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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 17 janvier 2024, n° 23/02361

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Millet Mountain Group (SAS)

Défendeur :

Melrose Studio (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Brun-Lallemand

Conseillers :

M. Richard, M. Richaud

Avocats :

Me Bellichach, Me Defaux, Me Boccon Gibod, Me Michel

T. com. Lyon, du 19 nov. 2018, n° 2017J1…

19 novembre 2018

La SAS Millet Mountain Group, anciennement dénommée Eider, qui conçoit et fabrique des vêtements de sport et de loisirs en montagne, a chargé dès 1996 la SARL Melrose Studio, bureau de style proposant à ses clients des croquis de mode, logos et autres dessins pour le marché de la mode, de l'assister dans la recherche de tendances en vue de la création de ses produits.

Cette collaboration, qui a pris la forme de contrats de prestation de services, a pris fin au terme d'une convention conclue en 2015 et portant sur les saisons été 2017 et hiver 2017/2018.

Imputant à la SAS Millet Mountain Group une rupture brutale de leurs relations commerciales établies, la SARL Melrose Studio l'a, par courrier de son conseil du 14 octobre 2016, mise en demeure de l'indemniser de son préjudice à hauteur de 114 290,63 euros. En réponse, par lettre de son conseil du 29 novembre 2016, la SAS Millet Mountain Group a contesté toute rupture brutale.

C'est dans ces circonstances que, par acte d'huissier du 13 juillet 2017, la SARL Melrose Studio a assigné la SAS Millet Mountain Group devant le tribunal de commerce de Lyon sur le fondement de l'article L. 442-6 I 5° du code de commerce.

Par jugement du 19 novembre 2018, le tribunal de commerce de Lyon a, avec exécution provisoire en toutes ses dispositions :

dit que la SAS Millet Mountain Group avait rompu sans préavis la relation commerciale établie avec la SARL Melrose Studio ;

condamné la SAS Millet Mountain Group à payer à la SARL Melrose Studio la somme de 86 567 euros au titre de l'indemnité de rupture des relations commerciales établies ;

rejeté la demande en réparation d'un préjudice occasionné par l'emploi et la rupture  conventionnelle de sa salariée « [K] » ;

débouté les parties du surplus de leurs demandes, comme étant mal fondées ;

condamné la SAS Millet Mountain Group à verser la somme de 4 000 euros à la SARL Melrose Studio au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

condamné la SAS Millet Mountain Group aux entiers dépens de l'instance.

Sur appel de la SAS Millet Mountain Group formé le 8 décembre 2018, la cour d'appel de Paris a, par arrêt du 10 février 2021, infirmé ce jugement en toutes ses dispositions, sauf en ce qu'il a rejeté la demande de la SARL Melrose Studio au titre du préjudice relatif à sa salariée, madame [K], et, statuant à nouveau, a rejeté la demande de la SARL Melrose Studio au titre de la rupture brutale des relations commerciales établies et condamné cette dernière à payer à la SAS Millet Mountain Group la somme de 4 000 euros au titre des frais irrépétibles ainsi qu'à supporter les entiers dépens de première instance et d'appel.

Cependant, par arrêt du 28 septembre 2022, la chambre commerciale de la Cour de cassation a cassé et annulé cette décision en toute ses dispositions, et ce pour les motifs suivants :

Vu l'article L. 442-6, I, 5 du code de commerce, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 :

4. Selon ce texte, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte, notamment, de la durée de la relation commerciale, sauf en cas d'inexécution, par l'autre partie, de ses obligations ou en cas de force majeure.

5. Pour retenir le caractère précaire de la relation commerciale, l'arrêt retient d'abord que les contrats ayant lié les parties depuis 1996 étaient des contrats de collaboration artistique, conclus à durée déterminée pour une ou deux saisons particulières ou pour une collection spécifique, sans possibilité de reconduction à l'issue de la réalisation des travaux commandés. Il relève ensuite qu'à l'initiative de la société Millet, la collaboration entre les deux partenaires a évolué et que le rythme des contrats a été altéré.

6. En se déterminant ainsi, par des motifs impropres à exclure le caractère établi de la relation commerciale entre les sociétés Millet et Melrose, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ['].

