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Décisions

CA Paris, Pôle 1 ch. 3, 23 janvier 2024, n° 23/16403

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Groupe Ethique et Santé (SAS)

Défendeur :

Conseil National de l'Ordre des Médecins (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Chazalette

Conseillers :

Mme Lefèvre, Mme Georget

Avocats :

Me Teytaud, Me Gouachon, Me Cayol, Me Allouche

TJ Paris, du 20 sept. 2023, n° 23/56121

20 septembre 2023

La société Groupe éthique et Santé, créée en 2009, a pour objet social la création, le développement et l'aménagement d'un réseau de franchises et succursales ayant pour vocation la vente de produits se rapportant à la diététique.

Elle explique qu'elle a développé un réseau, sous l'enseigne RNPC, de 115 centres franchisés d'accompagnement à la perte de poids et à la prévention de la reprise de poids, selon un programme de rééducation nutritionnelle et psycho-comportementale, non médicamenteux et non chirurgical, dont la sécurité et l'efficacité ont été reconnues dans sept études cliniques publiées dans des revues scientifiques internationales et par d'éminents professeurs de médecine qui participent à la rédaction des recommandations internationales sur l'obésité.

Alertés par des praticiens sur les pratiques des centres RNPC, des conseils départementaux de l'ordre des médecins ont saisi le Conseil national de l'ordre des médecins qui, le 20 juillet 2023, a adressé aux présidents et présidentes de des conseils régionaux et conseils départementaux une circulaire portant le n° 2023-046 ainsi rédigé :

Notre attention a été attirée sur les pratiques des centres RNPC (Rééducation nutritionnelle et psycho-comportementale).

Il s'agit de centres franchisés qui proposent une prise en charge de la surcharge pondérale avec un suivi par des diététiciens « en accord avec le médecin traitant » et des analyses biologiques systématiques.

Le CNOM s'est rapproché du CNP d'endocrinologie, diabétologie et nutrition et du Collège de médecine générale afin que ces derniers nous apportent leur expertise.

Ils s'accordent à dire que le programme RNPC ne répond pas aux données actuelles de la science ni aux recommandations de bonnes pratiques. 

En conséquence, le médecin traitant ne doit pas, sur le plan déontologique, cautionner ces pratiques commerciales en donnant un accord à l'entrée dans le programme RNPC. Il lui appartient d'apporter au patient qui le consulte les conseils et la prise en charge adaptés aux recommandations médicales en vigueur.

Cette communication a été relayée sur le site (ww.cdm44.org) du conseil départemental de Loire-Atlantique de l'ordre des médecins (ci-après CDM44).

Par lettre recommandée avec accusé de réception en date du 26 juillet 2023, le conseil de la société Groupe éthique et Santé a mis en demeure le Conseil national de l'ordre des médecins de lui communiquer les deux avis cités dans le communiqué et d'enjoindre au CDM 44 d'en supprimer l'accès et de cesser toute action de boycott ou toute campagne de dénigrement du programme RNPC.

Par courrier en date du 28 juillet 2023, le Conseil national de l'ordre des médecins a communiqué à la société Groupe éthique et Santé les documents sollicités et lui a répondu que sa circulaire n'avait ni pour objet, ni pour effet un boycott, une campagne de dénigrement ou une action diffamatoire et qu'il s'agissait d'une information aux CDM sur ces centres dans la mesure où ils impliquent le médecin traitant.

Autorisée à assigner à heure indiquée par une ordonnance du 4 août 2023, la société Groupe éthique et Santé a, par acte extra-judiciaire du 8 août 2023, fait assigner le Conseil national de l'ordre des médecins devant le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris afin de lui voir ordonner de retirer sa circulaire n° 2023-046 du 23 juillet 2023, d'en faire dénonce à la totalité des conseils départementaux, d'en faire supprimer toute publication, d'envoyer une lettre individuelle recommandée avec accusé de réception ou à défaut un mail à chaque médecin pour l'informer de cette décision de suppression et de faire publier à ses frais, dans les deux journaux médicaux, « le quotidien du médecin » et la revue « Obésité » un communiqué reprenant le dispositif de l'ordonnance.

