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Décisions

CA Reims, 1re ch. sect. civ., 19 décembre 2023, n° 23/00735

REIMS

Arrêt

Confirmation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Mehl-Jungbluth

Conseillers :

Mme Maussire, Mme Mathieu

Avocats :

Me de Campos, Me Pincon, Me Chope

T. com. Chalons-en-Champagne, du 20 avr.…

20 avril 2023

FAITS ET PROCEDURE

Madame [I] [T] épouse [E] a été gérante de droit, du 26 juin 2013 au 1er août 2019, de la société Rapido.

En 2015, la société Rapido, qui exploitait 7 fonds de commerce dans le secteur du prêt-à-porter, a fermé certains de ses établissements, et cédé 3 d'entre eux à d'autres sociétés': le fonds Kidnapull à la société du même nom, le fonds Karl Mark John à une société Joselie, le fonds Mellow Yellow à une société Juliphine, ces sociétés étant toutes gérées par Madame [E] ou son mari.

Les sociétés Rapido et Joselie étaient toutes deux filiales de la holding Epsilon, la SARL Rapido exploitant pour sa part une activité de prêt à porter sous l'enseigne Esprit.

Le 1er août 2019, Madame [I] [T] épouse [E] a démissionné de ses fonctions de gérant de la société Rapido et a été remplacée à cette fonction par son époux, Monsieur [Y] [E]

Au 31 décembre 2018, la comptabilité était régulièrement tenue, les résultats d'exploitation et net étaient déficitaires.

Par jugement en date du 17 octobre 2019, le tribunal de commerce de Châlons-en-Champagne saisi par son gérant qui indiquait un endettement fin août de 317.125 euros, a ouvert une procédure de liquidation judiciaire de la Sarl Rapido. Les salaires n'étaient plus réglés depuis août 2019, la dette de loyers était de 55.000 euros.

Maître [L] [P] a été désignée en qualité de liquidateur judiciaire. Elle a recueilli un passif déclaré de 432.086,89 €.

La date de cessation des paiements a été judiciairement fixée au 1er janvier 2019.

Cette procédure a fait l'objet d'une clôture pour insuffisance d'actifs le 4 juin 2020.

Par acte d'huissier du 11 octobre 2022, Maître [L] [P] a fait donner assignation à Madame [I] [T] épouse [E] d'avoir à comparaître devant la chambre du conseil du tribunal de commerce de Châlons-en-Champagne aux fins de la voir condamner en qualité de gérante de la société Rapido, à l'époque où des fautes de gestion étaient constatées, à combler l'insuffisance d'actif à hauteur de trois cent dix-huit mille deux cent soixante et un euros et vingt et un centimes (318.261,21€), révélée dans le cadre de la procédure de liquidation judiciaire de la société Rapido, en application de l'article L.651-2 du code de commerce.

Par jugement du 20 avril 2023, le tribunal de commerce de Châlons-en-Champagne a condamné Madame [I] [T], au titre de sa responsabilité dans l'insuffisance d'actif de la société Rapido à verser au liquidateur 73.647 € (soixante-treize mille six cent quarante-sept euros) outre 3.600€ (trois mille six cents euros) en application de l'article 700 du code de procédure civile.

Les juges consulaires ont considéré que Madame [E] avait fait, du temps de sa gérance du 1er août 2018 au 5 août 2019, des biens ou du crédit de la société Rapido un usage contraire à l'intérêt de celle-ci à des fins personnelles ou pour favoriser d'autres personnes morales dans laquelle elle était directement ou indirectement intéressée,

- d'une part, en effectuant des flux financiers pour un total de 39.000 € de la SARL Rapido vers les sociétés Kidnapull, Joselie et Juliphine en l'absence de convention de trésorerie ou de prestation de service et sans respect de la procédure applicable aux conventions réglementées,

- d'autre part, en se versant des rémunérations non autorisées y compris après sa démission des fonctions de gérante (3.000 € le 1er août 2019'2.000 € le 16 septembre 2019).

Il lui est encore reproché d'avoir sciemment omis de demander l'ouverture d'une procédure de collective dans le délai de 45 jours de la date de cessation des paiements, fixée de manière définitive par le jugement d'ouverture de la liquidation judiciaire du 17 octobre 2019, d'avoir continué l'exploitation de manière déficitaire et accru le passif alors même qu'elle était parfaitement informée que la situation était irrémédiablement compromise.

