CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 17 janvier 2024, n° 23/05303
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Derichebourg Environnement (Sasu), Polyurbaine (SA), Polysotis (Sasu), Polytiane (SAS)
Défendeur :
Veolia Propreté (SAS), Otus (SNC)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Brun-Lallemand
Conseillers :
Mme Depelley, M. Richaud
Avocats :
Me Boccon Gibod, Me Dereux, Me Grappotte-Benetreau, Me Pollak
EXPOSE DU LITIGE
Courant 2013, la Ville de [Localité 13] a lancé un appel d'offres pour le renouvellement des marchés de collecte de déchets et a attribué, par délibération du 18 octobre 2013 notifiée le 15 novembre 2013 à l'entrant et le 18 novembre 2013 aux sortants, le lot n° 3 comprenant les [Localité 3] et [Localité 4] à la SAS Veolia Propreté, qui a pour activité principale la collecte, le traitement, le recyclage et la valorisation des déchets pour le compte des entreprises ou des collectivités, ainsi qu'à sa filiale, la SNC Otus, spécialisée dans la collecte de déchets non dangereux, les prestations débutant le 22 juin 2014 et devant s'achever en juin 2019.
Ces marchés étaient auparavant respectivement exploités par la SAS Polysotis, qui conservait les 1er, 3ème, 4ème et 7ème arrondissements, et par la SAS Polytiane, toutes deux filiales de la SA Polyurbaine, qui, avec sa société mère, la SAS Derichebourg Environnement, fait partie du groupe Derichebourg spécialisé dans la collecte de déchets non dangereux (ci-après, ensemble, « les sociétés Derichebourg »).
Conformément à l'article L. 1224-1 du code du travail et à la convention collective nationale des activités du déchet (ci-après, « la CCNAD »), l'entreprise sélectionnée était, lors du transfert du marché, tenue de reprendre les salariés de l'entreprise sortante dans les conditions qui leur étaient applicables au moment de ce changement de titulaire (reprise du salaire de base et des éléments accessoires).
Or, le 16 janvier 2014, les sociétés Polysotis et Polytiane ont, dans le cadre d'un processus d'harmonisation des salaires initié en 2010 et 2011 dans chacune de leurs entreprises, conclu avec les organisations syndicales, à l'issue des négociations annuelles obligatoires (ci-après, « les NAO »), des accords qui ont eu pour effet d'augmenter les salaires de base en les revalorisant et en y intégrant, avec effet différé au 1er mai 2014, des primes et des indemnités.
Imputant à ce titre aux sociétés Derichebourg Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane des pratiques déloyales commises à leur préjudice consistant en une augmentation artificielle du coût du marché et en une dissimulation du contenu de ces accords, les sociétés Veolia Propreté et Otus les ont assignées devant le tribunal de commerce de Paris en réparation par acte d'huissier du 16 septembre 2015 au visa de l'article 1382 (devenu 1240) du code civil.
Par jugement du 18 juin 2018, le tribunal de commerce de Paris a, avec exécution provisoire en toutes ses dispositions :
dit recevables les demandes des sociétés Veolia Propreté et Otus ;
condamné in solidum les sociétés Derichebourg Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane à payer aux sociétés Veolia Propreté et Otus la somme de 3 691 070 euros en réparation du préjudice économique subi du fait de leurs agissements déloyaux ;
condamné in solidum les sociétés Derichebourg Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane à payer aux sociétés Veolia Propreté et Otus la somme de 20 000 euros chacune au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
débouté les parties de leurs autres demandes ;
condamné in solidum les sociétés Derichebourg Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane aux entiers dépens.
Sur appel des sociétés Derichebourg Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane, la cour d'appel de Paris a, par arrêt du 5 février 2020, infirmé ce jugement, sauf en ce qu'il a dit recevables les demandes des sociétés Veolia Propreté et Otus, et, statuant à nouveau, a débouté les sociétés Veolia Propreté et Otus de toutes leurs demandes et, rejetant toute autre demande, les a condamnées in solidum à payer aux sociétés Derichebourg Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane, prises ensemble, une somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Cependant, par arrêt du 11 janvier 2023, la chambre commerciale de la Cour de cassation a cassé et annulé cette décision en toute ses dispositions, sauf en ce qu'elle a déclaré recevables les demandes des sociétés Veolia Propreté et Otus, et ce pour les motifs suivants :
Vu l'article 1382, devenu 1240, du code civil :
10. Aux termes de ce texte, tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
11. Pour rejeter les demandes des sociétés Veolia propreté et Otus, après avoir énoncé qu'il résulte de l'article 4-5 du CCAP que les sociétés titulaires des marchés sont tenues d'informer le pouvoir adjudicateur, en vue de l'organisation de la consultation pour le marché de renouvellement, sur « les données relatives aux personnels permanents employés à l'exécution des prestations du [...] marché » et que cette information devait comprendre « au minimum l'état quantitatif et qualitatif des personnels et masses salariales correspondantes », ces données devant être jointes au dossier de consultation, l'arrêt retient que, dans le silence de ce même CCAP, il ne peut être considéré que le titulaire du marché sortant avait l'obligation d'informer spontanément le pouvoir adjudicateur de toute modification substantielle et durable des conditions d'emploi et de rémunération du personnel affecté à l'exécution du marché.
