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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 10 janvier 2024, n° 21/22203

PARIS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Manauto (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Brun-Lallemand

Conseillers :

Mme Depelley, M. Richaud

Avocats :

Me Guizard, Me Beaugendre, Me Mengeot

T. com. Paris, 19e ch., du 24 nov. 2021,…

24 novembre 2021

FAITS ET PROCÉDURE

La société [Z] Développement (ci-après "[Z]") est un franchiseur qui exploite sous l'enseigne [Z] un réseau d'intermédiation en transaction automobile de véhicules d'occasions auprès de particuliers.

La société Manauto, créée en vue d'exploiter une agence [Z] située à [Localité 8], a fait partie du réseau de 2017 à 2019. Elle est en liquidation judiciaire par décision du tribunal de commerce de Montpellier le 7 novembre 2022. La SELARL Etude Balincourt, prise en la personne de Maître [J] [V], en a été désigné liquidateur judiciaire.

Le 15 mai 2017, Monsieur [K] [D], agissant pour le compte de la société en formation Manauto, a conclu un contrat de franchise avec la société [Z] pour une durée de 6 ans.

Début 2019, M. [D], qui était insatisfait des résultats de son exploitation franchisée, a rejoint un groupe privé sur Facebook dénommé Ogiwe qui réunissait une vingtaine de franchisés du réseau et des anciens franchisés du réseau [Z] et était présenté comme un groupe de discussion et d'entraide.

Un des membres du groupe, également franchisé [Z], M. [Y], a informé quelque temps après la société [Z] que M. [D] utilisait ce groupe aux fins d'émettre des critiques du réseau.

A la même période, M. [D] a envoyé un mail à l'ensemble des franchisés visant à "partager les bruits qui courent", et, tout en les invitant à ne pas "répandre ces rumeurs", a communiqué son mail personnel à destination de "ceux qui veulent s'unir".

Le 20 juin 2019, la société [Z] a notifié par courrier recommandé à la société Manauto la résiliation de plein droit du contrat à aux torts exclusifs de celle-ci, avec effet immédiat, en invoquant une faute grave. Elle l'a par ailleurs informé de la coupure immédiate de ses accès informatiques. La société Manauto a mis en demeure la société [Z] de lui restituer ses fichiers clients et de rétablir les boites mails, en vain.

Le 4 juillet 2019, la société Manauto a pris acte de la résiliation et dénoncé son caractère unilatéral et brutal.

Par acte du 27 décembre 2019, la société Manauto et ses associés M. [D] et Mme [W], ont saisi le tribunal de commerce de Paris en lui demandant de condamner la société [Z] à réparer le préjudice issu de la rupture brutale des relations commerciales.

Le société [Z] a, à titre reconventionnel, sollicité la réparation de faire son préjudice moral et son gain manqué en raison de la rupture prématurée du contrat de franchise consécutive à la faute de la société Manauto et de son président M. [D].

Par jugement du 24 novembre 2021, le tribunal de commerce de Paris a :

- Dit que le constat d'huissier du 17 juin 2019 n'est pas recevable,

- Dit que la société [Z] a résilié de façon fautive, sans préavis, le contrat de franchise et ce le 20 juin 2019,

- Condamné la société [Z] à payer à la société Manauto la somme de 25 544 €, à titre de dommages et intérêts,

- Ordonné à la société [Z], sous astreinte de 100 euros par jour de retard conformément aux dispositions des articles L 131-1 du code des procédures civiles d'exécution à compter de la notification de la présente décision et pour une durée de 90 jours à compter de cette date la communication des informations et documents suivants :

* Fichiers clients,

* L'accès aux messageries électroniques suivantes : [Courriel 12] [Courriel 10] ; [Courriel 9].

- Condamné la société [Z] à payer à la société Manauto la somme de 3 000 € au titre de l'article 700 CPC,

- Débouté les parties de leurs demandes autres plus amples ou contraires,

- Condamné la société [Z] aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 116,74 € dont 19,24 € de TVA.

La société [Z] a formé appel du jugement par déclaration en date du 15 décembre 2021. Le 21 février 2022, la société Manauto, Mme [W] et M. [D] ont interjeté appel incident.

Par ordonnance du 29 novembre 2022, la Cour a ordonné la jonction des procédures.

Le 24 mars 2023, la société [Z] a assigné en intervention forcée la SELARL Etude Balincourt prise en la personne de Maître [J] [V], ès qualités de liquidateur judiciaire de la société Manauto.