Le tribunal de commerce de Châlons-en-Champagne a fixé le préjudice causé par la poursuite de l'activité de la Sarl Rapido au-delà du 1er janvier 2019 à la somme de 147.295 € ainsi justifiée :

- insuffisance d'actif final au 17 octobre 2019 : 429.482,27 euros (passif vérifié et admis au 17 octobre 2019': 432.086,89 euros - réalisation des actifs pour 2.604,62 euros),

- augmentation du passif vérifié entre le 1er août 2019 le 17 octobre 2019 : 24.518,47 euros,

- passif au 31 décembre 2018 : 179.953 €,

- créances bancaires de 77.707,11 euros soldés par les époux [E], cautions.

'Préjudices : 429.482 -179.253-24.518-77.716.

En application du principe de proportionnalité, considérant que la poursuite de l'activité n'était pas la cause de la totalité de l'insuffisance d'actif, à rechercher également dans le contexte économique ayant impacté son secteur d'activité, considérant par ailleurs que ses revenus qui avaient régulièrement progressé entre 2013 et 2018, années pour laquelle elle avait déclaré 105.522 € de salaire, avaient ensuite considérablement diminué de 2019 à 2021 (35.721,35'/ 31.261 / 35.193), le tribunal a condamné Madame [E] au titre de sa responsabilité dans l'insuffisance d'actif de la société Rapido à verser au liquidateur 73.647 €.

Par déclaration reçue le 28 avril 2023, Mme [I] [T] épouse [E] a interjeté appel de la décision rendue par le tribunal de commerce de Châlons-en-Champagne.

Par conclusions notifiées le 5 juin 2023, elle demande à la cour de':

- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il la condamne au titre de sa responsabilité dans l'insuffisance d'actif de la société Rapido à verser au liquidateur la somme de 73.647 €

Et statuant à nouveau,

Vu les pièces versées aux débats,

- Juger que l'insuffisance d'actif au 1er août 2019 n'a pas été établie,

- Juger que Madame [E] n'a pas eu de gestion fautive.

Vu le principe de proportionnalité,

- Juger Maître [P] es qualités mal fondée en ses demandes, et l'en débouter ;

- Laisser les dépens à la charge de Maître [L] [P] es qualités

Par conclusions notifiées le 28 juin 2023, Me [L] [P] ès qualités de mandataire judiciaire à la liquidation de la SARL Rapido, intimée, demande à la cour de':

- Débouter Madame [I] [T] épouse [E] de son appel à l'encontre du jugement RG 2022001063 rendu le 20 avril 2023 par le Tribunal de commerce de Châlons en Champagne,

- Déclarer recevable et bien fondée Maître [L] [P] es qualité de mandataire judiciaire à la liquidation judiciaire de la société Rapido en son appel incident,

- Confirmer le jugement RG 2022001063 rendu le 20 avril 2023 par le tribunal de commerce de Châlons-en-Champagne en ce qu'il a condamnée Madame [I] [T] épouse [E] à combler l'insuffisance d'actif de la société Rapido à hauteur de Soixante Treize Mille Six Cent Quarante Sept Euros (73647 €) outre la somme de Trois Mille Six Cents Euros (3600 €) au titre de l'article 700 du CPC et des dépens de première instance

Y ajoutant,

- Réformer le jugement RG 2022001063 rendu le 20 avril 2023 par le tribunal de commerce de Châlons-en-Champagne en ce qu'il a débouté Maître [L] [P] es qualité de mandataire judiciaire à la liquidation judiciaire de la société Rapido du surplus de ses demandes de condamnation formulées en première instance à hauteur de Trois Cent Dix Huit Mille Deux Cents Soixante Et Un Euros et Vingt Et Un centimes (318.261,21 €),

- Condamner Madame [I] [T] épouse [E] née le [Date naissance 1] 1961 à [Localité 7] (Marne), en sa qualité de gérante de la société Rapido, à payer à Maître [L] [P], es qualités la somme complémentaire de Deux Cent Quarante Quatre Mille Six Cent Quatorze Euros et Vingt Et Un Centimes (244.614,21 €), afin de combler la totalité de l'insuffisance résultant de ses fautes de gestion dans la procédure de liquidation judiciaire de la société Rapido,

- Condamner Madame [I] [T] épouse [E] née le [Date naissance 1] 1961 à [Localité 7] (Marne), à payer à Maître [L] [P], es qualité, la somme de Trois Mille Six Cents Euros (3.600 €) en application de l'article 700 du code de procédure civile, au titre des frais irrépétibles d'appel, outre aux dépens de l'instance d'appel en application des articles 696 et 699 du même code.