Vu l'article L. 442-6, I, 5 du code de commerce, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 :

8. Il résulte de ce texte que le caractère prévisible de la rupture d'une relation commerciale établie ne prive pas celle-ci de son caractère brutal si elle ne résulte pas d'un acte du partenaire manifestant son intention de ne pas poursuivre la relation commerciale et faisant courir un délai de préavis.

9. Pour rejeter les demandes de la société Melrose, l'arrêt retient que la cessation des commandes avait été explicitement évoquée entre les parties avant la conclusion du dernier contrat et que par lettre du 23 juin 2015, communiquée avec le dernier contrat par la société Millet à la société Melrose, la première a indiqué expressément à la seconde qu'elle souhaitait pouvoir mettre un terme au partenariat, à l'issue de l'achèvement des prestations définies par ce contrat, si le nouveau fonctionnement testé ne lui donnait pas satisfaction.

10. En se déterminant ainsi, sans avoir constaté que la société Millet avait manifesté une intention non équivoque de rompre la relation commerciale et accordé un délai de préavis, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.

Par déclaration reçue au greffe le 22 janvier 2023, la SAS Millet Mountain Group a saisi la cour de renvoi.

Aux termes de ses dernières conclusions notifiées le 23 juin 2023 par la voie électronique, la SAS Millet Mountain Group demande à la cour, au visa de l'article L. 442-6 I 5° du code de commerce dans sa version applicable :

de confirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Lyon le 19 novembre 2018 en ce qu'il a débouté la SARL Melrose Studio de sa demande en réparation d'un préjudice occasionné par l'emploi et la rupture conventionnelle de sa salariée, madame [K] ;

d'infirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Lyon le 19 novembre 2018 en ce qu'il a :

dit que la SAS Millet Mountain Group a rompu sans préavis la relation commerciale établie avec la SARL Melrose Studio ;

condamné la SAS Millet Mountain Group à payer à la SARL Melrose Studio la somme de 86 567 euros au titre de l'indemnité de rupture des relations commerciales établies ;

dit les parties mal fondées quant au surplus de leurs demandes et les en a déboutées respectivement ;

ordonné l'exécution provisoire de la décision nonobstant appel et sans caution ;

condamné la SAS Millet Mountain Group à verser la somme de 4 000 euros à la SARL Melrose Studio au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

condamné la SAS Millet Mountain Group aux entiers dépens de l'instance ;

statuant à nouveau, de constater, dire et juger que les demandes de la SARL Melrose Studio sont autant irrecevables qu'infondées et, en conséquence, de les rejeter ;

condamner la SARL Melrose Studioau règlement de la somme de 12 000 euros à titre d'indemnité procédurale au visa des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, outre les entiers frais et dépens de l'instance, dont distraction, pour ceux d'appel, au profit de Maître Jacques Bellichach en application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

En réponse, dans ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 25 mai 2023, la SARL Melrose Studio demande à la cour, au visa des articles L. 442-6 I 5° et L. 442-1 du code de commerce, 1162 ancien du code civil et 699, 700 et 900 et suivants du code de procédure civile :

de confirmer le jugement déféré en ce qu'il a :

constaté l'existence de relations commerciales établies entre la SARL Melrose Studio et la SAS Millet Mountain Group ;

constaté la rupture brutale des relations commerciale établies entre la SARL Melrose Studio et la SAS Millet Mountain Group ;

condamné la SAS Millet Mountain Group à verser à la SARL Melrose Studio la somme 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, et aux dépens ;

d'infirmer le jugement en ce qu'il a :

condamné la SAS Millet Mountain Group à verser à la SARL Melrose Studio la somme de 86 567 euros uniquement ;

dit les parties mal fondées quant au surplus de leurs demandes et les en a débouté, mais seulement en ce qu'il a débouté la SARL Melrose Studio du surplus de ses demandes ;

statuant à nouveau et y ajoutant, de :

condamner la SAS Millet Mountain Group à payer à la SARL Melrose Studio la somme de 153 790,63 euros en réparation de son entier préjudice ;

condamner la SAS Millet Mountain Group à payer à la SARL Melrose Studio la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens d'instance.