Aux termes de ses dernières conclusions signifiées et notifiées le 16 août 2023, la société [Z] demande à la Cour de :

Vu les articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CESDH),

Vu les articles 9, 1103, 1104 et 1240 du code Civil issu de la réforme par ordonnance du 10 février 2016,

Vu l'article 9 du code de procédure civile,

Vu l'article L.442-1 II du code de commerce,

- Infirmer le jugement rendu le 24 novembre 2021 des chefs faisant grief à la société [Z] en ce qu'il a :

* "Dit que le constat d'huissier du 17 juin 2019 n'est pas recevable ;

* Dit que la société [Z] a résilié de façon fautive, sans préavis, le contrat de franchise et ce le 20 juin 2019 ;

* Condamné la société [Z] à payer à la société Manauto la somme de 25 544 euros à titre de dommages et intérêts ;

* Ordonné à la société [Z], sous astreinte de 100 euros par jour de retard conformément aux dispositions des articles L131-1 du code des procédures civiles d'exécution à compter de la notification de la présente décision et pour une durée de 90 jours à compter de cette date la communication des informations et documents suivants :

° Fichiers clients,

° L'accès aux messageries électroniques suivantes : [Courriel 12], [Courriel 10], [Courriel 9]

* Condamné la société [Z] à payer à la société Manauto la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du CPC ;

* Débouté la société [Z] de ses demandes autres plus amples ou contraires, à savoir ses demandes relatives au paiement des factures impayées et la réparation de son préjudice en réparation du gain manqué causé par la rupture prématurée, outre son préjudice moral ;

* Condamné la société [Z] aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 116, 74 euros dont 19, 24 euros de TVA."

Et à statuer à nouveau comme suit :

1/ Sur la recevabilité du constat d'huissier dresse le 17 juin 2019 par Maître [U] :

- Déclarer recevable et opposable le constat d'huissier dressé le 17 juin 2019 ;

2/ Au fond :

- Débouter la société Manauto, Monsieur [K] [D] et Mme [X] [W] de toutes leurs demandes, fins et conclusions ; spécialement de leur demande de communication de fichier clients et d'accès à leurs messageries électroniques, devenue sans objet dès lors que le franchiseur y a déféré en exécution du jugement dont appel, selon constat d'huissier du 12 janvier 2022 (pièce n°8), et de toute demande indemnitaire quel qu'en soit le fondement, spécialement du chef d'une rupture brutale de relation commerciale établie au sens de l'article L 442-1 du Code de commerce, qu'elle excipe à mauvais droit ;

- Déclarer le contrat de franchise légitimement rompu par le franchiseur (la société [Z]) aux torts et griefs exclusifs du franchisé (la société Manauto) compte tenu des fautes graves commises par ce dernier qui, par déloyauté, a incité les autres franchisés du réseau [Z] à initier une procédure judiciaire à l'encontre de leur franchiseur et à quitter le réseau [Z] pour former ensemble un réseau concurrent sous forme coopérative ;

- Inscrire au passif de la liquidation judiciaire de la société Manauto au bénéfice de la société [Z] les sommes suivantes :

* 2.444,80 euros correspondant aux factures impayées ;

* 66.035 euros en réparation du gain manqué causé par la rupture prématurée du contrat pour faute grave du franchisé ;

- Condamner in solidum la SELARL Etude Balincourt prise en la personne de Maître [J] [V], ès qualités de liquidateur judiciaire de la société Manauto, Monsieur [K] [D] et Mme [X] [W] à réparer le préjudice moral infligé à la société [Z] par une indemnité de 35.000 euros ; et inscrire cette somme au passif de la liquidation judiciaire de la société Manauto.

3/ Sur les dépens et frais irrépétibles :

- Condamner in solidum la SELARL Etude Balincourt prise en la personne de Maître [J] [V], ès qualités de liquidateur judiciaire de la société Manauto, Monsieur [K] [D] et Mme [X] [W], outre aux entiers dépens, à payer à la société [Z] sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, au titre des frais irrépétibles, 10.000 euros pour les frais d'avocats exposés en première instance et en appel et 804,09 euros pour les frais d'huissier exposés pour faire constater les manquements du franchisé ; et inscrire ces sommes au passif de la liquidation judiciaire de la société Manauto.