12. L'arrêt relève ensuite que les titulaires sortants ont répondu à la première demande du pouvoir adjudicateur et selon les modalités requises par celui-ci, seul chargé d'organiser la consultation sous sa responsabilité, lequel leur a demandé de renseigner des tableaux intitulés « cadre de masse salariale ». Il ajoute que la société Polytiane a, de la même façon, répondu à la seconde demande de la Ville de [Localité 13] et qu'il ne peut lui être reproché, à ce stade, de ne pas avoir mentionné l'existence d'un processus d'harmonisation des salaires en cours depuis 2011 à l'occasion des accords nés de la NAO et qu'à supposer qu'un tel processus puisse constituer une modification substantielle et durable des conditions d'emploi et de rémunération du personnel affecté, aucune des questions posées aux titulaires sortants des marchés afférents aux arrondissements concernés n'a porté sur l'évolution prévisible des salaires du fait des NAO à venir.
13. L'arrêt en déduit qu'il ne peut être retenu que les titulaires sortants des marchés avaient l'obligation d'informer spontanément le pouvoir adjudicateur des évolutions possibles de la masse salariale, quand bien même auraient-ils été les seuls à détenir cette information en vertu de leur pouvoir de direction.
14. En statuant ainsi, alors que le titulaire d'un marché soumis à un appel d'offres en vue de son renouvellement et dont les contrats de travail liés à la réalisation de ce marché doivent être repris par l'attributaire, commet une faute en ne communiquant pas une information, telle que les évolutions prévues de la masse salariale concernée par l'obligation de reprise du personnel, essentielle à l'élaboration de leurs offres par les candidats et qu'il est seul à connaître, faisant ainsi obstacle au respect des règles de publicité et de mise en concurrence, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
Par déclaration reçue au greffe le 13 mars 2023, les sociétés Derichebourg Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane ont saisi la cour de renvoi.
Aux termes de leurs dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 20 novembre 2023, les sociétés Derichebourg Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane demandent à la cour, au visa des articles 31, 32-1 et 122 du code de procédure civile, 1382, 1383 et 1315 (anciens) du code civil et L. 420-2 du code de commerce :
d'infirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris le 18 juin 2018, notamment en ce qu'il :
condamne in solidum les sociétés Derichebourg Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane à payer aux sociétés Veolia Propreté et Otus la somme de 3 691 070 euros en réparation du préjudice économique subi du fait de leurs agissements déloyaux ;
« condamne in solidum les sociétés Derichebourg Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane à payer aux sociétés Veolia Propreté et Otus la somme de 20 000 euros à chacune au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
ordonne l'exécution provisoire du jugement nonobstant appel et sans garantie ;
déboute les parties de leurs autres demandes, mais exclusivement en ce qu'il déboute les sociétés Derichebourg Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane de leurs demandes ;
condamne in solidum les sociétés Derichebourg Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane aux entiers dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 175,50 euros, dont 29,03 euros de TVA ;
statuant à nouveau, de :
juger qu'en janvier 2014, il n'existait aucune disposition légale, réglementaire ou conventionnelle visant à interdire une modification du salaire de base des salariés transférés durant la période de tuilage ;
juger que le marché a été attribué en octobre 2013 de sorte que les accords NAO de janvier 2014 ne pouvaient pas avoir d'influence sur l'attribution du marché ;
juger que les sociétés Polysotis et Polytiane n'ont retenu aucune information susceptible d'avoir une incidence sur l'attribution du marché et son exécution ;
juger que la conclusion des accords NAO en janvier 2014, soit durant la période de tuilage, n'est pas fautive ;
juger que la masse salariale transférée en juin 2014 n'est pas supérieure à celle annoncée en octobre 2012 ;
juger que les sociétés concluantes ont agi sans intention de nuire, ni n'ont pas adopté de comportement déloyal ni même n'ont créé un quelconque déséquilibre sur l'attribution et l'exécution du marché ;
juger plus généralement que les sociétés Derichebourg Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane n'ont commis aucune faute susceptible d'engager leur responsabilité civile délictuelle ou quasi-délictuelle ;
juger que les sociétés Derichebourg Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane ne sont pas en position dominante sur le marché national de la collecte des déchets ménagers ;
juger que les sociétés Veolia Propreté et Otus n'ont subi aucun préjudice ;
juger qu'il n'existe aucun lien de causalité entre les fautes et le préjudice allégués par les sociétés Veolia Propreté et Otus ;
en conséquence, rejeter l'ensemble des demandes formées par les sociétés Veolia Propreté et Otus ;
condamner in solidum les sociétés Veolia Propreté et Otus à payer la somme de 150 000 euros aux sociétés Derichebourg Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive ;
condamner in solidum les sociétés Veolia Propreté et Otus à payer la somme de 80 000 euros aux sociétés Derichebourg Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
condamner in solidum les sociétés Veolia Propreté et Otus aux dépens dont distraction au profit de la Selarl Lexavoue [Localité 13]-Versailles.
