CA Douai, ch. 2 sect. 1, 14 décembre 2023, n° 22/00566
DOUAI
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Caisse Régionale de Crédit Agricole Mutuel Nord de France
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Gilles
Conseillers :
Mme Mimiague, Mme Vanhove
Avocats :
Me Levasseur, Me Planckeel, Me Verité
Suivant acte sous seings privés la 'SCI du [Adresse 2] à [Localité 4]' (ci-après le bailleur) a donné à bail à la société Caisse régionale de Crédit agricole mutuel du Nord, devenue la Caisse régionale de Crédit agricole mutuel Nord de France (ci-après le preneur) pour une durée de neuf années un 'immeuble à usage de bureaux et de commerce' situé à [Localité 4], moyennant un loyer annuel hors charges et hors taxes de 240 000 Francs (36 587,76 euros), prenant effet au 1er juin 1999. Il est stipulé dans le bail que 'd'ores et déjà, le bailleur accepte de renouveler le bail 3 fois 9 années entières et consécutives sans renégociation du loyer à chaque renouvellement'.
Le 8 décembre 2010 le bailleur a signifié une demande de révision du loyer sur le fondement de l'article L. 145-39 du code de commerce, le loyer annuel ayant augmenté de plus du quart, et de son côté, le preneur lui a signifié le 30 décembre 2010 une demande de renouvellement à effet au 1er janvier 2011. Le 17 janvier 2011 le bailleur a assigné le preneur devant le juge des loyers commerciaux, lequel s'est déclaré incompétent au profit du même tribunal statuant en matière de bail commercial et par un jugement du 28 novembre 2013, confirmé par arrêt de cette cour le 7 janvier 2015, le tribunal de grande instance de Lille a :
- débouté le Crédit agricole de ses demandes tendant à dire que le bail s'est renouvelé par l'effet de la promesse de renouvellement le 1er juin 2008 pour une durée de neuf années et moyennant un loyer égal au montant du loyer en cours,
- dit que le contrat de bail a été renouvelé à compter du 1er janvier 2011,
- déclaré en conséquence recevable l'action en révision du loyer introduite par le bailleur le 8 décembre 2010,
- décidé que par le jeu de la clause d'échelle mobile, le loyer révisé dû pour la période comprise entre le 8 et le 31 décembre 2010 doit être fixé à la valeur locative,
- sursis à statuer sur le montant du loyer révisé et ordonné avant dire droit une expertise,
- débouté le preneur de sa demande tendant à constater l'accord des parties sur l'interprétation de la promesse de renouvellement figurant dans le bail en ce sens que le loyer fixé à compter du 1er juin 1999 s'applique à chaque renouvellement,
- débouté le bailleur de sa demande tendant à voir fixer le loyer de renouvellement sur la base du loyer ainsi révisé.
Le 6 novembre 2018 le bailleur a délivré au preneur un congé à effet au 30 juin 2019 avec offre de renouvellement à compter du 1er juillet 2019 moyennant un loyer hors charges et hors taxes de 138 000 euros. Par lettre du 23 mai 2019, le preneur a sollicité un report du congé au 1er janvier 2020 eu égard à la décision judiciaire fixant le renouvellement du bail au 1er janvier 2011 et s'est opposé à l'augmentation du loyer. Par une lettre du 17 juin 2020, le bailleur acceptait le report des effets du congé mais maintenait son désaccord sur le montant du loyer du bail renouvelé. Le 2 octobre 2020 le bailleur a assigné le preneur devant le tribunal judiciaire de Lille aux fins de voir juger que le renouvellement du bail interviendra à compter du 1er janvier 2020 pour une durée de neuf années moyennant un loyer de renouvellement de 150 000 euros HCHT. Le preneur a demandé à voir constater le renouvellement du bail pour neuf ans à compter du 1er janvier 2020 moyennant le loyer indexé en cours, soit 59 032,35 euros HTHC au 1er juin 2019
Par jugement du 3 janvier 2022, le tribunal a :
- constaté le renouvellement du bail pour une durée de neuf années à compter du 1er janvier 2020,
- écarté la fin de non-recevoir tirée de l'autorité de la chose jugée,
- déclaré recevable la demande de fixation judiciaire du loyer de renouvellement,
- ordonné avant dire droit une expertise aux fins de déterminer et d'apprécier les éléments en vue d'évaluer la valeur locative du local commercial,
- fixé le montant du loyer provisionnel au montant du loyer actuel,
- sursis à statuer sur le montant du loyer de renouvellement,
- sursis à statuer sur les frais irrépétibles,
- ordonné le retrait du rôle de l'affaire,
- réservé les dépens et rappelé que l'exécution provisoire est de droit.
