CE, 3e et 8e ch. réunies, 22 décembre 2023, n° 475815
CONSEIL D'ÉTAT
Arrêt
Rejet
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Schwartz
Rapporteur :
M. Jau
Rapporteur public :
Mme Merloz
Avocats :
SCP Piwnica et Molinié, SCP Duhamel
Vu la procédure suivante :
Par une requête, un mémoire en réplique et deux autres mémoires, enregistrés les 10 juillet, 11 septembre, 2 novembre et 6 novembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, les sociétés JCDecaux, JCDecaux France, Somupi, Sopact, JCDecaux Mobilité Aix-Marseille, Fermière des Colonnes Morris, Mobilier Urbain de Cagnes-sur-Mer, Euro-métropolitaine de Mobilier Urbain et Information, Communication Mobilité demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article R. 557-3 du code de justice administrative :
1°) d'enjoindre à l'Autorité de la concurrence et à son rapporteur général, sous astreinte de 5 000 euros par jour de retard à compter de l'expiration d'un délai de sept jours suivant la notification de la décision à intervenir, de prendre toutes les mesures propres à faire cesser l'atteinte illicite au secret des affaires de JCDecaux et à prévenir toute nouvelle atteinte à ce secret, notamment les mesures visant à obtenir de la société Clear Channel France qu'elle détruise ou restitue les documents et informations confidentiels de JCDecaux qui lui ont été communiqués dans le cadre de la saisine de l'Autorité n° 17/0157 F et les mesures visant à éviter et empêcher que Clear Channel France utilise et divulgue les documents et informations confidentiels de JCDecaux qui lui ont été communiqués dans le cadre de cette saisine ;
2°) d'enjoindre à l'Autorité de la concurrence et à son rapporteur général de s'abstenir de communiquer à nouveau un quelconque élément protégé par le secret des affaires de JCDecaux, notamment dans le cadre de la procédure d'instruction en cours devant l'Autorité de la concurrence ;
3°) de mettre à la charge de l'Autorité de la concurrence la somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code de commerce ;
- la loi du 24 mai 1872 relative au Tribunal des conflits ;
- le décret n° 2015-233 du 27 février 2015 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Nicolas Jau, auditeur,
- les conclusions de Mme Marie-Gabrielle Merloz, rapporteure publique ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Piwnica et Molinié, avocat de la société JCDecaux et autres et à la SCP Duhamel, avocat de l'Autorité de la concurrence ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 13 décembre 2022, présentée par l'Autorité de la concurrence ;
Considérant ce qui suit :
1. Il résulte de l'instruction que, saisie par la société Clear Channel France de pratiques que celle-ci estime anticoncurrentielles mises en œuvre dans le secteur de la publicité extérieure, l'Autorité de la concurrence a obtenu de la société JCDecaux communication d'informations concernant notamment sa politique commerciale, sa stratégie et son organisation, regardées par cette dernière société comme mettant en jeu le secret des affaires. Après avoir dans un premier temps, sur demande de la société JCDecaux, classé comme confidentielles les pièces contenant ces informations, le rapporteur général de l'Autorité de la concurrence, estimant que certaines de ces informations étaient nécessaires à l'exercice des droits de la défense d'autres parties et aux besoins du débat devant l'Autorité, a pris quatre décisions les 24 mars, 28 mars, 5 avril et 7 avril 2022, par lesquelles il a rendu les pièces les contenant accessibles à l'ensemble des parties, dont la société Clear Channel France. Ces pièces ont alors été communiquées à l'ensemble des parties, le 12 avril 2022, à l'appui de la notification, à plusieurs sociétés du groupe JCDecaux et du groupe Publicis, d'un grief leur reprochant d'avoir conclu et mis en œuvre un accord visant à se répartir les marchés amont de la publicité extérieure. Par une ordonnance du 25 mai 2022, contre laquelle l'Autorité de la concurrence s'est pourvue en cassation, la déléguée du premier président de la cour d'appel de Paris a annulé partiellement les décisions du rapporteur général rendant accessibles certaines pièces.
