CA Versailles, ch. com. 3-1, 18 janvier 2024, n° 22/01220
VERSAILLES
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Sentis Productions (SAS)
Défendeur :
Cocktail d'Impressions (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Thomas
Conseillers :
Mme Gautron-Audic, Mme Meurant
Avocats :
Mme Ndao, Me Guillain, Me Lafon, Me Brender
EXPOSÉ DES FAITS
La société Sentis Productions (ci-après, la société Sentis) a été immatriculée le 10 février 2014, son président est M. [J] [Z] ; elle indique avoir une activité de création et de fabrication de supports de communication.
La société Cocktail d'Impressions (ci-après, la société CI), gérée par M. [S], exerce une activité de prestations de services dans la mise en place de campagnes de communication visuelles.
Avant de créer sa société M. [Z] était salarié de la société CI, où il exerçait des fonctions technico-commerciales.
La société CI et M. [Z] ont conclu le 7 août 2013 une rupture conventionnelle mettant fin au contrat de travail les liant.
Au début de l'année 2014, la société Sentis a mis sur son site internet différents types et formats de supports publicitaires qu'elle indiquait être capable de produire, à partir de visuels et de photos de produits de quatre sociétés dont ceux de la société UHU France.
Le 24 avril 2014, la société CI a adressé à la société UHU Gmbh, qui assure le référencement des fournisseurs du groupe UHU en Europe et du Groupe Bolton Adhesive (ci-après "groupe Bolton") dont la société UHU est l'une des branches, un courriel l'informant de son intention d'intenter une action en justice contre la société Sentis.
Ce courriel précisait que cette société était détenue et dirigée par [J] [Z], un ancien employé qui avait quitté l'entreprise avec des dessins et modèles d'exposition de clients. Dans ce courriel, la société CI indiquait espérer que celui-ci n'essaierait pas de contacter la société UHU pour lui vendre des modèles créés et développés par elle, et précisait que son avocat était susceptible de contacter la société UHU à ce sujet afin de défendre ses intérêts.
Par courrier en date du 23 mai 2014, le conseil de la société CI a mis en demeure la société Sentis de retirer de son site et de tout autre support l'ensemble des réalisations et produits auxquels M. [Z] a pu avoir accès en tant que salarié de la société CI.
La société Sentis s'est exécutée et a retiré de son site la présentation des réalisations et produits incriminés.
La société Sentis rapporte par ailleurs avoir été informée par le responsable commercial de la société UHU France que son référencement était bloqué en raison du courriel adressé par la société CI à la société UHU Gmbh.
Autorisée par ordonnance du président du tribunal de commerce de Nanterre du 11 décembre 2017, la société Sentis a fait réaliser le 31 janvier 2018 un constat d'huissier de justice au siège de la société CI pour rechercher les éléments de preuve d'un éventuel dénigrement dont elle aurait été victime.
Par ordonnance du 24 avril 2018, l'huissier a été autorisé à remettre les pièces saisies aux parties.
Par courrier du 3 avril 2019, la société Sentis a proposé à la société CI de rechercher une solution amiable.
Par acte d'huissier du 18 avril 2019, la société Sentis a assigné la société CI devant le tribunal de commerce de Nanterre qui a, par jugement du 19 janvier 2022 :
- mis M. [S] hors de la cause,
- condamné la société Cocktail d'Impressions à payer à la société Sentis la somme de 10.000 € en réparation de son préjudice moral,
- débouté la société Sentis de ses demandes au titre de la réparation de son préjudice économique et de son préjudice commercial,
- débouté la société Sentis de sa demande de publication du jugement,
- débouté la société Sentis de sa demande d'assortir les condamnations d'une astreinte,
- condamné la société Cocktail d'Impressions à payer à la société Sentis la somme de 5.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- dit n'y avoir lieu à ordonner la capitalisation des intérêts,
- ordonné l'exécution provisoire du jugement y compris pour l'article 700 du code de procédure civile et les dépens, et ce, sans constitution de garantie,
- condamné la société Cocktail d'Impressions aux entiers dépens.
Par déclaration en date du 2 mars 2022 la société Sentis a interjeté appel de cette décision.
