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Décisions

CA Bordeaux, 4e ch. com., 9 janvier 2024, n° 23/00834

BORDEAUX

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Brenntag (SA)

Défendeur :

Agrovin France (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Franco

Conseillers :

Mme Goumilloux, Mme Masson

Avocats :

Me Janoueix, Me Magniez, Me Raffy, Me Bellet

T. com. Béziers, du 3 juill. 2017, n° 20…

3 juillet 2017

EXPOSE DU LITIGE:

La société Brenntag SA est une entreprise spécialisée dans la gestion, le stockage et la distribution en France de nombreux produits chimiques industriels et de spécialités.

Elle s'approvisionne en produits chimiques auprès des producteurs puis les revend aux industriels en vrac, dans leur conditionnement d'origine ou après reconditionnement.

La société Agrovin France est une filiale de la société espagnole Productos Agrovin,

Spécialisée dans la vente en gros d'articles de chais et de caves, de produits nologiques, de produits d'entretien et de machines pour les viticulteurs afin de traiter la vigne et le vin.

Elle commercialise auprès des viticulteurs un appareil de stabilisation tartrique Free K+ destiné au traitement du vin par résines échangeuses de cations; ce procédé permettant d'éviter les précipitations tartriques et la présence inesthétique de dépôts de tartres dans le vin.

Pour permettre de régénérer les résines après chaque opération, la société Agrovin France utilisait de l'acide chlorhydrique, qu'elle a acheté à la société Brenntag entre aout et décembre 2011.

A compter de septembre 2011, la société Agrovin a proposé à quatre caves coopératives une démonstration gratuite de l'utilisation de sa machine (les Celliers du nouveau monde, le domaine Montariol Degroote, l'Union des vignerons de Côte du Luberon, la Maison Ginestet).

C'est ainsi qu'elle a procédé début décembre 2011 et début janvier 2012 à des opérations de stabilisation du vin de la société les Celliers du nouveau monde, adhérente de l'Union de coopératives Foncalieu, laquelle a vendu un lot de vin ainsi stabilisé à la société les Domaines des Marins, qui l'a ensuite revendu, en vrac, à la société les Vignerons de la Méditerranée. 

L'Union de coopératives Foncalieu a également utilisé le vin stabilisé pour procéder à des assemblages avec d'autres vins, eux-mêmes vendus dans la grande distribution.

A la suite de plaintes de consommateurs, ayant fait présumer d'une altération des propriétés organoleptiques des vins concernés, la société les Vignerons de la Méditerranée a, par acte d'huissier en date du 11 octobre 2012, fait assigner en référé la société Domaines des Marins devant le président du tribunal de commerce de Béziers, afin d'obtenir une mesure d'expertise judiciaire.

Différentes mises en cause sont alors intervenues devant le juge des référés.

Par ordonnance en date du 14 janvier 2013, celui-ci a fait droit à la demande et a désigné en qualité d'expert Monsieur [D] [K], au contradictoire des sociétés Domaine des Marins, Union des coopératives Foncalieu, Les Celliers du nouveau monde, et Agrovin France.

Parallèlement, Monsieur [K] était désigné en qualité d'expert judiciaire, dans trois autres affaires similaires engagées par trois autres caves devant deux autres juridictions distinctes.

Les opérations d'expertise ont été déclarées communes et opposables à la société Brenntag, par ordonnance de référé du 30 juin 2014.

Par acte en date du 7 mars 2016, la société Vignerons de la Mediterranee a fait assigner devant le tribunal de commerce de Béziers en indemnisation de ses préjudices les sociétés Domaine des Marins, et son assureur, Generali Iard, la société Agrovin France, et son assureur, la société AXA France IARD, et la société Brenntag,sur les fondements des articles 1641 et suivants, et anciens articles 1382 et suivants du code civil,

Par acte d'huissier en date du 15 mars 2016, l'union de Cooperatives Foncalieu a fait assigner devant la même juridiction, les mêmes sociétés, sur les fondements des anciens articles 1382 et suivants du code civil, sollicitant :

- sa mise hors de cause au titre des préjudices allégués par la société Les Vignerons de la Méditerranée,

- la condamnation in solidum des Sociétés Agrovin France, son assureur la société AXA,

France IARD et la société Brenntag à l'indemniser de ses propres préjudices.

