Cass. crim., 16 janvier 2024, n° 22-83.681
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Bonnal
Rapporteur :
M. Violeau
Avocat général :
M. Lemoine
Avocats :
SCP Spinosi, SCP Piwnica et Molinié, SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois et Sebagh, SCP Zribi et Texier, SCP Lyon-Caen et Thiriez, SCP Celice, Texidor, Perier
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.
2. La société [6] (la société [6]), de droit français, dont le siège social se trouve à [Localité 8], a fait construire une cimenterie près de [Localité 4] (Syrie), qui a été mise en service en 2010. Cette cimenterie était détenue et exploitée par une de ses sous-filiales, dénommée [7] (la société [7]), de droit syrien, détenue à plus de 98 % par la société mère.
3. Entre 2012 et 2015, le territoire sur lequel se trouve la cimenterie a fait l'objet de combats et d'occupations par différents groupes armés, dont l'organisation dite Etat islamique (EI).
4. Pendant cette période, les salariés syriens de la société [7] ont poursuivi leur travail, permettant le fonctionnement de l'usine, tandis que l'encadrement de nationalité étrangère a été évacué en Egypte dès 2012, d'où il continuait d'organiser l'activité de la cimenterie. Logés à Manbij (Syrie) par leur employeur, les salariés syriens ont été exposés à différents risques, notamment d'extorsion et d'enlèvement par des groupes armés, dont l'EI.
5. La cimenterie a été évacuée en urgence au cours du mois de septembre 2014, peu avant que l'EI ne s'en empare.
6. Le 15 novembre 2016, les associations [9] et [2] ([2]), ainsi que plusieurs employés syriens de la société [7], ont porté plainte et se sont constitués partie civile auprès du juge d'instruction des chefs, notamment, de financement d'entreprise terroriste, de complicité de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité, d'exploitation abusive du travail d'autrui et de mise en danger de la vie d'autrui.
7. Le ministère public, le 9 juin 2017, a requis le juge d'instruction d'informer sur les faits notamment de financement d'entreprise terroriste, de soumission de plusieurs personnes à des conditions de travail incompatibles avec la dignité humaine et de mise en danger de la vie d'autrui.
8. La société [6] a été mise en examen le 28 juin 2018 des chefs, notamment, de complicité de crimes contre l'humanité et mise en danger de la vie d'autrui.
9. Le 27 décembre 2018, la société [6] a saisi la chambre de l'instruction d'une requête en annulation de sa mise en examen, rejetée par arrêt du 24 octobre 2019.
10. Par arrêt du 7 septembre 2021, la Cour de cassation a cassé et annulé cette décision, et renvoyé l'affaire devant la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris, autrement composée (Crim., 7 septembre 2021, pourvoi n° 19-87.367).
11. Se sont constitués partie civile la [5] ([5]), le 18 novembre 2021, puis le 15 février 2022, la [3] ([3]) et le [1] ([1]).
Examen des moyens
Sur le troisième moyen
12. Il n'est pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
13. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré recevables les mémoires de la [5], de la [3] et du [1], alors « que la juridiction de renvoi, après cassation, est saisie du même procès avec les mêmes parties ; qu'il s'ensuit qu'une partie qui n'a pas figuré dans l'instance ayant donné lieu à la décision cassée n'est pas recevable à déposer un mémoire devant la chambre de l'instruction de renvoi ; que, dès lors, en déclarant recevables les mémoires de [5], de la [3] et du [1], tout en constatant que ces parties civiles ne l'étaient pas au moment où la chambre de l'instruction primitivement saisi a rendu son arrêt partiellement cassé du 7 novembre 2019, et qu'elles se sont constituées parties civiles respectivement les 18 novembre 2021 et 15 février 2022 et ont été déclarées recevables en leur constitution respectivement les 17 février 2022 et 18 mars 2022, soit postérieurement à l'arrêt de cassation partielle rendu par la Cour de cassation le 7 septembre 2021 (n° 19-87.367), la chambre de l'instruction a violé les articles 197, 198, 567, 609 et 609-1 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
14. Il résulte de l'article 609-1 du code de procédure pénale que, lorsque la Cour de cassation annule un arrêt de chambre de l'instruction statuant en matière de nullité, la compétence de la chambre de l'instruction de renvoi est limitée, sauf s'il en est décidé autrement, à la solution du contentieux qui a motivé sa saisine.