En réponse, de leurs dernières conclusions notifiées le 4 décembre 2023 par la voie électronique, les sociétés Veolia Propreté et Otus demandent à la cour, au visa des articles 1382 et 1383 (devenus 1240 et 1241) du code civil :
de dire les sociétés Veolia Propreté et Otus recevables et bien fondées en leurs demandes, et rappeler qu'il est définitivement statué sur la recevabilité de leurs demandes ;
de confirmer en toutes ses dispositions le jugement du 18 juin 2018 du tribunal de
commerce de [Localité 13], et en particulier en ce qu'il a :
dit les demandes des sociétés Veolia Propreté et Otus recevables ;
condamné in solidum les sociétés Derichebourg Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane à payer aux sociétés Veolia Propreté et Otus la somme de 3 691 070 euros en réparation du préjudice économique subi du fait de leurs agissements déloyaux ;
condamné in solidum les sociétés Derichebourg Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane à payer aux sociétés Veolia Propreté et Otus la somme de 20 000 euros chacune, en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
débouté les sociétés Derichebourg Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane de leurs demandes reconventionnelles ;
et y ajoutant :
d'assortir la condamnation des sociétés Derichebourg Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane au titre du préjudice économique subi par les sociétés Veolia Propreté et Otus des intérêts au taux légal, avec capitalisation des intérêts, à compter du 16 septembre 2015, date de l'assignation ;
d'ordonner à chacune des sociétés Derichebourg Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane de cesser immédiatement et pour l'avenir leurs agissements déloyaux et illicites ;
en tout état de cause, de :
débouter les sociétés Derichebourg Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane de leur demande reconventionnelle pour procédure abusive ;
condamner in solidum les sociétés Derichebourg Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane à payer aux sociétés Veolia Propreté et Otus la somme de 50 000 euros chacune sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
les condamner in solidum aux entiers dépens, dont distraction au profit de la SCP Grappotte-Bénetreau en application de l'article 699 du code de procédure civile.
Conformément à l'article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie à la décision entreprise et aux arrêts postérieurs ainsi qu'aux conclusions visées pour un exposé détaillé du litige et des moyens des parties.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 6 décembre 2023. Les parties ayant régulièrement constitué avocat, l'arrêt sera contradictoire en application de l'article 467 du code de procédure civile.
MOTIVATION
A titre liminaire, la Cour constate que, conformément aux articles 631 et 638 du code de procédure civile, l'arrêt du 5 février 2020 et le jugement du 18 juin 2018 confirmé sur ce point sont définitifs sur la recevabilité de l'action des sociétés Veolia Propreté et Otus.
1°) Sur la responsabilité délictuelle
Moyens des parties,
Au soutien de leurs prétentions, les sociétés Derichebourg Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane exposent que la cour d'appel statuant sur renvoi après cassation a plénitude de juridiction au sens de l'article 638 du code de procédure civile et qu'elle peut librement trancher le moyen tiré de la rétention d'une information essentielle retenu par la Cour de cassation. Elles expliquent que la conclusion, pendant la période de tuilage, des accords NAO du 16 janvier 2014 ne constitue ni un abus de droit ni un acte de concurrence déloyale faute de disposition légale, réglementaire ou conventionnelle ou de stipulation du cahier des clauses administratives particulières (ci-après « le CCAP ») contraire, ainsi que l'a jugé la Cour de cassation. Elles ajoutent que ces accords obligatoires, sans effet sur la concurrence, n'ont pas empêché les sociétés Veolia Propreté et Otus de remporter un marché qu'ils n'ont pas perturbé, les avantages consentis lors des négociations annuelles, courants dans ce secteur, étant justifiés par la différence de traitement de salariés visés par des transferts distincts et concernant l'ensemble du personnel placé dans la même situation et non uniquement les travailleurs affectés aux [Localité 3] et [Localité 4] de [Localité 13]. Elles précisent que l'« indemnité différentielle annuelle » (ci-après, « l'indemnité IDA ») et la « prime complément annuel brut » (ci-après, « la prime CAB ») étaient versées sur la paye du mois de juin depuis 2011 et que leur intégration en mai 2014 par les accords NAO était normale, ces éléments de salaire à périodicité fixe n'étant, comme les autres (compensation indemnitaire mensuelle dite CIM et prime de benne/harmonisation), pas liés à l'organisation ou à l'exécution du travail, à la différences des primes de qualité de service, primes RDP et primes multi matériaux, et devant nécessairement être repris.
Elles expliquent par ailleurs que l'intégration des primes dans le salaire de base n'a pas modifié la masse salariale, qui ne comprend pas ce dernier et doit seule faire l'objet d'une estimation à communiquer par l'entreprise sortante, et n'a pas augmenté le coût du marché postérieurement à la notification de son attribution aux sociétés Veolia Propreté et Otus dont l'offre a été faite au regard de la masse salariale 2011 et 2012 déclarée par la Ville de [Localité 13] et non en considération du salaire de base. Elles ajoutent que, postérieurs à la clôture de l'appel d'offres et à l'attribution du marché le 29 octobre 2013, les accords NAO n'ont pu affecter les règles de publicité et de mise en concurrence, et que l'information les concernant était purement hypothétique avant la mise en œuvre effective des négociations dont le caractère obligatoire au sens de l'article L. 2242-15 du code du travail était connu de tous. Elles en déduisent que l'information prétendument retenue, dont les sociétés Veolia Propreté et Otus ne prouvent d'ailleurs pas l'utilité qu'elles en auraient retiré si elle avait été connue, n'était pas « essentielle » à la procédure d'appel d'offres, seule la Ville de [Localité 13] étant de surcroît débitrice d'une obligation d'information à l'égard des participants.