2. A la suite de l'intervention de cette ordonnance, les sociétés JCDecaux et autres ont demandé au juge des référés du tribunal judiciaire de Paris d'enjoindre à l'Autorité de la concurrence et à son rapporteur général, d'une part, de requérir de la société Clear Channel France qu'elle détruise ou restitue les documents et informations confidentiels qui lui ont été communiqués, et s'interdise d'en faire un quelconque usage, d'autre part, de s'abstenir de communiquer à nouveau des éléments protégés par le secret des affaires de JCDecaux. Par une ordonnance du 27 décembre 2022, confirmée par un arrêt du 15 juin 2023 de la cour d'appel de Paris, le juge des référés s'est déclaré incompétent au profit de la juridiction administrative. Les sociétés JCDecaux et autres ont alors saisi le juge des référés du Conseil d'Etat, sur le fondement de l'article R. 557-3 du code de justice administrative, d'une demande aux mêmes fins.
Sur le cadre juridique :
3. D'une part, aux termes de l'article L. 77-13-1 du code de justice administrative : " Lorsque les actions tendant à prévenir, faire cesser ou réparer une atteinte portée au secret des affaires relèvent de la juridiction administrative, le juge peut mettre en œuvre les mesures prévues au chapitre II du titre V du livre Ier du code de commerce, sous réserve des adaptations réglementaires nécessaires. / Les décisions rendues en référé en application du présent article sont rendues en dernier ressort ". Aux termes de l'article R. 557-3 du même code : " Lorsqu'il est saisi aux fins de prévenir une atteinte imminente ou faire cesser une atteinte illicite à un secret des affaires, le juge des référés peut prescrire toute mesure provisoire et conservatoire proportionnée, y compris sous astreinte. Il peut notamment ordonner l'ensemble des mesures mentionnées à l'article R. 152-1 du code de commerce ". Ainsi, le 1° du I de l'article R. 152-1 du code de commerce permet d'" interdire la réalisation ou la poursuite des actes d'utilisation ou de divulgation d'un secret des affaires ".
4. D'autre part, l'article L. 463-1 du code de commerce dispose que " l'instruction et la procédure devant l'Autorité de la concurrence sont contradictoires ", sous réserve notamment des dispositions prévues à l'article L. 463-4 du même code. Aux termes du premier alinéa de l'article L. 463-4 du même code : " Sauf dans les cas où la communication ou la consultation de ces documents est nécessaire à l'exercice des droits de la défense d'une partie mise en cause, le rapporteur général de l'Autorité de la concurrence peut refuser à une partie la communication ou la consultation de pièces ou de certains éléments contenus dans ces pièces mettant en jeu le secret des affaires d'autres personnes. Dans ce cas, une version non confidentielle et un résumé des pièces ou éléments en cause lui sont accessibles ". L'article R. 463-14 de ce code prévoit notamment que " les informations, documents ou parties de documents pour lesquels une demande de protection au titre du secret des affaires n'a pas été présentée sont réputés ne pas mettre en jeu le secret des affaires " et que " dans le cadre de l'instruction par l'Autorité de la concurrence, le rapporteur examine, avant que les éléments concernés du dossier soient rendus accessibles ou communiqués aux parties, les demandes de protection de secrets d'affaires qui ont été formulées. Le rapporteur général notifie au demandeur une décision de traitement confidentiel des informations, documents ou parties de documents en cause. Les actes de procédure sont établis en fonction de cette décision ". Aux termes de l'article R. 463-15 du même code : " Lorsque le rapporteur considère qu'une ou plusieurs pièces dans leur version confidentielle sont nécessaires à l'exercice des droits de la défense d'une ou plusieurs parties ou que celles-ci doivent en prendre connaissance pour les besoins du débat devant l'Autorité, il en informe (...) la personne qui a fait la demande de protection du secret des affaires contenu dans ces pièces et lui fixe un délai pour présenter ses observations avant que le rapporteur général ne statue. La décision du rapporteur général est notifiée aux intéressés. / Lorsqu'une partie mise en cause n'a pas eu accès à la version confidentielle d'une pièce qu'elle estime nécessaire à l'exercice de ses droits, elle peut en demander au rapporteur la communication ou la consultation en lui présentant une requête motivée dès sa prise de connaissance de la version non confidentielle et du résumé de cette pièce. Il est alors procédé comme à l'alinéa précédent. / Le rapporteur général fixe, le cas échéant, un délai permettant un débat sur les informations, documents ou parties de document nouvellement communiqués ".