Conformément à l'article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie à la décision entreprise et aux arrêts postérieurs ainsi qu'aux conclusions visées pour un exposé détaillé du litige et des moyens des parties.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 6 décembre 2023. Les parties ayant régulièrement constitué avocat, l'arrêt sera contradictoire en application de l'article 467 du code de procédure civile.

MOTIVATION

1°) Sur la rupture brutale des relations établies

Moyens des parties

Au soutien de ses prétentions, la SAS Millet Mountain Group expose que les relations n'étaient régies par aucune convention cadre et ont été bâties dès l'origine sur des contrats ponctuels dédiés, selon des conditions systématiquement spécifiques, à chaque collection été ou hiver sans renouvellement tacite. Elle en déduit que la relation était intrinsèquement précaire et que la SARL Melrose Studio ne pouvait raisonnablement anticiper leur continuation indéfinie. Elle ajoute que l'arrêt des commandes avait été annoncé à l'occasion de la conclusion du dernier contrat qui participait d'une modification de la collaboration. Estimant la part maximale que représentait le chiffre d'affaires généré par la relation dans le chiffre d'affaires global de la SARL Melrose Studio à 9 %, elle conteste toute dépendance économique et tout lien entre l'embauche de madame [K] le 22 juin 2015 et les nécessités de leur partenariat. Elle précise que la rupture des relations a été notifiée par courrier du 23 juin 2015 pour le 31 mai 2016 dans des termes univoques et que ce délai constituait un préavis suffisant pour permettre à la SARL Melrose Studio, qui n'a jamais été entretenue dans la croyance que les relations se poursuivraient, de se réorganiser. Subsidiairement, elle soutient que la SARL Melrose Studio, qui dissimule ses comptes, ne prouve pas le préjudice qu'elle allègue, l'attestation produite étant insuffisante et ne permettant pas de comprendre les modalités de détermination de la « marge brute globale » calculée sur des prestations en grande partie étrangères aux relations commerciales nouées entre les parties. Elle indique que les emprunts souscrits et les frais de rupture conventionnelle ne sont pas des préjudices indemnisables au titre de la brutalité de la rupture.

En réponse, la SARL Melrose Studio expose que les relations commerciales, qui ont débuté le 1er octobre 1996, étaient structurées par des contrats successifs reconduits au fil des saisons de manière continue pendant 20 ans sans mise en concurrence et dans un climat de confiance mutuelle autorisant le démarrage de ses travaux pour chaque nouvelle collection avant la régularisation d'un contrat. Elle en déduit qu'elles étaient établies et que leur rupture, annoncée sans préavis le 25 juillet 2016 et confirmée le 3 août 2016, était brutale. Elle précise que, le courrier du 25 juillet 2016 étant ambigu en ce qu'il ménageait la possibilité d'une poursuite de la collaboration si le nouveau fonctionnement donnait satisfaction, l'incertitude qu'il portait ayant de surcroît été aggravée par la continuation des relations après le 31 mai 2016 et le contentement exprimé par la SAS Millet Mountain Group à l'endroit de ses prestations, aucune notification manifestant sans équivoque l'intention ferme de rompre susceptible de faire courir un délai de préavis ne lui a été adressée. Elle évalue le préavis éludé à 24 mois en considération de la durée de la relation (20 ans) et de son état de dépendance économique (la relation représentant entre 2013 et 2015 respectivement 27,12 %, 12,64 % et 10,74 % de son chiffre d'affaires global) et soutient que la brutalité de la rupture a commandé des mesures exceptionnelles prises en urgence (participation à un salon professionnel, résiliation du bail professionnel, souscription d'emprunts, rupture conventionnelle du contrat de travail conclu avec sa salariée, madame [K], embauchée pour les besoins du partenariat). Elle précise enfin que le chiffrage de ses demandes est fondé sur l'attestation de son expert-comptable dont rien ne permet de douter de la fiabilité.

Réponse de la cour

En application de l'article L. 442-6 I 5° du code de commerce dans sa version applicable au litige, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. A défaut de tels accords, des arrêtés du ministre chargé de l'économie peuvent, pour chaque catégorie de produits, fixer, en tenant compte des usages du commerce, un délai minimum de préavis et encadrer les conditions de rupture des relations commerciales, notamment en fonction de leur durée. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure.