Me [P] fait valoir qu'il apparaît à la lecture des comptes que Madame [E] a favorisé les sociétés Juliphine, Kidnapull et Joselie dans lesquelles les époux [E] ont des intérêts alors même qu'il n'est pas justifié de l'existence d'une convention de trésorerie ou de prestation de services,'même si le rapport spécial de l'AGO de la société Rapido du 30 juin 2016 mentionne l'existence de facturation de frais de direction avec la société JOSELIE, filiale avec Rapido, de la société holding Epsilon.

Elle ajoute qu'il apparaît également sur les relevés de comptes bancaires des virements injustifiés à titre de rémunérations au profit de Madame [I] [T] épouse [E] pour un total de 24.221,21 € depuis les comptes de la société Rapido.

Elle reproche par ailleurs à Madame [E] son omission de demander l'ouverture d'une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire dans le délai de 45 jours, à compter de la cessation des paiements, et la poursuite d'une activité déficitaire après le 31 décembre 2018 jusqu'au 9 septembre 2019.

Elle affirme par ailleurs que Madame [E] n'a pas respecté l'article L. 223-42 du code de commerce car même si elle a convoqué une AGE le 28 octobre 2015, l'assemblée ayant refusé la dissolution anticipée de la société, la société était tenue au plus tard à la clôture du deuxième exercice suivant celui au cours duquel la constatation des pertes est intervenue, soit au plus tard au 31 décembre 2016, de réduire son capital d'un montant au moins égal à celui des pertes qui n'ont pu être imputées sur les réserves, si, dans ce délai, les capitaux propres n'avaient pas été reconstitués à concurrence d'une valeur au moins égale à la moitié du capital social, ce qui n'a pas été fait.

Me [P] ajoute enfin que Madame [E] n'a pas respecté l'article L 123-12 du code de commerce en ne tenant pas de comptabilité en 2019, le grand livre ne constituant pas une comptabilité.

Par appel incident, Me [P] sollicite la réformation du jugement en ce qu'il a considéré que « la poursuite d'activité déficitaire n'est pas la cause de la totalité de l'insuffisance d'actif, le contexte économique ayant impacté son secteur d'activité » alors que la poursuite de l'activité déficitaire pendant que l'état de cessation des paiements était déjà caractérisé est nécessairement à l'origine de l'insuffisance d'actif.

Dans un avis du 12 juillet 2023, le Parquet général sollicite la confirmation du jugement rendu par le tribunal de commerce de Châlons en Champagne. Il affirme que Madame [I] [E] n'a pas respecté ses obligations en tant que gérante de droit de la SARL Rapido jusqu'au 1er août 2019,

- en usant de crédits de manière contraire aux intérêts de la société, au profit d'autres sociétés dont elle ou son époux sont gérants ou directeurs, et de la holding Epsilon, les sociétés SARL Joselie, SAS Juliphine et SA Kidnapull étant débitrices de la SARL Rapido sans qu'il ne soit justifié des flux financiers par une convention de trésorerie ou de prestation de service, et ces sociétés étant liées par des organes dirigeants identiques. Un total de 39000 € a été versé au profit de trois entités dont [Y] et [I] [E] sont associés et/ou dirigeants, aussi le manquement est caractérisé.

- en augmentant frauduleusement le passif de sa société et en détournant des actifs de la société : un total de 24.221,21 € a été prélevé par [I] [E] et/ou les époux [E]'; Madame [E] a continué à percevoir une rémunération alors même que la situation financière de la société s'était nettement dégradée'; même après sa démission, Mme [E] a prélevé des fonds sur le compte de la société Rapido, alors même qu'il était toujours débiteur.

- en ne sollicitant pas l'ouverture d'une procédure collective dans le délai de 45 jours à compter de l'état de cessation des paiements': à minima, le 31 décembre 2018, or la déclaration de cessation des paiements n'a été déposée que le 9 septembre 2019 alors que Madame [E] ne pouvait ignorer la situation fortement dégradée de la société

- en ne tenant pas, en 2019, une comptabilité conforme aux obligations découlant de l'article L.123-12 du code de commerce.