Aux termes de leurs dernières conclusions notifiées le 26 septembre 2023, la société Manauto, M. [D], Mme [W], et la SELARL Etude Balincourt assignée en intervention forcée ès qualités de liquidateur de la société manauto, demandent à la Cour de :

Vu les dispositions des articles L 442-1 et A 444-32 du code de commerce,

Vu les dispositions des articles 9 et 700 du code de procédure civile,

Vu les stipulations de l'article 6, §1, et l'article 8 de la CESDH,

Vu les dispositions des articles 9, 1103, 1104, 1112-1, 1219, 1224, 1226, 1231-1,1231-2, 1240, 1353 alinéa 2 du code civil,

- Juger recevables et bien fondés la société Manauto, la SELARL Etude Balincourt, Monsieur [K] [D] et Madame [X] [W] en toutes leurs demandes, fins et conclusions,

- Confirmer la décision rendue le 24 novembre 2021 par le tribunal de commerce de Paris en ce qu'il a :

* "Dit que le constat d'huissier du 17 juin 2019 n'est pas recevable,

* Dit que la société [Z] a résilié de façon fautive, sans préavis, le contrat de franchise et ce le 20 juin 2019,

* Condamné la société [Z] à payer à la société Manauto la somme de 3 000 € au titre de l'article 700 CPC,

Condamné la société [Z] aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 116,74 € dont 19,24 € de TVA. "

- Infirmer ladite décision pour le surplus, à savoir :

* "Condamne la société [Z] à payer à la société Manauto la somme de 25 544 €, à titre de dommages et intérêts,

* Ordonne à la société [Z], sous astreinte de 100 euros par jour de retard conformément aux dispositions des articles L 131-1 du code des procédures civiles d'exécution à compter de la notification de la présente décision et pour une durée de 90 jours à compter de cette date la communication des informations et documents suivants :

° fichiers clients,

° l'accès aux messageries électroniques suivantes : [Courriel 12] [Courriel 10] ; [Courriel 9]

* Déboute la société Manauto, Monsieur [K] [D] et Madame [X] [W] de leurs demandes autres plus amples ou contraires" ;

Statuant à nouveau :

- Juger que le procès-verbal de constat dressé le 17 juin 2019 par la SELARL [U] Jacoby Vautrin, huissiers de justice associés à [Localité 11] (54) à la requête de la SASU [Z] Palaiseau, immatriculée au RCS de Palaiseau (91) sous le n°790 259 931 est illicite et que la preuve recueillie est irrecevable,

- Juger que le procès-verbal de constat dressé le 17 juin 2019 par la SELARL [U] Jacoby Vautrin, huissiers de justice associés à [Localité 11] (54) à la requête de la SASU [Z] Palaiseau, immatriculée au RCS de Palaiseau (91) sous le n°790 259 931 est en tout état de cause inopposable à Monsieur [K] [D], Madame [X] [W] et à la SAS Manauto en ce qu'ils ne sont liés par aucun contrat de quelque nature que ce soit avec cette personne morale,

- Juger que le franchisé n'a commis aucun manquement grave à ses obligations,

- Juger que la société [Z] a gravement manqué à ses obligations légales et contractuelles,

- Juger que la résiliation à effet immédiat du 20 juin 2019 du contrat de franchise conclu entre la société [Z] et Monsieur [K] [D] le 15 mai 2017 est une rupture brutale des relations commerciales aux seuls torts de la société [Z],

- Condamner la société [Z] à payer à la SELARL Etude Balincourt prise en la personne de Maître [J] [V], ès qualités de liquidateur judiciaire de la société Manauto les sommes suivantes :

* 73 576,14 euros au titre de la marge brute escomptée sur une période de 18 mois

* 24 413, 32 euros au titre des amortissements non encore amortis

* 14 343,88 euros au titre de la restructuration de l'appareil productif

- Condamner la société [Z] à payer à Monsieur [K] [D] les sommes suivantes :

* 22 800 euros au titre de l'abandon de son compte courant d'associé

* 27 000 euros au titre de la perte de rémunération

* 10 000 euros au titre du préjudice moral de désorganisation

- Condamner la société [Z] à payer à Madame [X] [W] les sommes suivantes :

* 800 euros au titre de l'abandon de son compte courant d'associé

* 18 000 euros au titre de la perte de rémunération

* 10 000 euros au titre du préjudice moral de désorganisation

- Juger que l'ensemble des condamnations pécuniaires seront majorées aux intérêts au taux légal à compter du 4 juillet 2019, date de la première mise en demeure restée sans effet,

- Condamner sous astreinte de 500 euros par jour de retard conformément aux dispositions des articles L 131-1 et suivants du Code des procédures civiles d'exécution à compter de la notification de la décision à intervenir et pour une durée de 90 jours à compter de cette date la communication des informations et documents suivants :

* Fichiers clients,

* L'accès aux messageries électroniques suivantes : [Courriel 12]; [Courriel 10]; [Courriel 9]

* Identité du compte avec lequel la SELARL [U] Jacoby Vautrin, huissiers de justice associés à [Localité 11], s'est connectée au groupe Facebook OGIWE.