Saisi d'une exception d'incompétence, le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris a, par ordonnance contradictoire du 20 septembre 2023, renvoyé les parties à mieux se pourvoir, dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile et laissé aux parties la charge des dépens qu'elles ont exposés. Pour ce faire, il a constaté que la diffusion de la circulaire litigieuse traduisait l'exercice par le Conseil national de l'ordre des médecins des prérogatives de puissance publique qu'il tient des dispositions de l'article L4122-1 du code de la santé publique et qu'en conséquence, l'appréciation de sa validité ne relevait pas de la compétence de la juridiction judiciaire.

Le 19 octobre 2023, la société Groupe éthique et Santé a interjeté appel de cette décision et régulièrement autorisée, elle a, par acte extra-judiciaire du 3 novembre 2023, fait délivrer assignation au Conseil national de l'ordre des médecins.

Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 9 décembre 2023 auxquelles il convient de se reporter pour l'exposé détaillé des moyens développés, la société Groupe éthique et Santé demande à la cour, au visa des articles 835 du code de procédure civile, L. 420-1 du code de commerce, et 101 du traité fondateur de l'Union européenne, de juger son appel et ses demandes recevables et bien fondés, d'infirmer l'ordonnance entreprise et statuant à nouveau de :

- se déclarer compétente ;

- constater qu'il y a lieu de prévenir un dommage imminent, et de faire cesser le trouble manifestement illicite causé par la circulaire du Conseil national de l'ordre des médecins du 23 juillet 2023 interdisant aux médecins de donner leur accord à ce qu'un de leur patient suive le programme RNPC ;

- en conséquence, ordonner au Conseil national de l'ordre des médecins de :

- retirer sa circulaire n° 2023-046 du 23 juillet 2023 ;

- de faire supprimer toute publication de sa circulaire n° 2023-046 du 23 juillet 2023, ou reprenant les termes ou extraits de ladite circulaire sur tout support physique ou numérique, le tout sous une astreinte de 5 000 euros par jour de retard, à compter du 8ème jour suivant la signification de la décision à intervenir ;

- en outre, ordonner au Conseil national de l'ordre des médecins de :

- envoyer une lettre individuelle recommandée avec accusé de réception à chaque médecin pour l'informer de cette décision lui imposant la suppression de la circulaire n° 2023-046 du 23 juillet 2023 leur interdisant de donner leur accord au suivi par un de leur patient du programme RNPC, sous une astreinte de 1000 euros par médecin non informé, et par jour de retard, à compter du 8ème jour suivant la signification de la décision à intervenir ou à défaut, un mail individuel avec demande d'accusé de réception à chaque médecin, destinataire de la circulaire initiale, et de présenter les accusés de réception si la demande lui en est faite ;

- publier à ses frais, dans les deux journaux médicaux, « Le quotidien du médecin » et la revue « Obésité » un communiqué reprenant le dispositif de l'arrêt,

- en tout état de cause, condamner le Conseil national de l'ordre des médecins à lui payer 45 000 euros en application l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 7 décembre 2023 auxquelles il convient de se reporter pour l'exposé détaillé des moyens développés, le Conseil national de l'ordre des médecins soutient, au visa du code de procédure civile et de celui de la santé publique, la confirmation de l'ordonnance entreprise et le rejet des demandes de l'appelante, sollicitant à titre subsidiaire, ce rejet et en tout état de cause, la condamnation de la société Groupe éthique et Santé au paiement de la somme de 7 335 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens, qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