Subsidiairement, elles soutiennent que le préjudice tel qu'il est allégué (l'augmentation imprévisible et inédite du salaire de base générant un surcoût par rapport à l'offre ayant permis de remporter la mise en concurrence) est hypothétique sinon illusoire et doit, à défaut, être qualifié de perte de chance de conserver la marge qu'elles avaient envisagé durant l'exécution du marché. Elles précisent que celle-ci est en réalité inexistante car la différence entre les salaires de base d'avril et mai 2014 n'est pas pertinente, ces derniers pouvant être modifiés lors des NAO, et car le coût des personnels transférés est inférieur à celui annoncé dans le règlement de consultation, les sociétés Veolia Propreté et Otus, qui ne prouvent pas le caractère direct et personnel du préjudice allégué faute de justifier qu'elles exécutent elles-mêmes le marché dans les [Localité 3] et [Localité 4], étant en outre seules responsables de la sous-évaluation du prix de leur offre. Elles indiquent que les calculs opérés par ces dernières sans certification comptable sont incompréhensibles et intègrent des primes qu'elles étaient tenues de reprendre.
En réponse, les sociétés Veolia Propreté et Otus exposent que la réalité de la rétention d'information a été caractérisée par la Cour de cassation à l'issue d'un contrôle lourd et n'est de ce fait plus en débat, à la différence de la faute commise durant la négociation qui n'a fait l'objet que d'un contrôle léger. Elles estiment que les sociétés Polysotis et Polytiane ont commis deux fautes, l'une consistant à ne pas avoir informé la Ville de [Localité 13] pendant la procédure d'appel d'offres de l'existence d'un processus d'harmonisation des salaires et l'autre résidant en l'augmentation du salaire de base par l'inclusion de primes prenant effet opportunément lors du transfert des salariés. Ainsi, elles reprochent à ces dernières d'avoir :
avant l'attribution des lots, alors qu'elles étaient tenues d'une obligation d'information du pouvoir adjudicateur très large portant sur toute modification substantielle et durable des conditions d'emploi et de rémunération du personnel affecté à l'exécution du marché, peu important l'absence d'interrogation spécifique du pouvoir adjudicateur sur l'évolution prévisible des salaires, dissimulé le processus d'harmonisation des salaires décidé et mis en place dès 2010 dont elle a reconnu judiciairement l'existence devant le tribunal de commerce, constat qui prive de pertinence son argument relatif à l'imprévisibilité des NAO 2014. Elles précisent que cette information était essentielle en ce qu'elle modifiait la masse salariale à reprendre et affectait l'élaboration des offres et que, en la dissimulant volontairement, les sociétés Polysotis et Polytiane ont manqué à leur obligation générale de bonne foi ainsi qu'à leur obligation contractuelle d'information stipulée à l'article 4.5 du CCAP du 6 mars 2008, faute contractuelle à l'endroit de la Ville de [Localité 13] constituant une faute délictuelle à leur égard ;
après l'attribution du marché, augmenté le coût du personnel à reprendre. Elles soutiennent que l'intégration de primes et indemnités, inhabituelle au regard des précédentes NAO et de la hausse substantielle en résultant, ne devant pas être reprises dans le salaire de base du personnel affecté au lot n° 3 avec un report des effets à la date de passation du marché sans raison légitime caractérise la seconde faute.
Ecartant toute responsabilité de la Ville de [Localité 13] et toute possibilité d'agir contre elle sur le fondement d'une dissimulation d'informations dont elle ne pouvait avoir connaissance, elles soulignent l'existence d'une action concertée avec les autres sociétés du groupe Derichebourg, le processus d'harmonisation lancé en 2011 n'ayant pu être mené que sur décision de la société mère, les négociations ayant été conduites sous la responsabilité de la SA Polyurbaine, attributaire du marché en 2009 et interlocuteur unique répondant, au nom de ses filiales, à toutes les questions relatives au transfert du marché.
Elles précisent que ces fautes conjuguées leur ont causé un préjudice résidant dans le surcoût par rapport aux prévisions ayant permis l'élaboration de l'offre retenue. Elles contestent la qualification de perte de chance en insistant sur le caractère certain et actuel de la charge incompressible effectivement supportée et évaluent leur préjudice à une somme égale au montant des primes et indemnités intégrés dans le salaire de base lors des NAO 2014. Elles proposent à ce titre deux méthodes de calcul : la première consiste à déterminer la différence entre le salaire de base versé avant l'entrée en vigueur des accords NAO le 1er mai 2014 (salaire d'avril 2014) et le salaire de base qu'elles ont été dans l'obligation de reprendre après revalorisation (salaire de mai 2014), soit une perte annuelle de 738 214 euros ; la seconde repose sur les données réelles de la période juin 2014 à juin 2015 qui aboutit à une perte annuelle équivalente de 738 912 euros.
Réponse de la cour,
Sur le périmètre de la saisine de la cour d'appel de renvoi,
En application des articles 624 et 625 du code de procédure civile, la portée de la cassation, qui s'étend également à l'ensemble des dispositions du jugement cassé ayant un lien d'indivisibilité ou de dépendance nécessaire, est déterminée par le dispositif de l'arrêt qui la prononce. Sur les points qu'elle atteint, la cassation replace les parties dans l'état où elles se trouvaient avant le jugement cassé.
Et, en vertu de l'article 638 du code de procédure civile, l'affaire est à nouveau jugée en fait et en droit par la juridiction de renvoi à l'exclusion des chefs non atteints par la cassation.