15. Cet article n'apporte aucune restriction au droit que tiennent les personnes ayant acquis la qualité de partie postérieurement à l'arrêt annulé ainsi qu'à leurs avocats de déposer un mémoire, conformément à l'article 198 du code de procédure pénale.
16. Toutefois, seules sont recevables à proposer des moyens de nullité devant la chambre de l'instruction de renvoi les parties sur le pourvoi desquelles la cassation a été prononcée.
17. En l'espèce, en déclarant recevable le mémoire déposé par la [5], la [3] et le [1], parties civiles constituées postérieurement à l'arrêt de la chambre de l'instruction primitivement saisie, la chambre de l'instruction, statuant sur renvoi après cassation, n'a méconnu aucun des textes visés au moyen.
18. Ainsi, le moyen n'est pas fondé.
Sur le deuxième moyen
Enoncé du moyen
19. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a refusé d'examiner le moyen tiré de l'incompétence des juridictions françaises pour connaître des faits de complicité de crimes contre l'humanité pour lesquels elle est mise en examen et a rejeté la demande d'annulation de sa mise en examen de ce chef, alors :
« 1°/ que si le pourvoi a pour effet de déférer à la Cour de cassation la décision attaquée dans son intégralité, cet effet est limité par la qualité du demandeur, par sa volonté ou par son intérêt à agir ; que lorsqu'un arrêt est annulé par la Cour de cassation, la juridiction de renvoi se trouve saisie de la cause dans l'état où elle se trouvait quand elle a été soumise aux juges dont la décision a été cassée, dans les limites fixées par l'acte de pourvoi et dans celles de la cassation intervenue ; qu'en l'espèce, par un arrêt du 7 septembre 2021 (n° 19-87.367), la Cour de cassation, statuant sur les pourvois des parties civiles et les personnes mises en examen, a, sur les pourvois des premières, cassé partiellement l'arrêt rendu par la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris le 7 novembre 2019 en ses dispositions « ayant annulé la mise en examen de la société [6] du chef de complicité de crimes contre l'humanité » ; que, devant la chambre de l'instruction de renvoi, et comme elle l'avait fait devant la première chambre de l'instruction, la société [6] a sollicité l'annulation de sa mise en examen de ce chef en raison, d'une part, de l'incompétence des juridictions françaises pour connaître des faits de complicité de crimes contre l'humanité poursuivis, d'autre part, pour défaut d'indices graves ou concordants ; que, pour refuser d'examiner le moyen tiré de l'incompétence des juridictions françaises, la chambre de l'instruction a retenu que le rejet de ce moyen par la première chambre de l'instruction était « devenu irrévocable » à la suite de l'arrêt rendu le 7 septembre 2021 par la Cour de cassation, celle-ci n'ayant « nullement remis en cause le rejet de « ce moyen de nullité », lequel n'a « même pas été discuté » devant elle, mais ayant uniquement reproché à la première chambre de l'instruction d'avoir annulé la mise en examen de la société [6] pour absence d'indices graves ou concordants ; qu'en statuant ainsi, quand le moyen pris de l'incompétence des juridictions françaises pour connaître des faits de complicité de crimes contre l'humanité subsistait nécessairement dans les débats devant elle, quelle qu'ait été la portée du moyen qui a servi de base à l'arrêt de cassation partielle intervenu, dès lors que, d'une part, les faits de complicité de crimes contre l'humanité dont elle était saisie restaient en discussion, ce qui impliquait que la question de la compétence des juridictions pour en connaître persistait, d'autre part, ce moyen n'avait pu être examiné par la Cour de cassation, aucune des parties n'ayant qualité ou intérêt à le produire, la chambre de l'instruction a méconnu l'étendue de sa saisine et de ses pouvoirs et violé les articles 567, 609 et 609-1 du code de procédure pénale, ensemble l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme ;