Sur le caractère établi de la relation commerciale,

Au sens de ce texte, la relation, notion propre du droit des pratiques restrictives de concurrence qui n'implique aucun contrat (en ce sens, Com., 9 mars 2010, n° 09-10.216) et n'est soumise à aucun formalisme quoiqu'une convention ou une succession d'accords poursuivant un objectif commun puisse la caractériser, peut se satisfaire d'un simple courant d'affaires, sa nature commerciale étant entendue plus largement que la commercialité des articles L. 110-1 et suivants du code de commerce comme la fourniture d'un produit ou d'une prestation de service (en ce sens, Com., 23 avril 2003, n° 01-11.664). Elle est établie dès lors qu'elle présente un caractère suivi, stable et habituel laissant entendre à la victime de la rupture qu'elle pouvait raisonnablement anticiper une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial (en ce sens, Com., 15 septembre 2009, n° 08-19.200 qui évoque, pour une relation structurée par des contrats ponctuels successifs, « la régularité, le caractère significatif et la stabilité de la relation commerciale » et Com., 11 janvier 2023, n° 21-18.299, qui souligne l'importance pour la victime de démontrer la légitimité de sa croyance dans la pérennité des relations).

Au regard de la dimension plus économique que juridique de la notion, l'absence d'accord cadre et la conclusion de contrats ponctuels successifs sans possibilité de reconduction ne sont pas déterminants pour déduire la précarité de la collaboration, l'arrêt de cassation estimant d'ailleurs de tels motifs impropres à exclure le caractère établi de la relation commerciale.

La SARL Melrose Studio démontre que les relations ont débuté le 30 septembre 1996 par la signature le 1er octobre 1996 d'un contrat portant sur la saison hiver 1996 (sa pièce 1 : réalisation de quatre thèmes de collections pour un budget forfaitaire de 110 000 francs). Elles se sont poursuivies sans interruption notable, hors une brève pause entre 2000 et 2002, en exécution de contrats à durée déterminée portant sur les saisons été ou hiver conclus chaque année pour des montants ne variant qu'en considération de la ou des saisons concernées, qui n'étaient pas systématiquement couvertes ensemble, et de l'évolution des prix au fil du temps (pièces 1, 1 bis et 1 ter de la SARL Melrose Studio). Des réunions de préparation étaient parfois organisées avant même la formalisation des accords, signe d'une certaine souplesse dans l'organisation des partenaires et d'une moindre importance de l'écrit (pièces 1, 1 ter et 29 de la SARL Melrose Studio). Elles étaient ainsi stables, régulières et continues en dépit de l'objet limité des conventions successives et de l'absence de reconduction tacite stipulée ou opérée en fait, qui impliquait une renégociation systématique sans toutefois qu'une mise en concurrence, notamment par appel d'offres, ne soit démontrée.

Ces relations ont généré un chiffre d'affaires significatif :

en valeur absolue (entre 85 000 et 130 000 francs par contrat pour la période 1996 à 1999, entre 27 000 et 64 000 euros de 2002 à 2015, hors une commande plus faible de 10 000 euros dans le contrat du 30 septembre 2014), l'attestation de l'expert-comptable de la SARL Melrose Studio (sa pièce 18) mentionnant des chiffres d'affaires générés à l'occasion de la relation, pour les exercices 2014, 2015 et 2016, respectivement de 74 034 euros, 50 000 euros et 35 000 euros, une nette tendance baissière étant néanmoins observable ;

en valeur relative car, pour les années 2013 à 2016, la part du chiffre d'affaires généré par la relation dans le chiffre d'affaires global de la SARL Melrose Studio atteignait respectivement 27,12 %, 12,64 % et 10,74 % (ses pièces 18 et 39). A cet égard, l'attestation de son expert-comptable n'est pas critiquable, d'une part, car elle est dressée par un spécialiste du chiffre exerçant une profession réglementée, qualité qui garantit la sincérité des données mentionnées, et, d'autre part, car ces dernières sont cohérentes avec les contrats et les extraits des comptes annuels produits (pièces 1, 1 bis, 1 ter et 39 de la SARL Melrose Studio) que la SAS Millet Mountain Group ne critique pas utilement.