Par acte d'huissier en date du 29 avril 2016, la société coopérative « les Celliers du nouveau monde » a fait assigner devant le tribunal de commerce de Béziers, la société Agrovin France, son assureur AXA France IARD et la société Brenntag, aux visas des anciens articles 1382 et suivants du code civil, aux fins d'indemnisation de ses propres préjudices.

Ces trois instances ont fait l'objet d'une jonction.

Par jugement en date du 3 juillet 201, le tribunal de commerce de Béziers a :

Sur les responsabilités :

- retenu, à titre principal, la responsabilité solidaire des sociétés Agrovin France et Brenntag dans la survenance des désordres allégués,

- imputé une part de responsabilité, à titre secondaire, aux sociétés les vignerons de la Méditerannee, Domaine des Marins, Foncalieu et les Celliers du nouveau monde, à hauteur de 10 % ou 20 % de leurs préjudices ;

Sur les préjudices :

- arrêté le montant des préjudices aux sommes suivantes :

222.663,00 euros pour la société Les Celliers du nouveau monde ;

264.131,00 euros pour la société Union des Coopératives Foncalieu ;

314.505,00 euros pour la société Les Vignerons de la Méditerranée ;

21.976,00 euros pour la société les Domaines des Marins.

Compte tenu du partage des responsabilités opéré par le Tribunal, les sociétés Brenntag et Agrovin France ont été condamnées à payer solidairement, à parts égales, les sommes de :

- 178.130,40 euros à la société Les Celliers du nouveau monde, cette dernière ayant été condamnée à prendre à sa charge 20 % de son préjudice soit 44.532,60 euros ;

- 211 304,80 euros à la société Union des Coopératives Foncalieu ; un pourcentage de 10 % du préjudice a été imputé à cette dernière et à la société Les Celliers du nouveau monde, laissant respectivement à leur charge la somme de 26.413,10 euros chacune ;

- 175 493,79 euros à la société Les Vignerons de la Méditerranée pour la première livraison, étant précisé que 10 % du préjudice de cette dernière est imputé à la société Foncalieu soit 19 499,31 euros ;

- 83 658,33 euros à la société Les Vignerons de la Méditerranée, pour la deuxième livraison, la société Les Vignerons de la Méditerranée mais également les sociétés Foncalieu et Domaine des Marins supportant chacune respectivement 10 % du préjudice soit 11.951,19 euros.

Compte tenu du partage des responsabilités opéré par le tribunal, les sociétés Brenntag et Agrovin France ont été condamnées à payer solidairement, à parts égales, les sommes de :

- 178.130,40 euros à la société Les Celliers du nouveau monde, cette dernière ayant été condamnée à prendre à sa charge 20 % de son préjudice soit 44.532,60 euros

- 211 304,80 euros à la société Union des Coopératives Foncalieu ; un pourcentage de 10 % du préjudice a été imputé à cette dernière et à la société Les Celliers du nouveau monde, laissant respectivement à leur charge la somme de 26.413,10 euros chacune ;

- 175 493,79 euros à la société Les Vignerons de la Méditerranée pour la première livraison, étant précisé que 10 % du préjudice de cette dernière est imputé à la société Foncalieu soit 19 499,31 euros ;

- 83 658,33 euros à la société Les Vignerons de la Méditerranée, pour la deuxième livraison, la société Les Vignerons de la Méditerranée mais également les sociétés Foncalieu et Domaine des Marins supportant chacune respectivement 10 % du préjudice soit 11.951,19 euros.

Le tribunal de commerce de Béziers a ainsi considéré que :

- la société Agrovin France avait manqué à son obligation du respect du principe de précaution, ayant ainsi engagé sa responsabilité sur le fondement des articles 1382 et 1383 du Code civil, et commis une faute, compte tenu de sa qualité de « démonstrateur », en ne rappelant pas aux utilisateurs leurs obligations réglementaires, ayant également engagé sa responsabilité à ce titre.