2°/ que les principes généraux régissant l'organisation judiciaire et la compétence des juridictions sont d'ordre public ; que tout juge est tenu, même d'office et en tout état de la procédure, de vérifier sa compétence ; que, dès lors, en refusant d'examiner le moyen tiré de l'incompétence des juridictions françaises pour connaître des faits de complicité de crimes contre l'humanité pour lesquels la société [6] a été mise en examen, lorsqu'il lui appartenait de se prononcer, même d'office, sur le bien-fondé de ce moyen d'ordre public, la chambre de l'instruction a méconnu l'étendue de sa saisine et de ses pouvoirs et violé les articles 567, 609 et 609-1 du code de procédure pénale, ensemble l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme ;
3°/ que ce faisant, la chambre de l'instruction a porté une atteinte disproportionnée au droit à un recours effectif du mis en examen en violation des dispositions européennes précitées. »
Réponse de la Cour
20. Il résulte de l'article 567 du code de procédure pénale que, si le pourvoi a pour effet de déférer à la Cour de cassation la décision attaquée dans son intégralité, cet effet est limité par la qualité du demandeur, par sa volonté ou par son intérêt à agir.
21. Selon l'article 609-1 du code de procédure pénale, la compétence de la chambre de l'instruction appelée à statuer sur les nullités de la procédure sur renvoi après cassation d'un précédent arrêt est limitée, sauf si la Cour de cassation en décide autrement, à la solution du contentieux qui a motivé sa saisine.
22. Il s'en déduit que, lorsqu'un arrêt est partiellement annulé par la Cour de cassation, la juridiction de renvoi n'est saisie que dans les limites fixées par l'acte de pourvoi et dans celles de la cassation intervenue.
23. En l'espèce, si la société [6] a présenté à la chambre de l'instruction primitivement saisie un moyen de nullité de la mise en examen du chef de complicité de crimes contre l'humanité pris, d'une part, de l'incompétence des juridictions françaises, d'autre part, du défaut d'indices graves ou concordants, la chambre de l'instruction, dans son arrêt du 7 novembre 2019, a exactement retenu qu'elle était saisie, d'une part, d'une exception d'incompétence qu'elle a rejetée, d'autre part, d'une demande d'annulation de la mise en examen ordonnée en violation des dispositions de l'article 80-1 du code de procédure pénale, à laquelle elle a fait droit.
24. A l'occasion de son pourvoi formé contre cet arrêt, la société [6] n'a pas critiqué le rejet de cette exception d'incompétence, alors qu'elle y avait pourtant intérêt dès lors qu'elle restait placée sous le statut de témoin assisté pour les faits de complicité de crimes contre l'humanité, en application de l'article 174-1 du code de procédure pénale.
25. L'arrêt précité ayant été cassé en ses seules dispositions ayant prononcé l'annulation de la mise en examen de la société [6] du chef de complicité de crimes contre l'humanité, la chambre de l'instruction de renvoi, qui a déclaré irrecevable le moyen de nullité pris de l'incompétence des juridictions françaises, a statué dans les limites de cette cassation, sans méconnaître les dispositions légales et conventionnelles invoquées.
26. Par ailleurs, la demanderesse ne saurait proposer à nouveau, dans la même procédure, un moyen de nullité précédemment rejeté, quand bien même celui-ci porterait sur la compétence de la juridiction d'instruction.