A l'échelle de la relation, longue de vingt années, les variations dans le rythme des contrats, conclus pour une ou deux saisons depuis l'origine, et les modifications des modalités concrètes de la collaboration artistique impliquant une plus grande maîtrise du processus créatif par le donneur d'ordres (introduction pour les dernières collections d'un brief et organisation d'une tournée sur salon), ne sont pas significatives : les premières n'ont pas, globalement, affecté le flux d'affaires, et les secondes, qui peuvent éventuellement impliquer une modération des anticipations financières de la SARL Melrose Studio, à supposer qu'elles impliquent une baisse effective de sa rémunération, sont impropres à caractériser à elles seules une quelconque précarisation de la relation.

Enfin, s'il est exact que l'absence de clause de renouvellement tacite stipulée dans des contrats à durée déterminée successifs est un facteur d'instabilité de la relation commerciale (en ce sens, Com. 21 juin 2017, n° 15-20.101), la conclusion systématique des conventions à des conditions globalement identiques et sans mise en concurrence prouvée pendant 20 ans permettait à la SARL Melrose Studio d'anticiper raisonnablement leur poursuite, au moins jusqu'au dernier contrat conclu (pour une relation constituée de contrats à durée déterminée successifs sans clause de renouvellement tacite, Com., 5 avril 2018, n° 16-26.568). Aussi, la stipulation d'un terme dans chacun des contrats et la nécessité d'une renégociation à leur échéance, qui a manifestement été aisée et systématiquement fructueuse pour les parties par le passé, à l'exception de la brève et ancienne interruption de 2000 à 2002, n'est pas de nature à rendre juridiquement précaire une relation aussi stable et consistante dans les faits.

Ces éléments combinés suffisent à caractériser en fait et en droit une relation commerciale établie.

Demeure le moyen tiré de la précarisation de la relation lors de la signature du dernier contrat. Sur ce point, la SAS Millet Mountain Group produit un courriel du 22 juin 2015 (sa pièce 3) précisant qu'elle souhaite « avoir la liberté d'arrêter [la] collaboration dans un an », la SARL Melrose Studio étant invitée à se « préparer à cette éventualité » et un « courrier en ce sens » étant annoncé. Elle ajoutait néanmoins que cette période était destinée à mettre à l'épreuve « un nouveau format de collaboration qui pourrait, s'il fonctionne, [l']amener à poursuivre » le partenariat, les prestations attendues étant moindres et impliquant une rémunération corrélativement réduite. Pour favoriser le maintien de la relation, le contrat était annualisé.

Ces propos, par lesquels la SAS Millet Mountain Group annonce une possible rupture de la collaboration tout en exprimant le désir de sa poursuite, rendent la fin des relations envisageable, ce qui n'était pas le cas jusqu'en 2014, mais n'en font qu'une hypothèse très incertaine à raison de leur grande ambiguïté, l'aléa introduit étant ainsi mineur. Ils tempèrent les prévisions légitimes de la SARL Melrose Studio sans pour autant les priver de fondement : utiles pour apprécier la durée du préavis suffisant à l'instar de la diminution du flux d'affaires dès 2014, ils sont inaptes à rendre la relation précaire. Cette analyse n'est pas contredite par le courrier du 23 juin 2015 (pièce 10 de la SARL Melrose Studio) qui suscite les mêmes incertitudes en conditionnant une rupture prochaine au constat d'une insatisfaction à l'endroit du « nouveau fonctionnement ».

Dès lors, la relation établie n'était pas devenue précaire en juin 2015.

Sur l'imputabilité et la brutalité de la rupture,

L'article L. 442-6 I 5° du code de commerce sanctionne non la rupture, qui doit néanmoins être imputable à l'agent économique à qui elle est reprochée, mais sa brutalité qui résulte de l'absence de préavis écrit ou de préavis suffisant. Ce dernier, qui s'apprécie au moment de la notification de la rupture, doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, soit pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement. Les critères pertinents sont notamment l'ancienneté des relations et les usages commerciaux, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, l'éventuelle exclusivité des relations et la spécificité du marché et des produits et services en cause ainsi que tout obstacle économique ou juridique à la reconversion. La rupture peut être totale ou partielle, la relation commerciale devant dans ce dernier cas être modifiée substantiellement (en ce sens, Com. 31 mars 2016, n° 14-11.329).