Sur ce,

Dans la discussion de ses conclusions qui vient circonscrire en application de l'alinéa 3 de l'article 954 du code de procédure civile les moyens que la cour doit examiner, la société Groupe éthique et Santé rappelle les conditions de l'application du droit de la concurrence et en conséquence, la délimitation de la compétence de l'ordre judiciaire en matière de décisions prises par un ordre ou un organisme professionnel, celui-ci pouvant être poursuivi devant les juridictions de l'ordre judiciaire lorsqu'il a une activité de service, c'est-à-dire quand il sort de sa mission de service public pour écarter du marché un opérateur économique ; elle conclut que si le Conseil national de l'ordre des médecins intervient hors de sa mission de service public (en la dépassant) ou ne met pas en œuvre aucune prérogative de puissance publique, le recours doit se faire devant les juridictions de l'ordre judiciaire ou devant l'Autorité de la concurrence. Elle analyse la jurisprudence prise au visa des textes cités dans le dispositif de ses écritures, faisant valoir qu'elle donne de nombreux exemples dans lesquels le boycott ou le dénigrement par un ordre sort de sa mission de service public et elle estime qu'en l'espèce, le Conseil national de l'ordre des médecins est sorti de sa mission de service public, car sa volonté d'évincer le réseau RNPC est révélée par le fait que sa décision n'est pas conforme à l'intérêt du patient, a été prise sans étude, rapport ou enquête sérieux, qu'il est indifférent qu'il n'y ait pas eu de menaces expresses de sanctions disciplinaires, dès lors qu'elles sont implicites et que le Conseil national de l'ordre des médecins fait une interprétation dénaturante des textes déontologiques qu'il cite. Tous ces arguments sont dénués de pertinence, selon le Conseil national de l'ordre des médecins.

L'article 106, § 2 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne énonce : les entreprises chargées de la gestion de services d'intérêt économique général (') sont soumises aux règles (') de concurrence, dans les limites où l'application de ces règles ne fait pas échec à l'accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie.

Selon l'article L. 410-1 du code de commerce, les règles définies au présent livre s'appliquent à toutes les activités de production, de distribution et de services, y compris celles qui sont le fait de personnes publiques, notamment dans le cadre de conventions de délégation de service public.

Il s'ensuit, que les décisions par lesquelles les personnes publiques ou les personnes privées chargées d'un service public - tels que les ordres professionnels - exercent la mission qui leur est confiée et mettent en œuvre des prérogatives de puissance publique et qui peuvent constituer des actes de production, de distribution ou de services au sens de l'article L. 410-1 du code de commerce, entrant dans son champ d'application, ne relèvent pas de la compétence de l'Autorité de la concurrence, il en est autrement lorsque ces organismes interviennent par leur décision hors de cette mission ou ne mettent en œuvre aucune prérogative de puissance publique (Com., 16 mai 2000, pourvoi n° 98-11.800, Com., 16 mai 2000, pourvoi n° 98-12.612 et Com., 1 février 2023, pourvoi n° 20-21.844).

En application de l'article L. 4121-1 et L. 4122-1 du code de la santé publique, le conseil national de l'ordre des médecins veille sur le plan national au maintien des principes de moralité, probité et à l'observation par tous ses membres des devoirs professionnels ainsi que des règles édictées par le code de déontologie.

La société Groupe éthique et Santé ne peut sérieusement nier que la démarche du Conseil national de l'ordre des médecins s'inscrit dans la mission de service public définie ci-dessus lorsqu'il met en garde les conseils départementaux en écrivant que le médecin traitant ne doit pas, sur le plan déontologique, cautionner ces pratiques commerciales en donnant un accord à l'entrée dans le programme RNPC et qu'il lui appartient d'apporter au patient qui le consulte les conseils et la prise en charge adaptés aux recommandations médicales en vigueur.

L'appelante explique dans ses écritures (pages 8 et 9)que ses franchisés proposent, sous contrôle de diététiciens, un programme RNPC comportant différentes phases, dont une phase d'amincissement associant un régime hypocalorique et des substituts de repas hypocaloriques, enrichis en protéines et appauvris en glucides et lipides distribués exclusivement dans les centres franchisés, mettant en avant, le rôle du médecin traitant, qualifié de pivot central, subordonnant l'entrée dans le programme à l'accord de celui-ci et à la prescription d'un bilan sanguin, ajoutant que celui-ci sera tenu régulièrement informé de l'évolution de la prise en charge.