27. Dès lors, le moyen doit être écarté.
Mais sur le quatrième moyen
Enoncé du moyen
28. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a rejeté le moyen pris de la nullité de sa mise en examen du chef de mise en danger de la vie d'autrui, alors :
« 1°/ que le délit de mise en danger suppose, pour être caractérisé, la violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement français ; qu'il résulte de l'article 8 du Règlement CE n° 593/2008 du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I) que le juge ne peut écarter la loi du pays d'accomplissement habituel du travail, c'est-à-dire le pays où et à partir duquel, compte tenu de l'ensemble des éléments qui caractérisent son activité, le travailleur s'acquitte de l'essentiel de ses obligations à l'égard de son employeur (CJUE, 15 mars 2011, Heiko Koelzsch. Etat du Grand-Duché de Luxembourg, aff. C-28/10), que lorsqu'il ressort de l'ensemble des circonstances qu'il existe un lien plus étroit entre ledit contrat et un autre pays (CJUE, 12 septembre 2013, Anton Schlecker c. Melitta Josefa Boedeker, aff. C-64/12) ; qu'en l'espèce, pour retenir qu'en application de l'article 8, point 4, du Règlement CE n° 593/2008 du 17 juin 2008, le droit français était applicable aux relations de travail entre la société [6] et les salariés de l'usine exploitée en Syrie par sa filiale indirecte de droit syrien, la société [7] ([7]), à laquelle ceux-ci étaient liés par un contrat de travail de droit syrien, la chambre de l'instruction a énoncé que « l'immixtion permanente de la maison mère [6] dans la gestion économique et sociale de l'employeur, à savoir la société [7], a pour conséquence l'existence d'un lien étroit entre la France et les contrats de travail » ; qu'en se déterminant ainsi par des motifs qui ne constatent ni n'établissent que les contrats de travail des salariés syriens avaient un lien « plus étroit » avec la France qu'avec la Syrie, pays d'accomplissement habituel du travail, la chambre de l'instruction n'a pas justifié sa décision au regard des articles 80-1 et 593 du code éde procédure pénale, 223-1 du code pénal et 8 du Règlement CE n° 593/2008 du 17 juin 2008 ;
2°/ qu'il résulte de l'article 8 du Règlement CE n° 593/2008 du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I) que le juge ne peut écarter la loi du pays d'accomplissement habituel du travail, c'est-à-dire le pays où et à partir duquel, compte tenu de l'ensemble des éléments qui caractérisent son activité, le travailleur s'acquitte de l'essentiel de ses obligations à l'égard de son employeur (CJUE, 15 mars 2011, Heiko Koelzsch. Etat du Grand-Duché de Luxembourg, aff. C-28/10), que lorsqu'il ressort de l'ensemble des circonstances qu'il existe un lien plus étroit entre ledit contrat et un autre pays (CJUE, 12 septembre 2013, Anton Schlecker c. Melitta Josefa Boedeker, aff. C-64/12) ; que, dans le cadre de cette appréciation, le juge doit tenir compte de l'ensemble des éléments qui caractérisent la relation de travail et apprécier celui ou ceux qui, selon lui, sont les plus significatifs ; que parmi les éléments significatifs de rattachement, il convient de prendre notamment en compte le pays où le salarié s'acquitte des impôts et taxes afférents aux revenus de son activité ainsi que celui dans lequel il est affilié à la sécurité sociale et aux divers régime de retraite, d'assurance maladie et d'invalidité ; que le juge doit également tenir compte de l'ensemble des circonstances de l'affaire, telles que, notamment, les paramètres liés à la fixation du salaire ou des autres conditions de travail (CJUE, 12 septembre 2013, Anton Schlecker c. Melitta Josefa Boedeker, aff. C-64/12) ; que, dès lors, en se fondant exclusivement, pour retenir l'applicabilité de la loi française aux contrats de travail des salariés syriens, sur « l'immixtion permanente de la maison mère [6] dans la gestion économique et sociale de l'employeur, à savoir la société [7] » et sur les liens capitalistiques unissant ces sociétés, sans s'expliquer, comme elle y était invitée par le mémoire déposé par la société [6] qui faisait valoir qu'« il ressort du dossier d'instruction que les anciens salariés de [7], parties civiles, avaient un contrat de droit syrien, recevaient leurs salaires en livres syriennes, payaient leurs impôts en Syrie et leur activité étaient exercée uniquement en Syrie », sur les éléments significatifs caractérisant ces relations de travail, la chambre de l'instruction n'a pas justifié sa décision au regard des articles 80-1 et 593 du code de procédure pénale, 223-1 du code pénal et 8 du Règlement CE n° 593/2008 du 17 juin 2008 ;
