Nufarm fait valoir que :

- si un produit phytosanitaire ayant obtenu une autorisation de mise sur marché présentait un défaut au sens de l'article 1245-3 du code civil, cela signifierait que l'administration chargée de l'analyse des risques environnementaux et sanitaires a commis une erreur d'appréciation qui entache sa décision d'illégalité,

- la mise sur le marché et l'utilisation des produits phytosanitaires sont encadrées par un régime de police administrative spéciale, qui comprend un dispositif de contrôle du respect de la législation en matière de mise sur le marché et d'utilisation des produits phytopharmaceutiques,

- un haut niveau d'exigence sanitaire et environnemental est imposé pour la délivrance des autorisations de mise sur le marché par l'article 29 du règlement (CE) n° 1107/2009 du 21 octobre 2009,

- la prétendue défectuosité alléguée relève d'un débat sur l'intérêt général attaché à la protection de la santé et de l'environnement, lequel est protégé par le juge administratif dans le cadre de son contrôle de la légalité des actes de l'administration,

- débattre de l'existence d'un tel défaut revient à porter une nouvelle appréciation sur l'analyse environnementale et sanitaire que l'administration a effectuée sur le produit et donc sur la légalité de l'autorisation de mise sur le marché et à remettre en cause la validité et la suffisance des prescriptions imposées par l'administration pour l'usage de ce produit,

- sous couvert d'une recherche de responsabilité, la LPO remet en cause les conditions d'examen, de délivrance et de légalité des autorisations de mise sur le marché des produits contenant de l'imidaclopride et l'approbation de l'imidaclopride.

Les sociétés Agri Canigou, Fertichem et Saga font valoir que :

- à titre principal, l'action qui conduit à apprécier la défectuosité d'une substance active qui est autorisée par un règlement européen ressort de la compétence exclusive de la Cour de Justice de l'Union Européenne (CJUE) et l'affaire ne peut pas être renvoyée à la CJUE, de sorte que l'action de la LPO doit être rejetée,

- à titre subsidiaire, en se prononçant sur l'existence des défauts allégués, le juge ne pourrait que substituer son appréciation à celle d'une autorité administrative qui a spécialement été désignée pour procéder à l'évaluation des effets et des risques de ces produits sur l'environnement, à savoir l'Agence nationale de sécurité sanitaire (ANSES).

La société Bayer fait valoir que :

- la seule responsabilité que pourrait rechercher la société LPO si elle souhaite voir réparer le préjudice écologique qu'elle allègue est celle de l'Etat, puisque c'est à l'Etat qu'il appartient d'appliquer le principe de précaution, y compris au stade de l'évaluation des risques, lorsqu'il existe une incertitude scientifique,

- la LPO ne saurait venir rechercher sa responsabilité pour, d'une part avoir suivi les exigences formulées par les autorités administratives préalablement à la délivrance des autorisations de mise sur le marché des produits contenant de l'imidaclopride, d'autre part avoir respecté la législation et la réglementation applicables aux produits qu'elle commercialise,

- tout éventuel préjudice écologique lié à l'utilisation de pesticides découle des insuffisances dans les procédures d'évaluation et d'autorisation de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques lesquelles doivent être regardées comme une carence fautive de l'Etat de nature à engager sa responsabilité,

- l'analogie avec le contentieux sur les vaccins est erronée dans la mesure où ces derniers produits ne sont pas comparables à des produits phytopharmaceutiques qui sont nécessairement des produits dangereux puisqu'ils visent à éliminer des nuisibles et des parasites sur les cultures,

- un produit qui a obtenu une autorisation de mise sur le marché n'est pas défectueux au sens de l'article 1245-3 du code civil même s'il est dangereux, sauf à ce que l'autorité administrative compétente pour procéder à son évaluation ait commis une erreur d'appréciation, puisque les conditions de délivrance des autorisations de mise sur le marché garantissent que la dangerosité présente un risque acceptable pour l'homme et l'environnement et en particulier pour la faune sauvage,

- le contentieux de la responsabilité de la puissance publique relève de la compétence exclusive des juridictions de l'ordre administratif,

- les autorisations de mise sur le marché et ou les décrets définissant les modalités du contrôle exercé par l'administration et la délivrance de celles-ci sont des actes administratifs.

La société Gritche fait valoir que la question de savoir si la substance active imidaclopride était défectueuse au sens où le prétend la LPO a fait l'objet d'une évaluation préalable ayant conduit à une conclusion négative et par conséquent à un règlement d'approbation de la commission européenne, que la LPO invoque, non pas une défectuosité des produits qui contiennent de l'imidaclopride mais la défectuosité de cette substance active elle-même, ce qui signifie qu'elle conteste illégalement devant le tribunal judiciaire un règlement de la commission européenne.