Aussi, seul le dispositif de l'arrêt déterminant la portée de la cassation, solution logique puisque l'autorité de la chose jugée au sens de l'article 1351 devenu 1355 du code civil ne couvre, en application des articles 455 et 480 du code de procédure civile, que le dispositif de la décision à l'exclusion de ses motifs, qui ne peuvent servir qu'à éclairer son sens ou sa portée peu important qu'ils soient décisifs ou décisoires, le débat introduit par la SAS Veolia Propreté et la SNC Otus sur la nature du contrôle, lourd ou léger, opéré par la Cour de cassation n'est pas pertinent. Celui-ci n'a aucune incidence sur la portée normative de l'arrêt de cassation, ce que confirme d'ailleurs l'article qu'elles citent à ce titre (page 36, note 61 de leurs écritures). Aussi, la cour d'appel de renvoi ayant plénitude de juridiction sur les points atteints par la cassation, l'examen des deux fautes (rétention d'information avant attribution du marché et accroissement abusif de la masse salariale postérieurement à celle-ci) sont en débat.
Sur les fautes,
En vertu des dispositions des articles 1240 et 1241 (anciennement 1382 et 1383) du code civil, tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer, chacun étant responsable du dommage qu'il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence.
La SAS Veolia Propreté et la SNC Otus imputent aux sociétés Derichebourg trois types de fautes cumulés, l'abus de droit dans la conduite des NAO de 2014 et dans l'octroi d'une augmentation du salaire de base des salariés à reprendre par intégration de primes et avantages caractérisant simultanément un acte de concurrence déloyale et une « faute consistant en un bouleversement de l'équilibre économique du contrat », cette dernière étant également un effet des précédentes.
L'abus de droit permet de sanctionner la manière d'user d'un droit ou d'un pouvoir qui ne se reconnaît plus dans ses conditions de mise en œuvre, soit la faute commise dans son exercice et non celle, classique au sens de l'article 1240 du code civil, accomplie sans droit ou au-delà des prérogatives qu'il confère. L'abus est caractérisé par une intention de nuire, qui peut se déduire de l'absence d'utilité appréciable de l'acte pour le titulaire du droit ou de tout motif légitime fondant son exercice, ainsi qu'une mauvaise foi ou une erreur à ce point grossière qu'elle apparaît volontaire et s'apparente à un dol.
L'action en concurrence déloyale est une modalité particulière de mise en œuvre de la responsabilité civile délictuelle pour fait personnel de droit commun. Elle suppose ainsi la caractérisation d'une faute, d'une déloyauté appréciée à l'aune de la liberté du commerce et de l'industrie et du principe la libre concurrence, ainsi que d'un préjudice et d'un lien de causalité les unissant. A ce titre, si une situation de concurrence effective n'est pas une condition préalable de sa mise en œuvre (en ce sens, Com. 10 novembre 2012, n° 1-25.873, déjà cité), l'absence d'incidence prouvée de la faute sur la situation du demandeur à l'action fera obstacle à la caractérisation du préjudice et du lien de causalité (en ce sens, Com. 16 mars 2022, n° 20-18.882). Et, si le préjudice s'infère d'un acte de concurrence déloyale, la victime doit prouver l'étendue de son entier préjudice (en ce sens, Com. 12 février 2020, n° 17-31.614). Dans ce cadre, le juge, tenu de réparer intégralement tout préjudice dont il constate le principe (en ce sens, Com., 10 janvier 2018, n° 16-21.500), apprécie souverainement son montant dont il justifie l'existence par la seule évaluation qu'il en fait sans être tenu d'en préciser les divers éléments (en ce sens, Ass. plén., 26 mars 1999, n° 95-20.640).
Enfin, le tiers à un contrat, qui constitue pour lui un fait juridique, peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que celui-ci lui a causé un dommage (en ce sens, Ass. plén., 6 octobre 2006, n° 05-13.255) sans avoir à prouver une faute délictuelle ou quasi délictuelle distincte (sur cette précision, Ass. plén., 13 janvier 2020, n° 17-19.963).
Les sociétés Véolia Propreté et Otus imputent aux sociétés Derichebourg deux fautes :
la première consiste à avoir, dans le cadre de la procédure d'appel d'offres et avant attribution des lots, dissimulé l'existence d'un processus d'harmonisation des salaires initié en 2010-2011 et rendant prévisible la modification substantielle et durable des conditions d'emploi et de rémunération du personnel affecté à l'exécution du marché attribué, information décisive pour la constitution de l'offre qu'elles étaient les seules à détenir ;
la seconde, susceptible d'avoir été commise après l'attribution des lots, réside dans l'augmentation « inédite et substantielle » des salaires de base à l'occasion des NAO et dans le report sans justification de celle-ci à la veille de la passation des marchés.
Une difficulté dirimante découle de l'indépendance matérielle et juridique de ces fautes successives, revendiquée par les sociétés Véolia Propreté et Otus (page 23 de leurs écritures), et de l'unicité du préjudice allégué. En effet, celui-ci, qualifié d'économique, réside dans « l'augmentation des coûts du personnel à reprendre ['] sur les seuls marchés non renouvelés, qui a pour conséquence un bouleversement de l'équilibre économique du marché pour les nouveaux titulaires et une désorganisation de leur activité », et « correspond donc à ce que les accords NAO ont intégré comme primes et indemnités dans le salaire de base repris par le nouveau titulaire » (page 62 de leurs écritures). Il est ainsi déterminé par comparaison du salaire versé par les sociétés Derichebourg en avril 2014, avant l'entrée en vigueur des nouveaux accords, avec celui payé en leur exécution après reprise en mai 2014, ou par analyse des bulletins de paie édités entre juin 2014 et juin 2015. Le préjudice allégué, identifié comme un « surcoût », est une perte subie sur 5 ans.