5. Enfin, aux termes de l'article L. 464-8-1 du code de commerce : " Les décisions prises par le rapporteur général de l'Autorité de la concurrence en application de l'article L. 463-4 de refuser la protection du secret des affaires ou de lever la protection accordée peuvent faire l'objet d'un recours en réformation ou en annulation devant le premier président de la cour d'appel de Paris ou son délégué. / L'ordonnance du premier président de la cour d'appel de Paris statuant sur ce recours est susceptible d'un pourvoi en cassation. / Ce recours et ce pourvoi sont instruits et jugés en chambre du conseil ". L'article R. 464-24-3 du même code prévoit que ce recours " est formé dans un délai de dix jours à compter de la notification de la décision du rapporteur général de l'Autorité de la concurrence " et que " le premier président de la cour d'appel de Paris ou son délégué statue dans le mois du recours ".
6. Il résulte des dispositions citées aux points 4 et 5 que, dans le cadre de l'instruction d'une saisine relative à des pratiques anticoncurrentielles, il appartient aux parties de demander au rapporteur général de l'Autorité de la concurrence la protection des pièces qu'elles estiment relever de leur secret des affaires, que ces pièces ne peuvent alors être communiquées aux autres parties que dans les cas où leur communication ou leur consultation est nécessaire à l'exercice des droits de la défense ou aux besoins du débat devant l'Autorité, et que cette communication intervient en application d'une décision du rapporteur général refusant la protection du secret des affaires ou levant cette protection, dont la contestation ressortit à la compétence de la cour d'appel de Paris.
Sur la compétence de la juridiction administrative :
7. Aux termes de l'article 32 du décret du 27 février 2015 relatif au Tribunal des conflits et aux questions préjudicielles : " Lorsqu'une juridiction de l'ordre judiciaire ou de l'ordre administratif a, par une décision qui n'est plus susceptible de recours, décliné la compétence de l'ordre de juridiction auquel elle appartient au motif que le litige ne ressortit pas à cet ordre, toute juridiction de l'autre ordre, saisie du même litige, si elle estime que le litige ressortit à l'ordre de juridiction primitivement saisi, doit, par une décision motivée qui n'est susceptible d'aucun recours même en cassation, renvoyer au Tribunal des conflits le soin de décider sur la question de compétence ainsi soulevée et surseoir à toute procédure jusqu'à la décision du tribunal ".
8. La demande des sociétés requérantes, présentée en référé sur le fondement des articles L. 77-13-1 et R. 557-3 du code de justice administrative, tend, en vue de faire cesser et de prévenir une atteinte illicite au secret des affaires résultant, selon ces sociétés, de la communication, par l'Autorité de la concurrence, dans le cadre de la procédure mentionnée au point 1, d'éléments mettant en jeu ce secret, d'une part, à ce qu'il soit ordonné à l'Autorité de la concurrence de requérir de la société Clear Channel France, à laquelle elle a communiqué ces éléments à l'appui de la notification de grief intervenue dans le cadre de cette procédure, que cette société détruise ou restitue les documents litigieux et s'interdise d'en faire un quelconque usage, d'autre part, à ce qu'il soit ordonné à l'Autorité de la concurrence de s'abstenir de toute nouvelle communication d'un élément protégé par le secret des affaires de JCDecaux. Le litige né de cette demande est indissociable de la contestation de décisions, intervenues ou à intervenir, par lesquelles le rapporteur général de l'Autorité refuse ou lève la protection au titre du secret des affaires. Il résulte de l'article L. 464-8-1 du même code qu'il appartient aux seules juridictions de l'ordre judiciaire de connaître de cette contestation. Ainsi, les mesures sollicitées se rattachent à un litige au principal qui échappe manifestement à la compétence de la juridiction administrative, de sorte qu'il apparaît, en l'état du dossier, que les juridictions de cet ordre ne sont pas compétentes pour statuer sur la présente demande.
9. Toutefois, par un arrêt du 15 juin 2023 la cour d'appel de Paris a décliné la compétence des juridictions de l'ordre judiciaire. Dès lors, et quand bien même cet arrêt fait l'objet d'un pourvoi devant la Cour de cassation, il convient, par application de l'article 32 du décret du 27 février 2015, de renvoyer au Tribunal des conflits le soin de décider sur la question de compétence ainsi soulevée et de surseoir à toute procédure jusqu'à la décision de ce tribunal.
DECIDE :
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Article 1er : L'affaire est renvoyée au Tribunal des conflits.
Article 2 : Il est sursis à statuer sur la demande des sociétés JCDecaux et autres jusqu'à ce que le Tribunal des conflits ait tranché la question de savoir quel est l'ordre de juridiction compétent pour y statuer.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la société JCDecaux, première requérante dénommée, et à l'Autorité de la concurrence.