Durant l'exécution du préavis la victime doit bénéficier, sauf circonstances particulières, d'un maintien des conditions antérieures (en ce sens, Com., 10 février 2015, n° 13-26.414), les éléments postérieurs à la notification de la rupture ou à sa matérialisation ne pouvant être pris en compte pour déterminer sa durée (en ce sens, Com, 1er juin 2022, n° 20-18960). Ainsi, au regard de la fonction du préavis, la date d'appréciation de la suffisance de sa durée est celle de la notification de la rupture qui correspond à l'annonce faite par un cocontractant à l'autre de sa volonté univoque de cesser la relation à une date déterminée, seule information qui peut permettre au second de se projeter et d'organiser son redéploiement ou sa reconversion en disposant de la visibilité indispensable à toute anticipation.

Le courrier du 23 juin 2015, même éclairé par le courriel de la veille, est trop ambigu pour s'analyser en une notification de rupture : la volonté de mettre un terme aux relations est équivoque puisque la poursuite est clairement envisagée et que la fin du partenariat, hypothétique, est explicitement conditionnée par le constat d'une insatisfaction concernant le « nouveau fonctionnement ». En pareilles circonstances, la SARL Melrose Studio, qui pouvait légitimement espérer la poursuite des relations en l'absence par ailleurs de tout mécontentement exprimé par la SAS Millet Mountain Group à l'égard de ses prestations (pièces 2, 3, 5 et 6 de la SARL Melrose Studio), n'avait aucune visibilité réelle sur la date de fin éventuelle du partenariat et ne pouvait l'anticiper utilement en réorientant son activité. Aussi, ce courrier n'a pu faire courir un délai de préavis.

L'unique courrier notifiant sans ambiguïté une rupture est celui, qui fait pourtant suite à une réunion dont rien n'annonçait qu'elle porterait sur la fin du partenariat (pièces 11 et 12 de la SARL Melrose Studio, les attestations de ses gérants en pièce 30 n'étant en revanche que la reprise de ses propres déclarations et n'ayant de ce fait, à raison de la contestation de la SAS Millet Mountain Group, aucune force probante, peu important la liberté de la preuve des faits ; pièce 8 de la SAS Millet Mountain Group), adressé le 3 août 2016, le motif allégué étant purement économique (pièce 13 de la SARL Melrose Studio). Notifiée sans préavis, cette rupture des relations commerciales établies est brutale.

Ainsi qu'il a été dit, la relation commerciale nouée entre la SARL Melrose Studio et la SAS Millet Mountain Group a duré 19 ans et 9 mois au jour de la notification de la rupture. Entre 2014 et 2016 incluses, la part du chiffre d'affaires généré par cette relation commerciale, qui s'établissait en 2014, 2015 et 2016, respectivement à 74 034 euros, 50 000 euros et 35 000 euros, soit en moyenne 53 011,33 euros, représentait 27,12 %, 12,64 % et 10,74 % du chiffre d'affaires global de la SARL Melrose Studio.

A ce titre, l'état de dépendance économique, pour l'essentiel défini pour les besoins de l'application de l'article L. 420-2 du code de commerce qui n'est pas en débat mais devant être apprécié de manière uniforme en tant que situation de fait servant ici, non de condition préalable mais d'élément d'évaluation de la durée du préavis éludé, s'entend de l'impossibilité, pour une entreprise, de disposer d'une solution techniquement et économiquement équivalente aux relations contractuelles qu'elle a nouées avec une autre entreprise (en ce sens, Com., 12 février 2013, n° 12-13.603). Son existence s'apprécie en tenant compte notamment de la notoriété de la marque du fournisseur, de l'importance de sa part dans le marché considéré et dans le chiffre d'affaires du revendeur, ainsi que de l'impossibilité pour ce dernier d'obtenir d'autres fournisseurs des produits équivalents (en ce sens, Com., 12 octobre 1993, n° 91-16988 et 91-17090). La possibilité de disposer d'une solution équivalente s'entend de celle, juridique mais aussi matérielle, pour l'entreprise de développer des relations contractuelles avec d'autres partenaires, de substituer à son donneur d'ordre un ou plusieurs autres donneurs d'ordre lui permettant de faire fonctionner son entreprise dans des conditions techniques et économiques comparables (Com., 23 octobre 2007, n° 06-14.981).