Pourtant, le préjudice causé par un tel défaut d'information est nécessairement affecté d'un aléa en ce que la détermination de sa mesure suppose la reconstitution rétrospective et fictive du comportement qu'auraient adopté les sociétés Véolia Propreté et Otus une fois munies des données dissimulées : l'absence d'information ne cause pas le surcoût, qui ne provient que de l'augmentation effectivement accordée lors des NAO 2014, mais prive leur destinataire de la possibilité, non de gagner l'appel d'offres, mais de reconsidérer leur offre, soit en l'adaptant aux conditions nouvelles induites par l'information retenue, soit en renonçant à toute candidature. Le préjudice est ainsi une perte de chance qui s'entend de la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable et qui suppose établie la preuve du sérieux de la chance perdue, son indemnisation, qui implique un calcul de probabilité de survenance de l'évènement irrémédiablement impossible, ne pouvant être égale au montant de la chance réalisée.
Or, les sociétés Véolia Propreté et Otus, malgré la qualification de perte de chance opposée par les sociétés Derichebourg, refusent d'introduire une distinction dans le préjudice allégué en considération des fautes imputées et ne fournissent de ce fait aucun élément permettant, d'une part, de comprendre quel aurait été l'impact précis de leur connaissance de l'information recelée sur leur choix de candidater et sur la constitution de leur offre, et, d'autre part, d'évaluer la perte de chance en son assiette et en son taux, le préjudice étant ainsi indéterminable par le seul fait des sociétés Véolia Propreté et Otus dont la fermeté de la position prive par anticipation d'intérêt toute réouverture des débats sur ce point. Ce seul constat prive de pertinence leur moyen tiré de la violation de leur obligation d'information qui ne sera examiné qu'à titre surabondant.
Sur la rétention d'information,
Les sociétés Véolia Propreté et Otus ne distribuent pas clairement les faits reprochés au sein des catégories de fautes qu'elles définissent pour l'essentiel théoriquement. Or, il n'existe dans les rapports délictuels, hors cadre précontractuel, aucune obligation générale d'information ou de loyauté. L'abus de droit supposant l'exercice d'un droit qui fait ici défaut, la faute alléguée à ce titre est, à défaut de disposition légale au sens large instituant un tel devoir d'informer, nécessairement soit une inexécution d'une demande de la ville de [Localité 13] dans le cadre de la soumission à l'appel d'offre et plus particulièrement en l'irrespect d'une des clauses du CCAP applicable par les sociétés Derichebourg, soit l'expression particulière d'une violation de l'obligation générale de ne pas nuire à autrui.
Les sociétés Véolia Propreté et Otus soutiennent que l'information dissimulée portait sur l'existence d'un processus d'harmonisation des salaires initié en 2010-2011 par les sociétés Derichebourg dont l'objectif était d'intégrer dans les salaires de bases les indemnités et primes visées dans l'accord NAO de 2014. La réalité de ce processus est exclusivement induite d'un aveu judiciaire livré par les sociétés Derichebourg dans leurs écritures signifiées le 26 novembre 2019 et soutenues oralement à l'audience du tribunal de commerce. L'écrit litigieux est le suivant (pièce 50 des sociétés Véolia Propreté et Otus) :
['] les concluantes démontrent également qu'elles n'ont pas agi avec l'intention de nuire de sorte qu'aucun abus ne saurait être caractérisé.
En effet, et comme il l'a été rappelé supra, dès la prise de marché par la société POLYURBAINE en 2010, les revendications syndicales se sont concentrées sur la nécessité d'harmoniser les salaires (Pièces n° 9 et 12).
Cette préoccupation syndicale était justifiée par le fait que suite aux différents transferts, les salariés à qualification égale percevaient des rémunérations différentes.
Ce sont donc les politiques sociales menées par VEOLIA PROPRETE, NICOLLIN (etc.) avant l'attribution du marché à la société POLYURBAINE qui expliquent que cette dernière a été contrainte de prendre l'engagement auprès des organisations syndicales de parvenir à une certaine harmonisation des salaires.
C'est pourquoi, chaque année depuis 2010, en début d'année, la société POLYURBAINE puis les sociétés POLYSOTIS et POLYTIANE ont conclu des NAO, lesquelles visaient à réaliser cette harmonisation par pallier.
L'harmonisation réalisée en 2014 était le dernier stade du processus initié en 2010. La nature des points négociés en 2014 avec les organisations syndicales n'a en revanche été connue et certaine qu'à la fin des négociations. Au début du marché, personne ne pouvait prédire quel serait le contenu des accords NAO quatre ans après.