PRÉTENTIONS DES PARTIES
Par dernières conclusions notifiées le 7 juin 2023, la société Sentis demande à la cour de :
- confirmer le jugement du 19 janvier 2022 en ce qu'il a :
/ jugé que la société Cocktail d'Impressions et son dirigeant M. [S] ont commis des actes de concurrence déloyale par dénigrement à l'encontre de la société Sentis et de son dirigeant, engageant leur responsabilité civile au sens de l'article 1240 du code civil ;
- infirmer le jugement du 19 janvier 2022 en ce qu'il a :
/ mis M. [S] hors de la cause ;
/ condamné la SARL Cocktail d'Impressions à payer à la société Sentis la somme de 10.000 € en réparation de son préjudice moral ;
/ débouté la société Sentis de ses demandes au titre de la réparation de son préjudice économique et de son préjudice commercial ;
/ débouté la société Sentis de sa demande de publication du jugement ;
/ débouté la société Sentis de sa demande d'assortir les condamnations d'une astreinte ;
/ condamné la société Cocktail d'Impressions à payer à la société Sentis à la somme de 5.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
/ dit n'y avoir lieu à ordonner la capitalisation des intérêts ;
Statuant à nouveau :
- condamner in solidum M. [S] et la société Cocktail d'Impressions à payer à la société Sentis la somme de 50.000 € en réparation du préjudice moral résultant de l'atteinte portée à la réputation commerciale de la société Sentis et de son dirigeant du fait des actes déloyaux par dénigrement ;
- Condamner in solidum M. [S] et la société Cocktail d'Impressions à payer à la société Sentis la somme de 41.306,35 € en réparation du préjudice économique lié à la perte de chiffre d'affaires engendrée par l'impossibilité pour la société Sentis de recevoir les commandes que la société UHU France voulait lui envoyer et le détournement desdites commandes au profit de la société Cocktail d'Impressions du fait de ces actes déloyaux de dénigrement ;
- Condamner in solidum M. [S] et la société Cocktail d'Impressions à payer à la société Sentis la somme de 194.140 € en réparation du préjudice commercial subi du fait de la perte de chance de développement économique de la société Sentis et notamment de la perte de chance de la société Sentis de pouvoir participer aux appels d'offres émis par le Groupe Bolton et ses filiales auprès de leurs fournisseurs officiels en raison des actes de concurrence déloyale par dénigrement de la société Cocktail d'Impressions ;
- Ordonner, à titre de complément de dommages et intérêts, la publication, aux frais in solidum de M. [S] et de la société Cocktail d'Impressions, du dispositif de la décision à intervenir, dans son intégralité ou par extraits dans cinq journaux et revues au choix de la société Sentis, sans que la valeur de ces publications n'excède la somme de 25.000 € augmentée de la TVA en vigueur :
- que cette publication devra être faite dans les huit jours de la signification de la décision à intervenir, sous astreinte de 1.000 € par jour de retard ;
- que la somme de 25.000 € HT, augmentée de la TVA au taux en vigueur au jour de la facturation, devra être consignée entre les mains de Monsieur le Bâtonnier de l'Ordre des avocats de Paris dans le délai de quarante-huit heures à compter de la signification de la décision à intervenir ;
- monsieur le Bâtonnier de l'Ordre des avocats de Paris attribuera cette somme sur production de la commande des publications ;
- assortir l'ensemble des interdictions et condamnations financières d'une astreinte de 100 € par infraction et par jour de retard, dire que l'ensemble des astreintes commencera à courir passer le délai de 8 jours à compter de la signification de la décision à intervenir, dire que les astreintes prononcées seront productrices d'intérêts au taux légal et se réserver expressément le pouvoir de liquider les astreintes prononcées ;
- dire que les intérêts seront capitalisés conformément aux dispositions de l'article 1343-2 du code civil ;
- condamner in solidum M. [S] et la société Cocktail d'Impressions à payer à la société Sentis la somme de 15.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile, avec intérêts au taux légal, au titre de la première instance ;
- condamner la société Cocktail d'Impressions aux entiers dépens ;
- ordonner l'exécution provisoire de l'arrêt à intervenir pour toutes les demandes, y compris l'article 700 du code de procédure civile et les dépens, nonobstant toute voie de recours, et ce, sans constitution de garantie ;
En tout état de cause :
- rejeter l'appel incident de la société Cocktail d'Impressions en ce qu'il sollicite que soit infirmé le jugement du tribunal de commerce de Nanterre en date du 19 janvier 2022 en ce qu'il a :
/ condamné la société Cocktail d'Impressions à payer à la société Sentis la somme de 10.000 € en réparation de son préjudice moral ;
/ condamné la société Cocktail d'Impressions à payer à la société Sentis la somme de 5.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
/ condamné la société Cocktail d'Impressions aux entiers dépens.