- Se réserver le pouvoir de liquider l'astreinte et de condamner la société [Z] en cas d'infraction persistante, au paiement d'une nouvelle astreinte,

- Condamner la société [Z] à payer la somme de 7 500 euros chacun à Monsieur [K] [D], Madame [X] [W] et à la SELARL Etude Balincourt prise en la personne de Maître [J] [V], ès qualités de liquidateur judiciaire de la société Manauto au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile,

- Condamner la société [Z] à payer à la SELARL Etude Balincourt prise en la personne de Maître [J] [V], ès qualités de liquidateur judiciaire de la société Manauto les entiers dépens en ce compris les frais de mise en demeure (2 LRAR) et le coût du constat dressé le 28 juin 2019, et à titre de dommages et intérêts complémentaires en cas d'exécution forcée de la condamnation à intervenir, le paiement des sommes correspondant à l'article A 444-32 du code de commerce,

- Juger que les intérêts échus seront capitalisés,

- Juger au débouté de l'ensemble des demandes, fins et conclusions de la société [Z].

L'ordonnance de clôture a été rendue le 3 octobre 2023.

MOTIVATION

La Cour se réfère, pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des moyens échangés et des prétentions des parties, à la décision déférée et aux dernières conclusions échangées en appel.

Sur la recevabilité du constat d'huissier du 17 juin 2019

Moyens des parties

La société Manauto, M. [D], Mme [W] et la SELARL Etude Balincourt ès qualités considèrent en premier lieu que le constat d'huissier dressé le 17 juin 2019 est illicite car ce professionnel a été requis par une personne extérieure au groupe Facebook Ogiwe, lequel était à accès restreint et permettait donc des échanges en toute confidentialité. Ils observent que le constat n'a été rendu possible que grâce à la communication à l'huissier instrumentaire des identifiants personnels d'un membre du groupe (M. [Y], un autre franchisé) par l'entremise de la société [Z], ce qu'ils considèrent être un procédé déloyal qui porte atteinte :

* Au droit à la vie privée et au secret des correspondances, tel qu'il est défini par application combinée des articles 9 alinéa 1er du code civil, 8 alinéa 1er de la CESDH, L.801-1 du code de la sécurité intérieure, 226-1 du code pénal, 1 de la loi n°2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, et L.32-3 du code des postes et des communications électroniques ;

* A la loyauté des débats et de l'administration la preuve, tel qu'elle résulte de l'article 6 paragraphe 1 de la CESDH et l'article 9 du code de procédure civile.

Ils ajoutent qu'un tel procédé de récupération de preuve à l'insu de la personne visée est en tout état de cause injustifié et disproportionné compte tenu de la portée du groupe privé, qui ne diffuse aucun commentaire sur le franchiseur en dehors de ce cadre.

Ils prétendent en second lieu que ce constat leur est inopposable car il aurait été réalisé à la demande de la société [Z] Palaiseau, étrangère au contrat de franchise litigieux et à toute relation commerciale avec la société Manauto.

La société [Z] fait en réponse valoir, en premier lieu, qu'elle n'a pas obtenu l'accès au groupe Facebook litigieux par un procédé illicite car c'est volontairement et de sa propre initiative que l'un de ses franchisés, M. [Y], lui a communiqué ses identifiants. Il n'y a eu aucune usurpation d'identité et le mode de preuve est conforme aux articles 6 et 8 de la CESDH, 9 du code civil et 9 du code de procédure civile. Elle se prévaut de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme qui admet qu'un employeur puisse porter atteinte à la vie privée d'un salarié dans le cadre du droit à la preuve et dans le but légitime de s'assurer du bon fonctionnement de l'entreprise (CEDH, 22 fév. 2018, n°588/13, Libert c.France ; CEDH, 17 oct. 2019, n°1874/13 Rivala c. Espagne) et de la jurisprudence nationale appliquant un raisonnement comparable à des salariés et considérant qu'une preuve issue d'un compte privé Facebook obtenue grâce à des identifiants d'un tiers est admissible, sous réserve que l'atteinte soit proportionnée à un but légitime (Soc. 30 sept 2020, n°19-12.058 et CA Paris 3 mars 2021, n°18/12070 ; Soc. 1 fév. 2023 n°21-11.330).