Par déclaration reçue au greffe de la cour le 3 février 2022 le Crédit agricole a relevé appel aux fins de réformation du jugement déférant à la cour l'ensemble de ses chefs à l'exception du chef constatant le renouvellement du bail pour une durée de neuf années à compter du 1er janvier 2020.
Aux termes de ses dernières conclusions remises au greffe et notifiées par voie électronique le 24 octobre 2022 le preneur demande à la cour de :
- infirmer dans toutes ses dispositions le jugement, sauf en ce qu'il a constaté le renouvellement du bail,
statuant à nouveau,
- déclarer irrecevable la demande de la SCI du [Adresse 2] à [Localité 4] de fixation du loyer du bail renouvelé le 1er janvier 2020,
- la débouter de toutes ses demandes, fins et moyens, en ce compris son appel incident,
- constater le renouvellement bail pour neuf années à compter du 1er janvier 2020 moyennant le loyer en cours, soit 59 032,35 euros par an hors taxes et hors charges,
- condamner la SCI du [Adresse 2] à [Localité 4] à lui payer une indemnité de 8 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- la condamner aux dépens.
Aux termes de ses dernières conclusions remises au greffe et notifiées par voie électronique le 26 juillet 2022 la SCI du [Adresse 2] à [Localité 4] demande à la cour de :
- confirmer le jugement sauf en ce qu'il a intégré dans la mission de l'expert celle de : 'indiquer s'il est produit une évolution des éléments constitutifs de la valeur locative de nature à écarter l'indexation prévue à l'article L. 145-34 du code de commerce et de : 'donner son avis sur la modification notable des éléments de la valeur locative et notamment sur la modification notable de la destination suite à la déspécialisation partielle réalisée',
Statuant à nouveau,
- acter le renouvellement du bail pour une durée de neuf années à compter du 1er janvier 2020,
- écarter la fin de non-recevoir tirée de l'autorité de la chose jugée,
- déclarer recevable et bien fondée la demande de fixation judiciaire du loyer de renouvellement à la valeur locative,
- ordonner avant dire droit une expertise et confirmer la commission pour y précéder de M. [P] [U] avec pour mission de :
- visiter et décrire les lieux loués,
- déterminer :
- les caractéristiques propres du local et notamment la surface pondérée dont le calcul sera détaillé,
- l'état d'entretien, de vétusté ou de salubrité voire, en tant que de besoin, la nature et l'état des équipements et des moyens d'exploitation mis à la disposition du locataire,
- la destination et/ou les modalités de jouissance des lieux prévues au bail,
- les obligations respectives des parties s'agissant notamment des obligations et restrictions imposées au bailleur et/ou au preneur, les améliorations apportées dont l'auteur, l'époque et le coût seront précisés,
- les facteurs locaux de commercialité et notamment :
o l'importance de la ville, du quartier, de la rue,
o l'intérêt de l'emplacement du point de vue de l'exercice des activités commerciales et de l'activité considérée en particulier,
o l'attrait et les sujétions particuliers que peut présenter l'emplacement,
- préciser les prix couramment pratiqués dans le voisinage,
- donner son avis sur la valeur locative des lieux loués au sens de l'article L. 145-33 du code de commerce et sur le loyer applicable à compter du renouvellement du bail,
- confirmer pour le surplus le jugement du 3 janvier 2022, notamment sur les modalités matérielles de l'expertise, actuellement en cours.
- condamner le Crédit agricole à lui payer la somme de 8 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,
- la condamner aux entiers dépens de l'appel.
En application de l'article 455 du code de procédure civile, il est renvoyé aux écritures des parties pour l'exposé de leurs moyens.