Par dernières conclusions notifiées le 28 juin 2023, la société Cocktail d'Impressions demande à la cour de :
- confirmer le jugement du tribunal de commerce de Nanterre du 19 janvier 2022 en ce qu'il a :
/ mis M. [S] hors de la cause ;
/ débouté la société Sentis de ses demandes au titre de la réparation de son préjudice économique et de son préjudice commercial ;
/ débouté la société Sentis de sa demande de publication du jugement ;
/ débouté la société Sentis de sa demande d'assortir les condamnations d'une astreinte ;
/ dit n'y avoir lieu à ordonner la capitalisation des intérêts ;
- infirmer le jugement du tribunal de commerce de Nanterre du 19 janvier 2022 en ce qu'il a :
/ condamné la SARL Cocktail d'Impressions à payer à la société Sentis la somme de 10.000 € en réparation de son préjudice moral ;
/ condamné la société Cocktail d'Impressions à payer à la société Sentis la somme de 5.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
/ condamné la société Cocktail d'Impressions aux entiers dépens ;
Statuant à nouveau :
A titre principal
- débouter la société Sentis de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions pour avoir échoué à démontrer le caractère fautif et déloyal des actes reprochés à la Société Cocktail d'Impressions ;
A titre subsidiaire
- débouter la société Sentis de sa demande indemnitaire au titre d'un prétendu préjudice moral ou, à défaut, la limiter à l'euro symbolique au regard du caractère au mieux minime dudit préjudice ;
- débouter la société Sentis de sa demande indemnitaire au titre de prétendus préjudices commercial et économique ou, à défaut, les limiter à l'euro symbolique au regard de leur absence totale de justification ;
En tout état de cause :
- prononcer la mise hors de cause de M. [S] à titre personnel ;
- débouter la société Sentis de l'ensemble de ses autres demandes, fins et prétentions ;
- débouter la société Sentis de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner la société Sentis à verser à la société Cocktail d'Impressions une somme de 5.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner la société Sentis aux entiers dépens.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 6 juillet 2023.
Pour un exposé complet des faits et de la procédure, la cour renvoie expressément au jugement déféré et aux écritures des parties ainsi que cela est prescrit par l'article 455 du code de procédure civile.
MOTIVATION
Sur la mise hors de cause de M. [S]
Le jugement a mis M. [S] hors de cause, en retenant que la responsabilité des dirigeants ne pouvait être engagée que s'ils ont commis une faute séparable de leurs fonctions et qui leur est imputable personnellement, et qu'en l'espèce la société Sentis ne formule aucun grief spécifique à l'encontre de M. [S].
La société Sentis demande l'infirmation du jugement sur ce point, mais ses conclusions ne contiennent aucun argumentaire lui étant consacré, ce que relève la société CI qui rappelle les conditions dans lesquelles la responsabilité personnelle du dirigeant à l'égard des tiers peut être engagée.
*****
La responsabilité personnelle d'un dirigeant à l'égard des tiers ne peut être retenue que s'il a commis une faute détachable de ses fonctions. Il en est ainsi lorsque le dirigeant commet intentionnellement une faute d'une particulière gravité incompatible avec l'exercice normal de ses fonctions.
Faute pour la société Sentis de démontrer la gravité de la faute qu'aurait commise M. [S], ni qu'elle serait détachable de ses fonctions, le jugement sera confirmé en ce qu'il a débouté la société Sentis de cette demande.
Sur le dénigrement,
La société Sentis rappelle le cadre légal, et indique que caractérise un dénigrement constitutif d'un acte de concurrence déloyale le fait de dénoncer à la clientèle des agissements d'un concurrent désigné comme contrefacteur, alors qu'aucune décision de justice ne vient l'établir.