- la société Brenntag avait fourni un acide pollué ayant en conséquence engagé sa responsabilité sur le fondement de la garantie des vices cachés, commis des manquements (repris in extenso dans le rapport de M. [K]), constitutifs d'une négligence, engageant sa responsabilité sur le fondement des articles 1382 et 1383 du code civil, et manqué à son obligation contractuelle de résultat, la qualité de l'acide livré ne correspondant pas à l'acide commandé.

-les sociétés vinicoles avaient participé aux dommages et à leur aggravation en raison de la défaillance de leur système de contrôle qualité.

Par déclaration en date du 30 août 2017, la société Brenntag a interjeté appel du jugement en ce qu'il avait :

- retenu sa responsabilité dans la survenance des désordres,

- prononcé sa condamnation solidairement avec la société Agrovin France SAS, à indemniser les demanderesses de leurs préjudices.

La société Agrovin France a également relevé appel principal de ce jugement.

Des appels incidents ont été relevés par les parties intimées.

Par arrêt en date du 17 novembre 2020, la cour d'appel de Montpellier a infirmé le jugement, sauf en ce qu'il a:

- dit et jugé que l'expert judiciaire a parfaitement répondu à la mission qui lui a été confié par le Juge des référés et qu'il a bien respecté le principe du contradictoire.

- constaté que l'origine des désordres subis par les vins est la présence de la molécule 2 Bromo Crésol, dite 2 BpC, dans l'acide chlorhydrique technique vendu par la SA Brenntag et utilisé par la SAS Agrovin France pour la régénération des résines saturées en potassium, lors du traitement des vins par cette dernière,

- dit et jugé que la SA Brenntag a engagé sa responsabilité au titre de sa garantie légale des vices cachés,

- dit et jugé que la SA Brenntag a engagé sa responsabilité sur le fondement des anciens articles 1382 et 1383 du code civil,

- dit et jugé que la SAS Agrovin France a engagé sa responsabilité civile sur le fondement des articles anciens 1382 et 1383 du code civil,

- dit et jugé que la SCA Les Celliers du nouveau monde a manqué à son obligation de la garantie des vices cachés,

- dit et jugé que la société Les Domaine des Marins a engagé sa responsabilité sur le fondement de l'article 1641 du code civil,

- dit et jugé que la société l'Union de Coopératives Foncalieu a manqué à son obligation de la garantie des vices cachés,

-dit et jugé les sociétés qui se prévalent d'un préjudice de par leur attitude ont contribué à ce dernier,

- pour le société Coopérative agricole les Celliers du nouveau monde, retient que cette société a subi un préjudice de 222 663 euros,

-dit qu'il n'y a pas lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

-condamné les sociétés Brenntag et Agrovin France à payer les entiers dépens (') qui

comprendront les frais d'expertise,

Statuant à nouveau,la cour d'appel de Montpellier a, notamment:

- dit n'y avoir lieu à homologuer le rapport d'expertise judiciaire ;

- dit que la SA Brenntag est tenue de la garantie des vices cachés de l'acide chlorhydrique vendu et a manqué à son obligation d'information en qualité de vendeur ;

- dit que la SAS Agrovin a commis des négligences graves, constitutives de fautes délictuelles ;

- dit que dans leurs rapports entre elles, le SA Brenntag est responsable à hauteur de 70% et la SAS Agrovin à hauteur de 30 % ;

- rejeté l'appel en garantie formé par la SAS Agrovin à l'encontre de la société SA Brenntag ;

- rejeté la demande de garantie formée par la SAS Agrovin à l'égard de la SA AXA France IARD.

Saisie d'un pourvoi principal à l'initiative de la société Agrovin France et d'un pourvoi incident par la société l'UC Foncalieu contre l'arrêt de la cour d'appel de Montpellier du 17 novembre 2020, la Cour de cassation les a tous deux rejetés, dans un premier arrêt du 23 décembre 2022.