La clôture de l'instruction est intervenue le 27 septembre 2023 et l'affaire a été fixée à l'audience de plaidoiries du 11 octobre suivant.
MOTIFS
C'est à bon droit que le premier juge a écarté la fin de non-recevoir tirée de l'autorité de la chose jugée attachée au jugement de 2013 au motif que l'objet de la demande était différent, le juge des loyers commerciaux étant aujourd'hui saisi d'une demande de fixation judiciaire du loyer de renouvellement ou de la possibilité de recourir à une fixation judiciaire du loyer de renouvellement dans l'hypothèse d'une déspécialisation irrégulière par le preneur et non du mode de détermination du loyer de renouvellement (sur la base du loyer révisé en application de l'article L. 145-9 du code de commerce ou du loyer stipulé dans le bail du 1er juin 1999).
Il convient en conséquence de confirmer le jugement en ce qu'il a écarté la fin de non-recevoir tirée de l'autorité de la chose jugée.
Par ailleurs, c'est également de manière exacte que le premier juge a, en application notamment des articles 1190 (anciennement 1162) et 1191 (anciennement 1157) du code civil, considéré que la clause de promesse de renouvellement avait pour objet la renonciation du bailleur à la possibilité de renégocier le montant du loyer lors des trois renouvellements et en conséquence, sauf à vider la clause de son sens, à solliciter la fixation judiciaire du loyer sur le fondement de R. 145-11 du code de commerce s'agissant d'un immeuble à usage exclusif de bureau.
Il a estimé toutefois que, dans la mesure où la déspécialisation partielle, régulière ou non, constitue un élément nouveau qui n'a pas été prévu lors de l'acceptation de la clause litigieuse par le bailleur, faute de mention expresse dans le contrat, et où les dispositions de L. 145-47 relatives à la déspécialisation sont d'ordre public, elles ne peuvent être écartées que par une renonciation intervenant une fois le droit à déspécialisation acquis, et, qu'en conséquence la déspécialisation partielle peut être invoquée lors d'un renouvellement (le bailleur pouvant invoquer un motif de déplafonnement en cas de modification suffisamment importante), la clause litigieuse ne pouvant pas entraîner une renonciation du droit au bailleur de refuser le renouvellement pour motif grave et légitime ou de se prévaloir de la déspécialisation partielle pour obtenir une modification du loyer. Ainsi, il a considéré que la portée de la clause devait être limitée et qu'elle constituait une promesse de renouvellement du bail au loyer initial avec indexation contractuelle dans des conditions normales, en dehors de toute violation contractuelle ou de la survenance d'un élément nouveau, notamment une déspécialisation partielle régulière ou irrégulière entraînant une modification notable de la destination des lieux.
Le bailleur fait valoir en outre que la promesse constitue une restriction aux droits du bailleur de proposer ou de refuser le renouvellement en application de l'article L. 145-14 du code de commerce ; il soutient qu'il n'a jamais renoncé à une fixation du loyer à la valeur locative intervenant par suite d'une modification unilatérale des clauses et conditions du bail et n'a pu renoncer dès la signature du bail à se prévaloir du non-respect de la procédure de déspécialisation partielle, qui est d'ordre public, par le preneur, mais ne pourrait le faire qu'une fois le droit acquis. Il estime en conséquence qu'il est en droit de venir solliciter la fixation du loyer de renouvellement, l'adjonction d'activité constituant un motif de fixation du loyer à la valeur locative.
L'article R. 145-11 du code de commerce, qui dispose que le prix du bail des locaux à usage exclusif de bureaux est fixé par référence aux prix pratiqués pour des locaux équivalents, sauf à être corrigés en considération des différences constatées entre le local loué et les locaux de référence, rend la règle du plafonnement inapplicable aux locaux à usage exclusif de bureaux.
L'article L. 145-15 du même code dispose que sont réputés non écrits, quelle qu'en soit la forme, les clauses, stipulations et arrangements qui ont pour effet de faire échec au droit de renouvellement institué par le présent chapitre ou aux dispositions des articles L. 145-4, L. 145-37 à L. 145-41, du premier alinéa de l'article L. 145-42 et des articles L. 145-47 à L. 145-54.