Elle soutient que la société CI a commis un dénigrement à son endroit en tenant des affirmations mensongères auprès de la société UHU à son égard, sur l'imminence de l'introduction d'une action en justice, en affirmant faussement que M. [Z] avait emporté avec lui des dessins et modèles lui appartenant ce qui caractériserait des faits de contrefaçon, en faisant état de risques juridiques pesant sur la société UHU Gmbh et le groupe Bolton en cas de collaboration avec la société Sentis.
La société CI fait état de son courriel du 25 avril 2014, rédigé en anglais, et conteste l'interprétation qu'en donne la société Sentis. Elle indique s'être limitée à informer son client qu'un de ses anciens employés se prévalait, pour promouvoir sa société, de réalisations dont elle-même était l'auteur, et qu'elle engageait des démarches juridiques, ce qu'elle a fait. Elle conteste avoir évoqué une action judiciaire effective, mais seulement une démarche afin de faire cesser l'usage des éléments de promotion en cause. Elle rappelle que son avocat est intervenu auprès de la société Sentis en l'intimant de retirer les réalisations promotionnelles en cause. Elle ajoute que son courriel ne constituait pas un acte de concurrence déloyale, mais tendait seulement à protéger ses intérêts, et que la société Sentis était parfaitement consciente de l'illicéité de ses actes.
*****
Le dénigrement consiste à porter atteinte à l'image de marque d'une entreprise ou d'un produit désigné ou identifiable afin de détourner la clientèle, en usant de propos ou d'arguments répréhensibles ayant ou non une base exacte, diffusés ou émis en tous cas de manière à toucher les clients de l'entreprise visée, concurrente ou non de celle de l'auteur.
La divulgation d'une information de nature à jeter le discrédit sur un concurrent constitue un dénigrement, peu important qu'elle soit exacte.
En l'espèce, M. [S], dirigeant de la société CI, a adressé le 24 avril 2015 un courriel en anglais à Mme [B] [O], dont il n'est pas contesté qu'elle est employée de la société UHU Gmbh, société mère de la société UHU France, les deux parties s'accordant sur la traduction suivante :
«Hello [B],
...
Je souhaite vous informer que nous [la société CI] avons l'intention d'intenter une action en justice contre la société dénommée Sentis Prod.
Cette société est détenue et dirigée par [J] [Z], un ancien employé qui a quitté l'entreprise avec des dessins et modèles d'expositions de clients.
Nous espérons qu'il n'essaiera pas de vous contacter pour vendre à UHU des modèles créés et développés par COCKTAIL D'IMPRESSIONS.
Notre avocat est susceptible de vous contacter à ce sujet afin de défendre nos intérêts. .... ».
Contrairement à ce qu'elle soutient, ce courriel ne constitue pas seulement une information objective, il porte sur la dénonciation d'un fait n'ayant pas donné lieu à une décision de justice.
Il porte à la connaissance d'un client potentiel de la société Sentis l'existence alléguée de faits de contrefaçon, non établis judiciairement.
Il fait état de l'engagement prochain d'une procédure judiciaire à l'encontre de la société Sentis, qui n'a pas été introduite.
Il allègue d'un détournement par le dirigeant de la société Sentis de dessins et modèles, sans qu'il ne soit démontré l'existence de droits de la société CI sur lesdits dessins et modèles.
Enfin, et comme l'a relevé le jugement, l'indication selon laquelle « Notre avocat est susceptible de vous contacter à ce sujet afin de défendre nos intérêts. ...» contient une menace implicite, ou à tout le moins un message de nature à dissuader le destinataire de ce courriel, d'engager ou de poursuivre une collaboration commerciale avec la société Sentis présentée comme auteure des faits en cause.
Aussi, c'est à raison que le jugement a retenu que l'envoi d'un tel courriel constituait un acte caractérisé de dénigrement de nature à l'empêcher de conclure des relations commerciales avec la société UHU. Il sera confirmé sur ce point.
Sur la réparation du préjudice,
La société Sentis avance qu'en cas de déloyauté caractérisée par dénigrement, l'existence d'un préjudice et le lien de causalité entre le fait dommageable et le préjudice sont présumés. Elle fait état du préjudice moral, du préjudice économique, du préjudice commercial et de la perte de chance de développement économique qu'elle a subis.