Si les sociétés Derichebourg, par la voix de leur conseil, reconnaissent que les NAO 2014 s'inscrivent dans un processus ancien, elles précisent immédiatement que le contenu de ces négociations n'a été connu qu'à leur issue. Or, au sens des articles 1383 et 1383-2 (anciennement 1354 et 1356) du code civil, un aveu judiciaire ne peut être divisé contre son auteur. Aussi, cet aveu ne peut prouver la connaissance du résultat des négociations organisées en janvier 2014 antérieurement à cette date, en particulier durant la phase de préparation de l'appel d'offres et d'attribution du marché. Et, le contenu de ce processus est largement indéterminé puisqu'il n'est défini que par son cadre général délimité par l'objectif d'harmonisation des salaires dans le respect de la règle de l'égalité de traitement des salariés placés dans une situation identique. De ce fait, l'information retenue par les sociétés Derichebourg ne portait pas sur une évolution prévue de la masse salariale mais sur la nécessité, dictée par le respect du principe « à travail égal, salaire égal », d'une harmonisation des rémunérations à parachever lors des négociations annuelles de janvier 2014 imposées par l'article L 2241-1 du code du travail mais dont la teneur exacte et l'issue demeuraient incertaines. Cette analyse est confortée par les tracts et les échanges entre les directions et les organisations syndicales produits par les sociétés Derichebourg (leurs pièces 9 à 17 et 18.1 à 3) qui confirment l'existence d'une revendication ancienne d'harmonisation des salaires, sans précision toutefois d'un calendrier et des moyens de cette dernière. Ainsi, non prévue, la hausse opérée en janvier 2014 n'était pas non plus prévisible en sa mesure tandis que son principe ne l'était qu'en ce que sa possibilité était inhérente à toute négociation obligatoire.
Aux termes de l'article 4.5 du CCAP du 6 mars 2008 (pièce 31 des sociétés Véolia Propreté et Otus), dont les sociétés Véolia Propreté et Otus admettent qu'il était seul applicable au marché litigieux (page 31 de leurs écritures), « En fin d'exécution du ['] marché et pour chacun des arrondissements, le titulaire devra transmettre à l'autorité compétente dans un délai de quinze jours à compter de la date de réception de la demande de celle-ci, les données relatives aux personnels permanents employés à l'exécution des prestations du ['] marché et comprenant au minimum l'état quantitatif et qualitatif des personnels et masses salariales correspondantes ».
Il est constant que les informations communiquées au service adjudicataire par les sociétés Derichebourg étaient conformes aux demandes de la Ville de [Localité 13] et aux exigences du CCAP. S'il est exact que celles-ci sont explicitement présentées comme minimales et que leur esprit impose au titulaire du marché, pour permettre l'émission d'offres éclairées par ses concurrents, de communiquer spontanément toute modification substantielle et durable des conditions d'emploi et de rémunération du personnel affecté à l'exécution du marché, ainsi que le prévoit l'article 5.6.4 du CCAP de 2013 inapplicable en tant que tel (pièce 9 des sociétés Véolia Propreté et Otus), encore faut-il que cette modification soit réellement prévisible en son principe et en sa mesure et ne se réduise pas à une conjecture qui, par nature, ne constitue pas une information exploitable susceptible d'affecter le coût du marché et la présentation de l'offre. Or, ainsi qu'il a été dit, la seule inscription des NAO 2014 dans le processus d'harmonisation initié en 2011 ne permettait pas aux sociétés Derichebourg d'anticiper leur issue favorable aux salariés, par hypothèse aléatoire, et de communiquer des renseignements tangibles et éclairant pour les différents candidats, les sociétés Véolia Propreté et Otus reconnaissant elles-mêmes le caractère inattendu de la hausse des salaires consentie en soulignant l'écart avec les précédentes NAO (pages 37 et 44 de leurs écritures). Sans consistance et sans effet sur la procédure d'appel d'offres, l'information n'avait pas à être communiquée.
Aussi, sans qu'il soit nécessaire d'examiner la dissimulation du 23 janvier 2014, postérieure à l'attribution des marchés et de ce fait sans incidence sur leur attribution et sur l'élaboration des offres, aucune faute ne peut être reprochée aux sociétés Derichebourg, que celle-ci soit envisagée comme un manquement contractuel dans l'exécution du marché constituant une faute délictuelle à l'égard des sociétés Véolia Propreté et Otus ou comme la violation de l'obligation générale de ne pas nuire à autrui.
En conséquence, le jugement entrepris sera infirmé en ce qu'il a retenu le contraire.
Sur l'augmentation injustifiée de la masse salariale et le report de son effectivité,
S'il est vrai que, conformément aux articles 624 et 638 du code de procédure civile, l'arrêt cassé est anéanti sur tous les points atteints par la cassation et les chefs ayant un lien d'indivisibilité ou de dépendance nécessaire et que la cour de renvoi doit examiner l'intégralité des éléments de fait et de droit sans égard pour leur nouveauté, l'absence de toute évolution de l'argumentation des sociétés Véolia Propreté et Otus peut emporter une appréciation identique à celle livrée par la cour d'appel de Paris autrement composée le 5 février 2020, et ce d'autant plus que la cohérence interne de son raisonnement et la conformité à la règle de droit des conséquences juridiques tirées de ses constatations et énonciations ont été reconnues par la Cour de cassation pour rejeter le second moyen des sociétés Véolia Propreté et Otus. Or, les éléments produits et les moyens et arguments développés par les sociétés Véolia Propreté et Otus ne méritent pas une appréciation distincte de celle ainsi validée.