Elle indique que la mise sur le marché d'imidaclopride a pris fin le 1er décembre 2020 en vertu du règlement d'exécution (UE) 2020/1643 du 5 novembre 2020.

La LPO répond que la responsabilité pour produits défectueux peut tout à fait être recherchée à l'égard d'un produit administrativement autorisé, qu'elle ne sollicite ni l'annulation, ni le retrait, ni la modification, ni la suspension des autorisations accordées, que le régime de réparation du préjudice écologique prévu par les articles 1246 et suivants du code civil ne prévoit aucune cause d'exonération de responsabilité au profit d'un responsable qui se prévaudrait d'une autorisation administrative, que les travaux parlementaires dont est issue la loi du 8 août 2016 confirment que le législateur n'a pas souhaité écarter du champ d'application du préjudice écologique les activités bénéficiant d'une autorisation administrative telles que les autorisations de mise sur le marché des produits phytosanitaires, que l'action en responsabilité civile pour défaut des produits, ainsi que la réparation du préjudice écologique relèvent des tribunaux de l'ordre judiciaire, dès lors que le défendeur n'est pas une personne publique ou que le dommage ne trouve pas son origine dans le fait d'un ouvrage public et que cette action est indépendante de toute autre action.

****

L'article L. 142-2 du code de l'environnement modifié par la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 énonce que les associations agréées mentionnées à l'article L. 141-2 peuvent exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les faits portant un préjudice direct ou indirect aux intérêts collectifs qu'elles ont pour objet de défendre et constituant une infraction aux dispositions législatives relatives à la protection de la nature et de l'environnement, à l'amélioration du cadre de vie, à la protection de l'eau, de l'air, des sols, des sites et paysages, à l'urbanisme, à la pêche maritime ou ayant pour objet la lutte contre les pollutions et les nuisances, la sûreté nucléaire et la radioprotection, les pratiques commerciales et les publicités trompeuses ou de nature à induire en erreur quand ces pratiques et publicités comportent des indications environnementales ainsi qu'aux textes pris pour leur application.

En l'espèce, le principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires s'oppose à ce que le juge judiciaire substitue sa propre appréciation à celle que l'autorité administrative a portée sur les dangers ou inconvénients que peuvent présenter les produits litigieux pour la protection de la nature et de l'environnement.

Dès lors, comme le font justement observer les sociétés appelantes, le juge judiciaire n'est pas compétent pour statuer sur les demandes de la LPO tendant à ce qu'il leur soit ordonné de cesser la commercialisation et la livraison de produits contenant de l'imidaclopride, d'informer l'ensemble des clients ayant acheté des produits contenant de l'imidaclopride des risques liés à leur usage et de procéder au rappel des produits vendus contenant de l'imidaclopride, puisque ces produits ont bénéficié d'une autorisation de mise sur le marché dont la légalité n'a pas été remise en cause et que, s'il ordonnait de telles mesures, le juge judiciaire viendrait se substituer à l'autorité administrative.

En revanche, le juge judiciaire est bien compétent pour statuer sur une action en réparation du préjudice écologique fondée sur la responsabilité civile d'une personne morale de droit privé, étant observé que la LPO ne reproche aux sociétés ni une infraction aux lois relatives à la protection de la nature et de l'environnement, ni un non-respect de règles administratives, ni la commercialisation sans autorisation de produits contenant de l'imidaclopride.

L'ordonnance est confirmée sur ce point et en ce qu'elle a rejeté la demande aux fins de voir poser deux questions préjudicielles à la juridiction administrative, puisque la légalité des autorisations de mise sur le marché n'est pas critiquée par la LPO et que la réponse aux questions telles que formulées par les sociétés dans leurs conclusions n'est pas nécessaire à la résolution du litige.

Sur la demande subsidiaire en nullité de l'assignation formée par la société Bayer,

La société Bayer soulève la nullité de l'assignation qui lui a été délivrée, en faisant valoir, au visa des articles 54 et 114 du code de procédure civile, l'imprécision des demandes de la LPO.

Le juge de la mise en état a exactement retenu que l'assignation comportait un exposé détaillé des faits reprochés, des moyens de droit et de fait invoqués et des fondements juridiques de la demande.

L'assignation étant suffisamment précise pour permettre à la société Bayer de se défendre utilement, il convient de confirmer l'ordonnance qui a rejeté la demande en nullité de cet acte.