La société CI relève que l'appelante se montre défaillante dans la démonstration de la réalité du préjudice dont elle fait état, pourtant indispensable, l'existence d'un acte de dénigrement n'induisant pas toujours celle d'un préjudice. Elle ajoute que la société Sentis procède par affirmation pour se prévaloir de divers chefs de préjudice non démontrés.
*****
Il s'infère nécessairement des actes déloyaux constatés l'existence d'un préjudice pour la société Sentis, fût-il seulement moral.
Sur le préjudice moral,
S'agissant du préjudice du fait de l'atteinte à son image, à sa réputation et à son honorabilité, la société Sentis rappelle que le jugement a retenu que le courriel en cause avait porté atteinte à son crédit auprès de la société UHU Gmbh, avant d'appliquer des critères inopérants d'appréciation du montant du préjudice. Elle soutient que le fait qu'il n'y ait eu qu'un acte de dénigrement suffit pour causer un préjudice, peu important que sa réparation ait été sollicitée plusieurs années après. Elle justifie ce temps passé par le souci de ne pas dissuader le client UHU de faire affaire avec elle, et ajoute que le préjudice moral ne se limite pas à ce client, mais que le discrédit a été jeté sur son honorabilité, la licéité de ses produits et l'image de son dirigeant.
La société CI fait état du caractère incertain du préjudice résultant d'un seul courriel, rédigé en termes mesurés et adressé à un seul destinataire. Elle ajoute que la société Sentis fait une fausse interprétation des dires de la responsable de la société UHU, qui révèle qu'un processus de référencement était en cours. Elle sollicite l'infirmation du jugement qui a accordé 10.000 € de réparation à la société Sentis à ce titre, et soutient subsidiairement que ce préjudice devrait être minime et évalué à un euro symbolique.
*****
Il n'est pas contesté que ce courriel n'a été adressé qu'à un seul destinataire, de sorte que le dénigrement allégué par la société Sentis est limité dans son étendue et dans sa portée.
La perte de confiance en la licéité des produits et services et quant aux pratiques commerciales de la société Sentis, le discrédit dans l'honnêteté de son dirigeant comme le dénonce la société Sentis, sont dans ces conditions limités à la société destinataire de ce courriel, soit la société UHU Gmbh, tout au plus à celle-ci et aux sociétés de son groupe.
Aucune perte de confiance n'en découle auprès d'autres partenaires potentiels.
Le courriel adressé par Mme [O], du groupe Bolton, demandant à être garantie à l'encontre de tout engagement de responsabilité résultant d'une action qui serait engagée par la société CI, ne peut établir que la réputation de l'appelante était définitivement entachée -puisqu'alors ce groupe aurait refusé d'envisager une quelconque collaboration - et est de nature à révéler que malgré la connaissance par ce groupe du litige opposant les sociétés Sentis et CI, le groupe Bolton envisageait de travailler avec la société Sentis.
Cela étant, le courriel du 24 avril 2015 adressé par la société CI à la société UHU Gmbh a porté atteinte à la réputation de la société Sentis auprès de cette société, et a pu contribuer à retarder le processus de référencement de la société Sentis auprès d'elle.
Au vu de ce qui précède, c'est par une exacte appréciation de l'ampleur du préjudice moral subi par la société Sentis que le jugement a condamné la société CI à lui verser la somme de 10.000 € à ce titre, et il sera confirmé sur ce point.
Sur les préjudices économique et commercial allégués par la société Sentis, et sa perte de chance de pouvoir participer aux divers appels d'offres du groupe Bolton.