Concernant le pourvoi principal, et dans son premier moyen, la société Agrovin France reprochait à l'arrêt attaqué :

- d'avoir :

- dit et jugé qu'elle a engagé sa responsabilité civile sur le fondement des articles anciens 1382 et 1383 du code civil

- dit qu'elle a commis des négligences graves, constitutives de fautes délictuelles,

- dit que dans ses rapports avec la société Brenntag elle est responsable à hauteur de 30 %,

- de l'avoir condamnée :

- à payer à la société les Celliers du nouveau monde la somme de 155 864,10 euros, déduction faite de la part de responsabilité à hauteur de 30 %, avec intérêts au taux légal à compter du présent arrêt et capitalisation conformément aux dispositions de l'article 1343-2 du code civil,

- à payer à l'UC Foncalieu la somme de 217 283,20 euros, déduction faite de la part de responsabilité à hauteur de 20 %, avec intérêts au taux légal à compter du présent arrêt et capitalisation conformément aux dispositions de l'article 1343-2 du code civil,

-à relever et garantir la société Les Vignerons de la Méditerranée de sa condamnation prononcée au profit de la société Les Domaine des Marins, in solidum avec la société Les Domaine des Marins, in solidum avec son assureur, la société Generali IARD, à payer à la société Les Vignerons de la Méditerranée la somme de 284 474,90 euros, déduction faite de la part de responsabilité à hauteur de 10 %, avec intérêts au taux légal à compter du présent arrêt et capitalisation conformément aux dispositions de l'article 1343-2 du code civil

- à relever et garantir la société Les Domaine des Marins et la société Generali IARD de leur condamnation prononcée au profit de la société Les vignerons de la Méditerranée.

Dans son second moyen, la société Agrovin France reprochait à l'arrêt attaqué- de l'avoir déboutée de sa demande de garantie formée à l'encontre de son assureur, AXA France IARD.

Concernant le pourvoi incident, l'UC Foncalieu reprochait à l'arrêt attaqué d'avoir dit qu'elle avait contribué à son propre préjudice à hauteur de 20 % et d'avoir en conséquence limité la condamnation in solidum de la société Brenntag et de la société Agrovin à hauteur de 20 %.

La Cour de cassation a jugé que les moyens de cassation du pourvoi principal et le moyen du pourvoi incident, n'étaient manifestement pas de nature à entraîner la cassation, et en conséquence les a tous deux rejetés par arrêt non spécialement motivé.

A la suite du pourvoi formé par la société Brenntag, la Cour de cassation a, par arrêt en date également du 23 novembre 2022 (pourvoi n° 21-10.236), partiellement cassé l'arrêt de la cour d'appel de Montpellier du 17 novembre 2020, mais seulement en ce qu'il a dit que la société Brenntag avait manqué à son obligation d'information en qualité de vendeur et dit que dans le rapport entre elles, la société Brenntag est responsable à hauteur de 70 % et la société Agrovin à hauteur de 30 %, en remettant sur ce point l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt, et en les renvoyant devant la cour d'appel de Bordeaux.

Pour statuer comme elle l'a fait, la Cour de cassation a retenu que la cour d'appel n'avait pas tiré les conséquences légales de ses constatations et avait violé l'article 1134 du code civil dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016 en retenant, d'une part, que la société Brenntag ne justifiait pas avoir informé la société Agrovin lors de la vente d'un acide de qualité technique, que celui-ci était susceptible de comporter telle ou telle impureté, tout en relevant d'autre part qu'aux termes des conditions générales de vente de la société Brenntag, l'acheteur devait s'assurer de la compatibilité des produits avec utilisation qu'il voulait en faire, de sorte qu'il appartenait à la société Agrovin, en sa qualité de professionnel, de solliciter de son vendeur les caractéristiques et spécifications de l'acide chlorhydrique.