Sur la prescription des demandes,

La LPO ne critique pas en cause d'appel la disposition de l'ordonnance qui a rejeté sa demande de renvoi devant la formation de jugement, laquelle doit être confirmée.

Les sociétés appelantes soutiennent que :

- le délai de prescription de dix ans fixés à l'article 2226-1 du code civil est applicable aux actions dont le fait générateur est antérieur à la publication de la loi du 8 août 2016,

- la LPO aurait pu mener une action avant 2016 puisque le préjudice écologique a été consacré dès 2012 par la Cour de cassation et que s'agissant d'autres préjudices écologiques, elle n'a pas attendu la promulgation de la loi du 8 août 2016 pour agir,

- la LPO avait connaissance depuis plus de dix ans de ce que l'utilisation d'imidaclopride pouvait être le fait générateur d'un préjudice écologique,

- la manifestation du dommage et la certitude du lien de causalité de celui-ci avec le fait générateur sont antérieures à mai 2011,

- il importe peu que l'étendue du dommage invoqué par la LPO n'ait pas été entièrement connue dès le début des années 2000 car dès lors que l'association avait connaissance de la seule existence du dommage, elle pouvait agir,

- l'action fondée sur l'article 1245-16 du code civil est prescrite puisque la LPO avait connaissance depuis plus de trois ans du prétendu dommage que les produits à base d'imidaclopride auraient causé aux oiseaux des champs, de la prétendue défectuosité des produits en cause et de l'identité du ou des producteurs.

La société Gritche soutient que l'action fondée sur l'article 1245 du code civil dirigée contre elle est prescrite puisqu'elle a été introduite plus de huit ans après qu'elle avait mis sur le marché les 32 litres de produit Confidor en février 2013 et que l'action en responsabilité environnementale est également prescrite puisque la LPO a connaissance depuis l'année 2000, soit depuis plus de vingt ans des particularités de l'imidaclopride et des effets nocifs que cette substance entraînerait sur les insectes et la faune aviaire et, de manière générale sur l'environnement.

Elle ajoute qu'en ce qui concerne le manquement au devoir de vigilance, le délai de prescription applicable est le délai de cinq ans et que, dès lors, cette action est également prescrite.

La société Bayer fait valoir que la LPO considère que le préjudice écologique dont elle entend demander réparation aurait pour seul fait générateur l'utilisation d'insecticides néonicotinoïdes, en particulier l'imidaclopride et qu'en sa qualité d'association agréée pour l'environnement, la LPO a identifié la cause alléguée du déclin des populations d'oiseaux des champs plus de dix ans avant la signification de son assignation, soit en 2003, et au plus tard en avril 2011.

La LPO soutient que :

- l'action en réparation du préjudice écologique a été introduite par l'article 4 de la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016, si bien qu'à supposer qu'elle ait eu auparavant connaissance de la manifestation du dommage, elle n'était pas en mesure d'exercer cette action

- le point de départ de la prescription n'est pas le fait générateur mais la manifestation du dommage

- le régime de responsabilité du fait de produits défectueux prévoit un délai triennal pour l'action en réparation de la victime et un délai décennal pour l'extinction de la responsabilité du producteur,

- l'assignation a bien été délivrée dans le délai de dix ans à compter de la mise en circulation des produits litigieux, ce que les sociétés reconnaissent dans leurs conclusions respectives,

- le régime relatif à la cessation et à la réparation du préjudice écologique prévoit un délai spécial décennal dérogatoire au délai de droit commun de la responsabilité civile de cinq ans,

- les actions en cessation d'un préjudice écologique fondées sur l'article 1252 du code civil ne sont soumises à aucun délai de prescription,

- en ce qui concerne la responsabilité du fait des produits défectueux, la connaissance du dommage au sens de l'article 1245-16 du code civil implique d'avoir connaissance de l'étendue du dommage,

- en matière d'atteinte à l'environnement, et particulièrement en présence de pollutions comme en l'espèce, il n'est pas rare que les dommages soient continus, or, le préjudice écologique découlant de la commercialisation des produits possède un caractère continu, de sorte que chaque commercialisation des produits litigieux interrompt le délai de prescription,

- la persistance et la rémanence de la substance dans l'environnement mises en exergue par les études scientifiques qu'elle communique constituent également des faits générateurs successifs et toujours à l'oeuvre du préjudice écologique qu'elle caractérise,

- ce dommage est par essence évolutif et cumulatif,

- pour les actions fondées simultanément sur le régime de la responsabilité du fait des produits défectueux et de la réparation du préjudice écologique, il est nécessaire que le point de départ de la prescription soit fixé à la date de 'consolidation' du dommage, c'est à dire le moment où le demandeur a la capacité réelle d'avoir une pleine et entière connaissance du préjudice et d'en mesurer l'étendue.