La société [Z] soutient que ce principe jurisprudentiel est général et n'est pas limité aux relations entre employeurs et salariés. Elle ajoute que le constat d'huissier du 17 juin 2019 réalisé par l'usage des identifiants de M. [Y] était indispensable à l'exercice du droit à la preuve pour établir les fautes graves commises par les intimés et proportionné au but poursuivi, qui tient à la défense légitime par le franchiseur de sa réputation et de celle du réseau qu'il anime et dirige et à la nécessité de sanctionner le comportement subversif et déloyal d'un franchisé qui compromet l'intégrité du réseau.

La société [Z] précise, en second lieu, que le constat a été réalisé à sa demande et que l'huissier a indiqué un mauvais numéro RCS par erreur de plume. Les sociétés [Z] Developpement et [Z] Palaiseau ont le même dirigeant, ont leur siège social à la même adresse, et la facture de l'huissier est bien libellée au nom de la société [Z] Développement (pièce [Z] n°46). Elle fait valoir qu'en tout état de cause, un constat d'huissier vaut à titre de preuve indifféremment de la personne qui l'ordonne.

Réponse de la Cour

En premier lieu, la Cour constate que M. [L] [Y], franchisé [Z] a, dans son attestation du 8 avril 2021 versée aux débats (pièce [Z] n°10), indiqué :

- qu'il a rejoint en janvier 2019 le groupe Facebook Ogiwe car celui-ci "avait pour objectif d'échanger entre franchisés afin d'avoir des retours d'expérience et de partager des bonnes pratiques, et afin de faire des suggestions du terrain vers la tête de réseau [ce qui] était constructif et permettait d'avancer" ;

- que "par la suite, M. [D] a commencer à critiquer la tête de réseau, le réseau et leurs décisions ('), les critiques se sont multipliées et sont devenues malsaines, sans aucun fondement ni rien de réflexion approfondie" ;

- que "choqué par la violence des propos" et "inquiet pour l'avenir" du fait de cette perte de confiance, il a décidé d'envoyer quelques captures d'écran à la tête de réseau "afin de les informer de la situation (') en leur demandant de rétablir la situation et de retrouver l'état d'esprit qu'il (avait connu) initialement au sein du réseau" ;

- qu'il a dans le même temps "décidé de faire constater par huissier ces propos".

La Cour retient que si, en vertu du principe de loyauté dans l'administration de la preuve, un franchiseur ne peut avoir recours à un stratagème pour recueillir une preuve, il peut être observé qu'en l'espèce, [Z] a eu communication spontanée des codes d'accès au groupe Facebook professionnel litigieux, regroupant 24 franchisés, par un franchisé membre, lequel exprimait le souhait qu'un constat d'huissier soit réalisé.

Le franchiseur n'a donc, pour exercer son droit à la preuve, usé d'aucun stratagème pour recueillir les codes d'accès au groupe Facebook litigieux. Il les a en outre utilisés avec l'accord du titulaire, dans le but partagé de faire réaliser un constat d'huissier.

Il s'en suit que ce procédé d'obtention de preuve n'est pas déloyal.

C'est à tort que le tribunal a déclaré le constat d'huissier du 17 juin 2019 irrecevable, au motif que celui-ci ne résultait pas d'une mesure d'instruction judiciaire in futurum telle que l'ordonnance sur requête.

A titre surabondant, la Cour observe que dans un procès civil, l'illicéité ou la déloyauté dans l'obtention ou la production d'un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l'écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d'éléments portant atteinte à d'autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.

En l'espèce il s'agissait pour le franchiseur, alerté de façon alarmiste par un franchisé, de faire constater les propos appréhendés comme dénigrants tenus par un autre membre du réseau au sein d'un groupe Facebook professionnel. Le recours à un huissier aux fins de constat constituait donc un moyen indispensable, d'une part, à l'exercice du droit à la preuve du franchiseur pour établir les fautes commises et, proportionné au but poursuivi, d'autre part, à savoir la défense par [Z] de sa réputation et de celle de son réseau.

En second lieu, la Cour observe que l'indication du numéro de Kbis de la société requérante n'est pas une condition d'opposabilité d'un constat d'huissier.

Il se déduit de l'ensemble que le constat du 17 juin 2019 est recevable et opposable.

Le jugement est infirmé.