Par déclaration en date du 21 février 2023, la SA Brenntag a saisi la cour d'appel de Bordeaux, en qualité de juridiction de renvoi (procédure RG n° 23-834).

Par déclaration en date du 19 avril 2023, la SAS Agrovin a déclaré saisir la cour d'appel de Bordeaux en qualité de juridiction de renvoi (procédure RG n° 23-1900).

Les deux instances ont été jointes par mention au dossier le 27 juillet 2023.

Par dernières conclusions notifiées le 31 juillet 2023, la SA Brenntag demande à la cour:

Vu le jugement du tribunal de commerce de Béziers en date du 3 juillet 2017,

Vu l'arrêt de la cour d'appel de Montpellier en date du 17 novembre 2020,

Vu l'arrêt de la cour de cassation en date du 23 novembre 2022,

Vu l'article 1240 (ancien article 1382) du code civil,

Vu les articles 1641 et suivants du code civil,

- de la déclarer recevable et bien fondée en son appel,

Et y faisant droit,

- d'infirmer le jugement entrepris, en ce qu'il a retenu la responsabilité solidaire de la société Brenntag et de la société Agrovin France dans la survenance des désordres subis par les sociétés vinicoles,

Et statuant à nouveau,

- de juger que la société Brenntag n'est tenue d'aucune obligation d'information à l'égard de la société Agrovin France,

- de juger que la société Brenntag n'a commis aucune faute dans l'exécution de son contrat vis-à-vis de la société Agrovin France,

- de juger que la société Brenntag n'a pas engagé sa responsabilité contractuelle à l'égard de la société Agrovin France,

- de juger qu'aucune part de responsabilité n'est imputable à la société Brenntag dans la survenance des désordres ;

- de juger que le lien de causalité entre la présence de la molécule 2BpC dans l'acide commandé et la survenance des désordres n'est pas démontré,

- de juger que les désordres sont in fine imputables aux seules imprudences et négligences, constitutives d'un ensemble de fautes, de la société Agrovin France,

En conséquence,

- de débouter la société Agrovin France de l'intégralité de ses demandes, fins et conclusions dirigées contre la société Brenntag,

- de condamner la société Agrovin France à supporter l'intégralité des condamnations prononcées au profit des sociétés vinicoles par l'arrêt de la Cour d'appel de Montpellier du 17 novembre 2020 ;

En tout état de cause,

- de condamner la société Agrovin France à lui payer la somme de 50.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi que les entiers dépens.

Par dernières conclusions notifiées le 16 juin 2023, la SAS Agrovin France demande à la cour:

Vu les articles 1101, 1134, 1156, 1162, 1147, 1148, 1150, 1151, 1162, 1382, 1641 du code civil, dans leur version applicable aux faits de l'espèce,

Vu l'article 9 du code de procédure civile ;

Vu les rapports d'expertise ;

Vu la jurisprudence citée ;

Vu les annexes ci-après listées qui font corps avec les présentes conclusions

Vu les pièces versées aux débats ;

:

- d'infirmer le jugement rendu le 3 juillet 2017 par le tribunal de commerce de Béziers en ce qu'il a condamné solidairement les sociétés Agrovin et Brenntag au paiement des sommes mises à leur charge, sans préciser leurs contributions définitives aux montants des condamnations prononcées à leur encontre ;

Et par conséquent :

- de juger que dans leurs rapports entre elles, la société Brenntag est responsable à hauteur de 97 % et la société Agrovin à hauteur de 3 % du montant des condamnations in solidum mises à leur charge ;

- de condamner la société Brenntag à payer à la société Agrovin la somme de 50 000 au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- de condamner la société Brenntag aux entiers dépens, en ce compris les frais d'expertise judiciaire et de référé.

En application de l'article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie expressément aux dernières conclusions précitées des parties pour plus ample exposé de leurs prétentions et moyens.