MOTIFS

Aux termes de l'article L651'2 du code de commerce, lorsque la liquidation judiciaire d'une personne morale fait apparaître une insuffisance d'actif, le tribunal peut, en cas de faute de gestion ayant contribué à cette insuffisance d'actif, décider que le montant de l'insuffisance d'actif sera supporté, en tout ou partie, par tous les dirigeants de droit ou de fait, ou par certains d'entre eux, ayant contribué à la faute de gestion. Toutefois en cas de simple négligence du dirigeant de droit ou de fait dans la gestion de la société, sa responsabilité au titre de l'insuffisance d'actif ne peut être engagée.

Les sommes versées par les dirigeants entrent dans le patrimoine du débiteur. Elles se répartissent au marc le franc entre tous les créanciers.

Au visa de l'article L 651-2 du code de commerce, pour agir contre un dirigeant pour insuffisance d'actif, il n'est pas nécessaire qu'il soit en exercice à la date d'ouverture de la liquidation judiciaire, de sorte que sa responsabilité peut être engagée dès lors qu'il était gérant sur la période visée par les fautes de gestion et que le début de son mandat comme la fin de celui-ci, ont fait l'objet d'une publicité légale.

Ainsi, la responsabilité de Madame [E], gérant de droit de la Sarl Rapido de 2013 jusqu'au 1er août 2019, qui avait quitté ses fonctions au moment du prononcé de la liquidation judiciaire, peut être recherchée.

Cette responsabilité au titre de l'insuffisance d'actif ne se contente pas de la preuve d'une simple négligence constatée dans la gestion de la personne morale mais suppose de démontrer l'existence de comportements suffisamment graves de son dirigeant pour qu'ils tranchent avec le comportement habituel du commerçant malheureux de bonne foi.

Le lien de causalité entre la faute de gestion et l'insuffisance d'actif à combler doit être caractérisée, les seuls mauvais résultats d'une société ne suffisant pas à engager la responsabilité de son dirigeant pour insuffisance d'actif.

Les comportements graves exigés pour engager la responsabilité pour insuffisance d'actifs peuvent notamment apparaître en cas de financements indus d'autres sociétés du groupe dans lesquelles les dirigeants de la société débitrice ont également des intérêts, de charges imposées à l'exploitation d'un fonds de commerce déficitaire, sans contrepartie, au profit d'une autre société du groupe ou du dirigeant ayant excédé ses possibilités financières et l'accord des associés, de poursuite volontaire et en toute connaissance de cause de l'exploitation d'un fonds de commerce déficitaire, aggravant d'autant le passif.

Sur l'usage contraire aux intérêts de la société de ses biens ou de son crédit à des fins personnelles ou pour favoriser une autre personne morale ou entreprise dans laquelle le dirigeant était intéressé directement ou indirectement.

Il est constant que les époux [E] ont des intérêts au sein d'autres sociétés liées au commerce de l'habillement : la SAS Juliphine (enseigne Mellow-Yellow), la SA Kidnapull et la SARL Joselie (enseigne One Step et Karl Marc John).

Sur les flux financiers entre la SARL Rapido et les sociétés Juliphine et Kidnapull

Madame [P], mandataire liquidateur, relève dans les comptes annuels au 31.12.2018 l'existence de dettes de la SAS Juliphine et de la SA Kidnapull envers la SARL Rapido pour 11.006 euros et 6.728 euros, ainsi que des mouvements de fonds entre les différentes sociétés sur la période du 1er janvier 2018 au 30 septembre 2019 pour un montant de 39.000 euros, sans aucune justification comptable.

Madame [E] soutient que les flux financiers constatés entre la société Rapido et d'autres sociétés respectent des conventions de trésorerie mises en place depuis le 31 décembre 2012 avec la Holding Epsilon et ultérieurement avec les sociétés Juliphine et Joselie, que ces flux financiers font suite aux cessions de fonds de commerces intervenues en 2015 et à des régularisations comptables. Elle souligne qu'une erreur apparaît dans les relevés bancaires communiqués par le liquidateur et que le total est de 31.500 euros et non pas 39.000€.