Rappelant que le jugement avait considéré qu'elle n'avait pas rapporté la preuve d'un préjudice économique, la société Sentis fait état d'une présomption de préjudice et de lien de causalité entre le fait dommageable et le préjudice, de sorte qu'elle n'a pas à rapporter la preuve de son préjudice mais seulement de son importance. Elle relève que le jugement a indiqué que le courriel en cause avait impacté son processus de référencement auprès du groupe Bolton, ce dont elle rapporte la preuve par des attestations dont la crédibilité de l'auteur ne peut être mise en doute. Elle ajoute qu'en tout état de cause, le courriel a nécessairement impacté négativement son référencement auprès du groupe Bolton. Elle indique qu'elle n'avait aucune difficulté à répondre aux autres demandes de ce groupe, de sorte que c'est bien le courriel en cause qui a entravé son référencement, et qui a empêché que lui soient passées des commandes pour des produits concurrents de ceux de la société Sentis. Elle fait état de l'attestation de M. [E], chef de produits UHU, et de la perte directe de chiffre d'affaires en raison de l'impossibilité de recevoir des commandes que la société UHU voulait lui envoyer. Elle chiffre sa perte de chiffre d'affaires au vu de celui réalisé par cette société avec la société CI pour les années 2014 à 2018, et ajoute que des commandes ont été passées auprès de fournisseurs tiers car la société CI était moins compétitive que ses concurrents. Elle revendique la condamnation de la société CI à lui verser 41.306,35 € à ce titre.
La société Sentis indique que son préjudice résulte aussi du fait de la perte de chance de pouvoir participer aux divers appels d'offres du groupe Bolton, ayant été informée le 31 mars 2015 que son référencement auprès de la société UHU Gmbh était bloqué en interne, en raison du courriel dénigrant identifié. Elle indique que le groupe Bolton et ses filiales sont présents dans de nombreux pays, et que ce courriel a bloqué son référencement, de sorte que la perte de chance de pouvoir participer à ses appels d'offres constitue un dommage réparable. Elle fait état de ses chances d'obtenir les marchés, au vu de sa compétence et de ses relations avec le groupe Bolton, et avance que sa participation aux appels d'offres lui aurait permis de concrétiser des flux de commandes avec trois autres sociétés du groupe, en plus de la société UHU France. Elle évalue le chiffre d'affaires ainsi réalisé à 194.140 € /an pour quatre sociétés, et sa perte de chance à 20% soit 38.828 € par an, soit 194.140 € lors de l'assignation.
Elle fait état de la faiblesse des commandes reçues par la seule société UHU France.
La société CI conteste la crédibilité des attestations de M. [E], qui entretient des liens d'amitié avec M. [Z], en relevant que la 2ème est effectuée 9 ans après les faits, 3 ans après la fin du travail de M. [E] chez UHU mais qu'elle est pour autant beaucoup plus précise, ce qui révélerait qu'elle serait « commandée » par un ami.
Elle ajoute que les préjudices de nature économique ou commerciale allégués par la société Sentis ne peuvent constituer que des pertes de chance, et qu'en l'espèce il ressort des pièces que le groupe Bolton soumet ses fournisseurs à un processus de référencement, dont l'issue n'était pas certaine. Elle avance qu'UHU ne s'est jamais engagée sur un volume d'affaires à l'égard de la société Sentis, dont les difficultés de référencement ne sont pas liées à son courriel du 24 avril 2014. Elle affirme que le référencement de la société Sentis auprès du groupe Bolton n'était pas acquis, et que son échec ne s'explique pas par ce courriel de manière certaine, de sorte qu'il ne saurait y avoir de perte de chance.
Elle déclare que la société Sentis ne justifie pas de l'étendue du préjudice dénoncé, ni de son activité ou de ses démarches pour obtenir des contrats, et avance qu'elle a profité des commandes passées par UHU à une société tierce, Digilab. Elle dénonce l'absence de production d'élément comptable permettant d'apprécier les relations entre UHU et l'appelante.
Elle fait état de son propre chiffre d'affaires réalisé avec UHU, qui révèle qu'elle n'a pas tiré avantage de l'envoi du courriel en cause, et en déduit que les demandes de la société Sentis sont fantaisistes. Elle souligne que, de même, l'absence de réaction de la société Sentis a pu permettre l'aggravation du préjudice qu'elle dénonce, et que celle-ci ne justifie pas s'être vu opposer un refus d'affaires pour des produits ou services dont elle aurait été à l'origine.
Elle dénonce l'absence de lien de causalité entre le préjudice lié à la perte de chance de bénéficier d'un courant d'affaires avec les sociétés Bolton, et l'acte de concurrence déloyale qui lui est reproché. Elle relève que la société Sentis ne verse que les éléments qu'elle souhaite produire quant à ses relations avec le groupe Bolton, et sollicite la confirmation du jugement en ce qu'il l'a déboutée de ses demandes de réparation de ces préjudices.