Motivation

MOTIFS DE LA DECISION:

Sur le périmètre de la saisine de la cour d'appel de Bordeaux, statuant comme juridiction de renvoi:

1- En application de l'article 638 du code de procédure civile, la présente cour, statuant comme juridiction de renvoi, n'est saisie que des seuls chefs atteints par la cassation et ne doit donc statuer que sur le manquement allégué de la société Brenntag, en qualité de vendeur, à son obligation d'information, et sur les responsabilités respectives des sociétés Brenntage et Agrovin, dans leurs rapports entre elles.

2- Ainsi que le fait valoir à juste titre la société Agrovin, l'arrêt de la cour d'appel de Montpellier du 17 novembre 2020 est définitif en ce qu'il dit que la société Brenntag est tenue à la garantie des vices cachés de l'acide chlorhydrique vendu.

4- De même, il convient d'écarter, comme inopérants, les développements de la société Brenntag, selon lesquels le produit vendu était parfaitement conforme au produit acheté, de sorte qu'aucune violation de l'obligation de délivrance conforme n'était rapportée; l'arrêt de la cour d'appel de Montpellier étant définitif de ce chef.

Sur l'obligation d'information:

5- Il résulte des articles 1134, 1135 du code civil (dans leur rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016) et de l'article 1602 du code civil que le vendeur professionnel n'est tenu, vis à vis d'un acheteur professionnel, à une obligation d'information que dans la mesure où la compétence de cet acheteur ne lui donne pas les moyens d'apprécier la portée exacte des caractéristiques techniques des biens ou des produits qui lui sont livrés.

6- En l'espèce, il est définitivement jugé que les désordres subis par les vins commercialisés par les sociétés vinicoles trouvent leur origine dans la présence de la molécule 2-Bromo-p-cresol dite 2BpC dans l'acide chlorhydrique technique qui a été vendu par la société Brenntag à la société Agrovin, qui l'a utilisé aux fins de régénération des résines saturées au potassium lors du traitement des vins par cette dernière.

Cette molécule a en effet conduit à une déviation organoleptique des vins, leur conférant une odeur et un goût anormal, et les rendant dès lors impropres à la commercialisation.

7 - Il résulte de l'expertise judiciaire et de l'avis circonstancié et détaillé de M. [V] [O], expert près la cour d'appel d'Aix en Provence, consulté comme sapiteur, que la société Brenntag vend de l'acide chlorhydrique technique (utilisé principalement pour la préparation de peintures, vernis, cosmétiques, chimie fine ou chimie lourde), ou de qualité alimentaire ("food grade").

8 - M. [O] précise en page 11 de son rapport que l'acide chlorhydrique technique ne fait pas l'objet de contrôles approfondis, en ce qui concerne la présence éventuelle de produits toxiques, et son conditionnement est généralement fait en containers reconditionnés (c'est-à-dire réutilisés après avoir subi une procédure de nettoyage chez un prestataire agréé).

L'acide chlorhydrique de qualité alimentaire subit un traitement différent au niveau de la purification, avec des contrôles qualité, des transferts, afin de garantir un taux de contaminants bien inférieur (le conditionnement est réalisé en containers neufs et la qualité alimentaire est obtenu par purifications successives de la qualité technique, de sorte que la différence entre les deux acides se situe principalement dans les dosages de traces et de métaux).

9 - En conclusion de son rapport de sapiteur, Monsieur [O] précise cependant qu'un acide chlorhydrique de qualité technique convient à la régénération des résines à échange d'ions utilisée dans les procédés agro-alimentaires, pour autant que ses caractéristiques et spécifications soient en accord avec le Codex alimentarius, et la norme AFNOR NF 939 F.

10 - Il résulte également de l'avis du sapiteur que la pollution de l'acide a eu lieu soit lors de l'étape du transport en citerne de l'acide, par la société Arkema (fabriquant)), soit lors des opérations réalisées par la société Brenntag lors de la phase de conditionnement, de transfert, de dépotage, ou de reconditionnement. L'origine exacte de la pollution n'a pu être déterminée.

L'utilisation d'un acide de qualité alimentaire aurait certes limité le risque de pollution, sans pour autant le supprimer (page 27 du rapport du sapiteur).