Elle précise qu'il n'y a plus de commissaire aux comptes depuis 2012, que le rapport spécial de la gérance à l'AGO du 30 juin 2017 stipule l'existence d'une convention conclue avec Epsilon avec une facturation inter-sociétés et un compte courant rémunéré, que le rapport spécial de la gérance à l'AGO du 19 juin 2019 stipule lui aussi l'existence d'un compte courant rémunéré ainsi qu'un compte-courant d'intégration fiscale; que la comptabilité permet de retracer intégralement l'historique des prélèvements effectués entre les diverses structures.

Mais les conventions invoquées par Madame [E] ne sont pas produites.

Madame[E] fait donc défaut dans la preuve de l'autorisation légale de l'existence des flux financiers intervenus entre les différentes sociétés.

Il ressort du grand livre comptable établi par CHD, groupe d'expertise comptable, que ces mouvements financiers sont retracés dans les comptes tiers ouverts au nom de chaque société dans les comptes de la SARL Rapido.

Lesdits comptes incluent notamment l'ensemble des mouvements reprochés par Me [P].

Au 31 décembre 2018,

* le compte Juliphine ouvert dans les comptes de Rapido est créditeur de 11.005,90 €, qui correspond à une dette de Rapido envers Juliphine

* le compte Kidnapull est créditeur de 6.727,59 €, qui correspond à une dette de Rapido envers Juliphine

Or ces dettes de la SARL Rapido envers les sociétés Juliphine et Kidnapull n'ont pas été déclarées dans le délai fixé par l'article R.622-24 du code de commerce qui a expiré le 22 décembre 2019 et ne figurent pas au passif de la procédure collective de la Sarl Rapido

Il n'est donc pas démontré en quoi les mouvements financiers intervenus entre Rapido d'une part, et Juliphine et Kidnapull auraient contribué à l'insuffisance d'actif constatée à la clôture de la procédure collective.

Sur les flux financiers entre la SARL Rapido et la société Joselie, incluant les

rémunérations versées à Madame [E]

Les flux financiers intervenus entre la société Rapido et la société Josélie doivent être envisagés séparément de ceux des deux sociétés précédentes car ils incluent en particulier les versements effectués au titre de rémunérations de Mme [E].

Au 31 décembre 2018, le compte Joselie ouvert dans les comptes de la société Rapido est débiteur de 11.864,44 euros, représentant une créance de Rapido envers Joselie.

Madame [P], mandataire liquidateur, fait état de plusieurs virements effectués de Rapido vers Joselie, qui ont participé à favoriser la société Joselie au détriment de la société Rapido.

Elle relève par ailleurs dans les relevés de comptes bancaires de 2018 et 2019 de la société Rapido l'existence de virements au profit de Mme [E], à titre de rémunérations, pour un total de 24.221,21 €, et cela alors même que les PV d'AG de la société Rapido mentionnent l'absence d'appointements de Madame [E] en 2015, 2016 et 2017, et qu'en 2018 la situation financière de la société s'était dégradée puis qu'elle avait démissionné et que le solde de la société Rapido était toujours débiteur.

Madame [E] invoque une convention entre Rapido et Joselie portant sur les frais de direction aux termes de laquelle la société Joselie facturait des frais de direction à la société Rapido, dès lors la mention sur les virements « rémunération C. [E] ou frais kilométriques» permettait de savoir que ces sommes, versées en réalité à Joselie et compensée avec son compte, avaient vocation à permettre à celle-ci le paiement de la rémunération de Mme [E].

L'ensemble des mouvements financiers entre la SARL Rapido et la société Joselie sont retracés dans le compte tiers ouvert au nom de Joselie dans le grand livre comptable de la SARL Rapido, y compris les mouvements correspondant aux rémunérations, lesquels apparaissent au surplus dans le compte ouvert au nom de Madame [E] dans le grand livre de la SARL Joselie, confirmant que ces sommes correspondant à des rémunérations ont été versées de la société Rapido à la société Joselie puis de la société Joselie à Madame [E].

Toutefois, il ressort des pièces versées par Mme [E] que seul le rapport spécial de la gérance à l'assemblée générale du 30 juin 2016 fait état d'une facturation de la société Joselie à la société Rapido de frais de direction au titre de l'exercice de 2015. Ladite convention n'est pas produite et ne pourrait au surplus justifier des versements de rémunération au titre des exercices 2018 et 2019, dont il est question en l'espèce, le procès-verbal de l'assemblée générale de 2018 mentionnant par ailleurs que le gérant n'a pas perçu d'appointements au titre de l'exercice écoulé.