Sur le non-respect allégué du formalisme imposé par la loi et le contrat

Moyens des parties

La société Manauto, M. [D], Mme [W] et la SELARL Etude Balincourt ès qualités font valoir qu'aucune mise en demeure n'a été adressée au franchisé, en violation de l'article 1226 du code civil et des stipulations du contrat de franchise (article 8.5.1).

La société [Z] répond qu'une résiliation sans préavis est légalement possible sur le fondement de l'article 1226 du code civil en cas d'urgence, et qu'elle est de surcroît prévue à l'article L.442-1, II, de code de commerce (dont les appelantes sollicitent contrairement à elle l'application), en présence de fautes graves constitutives d'inexécutions des obligations du franchisé.

Réponse de la Cour

En premier lieu, c'est à raison que le tribunal a retenu qu'en l'espèce, la relation contractuelle n'était ancienne que de deux ans, et qu'elle était prévue pour une durée déterminée dans le cadre d'un contrat de franchise, si bien que l'article L.442-1 II de code de commerce ne pouvait trouver application.

La Cour ajoute :

- que l'article 8.2.1 du contrat de franchise stipule que le contrat n'est pas renouvelable par tacite reconduction ;

- que l'article 8.2.2 prévoit qu'en cas de renouvellement, un nouveau contrat sera signé, lequel sera "le contrat en vigueur au moment du renouvellement" ;

- que l'article 8.2.3 stipule que dans ce cas, le franchisé s'acquittera d'une redevance qui "correspond au droit d'entrée HT en vigueur à la signature du nouveau contrat".

Il se déduit de l'ensemble des éléments portés à la connaissance du juge que les parties ont entendu introduire une précarité dans la pérennité de la relation commerciale au terme du contrat.

En second lieu, il doit être constaté que l'article 8.5.1 du contrat de franchise prévoit que la résiliation anticipée du contrat peut intervenir "en cas d'inexécution ou de manquement par l'une des parties à l'une quelconque de ses obligations (') après mise en demeure par lettre recommandée avec accusé réception adressée à l'autre partie et non suivie d'effets dans le délai de 60 jours" et qu'aucune mise en demeure respectant ces dispositions n'a été adressée au cas présent.

Cependant, en application de l'article 1224 du code civil, la résolution ne résulte pas exclusivement de l'application d'une clause résolutoire.

Aux termes de l'article 1226 du code civil, le créancier peut, à ses risques et périls, résoudre le contrat sans mise en demeure préalable, en cas d'urgence.

Il s'en suit qu'il revient au juge de rechercher si le comportement allégué revêtait en l'espèce une gravité suffisante pour justifier une rupture unilatérale sans mise en demeure préalable.

Sur l'existence d'un manquement grave d'une des parties justifiant une résiliation immédiate

Moyens des parties

La société [Z] invoque plusieurs fautes graves du franchisé en ce qu'il aurait personnellement et activement participé à des actes de déloyauté consistant à :

(i) Publier, au sein du groupe Ogiwe (lequel n'était pas une association de défense des intérêts des franchisés [Z]), des commentaires dénigrants le concept [Z] et son dirigeant ;

(ii) Organiser une action groupée des franchisés contre leur franchiseur sous la forme d'une pétition, et recueilli des signatures en publiant sur ledit groupe et par l'envoi de mails à l'ensemble du réseau ;

(iii) Déstabiliser le réseau en incitant les franchisés membres du groupe Ogiwe à créer un "réseau similaire à moindre coût" sous forme de coopérative d'agence.

Elle soutient que ces actes sont constitutifs d'un dénigrement en ce que l'ensemble des franchisés en aurait été destinataire et que le franchisé a ainsi manqué à ses obligations de loyauté et de non-concurrence, justifiant la résiliation immédiate du contrat. Elle se réfère notamment à l'article 5.4.3.5 du contrat "respect de la déontologie interne du réseau".

Elle conteste par ailleurs tout manquement à ses obligations de franchiseur. Elle fait observer que les manquements invoqués à l'obligation d'information précontractuelle et à la transmission du savoir-faire sont, respectivement, sanctionnés par la mise en cause de la responsabilité délictuelle et non contractuelle du franchiseur et par la nullité du contrat. Elle ajoute que M. [D] a indiqué dans un article de presse avoir contacté des membres du réseau avant de s'engager, ce dont elle déduit qu'il était parfaitement informé des résultats de l'exploitation d'un établissement franchisé. Elle soutient enfin que le franchisé ne peut réclamer un préjudice des pertes issues de son éviction du réseau et reprocher l'absence de rentabilité de son exploitation au franchiseur.