Au regard des taux retenus, la dépendance économique de la SARL Melrose Studio, qui n'était obligée à aucune exclusivité juridique, était réelle en 2014 mais avait cessé en 2015 et 2016. Cette analyse est confortée par le fait que la SARL Melrose Studio :

ne produit pas le moindre élément étayant la difficulté à réorienter son activité et à trouver un nouveau partenaire de poids équivalent à la SAS Millet Mountain Group dans un marché qui apparaît concurrentiel et ouvert et comprend une multitude d'acteurs, caractéristiques laissant entrevoir des possibilités nombreuses de remplacement aisé du client perdu malgré la taille modeste de la SARL Melrose Studio ;

ne démontre pas avoir engagé des investissements dédiés à la relation, sa salariée, madame [K], ayant été embauchée le 22 juin 2015 en qualité d'assistante styliste (sa pièce 9), précisément le jour où la rupture des relations devenait envisageable (pièce 3 déjà examinée de la SAS Millet Mountain Group). Surtout, au regard de la réduction constante du chiffre d'affaires généré par la relation depuis 2014 et de la part qu'il représentait dans son chiffre d'affaires global, il est certain que ce recrutement n'était pas causé par les besoins de l'exécution des contrats conclus avec la SAS Millet Mountain Group qui avaient été honorés sans elle, et pour un volume d'affaires plus important, pendant plus de 18 ans.

Par ailleurs, la rupture intervient après trois exercices consécutifs en baisse constante et significative et après l'annonce d'une réorganisation de la collaboration affectant le volume des prestations et susceptible de justifier sa cessation, signes, non d'une précarisation de la relation, mais d'une perte d'intensité de nature à modérer les anticipations de la SARL Melrose Studio sur la durée de la poursuite de la collaboration commerciale tout en favorisant une libération de ses forces productives pour faciliter la diversification de sa clientèle, déjà importante ainsi que le révèle sa présentation en ligne qui mentionne d'autres marques internationalement connues (pièce 2 de la SAS Millet Mountain Group).

Au regard de ces éléments combinés et de l'absence d'usage professionnel contraire ainsi que de la saisonnalité de la relation organisée en son dernier état par tranches annuelles, le préavis suffisant sera estimé à 12 mois.

Le préjudice subi par la SARL Melrose Studio est constitué de son gain manqué qui correspond à sa marge sur coûts variables, définie comme la différence entre le chiffre d'affaires dont la victime a été privée sous déduction des charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture, appliquée au chiffre d'affaires moyen hors taxe qui aurait été généré pendant la durée du préavis éludé. A ce titre, le préjudice subi, qui trouve son siège dans une anticipation déjouée, s'évalue à la date de la rupture à partir des éléments comptables antérieurs à celle-ci qui constituent le socle des prévisions de la victime, sans égard pour les circonstances postérieures telles sa reconversion durant la durée du préavis éludé. Celui-ci s'exécutant aux conditions de la relation, le gain manqué n'est que la projection de celui antérieurement réalisé.

Dans ce cadre, les années 2014 à 2016, non affectées par la rupture, sont pertinentes. Le chiffre d'affaires annuel moyen sur cette période est de 53 011,33 euros.