Il est ainsi établi que Mme [E] a, sans respecter la procédure relative aux conventions réglementées prévue à l'article l'article L.223-19 du code de commerce, donc sans justification, fait des biens ou du crédit de la société Rapido un usage contraire à l'intérêt de celle-ci à des fins personnelles en se versant des rémunérations à une période à laquelle la situation financière de la société Rapido s'est nettement dégradée, ou pour favoriser la société Joselie dans laquelle elle était directement intéressée.

Concernant les mouvements financiers de Rapido vers Joselie, Maître [P] fait état des virements suivants :

- un virement de 3.500 euros au profit de Joselie le 5 février 2018, qui apparaît compensé par une remise de chèque du même montant le 5 mars 2018

- un virement de 2.500 euros au profit de Joselie le 17 août 2018

- un virement de 1.000 euros le 28 juin 2019, qui est en réalité un virement fait de Joselie vers Rapido

- un virement de 1.000 euros le 9 juillet 2019

Il ressort de ces constatations que Madame [T] épouse [E] a contribué à l'insuffisance d'actif en faisant du crédit de la société Rapido un usage contraire à l'intérêt de cette dernière pour favoriser la société Joselie, à hauteur de 3.500 euros.

S'agissant des rémunérations, il ressort tant des comptes bancaires de la société Rapido que des comptes ouverts au nom de Joselie dans le grand livre de la société Rapido que Madame [E] a perçu en 2018 et 2019, jusqu'à la date de sa démission le 1er août 2019, la somme de 19.221,21 euros à titre de rémunérations ou remboursement de frais kilométriques, sans justification.

Les versements enregistrés à compter du 1er août 2019 ne peuvent lui être imputés, la preuve d'une gestion de fait ou d'un quelconque pouvoir bancaire de Madame [E] postérieurement à sa démission n'étant pas rapportée.

Madame [E] a donc contribué à l'insuffisance d'actif en faisant du crédit de la société un usage contraire à l'intérêt de cette dernière à des fins personnelles, et ce à hauteur de 19.221,21 euros.

Sur l'absence de reconstitution des capitaux propres

L'article L. 223-42 du code de commerce prévoit que dans le cas où les capitaux propres de la société deviennent inférieurs à la moitié du capital social, les associés doivent régulariser la situation en décidant la dissolution anticipée de la société ou en reconstituant les capitaux propres d'une valeur au moins égale à la moitié du capital social.

La régularisation effective de la situation des capitaux propres incombe aux associés, et l'absence de régularisation ne constitue donc pas une faute de gestion du gérant.

L'obligation de Madame [E] consistait, en application du texte précité, à provoquer la décision, obligation qu'elle justifie avoir régulièrement rempli en convoquant l'assemblée générale le 28 octobre 2015.

La faute de Madame [E] dans le défaut de reconstitution des capitaux propres n'est pas caractérisée.

Sur l'absence de comptabilité en 2019

Aux termes de l'article L 123-12 du code de commerce :

« Toute personne physique ou morale ayant la qualité de commerçant doit procéder à l'enregistrement comptable des mouvements affectant le patrimoine de son entreprise. Ces mouvements sont enregistrés chronologiquement.

« Elle doit contrôler par inventaire, au moins une fois tous les douze mois, l'existence et la valeur des éléments actifs et passifs du patrimoine de l'entreprise.

« Elle doit établir des comptes annuels à la clôture de l'exercice au vu des enregistrements comptables et de l'inventaire. Ces comptes annuels comprennent le bilan, le compte de résultat et une annexe, qui forment un tout indissociable. »

Madame [E] produit le grand livre comptable pour l'exercice du 1er janvier au 31 décembre 2019, enregistrant les mouvements de manière chronologique.

Elle fait en revanche défaut dans la production du bilan, du compte de résultat et de l'annexe.

Madame [T] épouse [E] a démissionné de ses fonctions de gérant le 1er août 2019 et n'était donc plus gérante à la clôture de l'exercice 2019.

Elle ne peut donc pas être tenue pour responsable du défaut de comptabilité complète pour cet exercice, étant précisé que les comptes de la société Rapido étaient tous les ans soumis à approbation à l'assemblée générale de juin suivant l'exercice clôturé.