La société Manauto, M. [D], Mme [W] et la SELARL Etude Balincourt ès qualités répondent que le fait de rejoindre un groupe privé, créé par un autre franchisé du réseau, qui avait pour but de discuter de l'exploitation de la franchise, ne peut constituer une faute. Ils invoquent à ce titre la liberté d'association applicable à une association de franchisés, reconnue comme fondamentale (Cass., com., 28 novembre 2018, n°17-18619 ; CA Lyon 25 mai 2022, nº 19/02101).

Ils soutiennent que les propos tenus étaient mesurés tant sur le fond que sur la forme et n'étaient pas dénigrants car factuels (difficultés du réseau et inaction du franchiseur), et que ne peuvent s'analyser comme un acte de dénigrement du réseau ou de déloyauté :

- le fait de proposer une initiative collective des franchisés pour engager un dialogue avec la tête de réseau ;

- le fait de s'interroger sur la création d'un réseau similaire à moindre coût, non suivi d'actes.

Ils identifient en revanche plusieurs manquements graves de la part du franchiseur justifiant la résolution du contrat aux torts exclusifs de ce dernier, à savoir selon eux l'information mensongère et déloyale sur la rentabilité de la franchise, l'inexistence d'un savoir-faire substantiel, le défaut d'assistance, l'absence de formation initiale opérationnelle malgré un cout de 5000€ HT, l'absence d'actions de communication de l'enseigne malgré une redevance à ce titre de 300€ HT et le manquement à son obligation de référencer des prestataires compétents et professionnels.

Réponse de la Cour

Après examen des courriels versés aux débats (pièce [Z] n°4, 17, 18 et 19) et des échanges sur le groupe Facebook Ogiwe constatés par l'huissier dans son procès-verbal du 17 juin 2019, il peut être constaté, tout d'abord, que contrairement à ce qui est allégué, tous les membres du réseau n'ont pas été destinataires de messages, et que celui qui a été diffusé le plus largement, qui visait à «'partager les bruits qui courent'», reste dans la forme très prudent.

Il en ressort, ensuite, qu'il est établi que M. [D] a fait état de manière réitérée de son ressenti personnel négatif (« on est délaissé chacun dans son coin », « j'ai juste l'impression d'être une vache à lait », « je veux que la tête de réseau joue le jeu »), a sollicité les membres du groupe quant à l'envoi d'un courrier « avec le plus grand nombre de franchisés afin de marquer le coup », a indiqué « je me rebelle, fini les conneries » et a sondé les membres du groupe quant à l'hypothèse, en cas de départ de quelques-uns du réseau, de la création d'une « mini coopérative d'agence ».

La Cour retient en conséquence, comme le tribunal':

- que les griefs des franchisés qui ne se sentent pas aidés, tels qu'ils sont exprimés, ne revêtent pas un caractère de dénigrement caractérisé';

- que le questionnement de certains membres quant à la création d'un réseau similaire à moindre cout, ne peut, dès lors qu'un acte concret n'a été engagé, constituer une faute grave autorisant vu l'urgence une résiliation immédiate.

Le Cour confirme en conséquence la décision attaquée en ce qu'elle a retenu que sans qu'il soit besoin d'examiner les torts éventuels du franchiseur dans l'exécution de son contrat, [Z] a résilié le contrat de franchise de manière abusive, faute qu'il lui convient de réparer.

Sur la réparation du préjudice subi par la société Manauto

Moyens des parties

Les intimés soutiennent que la société Manauto a subi un préjudice résultant du non-respect d'un préavis qui aurait dû selon eux être d'un minimum de 18 mois et qui leur parait devoir être réparé par le versement de la somme de 73 576,14 euros.

Ils sollicitent aussi réparation du préjudice résultant des amortissements non encore amortis spécifiquement engagés pour les besoins de l'exécution du contrat de franchise, soit le droit d'entrée (15 287,04 euros, étant rappelé que 20 000 € a été payé en 2017), l'enseigne (4 126,28 euros, étant rappelé que 5289,48 € a été payé en 2017) et la formation initiale [Z] (facture n°17 162 du 16 mai 2017 pour la somme de 5 000 euros HT).

Ils évoquent enfin un préjudice résultant de la restructuration de l'appareil productif (investissement nécessaire à l'intégration d'un nouveau réseau Vroomiz soit 14 343,88 euros).