11- Par ailleurs, selon les conditions générales de vente de la société Brenntag, applicables à la commande d'acide chlorhydrique technique par la société Agrovin du 6 décembre 2011, les produits sont de qualité industrielle standard, sauf stipulation contraire. L'acheteur doit s'assurer de la compatibilité des produits avec l'utilisation qu'il veut en faire. Il relève de sa responsabilité de contrôler à réception la conformité du produit.

12- En l'espèce, la société Agrovin n'avait pas adressé de cahier de charges à la société Brenntag, et elle ne justifie pas avoir sollicité auprès de cette dernière des informations sur la compatibilité entre l'acide chlorhydrique technique, objet de la commande, et l'utilisation qu'elle entendait en faire, pour régénérer les résines de son appareil de stabilisation tartrique.

Il doit en outre être relevé que la société Agrovin avait reçu une formation de la part de sa maison mère ( la société Produtos Agrovin), afin de maîtriser le fonctionnement et l'utilisation des résines à échange d'ions. A cette occasion, il lui avait été recommandé d'utiliser un acide de qualité alimentaire, et, à défaut de qualité technique.

Le sapiteur a précisé sur ce point que cette recommandation avait été faite par principe de précaution (la qualité alimentaire limitant, mais sans l'éliminer, les risques de contamination accidentelle - page 22 du rapport du sapiteur).

13- Ainsi, en sa qualité de professionnelle de la vente d'articles de chais et de caves, de produits d'entretien et de machines pour les viticulteurs afin de traiter la vigne et le vin, ayant reçu au surplus une formation technique adaptée à l'utilisation de la machine de stabilisation tartrique Free K+ , elle était en mesure d'apprécier la portée exacte des caractéristiques techniques de l'acide acheté.

Au demeurant, la société Agrovin France a admis, au cours des opérations d'expertise, s'être trompée lors de sa commande, en achetant de l'acide de qualité technique et non de qualité alimentaire.

14- Devant la cour de renvoi, la société Agrovin ne soutient d'ailleurs plus ce moyen à l'appui de ses prétentions, et souligne que la discussion sur ce point est désormais indifférente à la solution du litige puisque le sinistre n'est pas survenu en raison d'impuretés, susceptibles d'affecter par nature un acide "technique", et à propos desquelles une information aurait pu être donnée, mais en raison d'une pollution qui n'aurait pas dû s'y trouver, que cet acide soit ou non de qualité alimentaire.

15- C'est donc à tort que le tribunal a, dans les motifs de son jugement (page 18), retenu que la société Brenntag avait communiqué des informations minimalistes pouvant induire la société Agrovin France en erreur.

16- Statuant à nouveau, la cour dira que la société Brenntag n'a pas manqué à son obligation d'information en qualité de vendeur.

Sur la contribution définitive à la dette des sociétés Brenntag et Agrovin, dans leurs rapports entre elles :

17 - La société Agrovin souligne qu'on l'absence de tout lien de causalité entre ses prétendues négligences relevées à son encontre et le sinistre survenu, sa contribution définitive à la dette ne peut être fixée à plus de 3 % du montant des condamnations prononcées in solidum à l'encontre des sociétés Brenntag et Agrovin.

18- La société Brenntag soutient qu'elle n'a commis aucune faute à l'égard de son contractant, la société Agrovin, en livrant un produit de qualité technique parfaitement conforme à la commande passée, et que seule la société Agrovin doit en conséquence supporter l'intégralité des condamnations prononcées au profit des caves vinicoles, par l'arrêt de la cour d'appel de Montpellier du 17 novembre 2020.

Elle estime que la responsabilité première et exclusive des désordres incombe à la société Agrovin France; puisque celle-ci a fait le choix délibéré et erroné d'utiliser un acide chlorhydrique de qualité industrielle, pour la régénération des résines de sa machine, sans s'inquiéter de son degré de pureté, ni de sa compatibilité en termes de sécurité alimentaire.