*****
La réparation doit replacer la victime dans la situation qu'elle aurait connue si l'acte dommageable ne s'était pas produit.
La réparation du préjudice doit correspondre à ce dernier et ne saurait être forfaitaire.
En l'espèce, la société Sentis soutient que l'envoi par la société CI du courrier dénigrant à la société UHU Gmbh a empêché son référencement par les sociétés du groupe Bolton.
Sont produits par l'appelante :
- un courriel de M. [N] [E], chef de produit de la société UHU (dont il n'est pas contesté qu'elle relève du groupe Bolton) du 26 février 2016, adressé à M. [Z] de la société Sentis, et lui indiquant les informations qu'il avait reçues du « service achat », soit
/ que des éléments manquaient s'agissant de la chaîne de production «... nous n'avons reçu aucune confirmation de la chaîne d'approvisionnement pour les produits proposés ou en général... » [traduit par la cour]
/ que des interrogations existaient du fait de l'indépendance légale de la société Sentis, société à associé unique, et du contenu du courriel reçu de la société CI, un fournisseur du groupe Bolton devant être « indépendant, honnête, ouvert ».
- un courriel du 2 mars 2016 de Mme [O], de la société UHU Gmbh (groupe Bolton), demandant à M. [Z] d'être garantie de tout coût ou dommage que Bolton pourrait supporter en cas de problème ou plainte de la société CI ;
- le courriel en réponse du 3 mars 2016 de M. [Z] contenant un engagement de garantie de la société Sentis au profit de la société Bolton en cas de problème ou plainte de la société CI.
- une attestation du 20 octobre 2016 de M. [E], chef de produit marketing chez UHU, qui déclare connaître M. [Z] avant qu'il ne rejoigne la société CI. Il indique que le courriel du 28 (sic) avril 2014 « a freiné le référencement de Sentis Productions au sein de UHU Gmbh en tant que fournisseur officiel... donc limité notre collaboration depuis lors... » pour la société UHU France ou d'autres filiales du groupe Bolton, « alors même que UHU France souhaitait que UHU Gmbh et Bolton Adhesives déclenchent le processus de référencement de la société Sentis Production et puissent passer commande auprès d'elle pour le développement et la fabrication de supports PLV pour lesquels la société Sentis est d'ores et déjà plus compétitive ».
- une attestation du même auteur du 12 novembre 2022 dans laquelle il indique alors :
/ que si les PLV développés par la société Sentis ne concernaient que le marché français, ils pouvaient représenter un intérêt pour d'autres pays, « de sorte que M. [Z] pouvait espérer multiplier par 10 le chiffre d'affaires qu'il faisait avec Uhu! »,
/ que dans son attestation précédente, les termes « freiné » et « compliqué » le référencement, signifient à son sens qu'ils ont « bloqué » « toute perspective immédiate de référencement officiel de Sentis Production par UHU gmbh » (chargée du référencement pour l'international),
/ que le chiffre d'affaires que la société Sentis aurait pu réaliser était de 60.000 € HT/an en France, « chiffre d'affaires qui aurait pu être multiplié par 10 » si la société Sentis avait pu être référencée à l'international...
S'agissant des attestations de M. [E], si celui-ci a indiqué connaître M. [Z] avant qu'il ne rejoigne la société CI, il apparaît qu'ils sont en lien sur le réseau social facebook sur lequel ils échangent des messages (au vu des pièces fournies par la société CI, non contredite par la société Sentis) dépassant les simples relations professionnelles, ce que M. [E] a omis de préciser.
Dans ces conditions, ses attestations seront prises avec circonspection, ce d'autant qu'il paraît surprenant que les termes de celle de 2022 -intervenue 8 années après les faits- viennent considérablement aggraver le préjudice qu'il envisageait dans celle de 2016, jusqu'à apporter des éléments de chiffrage de celui-ci.
Il ressort du courriel du 26 février 2016 que le blocage du référencement de la société Sentis par la société UHU Gmbh était expliqué par le message de la société CI, mais également par l'absence d'éléments d'information relatifs à la chaîne de production, et il n'est pas justifié que ces éléments aient été alors apportés, tandis que le courriel du 26 février 2016 contenait de nombreuses demandes de précisions sur ce point, et évoquait la question de l'indépendance de la société unipersonnelle co-contractante.