Le Conseil départemental de l'ordre des médecins du Calvados a, en décembre 2022 transmis au Conseil national de l'ordre des médecins la copie d'un document que le centre RNPC délivre à ses clients, leur précisant de donner à leur médecin traitant un questionnaire et une demande de prescription pour leur prise en charge, ledit document consistant dans une lettre circulaire à l'entête de la directrice et de la diététicienne du centre RNPC de [Localité 5] à destination du médecin traitant, réclamant son accord à l'entrée dans le programme ainsi qu'un bilan sanguin récent complet contenant selon le conseil départemental des dosages qui ne semblent pas justifiés (par exemple insulinémie ou acide urique).

Le Conseil national de l'ordre des médecins a notamment saisi, avant d'émettre la circulaire contestée, le Collège de la médecine générale, directement intéressé par la démarche des centres RNPC, qui recherchent une intervention et une prescription de médecin traitant. Après consultation du site des centres RNPC, ce Collège, sous la signature de son secrétaire adjoint a émis, le 2 mars 2023, un avis circonstancié. Il relève, le peu de littérature s'intéressant spécifiquement au programme RNPC, son faible niveau de preuve, une phase d'amaigrissement avec un apport calorique réduit (800-1000 kcal), régime qui, selon la Haute autorité de santé, doit être exceptionnellement prescrit et qui doit être supervisé par un médecin nutritionniste ainsi qu'une demande de prescription portant sur un bilan sanguin comprenant des dosages qu'il n'y a pas lieu de rechercher, selon la HAS, en l'absence de signe clinique d'appel. Il conclut sur ce dernier point, que la réalisation de ce bilan n'est pas conforme aux recommandations actuelles et devrait rester une décision partagée entre le médecin traitant et son patient.

Il s'ensuit qu'après s'être entouré d'avis sur la pertinence desquels la cour n'a pas à se prononcer lorsqu'elle examine sa compétence, le Conseil national de l'ordre des médecins a édicté, à l'attention des conseils départementaux, une circulaire dont le contenu et la finalité sont de rappeler à ses membres, les exigences de l'acte médical et les devoirs qui sont les leurs lorsqu'ils sont confrontés à une démarche qui fait d'eux les acteurs obligés d'une relation commerciale laissant pas ou peu de place à leurs obligations d'information et de conseil, à leur indépendance professionnelle et au principe de la liberté de prescription.

Aucune démonstration pertinente ne vient soutenir la volonté du Conseil national de l'ordre des médecins d'évincer le réseau RNPC, qui ferait l'objet d'une vindicte particulière contrairement aux autres entreprises qui proposent des programmes d'amaigrissement, la cour ne pouvant relever, ce qu'admet d'ailleurs l'appelante, qu'aucune de ses entreprises n'a développé un concept commercial qui implique l'adhésion du médecin traitant, ce qui est principalement dénoncé dans la circulaire contestée et la cour n'a pas à se prononcer sur le fait qu'il serait de l'intérêt du patient que le réseau RNPC ait recours à son médecin traitant.

Dès lors, et ainsi que l'a retenu le premier juge, l'appréciation de la validité de la circulaire émise par le Conseil national de l'ordre des médecins ne relève pas de la compétence de la juridiction judiciaire.

La décision entreprise sera confirmée dans toutes ses dispositions, y compris celles relatives aux dépens et frais irrépétibles.

A hauteur d'appel, la société Groupe éthique et Santé sera condamnée aux dépens et à payer une indemnité complémentaire au titre des frais exposés par le Conseil national de l'ordre des médecins pour assurer sa défense.

PAR CES MOTIFS

Confirme l'ordonnance rendue le 20 septembre 2023 ;

Y ajoutant,

Condamne la société Groupe éthique et Santé à payer au Conseil national de l'ordre des médecins la somme de 5000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens d'appel qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.