Sur ce :

19- Ainsi que le relève à bon droit la société Brenntag, l'arrêt de la cour d'appel de Montpellier du 17 novembre 2020 est définitif en ce qu'il a prononcé des condamnations in solidum à l'encontre des deux sociétés à verser des dommages-intérêts aux sociétés vinicoles, de sorte que la société Agrovin n'est pas fondée à contester l'existence d'un lien de causalité entre les fautes délictuelles retenues à son encontre par la cour d'appel de Montpellier et les préjudices subis.

20- La répartition de la réparation entre codébiteurs in solidum est souverainement appréciée par les juridictions du fond.

21- En l'espèce, la société Brenntag est tenue à indemnisation des sociétés vinicoles à raison, exclusivement, du vice caché affectant l'acide chlorhydrique vendu à la société Agrovin et utilisé par cette dernière pour régénérer les résines de sa machine, ce qui a rendu les vins ensuite traités avec cette machine impropre à la commercialisation.

22- La société Agrovin France est tenue à indemnisation des mêmes sociétés du fait de négligences graves, constitutives de fautes délictuelles, relevées par la cour d'appel de Montpellier dans son arrêt du 22 novembre 2020, définitif sur ce point.

En sa qualité de professionnelle, la société Agrovin France aurait dû solliciter auprès de son vendeur les caractéristiques et spécifications de l'acide chlorhydrique acheté, afin de les comparer avec celles prescrites par le Codex alimentarius et la norme AFNOR NF 939 F, applicables à un usage à destination alimentaire, ce qu'elle n'a pas fait; alors même qu'elle avait été destinataire de recommandations de sa maison mère (la société Produtos Agrovin), en vue de l'utilisation d'un acide de qualité alimentaire.

En outre, la société Agrovin a indiqué à l'expert, lors de ses opérations, s'être trompée dans sa commande.

Ayant eu connaissance, en février 2012, de désordres survenus sur un autre site dans le cadre d'un traitement des vins par la même machine de stabilisation tartrique, puis, au mois de mai suivant, sur un troisième site, la société Agrovin n'a pas tenu compte des difficultés rencontrées dans l'utilisation qu'elle a faite de la machine auprès de la société les Celliers du nouveau monde, en l'avertissant de ces difficultés.

23- Au vu des circonstances rappelées ci-dessus, la cour de renvoi considère que dans leurs rapports entre elles, les sociétés Agrovin France et Brenntag encourent une responsabilité de même niveau et doivent contribuer à la dette dans la même proportion, à raison de 50 % chacune, dès lors la pollution viciant l'acide chorhydrique n'a pu contaminer les vins traités que par suite des graves négligences de la société Agrovin.

24- Il convient donc d'infirmer le jugement rendu le 3 juillet 2017 par le tribunal de commerce de Béziers en ce qu'il a condamné solidairement les sociétés Agrovin France et Brenntag au paiement de dommages-intérêts, sans préciser leurs contributions respectives au montant des condamnations prononcées à leur encontre, et, statuant à nouveau, de dire que les sociétés Brenntag et Agrovin France doivent supporter chacune 50 % du montant des condamnations prononcées solidairement à leur encontre par le jugement.

Sur les demandes accessoires :

25- Il n'est pas inéquitable de laisser aux parties la charge de leurs frais irrépétibles.

Il convient de faire masse des dépens, et de dire que chaque partie en supportera la moitié.

Dispositif

PAR CES MOTIFS:

La cour, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort:

Vu l'arrêt de la Cour de cassation du 23 novembre 2022,

Infirme partiellement le jugement rendu le 3 juillet 2017 par le tribunal de commerce de Béziers,

Statuant à nouveau,

Dit que la société Brenntag n'a pas manqué à son obligation d'information en qualité de vendeur,

Dit que dans leurs rapports entre elles, les sociétés Brenntag et Agrovin France supporteront chacune 50 % du montant des condamnations prononcées solidairement à leur encontre par le jugement,

Y ajoutant,

Rejette les demandes formées sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

Fait masse des dépens, incluant les frais d'expertise, et dit que chaque partie en supportera la moitié.