****

Le premier juge a fixé le point de départ de la prescription au 1er octobre 2016, date d'entrée en vigueur de l'article 2226-1 du code civil issu de la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016.

La société Nufarm et les sociétés Agri Canigou, Fertichem et Saga critiquent la date de point de départ de la prescription ainsi retenue par le juge de la mise en état et demandent que l'action de la LPO soit déclarée prescrite sans toutefois préciser à quelle date elles estiment que ce point de départ devrait être fixé.

L'article 1245-15 du code civil énonce que, sauf faute du producteur, la responsabilité de celui-ci, fondée sur les dispositions du présent chapitre, est éteinte dix ans après la mise en circulation du produit même qui a causé le dommage à moins que, durant cette période, la victime n'ait engagé une action en justice.

L'article 1245-16 dispose que l'action en réparation fondée sur les dispositions du présent chapitre se prescrit dans un délai de trois ans à compter de la date à laquelle le demandeur a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l'identité du producteur.

Aux termes de l'article 2226-1, l'action en responsabilité tendant à la réparation du préjudice écologique réparable en application du chapitre III du sous-titre II du titre III du présent livre se prescrit par dix ans à compter du jour où le titulaire de l'action a connu ou aurait dû connaître la manifestation du préjudice écologique.

Le délai-butoir de dix ans après la mise en circulation des produits n'étant pas écoulé à la date de l'assignation, au vu des dates de première autorisation de mise sur le marché des produits qui se situent entre l'année 1991 et août 2015 (pièce 21 de la LPO), il convient de déterminer si l'action en responsabilité fondée sur l'article 1245 du code civil a été exercée dans le délai de trois ans à compter de la date à laquelle la LPO avait ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l'identité du producteur.

Dans la mesure où l'association sollicite uniquement la réparation d'un préjudice écologique et d'un préjudice moral consécutif, il y a lieu de considérer que la connaissance du dommage s'entend, dans le cadre de ladite action en responsabilité du fait des produits défectueux, de la connaissance de la manifestation du préjudice écologique.

Le point de départ du délai de prescription étant ainsi défini, la LPO n'est pas fondée à soutenir d'une part que le préjudice écologique invoqué est un préjudice continu, de sorte que la prescription n'aurait pas commencé à courir ou aurait été interrompue en mars 2021, date à laquelle la société Bayer a bénéficié d'une dérogation l'autorisant à continuer à commercialiser de l'imidaclopride, d'autre part que ce point de départ se situe à la date à laquelle elle aura connaissance de l'étendue exacte du préjudice écologique subi au moyen de l'expertise judiciaire qu'elle sollicite dans son assignation.

La LPO indique dans ses conclusions que toutes les sociétés défenderesses ont commercialisé de l'imidaclopride depuis 2011 alors que les premières manifestations du préjudice écologique en France venaient d'être documentées en avril 2011 par des cas enregistrés par le réseau SAGIR entre le 1er janvier 1995 et le 31 décembre 2010, avec une exposition avérée à l'imidaclopride, aux termes d'un rapport établi par la direction des études et de la recherche de l'office national de la chasse et de la faune sauvage intitulé 'surveillance de la mortalité des oiseaux et des mammifères sauvages' (pièce 10).

Elle verse aux débats des articles de revues scientifiques traduits de l'anglais datant d'avril 2014, mai 2014 et juillet 2014 (pièces 8,13 bis,17 bis, 18 bis, 19 bis, 28 bis, 29 bis, 41) dont il ressort que l'imidaclopride et le fipronil ont été reconnus toxiques respectivement pour de nombreux oiseaux et la plupart de poissons, que l'utilisation de l'imidaclopride et de la clothianidine en traitement de semences sur certaines cultures présente des risques pour les petits oiseaux et l'ingestion de quelques semences traitées peut entraîner une mortalité ou altérer la reproduction des espèces d'oiseaux sensibles, que les données recueillies indiquent que les insecticides systémiques, les néonicotinoïdes et le fipronil sont capables d'exercer des effets directs et indirects sur la faune vertébrée terrestre et aquatique et que l'insecticide néonicotinoïde le plus couramment utilisé, l'imidaclopridea un impact négatif sur les populations d'oiseaux insectivores.

Il est ainsi démontré que la LPO a eu connaissance de la manifestation du préjudice écologique qu'elle invoque au plus tard en juillet 2014, soit plus de trois ans avant la délivrance des assignations les 21 mai, 25 mai, 27 mai et 2 juin 2021.