La société [Z] répond que Manauto a adhéré à un nouveau réseau moins de deux mois après la rupture. Elle en déduit que la sortie du réseau était préparée et que le franchisé n'a souffert d'aucun préjudice du fait de la résiliation du contrat.

Elle ajoute qu'en admettant qu'un préavis ait du être accordé, il doit être constaté que le franchisé ne justifie pas de sa marge sur coûts variables, si bien que le préjudice ne peut être calculé et aucune indemnité ne doit être versée.

Réponse de la Cour

C'est à raison que le tribunal a retenu que Manauto a adhéré à un nouveau réseau, Vromiz, en août 2019, soit de l'ordre de deux mois après la résiliation de son contrat [Z], délai correspondant de fait au préavis contractuellement prévu à l'article 8.5.1 du contrat de 60 jours en cas de résiliation anticipée, si bien que l'indemnisation en raison des coûts d'adhésion au nouveau réseau exposés n'a pas lieu d'être ordonnée.

Il a justement retenu, au titre de l'évaluation du préjudice réparable, que les dommages et intérêts devaient être fixés en considération de la part non amortie des dépenses de droit d'entrée et d'enseigne, d'une part et de 50 % du chiffre d'affaires pendant les trois mois de transition avec le nouveau réseau, d'autre part.

La décision est confirmée en ce qu'elle a condamné [Z] à payer Manauto à la somme de 25 544 euros à titre d'indemnisation, déboutant les parties pour le surplus des demandes.

Sur le préjudice subi par les associés de Manauto

Moyen des parties

M. [D] et Mme [W] font valoir que du fait de la rupture brutale des relations commerciales par [Z], les mauvais résultats durant l'exercice ont entraîné un abandon des comptes courants d'associé pour un montant total de 22 800 € pour M. [D] et de 800 € pour Mme [W], ainsi qu'une perte des rémunérations non perçues estimée à 1 500 € par mois pour M. [D] (soit sur une période de 18 mois 27 000 €) et de 1 000 € par mois pour Mme [W] (soit sur une période de 18 mois 18 000 €). Ils allèguent aussi avoir subi un préjudice moral de désorganisation devant être réparé à hauteur de 10 000 € par associé.

La société [Z] sollicite le débouté de l'ensemble de ces demandes indemnitaires.

Réponse de la Cour

La Cour retient qu'aucun préjudice direct et certain des associés de la société Manauto, causé par la faute de la société [Z], n'est démontré.

Le jugement est confirmé.

Sur la restitution des données et les demandes reconventionnelles de la société [Z]

La Cour retient, en premier lieu, qu'un procès-verbal de constat d'huissier du 28 juin 2019 constate l'impossibilité pour la société Manauto d'accéder à ses fichiers clients et aux messageries électroniques [Courriel 12] ; [Courriel 10] ; [Courriel 9] La circonstance qu'un constat d'huissier du 12 janvier 2022 dressé à la demande d'[Z] établisse qu'à cette date postérieure, les accès étaient rétablis n'est pas de nature à conduire à l'infirmation de la décision attaquée quant à la condamnation sous astreinte ordonnée le 24 novembre 2021.

La Cour retient, en second lieu, que les demandes reconventionnelles d'Ewingo ont fait l'objet d'un débouté des premiers juges, pour des motifs qu'elle adopte, le débat n'ayant fait l'objet d'aucun développement complémentaire utile à hauteur d'appel.

Sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile

Il serait inéquitable de laisser à la charge de la SELARL Etude Balincourt, prise en la personne de Maître [J] [V], ès qualités de liquidateur judiciaire de la société Manauto, les frais irrépétibles qu'elle a été contrainte d'exposer en cause d'appel. Il sera en conséquence fait droit à sa demande à hauteur de 3 000 euros.

Les autres parties sont déboutées de leurs demandes formées à ce titre.

La société [Z], partie perdante, sera condamnée aux dépens.

PAR CES MOTIFS

La Cour,

INFIRME le jugement du tribunal judiciaire de Paris du 24 novembre 2021 en ce qu'il a dit que le constat d'huissier dressé le 17 juin 2019 n'était pas recevable ;

Le confirme en l'ensemble des autres dispositions qui lui sont soumises,

Y ajoutant ;

Condamne la société [Z] à payer à la SELARL Etude Balincourt, prise en la personne de Maître [J] [V], ès qualités de liquidateur judiciaire de la société Manauto la somme supplémentaire de 3 000 € par application de l'article 700 du code de procédure civile,

Condamne la société [Z] aux dépens d'appel.