En effet, aucune disposition légale, réglementaire, conventionnelle ou issue du CCAP applicable n'interdisait, à la date des faits, de consentir les avantages litigieux à l'occasion de la négociation collective 2014. Signe qu'un vide juridique était à combler, ce n'est que le 15 juin 2015, soit postérieurement à la procédure d'appel d'offres et à l'attribution des lots litigieux, que l'annexe V de la CCNAD a été modifiée à compter du 1er juillet 2015 pour interdire à l'ancien titulaire, « afin de préserver l'économie du marché repris ['], de procéder à une quelconque modification contractuelle concernant notamment des éléments de statut et de rémunération, à l'exception de celles qui résulteraient d'une obligation légale ou conventionnelle, et ce, dès la notification par le nouveau titulaire du marché repris » (article 3.1 de l'avenant n° 53, pièce 24 des sociétés Véolia Propreté et Otus).
Par ailleurs, les sociétés Derichebourg démontrent que l'augmentation accordée par la SAS Polysotis ne concernait pas exclusivement les salariés transférés aux sociétés Véolia Propreté et Otus mais l'intégralité du personnel (pièces 18, 47, 47.1, 48 et 48.1 des appelantes). Il importe peu à cet égard, faute d'examen concret des différences de situation fondant des traitements distincts, que d'autres filiales du groupe Derichebourg exécutant des marchés dans d'autres villes n'aient pas négocié les mêmes accords ou que les salariés affectés au [Localité 3] arrondissement aient bénéficié des « augmentations sensibles et notables », une harmonisation n'étant pas une uniformisation et des variations dans l'octroi d'avantages selon les secteurs ne traduisant pas en soi un abus du pouvoir de direction ou du droit de négocier. Et, ainsi que l'avait déjà retenu la précédente formation de jugement, rien ne démontre que la SAS Polytiane, dont tous les salariés ont été transférés, ait été instrumentalisée par les autres sociétés du groupe pour se prêter à une manœuvre déloyale destinée à nuire aux sociétés Véolia Propreté et Otus ou aux autres concurrents.
Enfin, si l'augmentation consentie en 2014 était nettement supérieure aux hausses antérieures, sa mesure, qui est le fruit d'une négociation collective, n'induit ni abus ni déloyauté. Il en est de même du report de la prise d'effet des accords négociés au mois de mai, dernière paie avant transfert du marché, qui permettait un alignement sur la périodicité de l'indemnité IDA et de la prime CAB habituellement versées avec le salaire du mois de juin (pièces 19 et 20 des sociétés Derichebourg).
Aussi, les sociétés Véolia Propreté et Otus, qui supportent la charge de la preuve des faits qu'elles allèguent au sens de l'article 9 du code de procédure civile, échouent à démontrer que les avantages accordés aux salariés destinés à être transférés l'ont été spécifiquement, en tout ou partie, pour leur nuire ou de manière abusive, déloyale ou fautive.
En conséquence, le jugement entrepris sera infirmé en ce qu'il a condamné les sociétés Derichebourg à indemniser les sociétés Véolia Propreté et Otus. Leurs demandes indemnitaires seront intégralement rejetées.
2°) Sur la procédure abusive
En vertu des dispositions des articles 1240 et 1241 (anciennement 1382 et 1383) du code civil, tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer, chacun étant responsable du dommage qu'il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence.
Au sens de ces textes, l'exercice d'une action en justice constitue par principe un droit et ne dégénère en abus pouvant donner naissance à une dette de dommages et intérêts que, ainsi qu'il a été dit, dans le cas de malice, de mauvaise foi ou d'erreur équipollente au dol.
Outre le fait qu'elles ne démontrent ni faute ni abus imputables aux sociétés Véolia Propreté et Otus dans l'exercice de leur action, ces dernières s'étant simplement méprises sur l'étendue et la portée de leurs droits d'appréciation complexe ainsi que le révèlent les différentes décisions rendues, les sociétés Derichebourg ne démontrent ni le principe et la mesure du préjudice qu'elles allèguent, ni qu'il soit distinct de celui né de la nécessité de se défendre en justice qui est intégralement réparé par l'allocation d'une somme en application de l'article 700 du code de procédure civile.
En conséquence, la demande indemnitaire reconventionnelle des sociétés Derichebourg doit être rejetée et le jugement entrepris sera confirmé de ce chef.
3°) Sur les demandes accessoires
Le jugement entrepris sera infirmé en ses dispositions sur les frais irrépétibles et les dépens.
Succombant, les sociétés Véolia Propreté et Otus, dont la demande au titre des frais irrépétibles sera rejetée, seront condamnées in solidum à payer aux sociétés Derichebourg une somme de 3 000 euros chacune ainsi qu'à supporter les entiers dépens de la procédure qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant par arrêt contradictoire mis à la disposition des parties au greffe,
INFIRME, dans les limites de sa saisine sur renvoi après cassation, le jugement entrepris en toutes ses dispositions sauf en ce qu'il a rejeté la demande reconventionnelle de la SAS Derichebourg Environnement, de la SA Polyurbaine, de la SAS Polytiane et de la SAS Polysotis au titre de la procédure abusive ;
Statuant à nouveau des chefs infirmés,
REJETTE l'intégralité des demandes des sociétés Véolia Propreté et Otus ;
Y AJOUTANT,
REJETTE la demande des sociétés Véolia Propreté et Otus au titre des frais irrépétibles ;
CONDAMNE in solidum les sociétés Véolia Propreté et Otus à payer à la SAS Derichebourg Environnement, à la SA Polyurbaine, à la SAS Polytiane et à la SAS Polysotis une somme de 3 000 euros chacune en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
CONDAMNE in solidum les sociétés Véolia Propreté et Otus à supporter les entiers dépens d'appel.