Sur l'omission de demander l'ouverture d'une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire dans le délai de 45 jours, à compter de la cessation des paiements, poursuivant une activité déficitaire

Le jugement d'ouverture de la liquidation judiciaire a fixé la date de cessation des paiements au 1er janvier 2019.

Me [P] affirme qu'au 31 décembre 2018, le résultat d'exploitation étant déficitaire puisqu'il fallait constater une insuffisance de chiffre d'affaire par rapport aux charges d'exploitation (passif 179.953 euros), il fallait nécessairement mettre un terme à cette activité déficitaire et la gérante aurait dû procéder au dépôt d'une déclaration de cessation des paiements depuis, a minima, cette date, alors que les dates d'exigibilité des créances admises au passif de la procédure sont assez anciennes'; Madame [E] aurait donc dû, en respectant le délai légal de 45 jours prévu par l'article L 631-4 du code de commerce, soumettre au Tribunal une déclaration de cessation des paiements en début d'année alors que cette déclaration n'a été établie que le 9 septembre 2019 ce qui a eu pour conséquence directe d'aggraver d'autant pendant cette période le passif de la société.

Madame [E] répond qu'au 31 décembre 2018, la société Rapido était à jour du paiement des dettes exigibles et discutait toujours avec son franchiseur, que le prévisionnel de 2018 laissait entrevoir un résultat bénéficiaire pour les sociétés et l'exercice clos de 2018 ne révélait qu'un résultat d'exploitation négatif de 8.058 € lié au mouvement des gilets jaunes.

Elle affirme avoir réduit le passif de ¿ en 4 exercices, que la société était dans une situation où ses capitaux propres étaient négatifs mais où elle faisait face au paiement de toutes ses dettes'; qu'au 1er août 2019, les créances échues étaient celles de la société «'Esprit de corps'» avec laquelle des discussions étaient en cours et avec laquelle elle bénéficiait d'un échéancier, ainsi qu'une dette de loyer, outre les dettes courantes d'exploitation, qu'ainsi, l'état de cessation des paiements n'était pas caractérisé, que la dette de loyer, d'URSSAF et AGS sont postérieures à la gestion de la concluante et liée directement à la liquidation judiciaire, non pas à l'exploitation qu'elle a fait de la société.

Elle rajoute que le passif n'a pas été délibérément accru dans la mesure où les époux [E] s'étaient engagés personnellement comme caution personnelle.

La cour retient alors qu'au bilan au 31 décembre 2018':

- Les dettes totales de la société Rapido s'élèvent à 382 199 €

- Les capitaux propres sont négatifs de 202'246 € pour un capital de 70'000€

- Le résultat net est négatif de 14'430 €

- Le résultat d'exploitation est négatif de 8'058 €

- La trésorerie s'élève à 764 €

- L'actif circulant est de 162 500 € (moins de la moitié du montant des dettes),

et que Madame [E] justifie de négociations en cours en mars 2019 avec son fournisseur, Esprit de corps, qui consentait à abandonner 100 000 euros de créance en échange d'un nouveau contrat avec la société Rapido.

Par ailleurs, un prévisionnel pour 2019, produit aux débats, prévoyait un résultat d'exploitation positif de 19.907,66 euros.

Toutefois, la somme de 100 000 euros correspondant à un éventuel abandon de créance ne représentait pas la moitié des dettes fournisseurs qui s'élevaient à 239.022 euros au 31 décembre 2018, et l'avis défavorable de la banque, le 9 mai 2019 (124 jours avant la date de déclaration de cessation des paiements), sur l'octroi d'un prêt de trésorerie de 340.000 € pour financer l'acquisition d'un nouveau fonds de commerce, faisait échouer les négociations avec le fournisseur Esprit de corps et tomber les espoirs de redressement.

Il est par conséquent établi, que tout au moins à compter du mois de mai, Madame [E] ne pouvait ignorer que la société était en état de cessation des paiements et aurait dû en conséquence demander l'ouverture d'une procédure de liquidation ou redressement judiciaire ce qu'elle n'avait pas fait lorsque le 1er août 2019 la gérance a été transmise à son époux.

Cette faute est dès lors caractérisée et a contribué à l'augmentation du passif.