Les échanges des 2 et 3 mars 2016 entre Mme [O] et M. [Z] sont limités à la garantie apportée par la société Sentis au regard des difficultés possibles du fait de la société CI ; il ne peut être déduit de cet échange de courriels -par lequel M. [Z] a répondu positivement à la demande de garantie de la société UHU Gmbh- que le dénigrement par la société CI constituait un point bloquant du référencement de la société Sentis.
Il convient aussi de relever, comme le fait la société CI, que les préjudices dénoncés par la société Sentis ne peuvent constituer que des pertes de chance de recevoir des commandes, puisque le référencement en tant que fournisseur du groupe Bolton, à supposer acquis, se distingue de l'attribution de commandes.
La société Sentis ne produit aucun élément sur son chiffre d'affaires, aucune pièce comptable permettant d'apprécier la réalité et l'étendue du préjudice dont elle aurait souffert.
Il est de plus justifié par la société CI qu'au cours des exercices 2015, 2016, 2017 et 2018, un courant d'affaires existait entre les sociétés Sentis et UHU, puisque notamment la société Sentis a sous-traité auprès d'une société Digilab des commandes passées par UHU. La société Sentis reconnaît du reste l'existence de ces commandes, mais fait état de leur modicité.
Toutefois, il est possible que la société Sentis ait sous-traité d'autres commandes UHU à d'autres sociétés que la société Digilab, et l'absence de tout document comptable de sa part sur ce flux d'affaires ne permet pas de le mesurer.
Au surplus, il est à relever que la société Sentis produit une attestation de l'expert-comptable de la société CI faisant état d'un chiffre d'affaires réalisé avec la société UHU de 14.697 € en 2015, nul en 2016 et 2017, et de 6.069,35 € en 2018, de sorte que cette société n'a tiré aucun profit économique du dénigrement de la société Sentis, et qu'il n'y a pas eu de captation ou détournement à son profit de ce client.
Au vu de ce qui précède, il n'est pas justifié du préjudice commercial ou économique subi par la société Sentis du fait du courriel constitutif de dénigrement.
S'agissant de la perte de chance de participer aux appels d'offres du groupe Bolton, la cour observe que la société Sentis n'explicite pas pourquoi tout référencement lui aurait été fermé au niveau de ce groupe alors qu'elle continuait à recevoir des commandes de la société UHU France.
De même, alors que la société Sentis a été informée de l'existence du courriel constitutif de dénigrement le 26 février 2016, elle a attendu près de deux années pour faire réaliser, le 31 janvier 2018, un constat d'huissier de justice au siège de la société CI afin d'y rechercher les éléments de preuve dudit dénigrement.
Elle ne justifie d'aucune lettre, courriel ou autre après celui du 3 mars 2026 adressé à la société UHU Gmbh par lequel elle apporte sa garantie, établissant qu'elle maintenait sa demande pour être référencée comme fournisseur, ni d'aucun courrier de refus provenant de la société UHU Gmbh.
La garantie apportée par la société Sentis était de nature à écarter le risque d'une action engagée à l'encontre du groupe Bolton par la société CI, et en l'absence de tout autre document sur sa demande de référencement auprès de la société UHU Gmbh ou du groupe Bolton, le lien de causalité entre le dénigrement par le courriel du 24 avril 2014 et son absence de référencement, donc sa perte de chance de participer et de se voir attribuer des appels d'offres, n'est pas établi.
En conséquence, il convient de débouter la société Sentis de cette demande.
Sur les autres demandes,
Au vu de ce qui précède, il ne sera pas fait droit aux autres demandes présentées par la société Sentis, notamment à la demande de publication.
Les condamnations prononcées en 1ère instance au titre de l'article 700 du code de procédure civile et dépens seront confirmées.
Au vu de la teneur de la décision d'appel la société Cocktail d'Impressions sera condamnée aux dépens d'appel, chaque partie supportera la charge de ses frais irrépétibles.
PAR CES MOTIFS
La Cour, statuant par arrêt contradictoire,
Confirme le jugement en toutes ses dispositions,
y ajoutant,
Déboute les parties de leurs autres demandes,
Condamne la société Cocktail d'Impressions aux entiers dépens.