Pour justifier de cette marge, la SARL Melrose Studio produit l'attestation déjà examinée de son expert-comptable qui certifie la pratique d'un « taux de marge brute globale » de 98 %. Si, pour les raisons exposées, ce document n'est pas critiquable à raison de la qualité de son auteur quoique la transparence élémentaire en pareille matière commande la communication de documents comptables complets avec des soldes intermédiaires de gestion, il définit non la marge sur coûts variables mais la marge brute. Cette erreur n'est cependant pas décisive. En effet, l'activité de la SARL Melrose Studio porte sur des prestations essentiellement intellectuelles, les contrats visant « l'élaboration et la création de panneaux de tendances « croquis de mode, logos, dessins, marques, design, packaging »-, [et de] supports de vente ». Ses coûts fixes (rémunération du personnel et frais afférents à l'exploitation des locaux abritant le fonds de commerce) apparaissent, faute d'éléments complémentaires, nettement supérieurs aux coûts variables qui se réduisent aux matériaux utilisés, de faible importance, et aux frais de transport (compris dans la rémunération stipulée) et d'hébergement évoqués dans les contrats conclus (pièce 1 ter pour la période pertinente). Aussi, au regard de cette proportion entre les coûts variables et les coûts fixes et à défaut de contestation pertinente de la SAS Millet Mountain Group, la marge brute définie par l'expert-comptable, vraisemblablement inférieure à la marge sur coûts variables, sera retenue, l'argument tenant à l'indétermination de l'assiette de la marge calculée n'étant pas pertinent puisque l'expert-comptable précise avoir limité son contrôle au chiffre d'affaires réalisé avec la SAS Millet Mountain Group.

Le préjudice économique subi par la SARL Melrose Studio du fait de la rupture brutale des relations commerciales atteint ainsi la somme de 51 951,10 euros.

Le jugement entrepris sera en conséquence infirmé en ce qu'il a condamné la SAS Millet Mountain Group à payer à la SARL Melrose Studio la somme de 86 567 euros et la première sera condamnée à payer à la seconde la somme de 51 951,10 euros.

En revanche, le préjudice indemnisable n'est pas celui né de la rupture mais exclusivement celui résultant de sa brutalité. Or, ainsi qu'il a été dit, madame [K] n'a pas été embauchée pour les besoins de la relation. Aussi, la rupture de son contrat de travail, de surcroît conventionnelle et non pour motif économique, est sans lien avec la cessation immédiate de la relation commerciale. Le jugement entrepris, dont les motifs seront sur ce point adoptés, sera de ce fait confirmé.

Il en est de même des frais, dont il n'est pas démontré qu'ils sont générés par la brutalité de la rupture, de :

participation à un salon professionnel, laquelle relève de son activité habituelle ;

résiliation du bail commercial dont les causes sont indéterminables et ne peuvent résider dans la perte d'un client représentant en dernier lieu 10 % d'un chiffre d'affaires global par ailleurs en baisse pour des raisons étrangères au litige (sa pièce 29) ;

souscription d'emprunts, les raisons précédentes étant intégralement transposables. A celles-ci s'ajoutent le fait que ces crédits ont été contractés au bénéfice, non de la SARL Melrose Studio (sa pièce 27), mais de ses gérants à titre personnel et que le déficit de trésorerie qu'ils sont censés combler n'est pas prouvé.

Le jugement entrepris sera confirmé, par ces motifs substitués, en ce qu'il a rejeté les demandes de la SARL Melrose Studio à ces différents titres.

2°) Sur les demandes accessoires

Le jugement entrepris sera confirmé en ses dispositions sur les frais irrépétibles et les dépens.

Succombant en son appel, la SAS Millet Mountain Group, dont la demande au titre des frais irrépétibles sera rejetée, sera condamnée à supporter les entiers dépens de la procédure en application des articles 696 et 700 du code de procédure civile. En revanche, l'appel ayant été utile puisqu'il aboutit à une réduction substantielle de l'indemnité allouée en première instance, l'équité commande de limiter la somme allouée à la SARL Melrose Studio à 6 000 euros.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant par arrêt contradictoire mis à la disposition des parties au greffe,

CONFIRME, dans les limites de sa saisine sur renvoi après cassation, le jugement entrepris en toutes ses dispositions, sauf ce qu'il a condamné la SAS Millet Mountain Group à payer à la SARL Melrose Studio la somme de 86 567 euros en réparation du préjudice causé par la rupture brutale des relations commerciales ;

Statuant à nouveau du chef infirmé,

CONDAMNE la SAS Millet Mountain Group à payer à la SARL Melrose Studio la somme de 51 951,10 euros en réparation du préjudice causé par la rupture brutale de leurs relations commerciales établies ;

Y AJOUTANT,

CONDAMNE la SAS Millet Mountain Group à verser la somme de 6 000 euros à la SARL Melrose Studio sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

CONDAMNE la SAS Millet Mountain Group à supporter les entiers dépens d'appel.