Il résulte de ces dispositions qu'il est conféré au locataire un droit au renouvellement du bail qui est d'ordre public mais l'ordre public de protection qui s'attache au statut des baux commerciaux, y compris les dispositions de l'article L. 145-14 relatives à la possibilité du bailleur de refuser le renouvellement bailleur contre indemnité d'éviction, ne s'oppose pas à ce que les parties prévoient une clause de promesse de renouvellement et fixe dans une clause, à l'avance, le prix du bail renouvelé.
Par ailleurs, l'article L. 145-47 du code de commerce relatif à la déspécialisation dispose que :
Le locataire peut adjoindre à l'activité prévue au bail des activités connexes ou complémentaires.
A cette fin, il doit faire connaître son intention au propriétaire par acte extrajudiciaire ou par lettre recommandée avec demande d'avis de réception, en indiquant les activités dont l'exercice est envisagé. Cette formalité vaut mise en demeure du propriétaire de faire connaître dans un délai de deux mois, à peine de déchéance, s'il conteste le caractère connexe ou complémentaire de ces activités. En cas de contestation, le tribunal judiciaire, saisi par la partie la plus diligente, se prononce en fonction notamment de l'évolution des usages commerciaux.
Lors de la première révision triennale suivant la notification visée à l'alinéa précédent, il peut, par dérogation aux dispositions de l'article L. 145-38, être tenu compte, pour la fixation du loyer, des activités commerciales adjointes, si celles-ci ont entraîné par elles-mêmes une modification de la valeur locative des lieux loués.
L'article L. 145-15 a ainsi pour effet d'interdire les clauses privant le preneur de son droit à la déspécialisation mais n'implique pas un droit pour le bailleur à demander la fixation judiciaire du loyer de renouvellement en cas de déspécialisation irrégulière ou régulière auquel il ne pourrait être dérogé par une clause de promesse de renouvellement prévoyant à l'avance le prix du bail renouvelé.
La clause litigieuse n'a d'ailleurs pas pour effet de priver le bailleur de la possibilité prévue au dernier alinéa de l'article L. 145-47 de se prévaloir d'une modification de la valeur locative lors de la première révision triennale, ni de l'empêcher de tirer les conséquences du non-respect des dispositions contractuelles ou légales relatives à la destination des lieux en sollicitant la résiliation du bail ou en agissant pour contester le caractère connexe ou complémentaire d'une activité exercée.
Il résulte de ces considérations que la clause litigieuse ne peut s'interpréter comme portant atteinte aux droits du bailleur en cas de déspécialisation partielle du bail et dont l'application devrait être écartée dans cette hypothèse, ou plus généralement qu'elle devrait s'interpréter, comme le retient le premier juge, comme une promesse de renouvellement du bail 'dans des conditions normales' lui permettant de venir solliciter la fixation judiciaire du prix du bail renouvelé en cas de non-respect par le preneur de ses obligations.
En conséquence, il convient de déclarer irrecevable la demande de fixation judiciaire du loyer de renouvellement, de rejeter le demande d'expertise tendant à voir évaluer la valeur locative du local commercial, de constater le renouvellement du bail moyennant le loyer en cours, soit 59 032,35 euros par an hors taxes et hors charges.
Vu les articles 696 et 700 du code de procédure civile, il convient de mettre les dépens de première instance et d'appel à la charge du bailleur et d'allouer au preneur la somme de 5 000 euros à titre d'indemnité de procédure.
PAR CES MOTIFS
La cour,
Statuant dans les limites de l'appel,
Confirme le jugement en ce qu'il a écarté la fin de non-recevoir tirée de l'autorité de la chose jugée et le réforme pour le surplus ;
Statuant à nouveau sur les chefs infirmés,
Déclare irrecevable la demande de fixation judiciaire du loyer de renouvellement ;
Rejette la demande d'expertise aux fins de déterminer la valeur locative du local commercial ;
Constate le renouvellement bail pour neuf années à compter du 1er janvier 2020 moyennant le loyer en cours, soit 59 032,35 euros par an hors taxes et hors charges ;
Condamne la SCI du [Adresse 2] à [Localité 4] à payer à la société Caisse régionale du crédit agricole mutuel Nord de France la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la SCI du [Adresse 2] à [Localité 4] aux dépens de première instance et d'appel.