Il faut considérer alors qu'à la date du jugement d'ouverture, le 17 octobre 2019, le passif vérifié et admis s'élève à 432.086,89 euros mais que s'agissant de cette faute, Madame [E] ne peut être condamnée qu'à la seule augmentation de l'insuffisance d'actif entre la date à laquelle elle a commis une faute et l'insuffisance d'actif à la date à laquelle elle a cessé ses fonctions soit entre le 15 mai et le 1er août 2019.

Au vu des factures produites par Madame [P], et de leur date d'exigibilité, l'évolution du passif exigible entre le 15 mai 2019 et le 1er août 2019 est la suivante':

15/05/2019 01/08/2019

AG2R la Mondiale 0 0

CHD [Localité 6] 2 670,8 4 252,66

Esprit de Corps 136 892,72 207 865,54

SCI IF [Localité 8] 12 000 33 400,50

MUTEX 271,58 271,58

URSSAF 0 879

TOTAL 151 835,10 246 669,28

Soit une augmentation de passif de 94 834,18 euros entre le 15 mai 2019 et le 1er août 2019 constituée principalement des dettes fournisseur et des dettes de loyer.

Les autres créances admises au passif de la procédure, pour partie ne sont pas supportées par des factures et leurs dates d'exigibilité ne peuvent de ce fait être fixées (Ciel Telecom pour 82,52 euros, EDF entreprises pour 849,14 euros, Generali IARD pour 563,68 euros, Orange contentieux pour 435,60 euros), pour parties sont postérieures à la démission de Madame [E] de ses fonctions de gérante (loyers postérieurs, créances de salaires, URSSAF).

En application du principe de proportionnalité

Par appel incident, Madame [P], mandataire liquidateur, affirme que Madame [E] ne justifie pas de son patrimoine ni des avoirs résultant de son activité professionnelle, et considère qu'au regard des revenus déclarés en 2018 pour un montant de 105.522 euros, la demande en comblement d'insuffisance d'actif est proportionnelle.

Sur sa situation patrimoniale, Madame [E] rappelle qu'elle a plus de 60 ans, est associée dans la société Rapido qui a été exploitée pendant 23 ans sans difficultés et est associée dans des entités qui exploitent divers fonds de commerce sous des enseignes nationales; que ces commerces ont été impactés en 2018 par le mouvement des gilets jaunes et que la faillite de la société Rapido est conjoncturelle et sans lien avec sa gestion.

Elle précise qu'avec son époux, elle a été actionnée en qualité de caution d'un emprunt consenti par la BPALC au cours de l'exercice 2018 à hauteur de 150'000 € chacun, qu'ils ont réglé et qu'elle a baissé ses rémunérations en fonction des performances des sociétés.

Il faut partir de la somme de 94 834 +19 221+3 500 = 117 555 euros d'augmentation du passif en lien avec une faute démontrée de Madame [E] mais également tenir compte des éléments suivants':

- Les fautes de gestion précédemment caractérisées ne sont pas les causes de la totalité de l'insuffisance d'actif, le contexte économique constitué principalement de la chute du marché du prêt-à-porter et de la crise des gilets jaunes, ayant impacté à la fois le secteur d'activité de la société Rapido et la zone commerciale de [Localité 8].

- A la lecture des avis d'imposition des époux [E], que Madame [E] a tenu compte de la conjoncture et a considérablement baissé ses revenus qui sont passés de 105.522 euros en 2018 à 35.721 euros en 2019 puis à un peu plus de 31.000 euros en 2020 et 2021.

- Les époux [E] ont honoré leurs engagements de caution à hauteur d'au moins 77.716,11 euros.

- Madame [E] est âgée de plus de 60 ans et a démontré pendant des années ses capacités à gérer de manière saine des sociétés.

Compte tenu de ces éléments, et en application du principe de proportionnalité, la cour en déduit que le tribunal a fait une parfaite évaluation de la situation en condamnant Madame [E], au titre de sa responsabilité dans l'insuffisance d'actif de la société Rapido à verser au liquidateur 73.647 € (soixante-treize mille six cent quarante-sept euros) outre 3.600€ (trois mille six cents euros) en application de l'article 700 du code de procédure civile.

En conséquence, le jugement est confirmé en toutes ses dispositions.

PAR CES MOTIFS,

La cour statuant publiquement et contradictoirement,

Confirme en toutes ses dispositions le jugement du 20 avril 2023, du tribunal de commerce de Châlons-en-Champagne.

Ajoutant,

Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile.

Condamne Madame [I] [T] épouse [E] aux entiers dépens.