3°/ que conformément à l'article 267 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne tel qu'interprété par la Cour de justice de l'Union européenne, en cas de doute sur l'interprétation de l'article 8 du Règlement CE n° 593/2008 du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I), il appartiendra à la Cour de cassation de saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle qui pourrait être ainsi rédigée : « l'article 8, paragraphe 4, du Règlement CE n° 593/2008 du Parlement européen et du conseil du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I) doit-il être interprété en ce sens que le juge national peut écarter, au profit de la loi de l'Etat où se situe la société-mère, la loi du pays dans lequel, en exécution de leur contrat de travail, les salariés d'une filiale accomplissent habituellement leur travail, du seul fait qu'il existe un lien de subordination des salariés avec la société mère et une immixtion de celle-ci dans la gestion économique et sociale de la société employeur, sans tenir compte des éléments significatifs de la relation de travail elle-même ? »
Réponse de la Cour
Vu les articles 8 du Règlement (CE) n° 593/2008 du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles, 223-1 du code pénal et 80-1 du code de procédure pénale :
29. Selon le premier de ces textes, pris en ses deuxième et quatrième paragraphes, applicable sous réserve des dispositions de l'article 9 du même règlement, à défaut de choix exercé par les parties, le contrat individuel de travail est régi par la loi du pays dans lequel ou, à défaut, à partir duquel le travailleur, en exécution du contrat, accomplit habituellement son travail. Ce n'est que s'il résulte de l'ensemble des circonstances que le contrat présente des liens plus étroits avec un autre pays que la loi de ce dernier s'applique à la relation de travail.
30. Selon la Cour de justice de l'Union européenne, le juge qui analyse l'existence de tels liens doit tenir compte de l'ensemble des éléments qui caractérisent la relation de travail et apprécier ceux qui sont les plus significatifs, parmi lesquels le pays où le salarié s'acquitte des impôts et des taxes afférents aux revenus de son activité, celui dans lequel il est affilié à la sécurité sociale et aux divers régimes de retraite, d'assurance maladie et d'invalidité, ainsi que les paramètres liés à la fixation du salaire ou des autres conditions de travail (CJUE, arrêt du 12 septembre 2013, Schlecker, C-64/12).
31. Il résulte des deux derniers textes qu'une juridiction d'instruction ne peut procéder à une mise en examen du chef de mise en danger d'autrui sans avoir préalablement constaté l'existence de l'obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement dont la violation manifestement délibérée est susceptible de permettre la caractérisation du délit (Ass. plén., 20 janvier 2023, pourvoi n° 22-82.535, publié au Bulletin).
32. Le moyen pose notamment la question de savoir si l'infraction de mise en danger d'autrui peut être constituée lorsqu'en application des règles de conflit de lois précitées, la loi française est écartée au profit d'une loi étrangère.
33. En prévoyant que cette obligation particulière de prudence ou de sécurité est imposée par la loi ou le règlement, l'article 223-1 susvisé, lu à la lumière des articles 34 et 37 de la Constitution, renvoie nécessairement à des dispositions de droit français.
34. Dès lors, l'interprétation qui permettrait de caractériser ce délit en présence de la violation de dispositions de droit étranger aurait pour conséquence d'étendre la portée de l'incrimination et contreviendrait au principe d'interprétation stricte de la loi pénale, énoncé à l'article 111-4 du code pénal.
35. En outre, une telle interprétation priverait d'effet utile l'article 111-5 du même code, puisque les juridictions pénales ne pourraient exercer pleinement leur pouvoir d'interprétation des actes réglementaires et le contrôle de légalité de ceux-ci, lorsqu'en dépend la solution du procès pénal qui leur est soumis.
36. En l'espèce, pour décider que la loi française était applicable à la relation de travail entre la société [6] et les salariés de sa filiale de droit étranger et considérer que cette société est susceptible d'avoir méconnu les dispositions des articles R. 4121-1, R. 4121-2 et R. 4141-13 du code du travail français, l'arrêt attaqué énonce que l'immixtion permanente de la maison-mère dans la gestion économique et sociale de sa filiale [7] a pour conséquence l'existence d'un lien étroit entre la France et les contrats de travail des salariés syriens.
37. Les juges retiennent que ce lien est caractérisé notamment dans le fait que « [7] est une filiale contrôlée indirectement à hauteur de 98,7% par [6], laquelle a mené une opération de financement global de la société, les fonds remis servant à faire face à toutes les dépenses de la filiale, notamment le paiement de ses fournisseurs. »
38. Ils ajoutent que les deux « patrons de pays » successifs en charge de la société [7] ont été recrutés par le directeur adjoint opérationnel de la société [6], « superviseur » d'une quinzaine de pays, dont la Syrie.
39. Ils relèvent que la société [6] a organisé des réunions hebdomadaires entre ses responsables sûreté et le comité sûreté de la société [7], a élaboré le plan global de sécurité de l'usine syrienne et a pris les mesures touchant à la sécurité des travailleurs.
40. Ils en déduisent que la sûreté de l'usine de [Localité 4] a été prise en charge non par la société [7] mais par la société-mère, qui a décidé de maintenir ce site de production ouvert en dépit des risques et a ainsi contraint les salariés de sa filiale à se rendre quotidiennement à l'usine.
41. En statuant ainsi, la chambre de l'instruction a méconnu les textes susvisés et les principes ci-dessus rappelés pour les motifs qui suivent.
42. En premier lieu, la chambre de l'instruction, après avoir constaté l'absence de contrat de travail et avoir relevé que les salariés accomplissaient habituellement leur travail sur le territoire syrien, ne pouvait écarter l'application de la loi syrienne en se déterminant au regard de considérations relatives aux seules relations entre la maison-mère et sa filiale, éléments insuffisants à caractériser que les contrats de travail des salariés syriens travaillant à [Localité 4] présentaient des liens plus étroits avec la France qu'avec la Syrie.
43. Par ailleurs, aucun des éléments allégués n'est de nature à caractériser de tels liens au jour de la mise en examen.
44. En deuxième lieu, les dispositions des articles R. 4121-1, R. 4121-2 et R. 4141-13 du code du travail français ne peuvent être qualifiées de lois de police au sens de l'article 9 du règlement (CE) n° 593/2008 du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I).
45. Enfin, la chambre de l'instruction ne pouvait énoncer, à titre surabondant, que les articles 33 et 241, alinéa 2, du code du travail syrien comportent des dispositions permettant de fonder une mise en examen pour le délit prévu à l'article 223-1 du code pénal, alors que la violation de ces dispositions de droit étranger ne peut être retenue pour caractériser cette infraction.
46. La cassation est par conséquent encourue, sans qu'il y ait lieu d'examiner le quatrième grief.
47. Par ailleurs, il n'y a pas lieu de transmettre la question préjudicielle présentée à titre subsidiaire, dont la réponse se déduit de l'arrêt susvisé de la CJUE.
Portée et conséquences de la cassation
48. La cassation à intervenir ne concerne que la mise en examen de la société [6] ordonnée du chef de mise en danger d'autrui, toutes autres dispositions étant expressément maintenues.
49. La Cour de cassation étant en mesure d'appliquer directement la règle de droit et de mettre fin au litige, ainsi que le permet l'article L. 411-3, alinéa 3, du code de l'organisation judiciaire, la cassation aura lieu sans renvoi.
50. Elle prononcera donc la nullité de la mise en examen de la société [6] du chef de mise en danger d'autrui dans les conditions précisées au dispositif.
51. En application de l'article 612-1 du code de procédure pénale, et dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, la cassation aura effet à l'égard de toutes les personnes mises en examen de ce chef qui ne se sont pas pourvues.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE et ANNULE l'arrêt susvisé de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris, en date du 18 mai 2022, mais en ses seules dispositions rejetant la requête en nullité de la mise en examen de la société [6] du chef de l'infraction prévue à l'article 221-3 du code pénal, toutes autres dispositions étant expressément maintenues ;
DIT n'y avoir lieu à renvoi.