Dans ces conditions, son action en réparation fondée sur l'article 1245 du code civil est prescrite.

L'article L. 2226-1 du code civil issu de la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 est applicable à la réparation des préjudices dont le fait générateur est antérieur au 1er octobre 2016.

Le fait générateur du dommage étant la commercialisation et l'utilisation du produit contenant de l'imidaclopride, antérieures au 1er octobre 2016, et la LPO ayant eu connaissance de la manifestation du préjudice écologique en juillet 2014, son action en responsabilité fondée sur l'article 1246 du code civil n'est pas prescrite.

Sur la demande d'expertise,

La LPO soutient que la demande d'expertise a vocation à connaître tant l'étendue du dommage que de pouvoir fixer la date à laquelle l'imidaclopride a cessé d'avoir des effets sur l'environnement, que si le lien de causalité entre l'utilisation massive d'imidaclopride et les atteintes directes et indirectes portées à l'environnement ne fait plus guère de doute scientifique, l'étendue de ces atteintes reste inconnue, compte-tenu de la persistance des produits dans l'environnement, des effets cocktail et des effets en cascade induits, que la demande d'expertise est parfaitement circonscrite, dans le temps puisqu'elle concerne l'imidaclopride commercialisée entre 2008 et 2019 dont les données de vente sont répertoriées depuis 2006 auprès des agences et offices de l'eau, et dans l'espace en ce qu'il s'agit du territoire français métropolitain, enfin que, pour déterminer l'étendue du préjudice écologique caractérisé, il ne faut pas s'intéresser uniquement aux pollinisateurs mais à toute la biodiversité dont l'avifaune.

Les sociétés font valoir en substance que la demande de la LPO vise à suppléer sa carence dans l'élaboration de la preuve et que l'expertise sollicitée, en ce qu'elle conduirait à porter une appréciation globale des effets de l'imidaclopride sur l'environnement, dépasserait l'objet de l'action de la LPO fondée sur la diminution des populations d'oiseaux en milieu agricole et soulèverait de nombreuses difficultés méthodologiques.

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En application de l'article 789, lorque la demande est présentée postérieurement à sa désignation, le juge de la mise en état est, jusqu'à son dessaisissement, seul compétent à l'exclusion de toute autre formation du tribunal pour ordonner, même d'office, toute mesure d'instruction.

En l'espèce, la demande d'expertise a été présentée dès l'engagement du procès, directement devant le juge du fond.

En tout état de cause, avant de déterminer et d'évaluer le préjudice écologique invoqué, le juge saisi de l'affaire doit statuer sur la responsabilité civile de chacune des sociétés attraites en la cause, sur le fondement des articles 1240 et 1246 du code civil, si bien que la demande d'expertise apparaît prématurée.

C'est à bon droit que le juge de la mise en état a rejeté cette demande.

Il convient de confirmer l'ordonnance en ce qu'elle a réservé les dépens et les indemnités de procédure.

Chaque partie conservera la charge de ses dépens d'appel.

Les demandes des sociétés Bayer et Gritche et de la LPO fondées sur l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel doivent être rejetées.

Dispositif

PAR CES MOTIFS

Statuant publiquement par arrêt mis à disposition au greffe et contradictoirement :

CONFIRME l'ordonnance, sauf en ce qu'elle a déclaré le juge judiciaire compétent pour statuer sur la totalité des demandes présentées devant lui et a rejeté la fin de non-recevoir tirée de la prescription de l'action en responsabilité fondée sur l'article 1245 du code civil,

STATUANT à nouveau sur ces points,

DIT que le juge judiciaire n'est pas compétent pour statuer sur les demandes de la LPO tendant à ce qu'il soit ordonné aux sociétés Bayer, Nufarm, Fertichem, Agri Canigou, Saga et Gritche de cesser la commercialisation et la livraison de produits contenant de l'imidaclopride, d'informer l'ensemble des clients ayant acheté des produits contenant de l'imidaclopride des risques liés à leur usage et de procéder au rappel des produits vendus contenant de l'imidaclopride et renvoie la LPO à mieux se pourvoir devant le juge administratif en ce qui concerne ces demandes,

DECLARE prescrite l'action principale de la Ligue pour la protection des oiseaux fondée sur l'article 1245 du code civil,

RENVOIE l'affaire devant le juge de la mise en état pour la poursuite de l'instruction,

LAISSE à chaque partie la charge de ses dépens d'appel,

REJETTE les demandes des sociétés Bayer et Gritche et de la LPO fondées sur l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel.