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Décisions

Cass. com., 24 janvier 2024, n° 21-25.416

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Vigneau

Rapporteur :

Mme Ducloz

Avocat :

SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol

Paris, du 14 oct. 2021

14 octobre 2021

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 14 octobre 2021) et les productions, la société à responsabilité limitée Financière [E] était détenue par Mme [J]-[E], M. [E] et [F] [E].

2. [F] [E] est décédé le 25 janvier 2003, en laissant pour lui succéder ses deux filles, [D] et [Y] [E].

3. Le 12 janvier 2004, l'assemblée générale extraordinaire de la société Financière [E] a, en application d'une clause statutaire d'agrément, refusé d'agréer Mmes [D] et [Y] [E] comme associées au titre des parts dont elles avaient hérité de leur père.

4. Le 25 juin 2004, Mme [J]-[E] et M. [E] ont saisi le président d'un tribunal de commerce pour que soit désigné, sur le fondement de l'article 1843-4 du code civil, un expert afin de déterminer la valeur de leurs droits sociaux. Celui-ci a, le 3 octobre 2004, évalués ces droits à la somme de 5 905 200 euros.

5. Mme [J]-[E] et M. [E] n'ayant pas acquis ou fait acquérir les parts de Mmes [D] et [Y] [E] dans le délai prévu à l'article L. 223-14 du code de commerce, le 2 novembre 2004, celles-ci les ont assignés en rachat forcé de leurs parts sociales.

6. Le 25 juillet 2017, la société Financière [E], Mme [J]-[E], M. [E] et Mmes [D] et [Y] [E] ont conclu un protocole transactionnel selon lequel ces dernières reconnaissaient avoir été agréées en qualité d'associées de la société Financière [E] et s'engageaient à renoncer à toute action ou toute contestation relative à cette qualité en contrepartie du respect par Mme [J]-[E] et M. [E] des engagements pris au titre du protocole.

7. Soutenant que Mme [J]-[E] et M. [E] n'avaient pas respecté les conditions de la transaction et qu'elles étaient titulaires, à leur égard, d'une créance au titre du rachat de leurs parts sociales, Mmes [D] et [Y] [E] ont saisi un juge de l'exécution qui, par trois ordonnances rendues le 8 novembre 2019, les ont autorisées à pratiquer des saisies conservatoires de droits d'associés et de valeurs mobilières au préjudice de Mme [J]-[E], de M. [E] et de la société Financière [E].

8. Les 10 et 13 mars 2020, la société Financière [E], Mme [J]-[E] et M. [E] ont assigné Mmes [D] et [Y] [E] en rétractation de ces trois ordonnances.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en sa première branche

9. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce grief qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Mais sur le moyen, pris en sa deuxième branche

Enoncé du moyen

10. Mmes [D] et [Y] [E] font grief à l'arrêt d'ordonner la rétractation des trois ordonnances rendues le 8 novembre 2019 par le juge de l'exécution du tribunal de grande instance de Paris et d'ordonner la mainlevée de l'ensemble des saisies conservatoires pratiquées entre le 8 novembre et le 1er décembre 2019 en vertu de ces ordonnances, d'une part à l'encontre de la société Financière [E] entre les mains de la société l'Officiel Inc., d'autre part à l'encontre de M. [E] et Mme [J]-[E] entre les mains de la société Financière [E], alors « que la transaction, qui ne met fin au litige que sous réserve de son exécution, ne peut être opposée par l'une des parties que si celle-ci en a respecté les conditions ; qu'en l'espèce, en affirmant qu'en l'absence de décision de justice ayant annulé le protocole d'accord transactionnel, celui-ci avait autorité de chose jugée, et en se bornant à retenir qu'il n'était pas démontré que l'absence de signature du pacte d'actionnaires convenu au protocole ne serait imputable qu'à M. [E] et Mme [J]-[E] ou en raison de leur exécution de mauvaise foi du protocole, quand le seul constat du défaut de signature du pacte d'actionnaires convenu constituait une inexécution de la transaction, ce qui excluait que M. [E] et Mme [J]-[E] puissent opposer la transaction, la cour d'appel a violé les articles 2044 et 2052 du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 2044 et 2052 du code civil :

11. Il résulte de la combinaison de ces textes que la transaction, qui ne met fin au litige que sous réserve de son exécution, ne peut être opposée par l'une des parties que si celle-ci en a respecté les conditions.

12. Pour dire que Mmes [D] et [Y] [E] ne justifient pas d'une créance fondée en son principe et ordonner, par suite, la rétractation des ordonnances autorisant les saisies conservatoires et leur mainlevée, l'arrêt, après avoir relevé que le protocole d'accord transactionnel stipule que les parties s'engagent, au titre des concessions réciproques, à signer un pacte d'actionnaires dans un délai de deux mois à compter de la conclusion du protocole, retient que ce protocole a autorité de la chose jugée et que Mmes [D] et [Y] [E] ne démontrent pas que l'absence de signature du pacte d'actionnaires n'est imputable qu'à Mme [J]-[E] et M. [E].

13. En statuant ainsi, alors qu'il résultait de ses constatations que l'absence de signature du pacte d'actionnaires stipulé dans le protocole d'accord transactionnel était également imputable à Mme [J]-[E] et M. [E], ce dont elle aurait dû déduire qu'ils ne pouvaient opposer la transaction à Mmes [D] et [Y] [E], la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Sur le moyen, pris en sa huitième branche

Enoncé du moyen

14. Mmes [D] et [Y] [E] font le même grief à l'arrêt, alors « que l'interruption de la prescription résultant de la demande en justice n'est non avenue que si le juge saisi de cette demande a constaté que le demandeur s'est désisté de sa demande ou a laissé périmer l'instance, ou si le juge a définitivement rejeté cette demande ; qu'en l'espèce, en se bornant à retenir que l'action engagée le 2 novembre 2004 avait fait l'objet d'une radiation le 18 décembre 2012 non suivie d'une demande de rétablissement de l'affaire dans un délai de deux ans, pour en déduire que l'interruption de prescription résultant de cette action était non avenue, sans relever que le juge saisi de cette action avait constaté la péremption de l'instance, ou le désistement du demandeur, ou avait rejeté définitivement la demande, la cour d'appel a violé l'article 2243 du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 2243 du code civil et l'article 5 du code de procédure civile :

15. Il résulte de ces textes que l'interruption de la prescription résultant de la demande en justice n'est non avenue que si le juge saisi de cette demande a constaté que le demandeur s'est désisté de sa demande ou a laissé périmer l'instance, ou s'il a définitivement rejeté cette demande.

16. Pour statuer comme il fait, l'arrêt retient que l'action en vente forcée de leurs parts sociales, qui est soumise à la prescription quinquennale, a été engagée le 2 novembre 2004 par Mmes [D] et [Y] [E] et a fait l'objet d'une radiation le 18 décembre 2012, non suivie d'une demande de rétablissement de l'affaire dans un délai de deux ans, de sorte que l'interruption résultant de cette action est non avenue en application de l'article 2243 du code civil. L'arrêt en déduit que Mmes [D] et [Y] [E] ne démontrent pas que Mme [J]-[E] et M. [E] aient reconnu qu'elles avaient un droit au rachat de leurs titres au prix de 5 905 200 euros.

17. En se déterminant ainsi, sans constater que la demande en justice formée par l'assignation du 2 novembre 2004 avait perdu son effet interruptif de prescription en conséquence d'un jugement constatant le désistement ou la péremption d'instance ou rejetant définitivement la demande, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.

Sur le moyen relevé d'office

18. Après avis donné aux parties conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application de l'article 620, alinéa 2, du même code.

Vu les articles L. 223-13 et L. 223-14, alinéa 3, du code de commerce et l'article 1843-4 du code civil, dans sa rédaction issue de la loi n° 78-9 du 4 janvier 1978 :

19. Selon le premier de ces textes, les statuts d'une société à responsabilité limitée peuvent stipuler qu'un héritier ne peut devenir associé qu'après avoir été agréé dans les conditions prévues à l'article L. 223-14 du code de commerce. En cas de refus d'agrément, il est fait application des dispositions des troisième et quatrième alinéas de l'article L. 223-14. Si aucune des solutions prévues à ces alinéas n'intervient dans les délais impartis, l'agrément est réputé acquis. Lorsque l'agrément a été refusé à l'héritier, celui-ci a droit à la valeur des droits sociaux de son auteur.

20. Selon le deuxième de ces textes, si la société a refusé de consentir à la cession, les associés sont tenus, dans le délai de trois mois à compter de ce refus, d'acquérir ou de faire acquérir les parts à un prix fixé dans les conditions prévues à l'article 1843-4 du code civil, sauf si le cédant renonce à la cession de ses parts. A la demande du gérant, ce délai peut être prolongé par décision de justice, sans que cette prolongation puisse excéder six mois. Le cédant peut renoncer à tout moment à la cession de ses parts, y compris après la fixation du prix par l'expert.

21. Selon le troisième de ces textes, la valeur des droits sociaux est déterminée, en cas de contestation, par un expert désigné, soit par les parties, soit à défaut d'accord entre elles, par ordonnance du président du tribunal statuant en la forme des référés.

22. Il résulte de la combinaison de ces textes que l'héritier d'un associé décédé qui a demandé à être agréé comme associé au titre des parts dont il a hérité peut, à tout moment, même après la fixation du prix par l'expert, renoncer à sa demande d'agrément et exiger le remboursement de la valeur des droits de son auteur. Les associés survivants qui ont refusé d'agréer comme associé l'héritier d'un associé décédé et qui ont demandé en justice, sur le fondement de l'article 1843-4 du code civil, la désignation d'un expert pour que soit déterminée la valeur de ses parts sociales, sont, à l'issue du délai légal, tenus d'acquérir ou de faire acquérir ces parts au prix fixé par l'expert si l'héritier a renoncé à sa demande d'agrément. Une telle hypothèse constitue l'intervention de la solution prévue au troisième alinéa de l'article L. 223-14 du code de commerce.

23. Pour statuer comme il fait, l'arrêt, après avoir relevé que Mme [J]-[E] et M. [E] avaient, à la suite de leur refus d'agréer comme associées Mmes [D] et [Y] [E], demandé en justice le 25 juin 2004, sur le fondement de l'article 1843-4 du code civil, la désignation d'un expert pour que soit déterminée la valeur de leurs parts sociales, que celui-ci avait, le 3 octobre 2004, fixé le prix des parts et que Mmes [D] et [Y] [E] avaient, le 2 novembre 2004, engagé à l'encontre de Mme [J]-[E] et de M. [E] une action en rachat forcée de leurs parts, retient que, faute que soit intervenue, dans le délai légal expirant, après prorogation, le 12 octobre 2004, l'une ou l'autre des solutions prévues aux troisième et quatrième alinéas de l'article L. 223-14 du code de commerce, à savoir l'acquisition de leurs parts par ou à la diligence des associés ou la réduction du capital de la société du montant de la valeur nominale de ces parts, l'agrément de Mmes [D] et [Y] [E] comme associées de la société Financière [E] est réputé acquis, l'acquisition de cet agrément étant la seule conséquence légale du défaut d'acquisition des parts dans le délai imparti.

24. En statuant ainsi, alors qu'il résultait de ses constatations que Mmes [D] et [Y] [E] ayant renoncé à leur demande d'agrément et demandé le remboursement de la valeur des droits de leur auteur, Mme [J]-[E] et M. [E] étaient tenus, à l'issue du délai légal, d'acquérir ou de faire acquérir leurs parts au prix fixé par l'expert, ce dont elle aurait dû déduire qu'une solution prévue au troisième alinéa de l'article L. 223-14 du code de commerce était intervenue, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé les textes susvisés.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il rejette la demande de Mme [J]-[E], M. [E] et la société Financière [E] en paiement de dommages et intérêts pour procédure abusive, l'arrêt rendu le 14 octobre 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Remet, sauf sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris, autrement composée.