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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 17 janvier 2024, n° 21/13092

PARIS

Arrêt

Autre

PARTIES

Demandeur :

T

Défendeur :

Holcim Réunion (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Brun-Lallemand

Conseillers :

Mme Depelley, M. Richaud

Avocats :

Me Carpentier, Me Meynard, Me Rigault

T.com Paris; du 15 févr. 2021; n° 202004…

15 février 2021

Monsieur [B] [T], qui exerce la profession de chauffeur routier à titre indépendant, a entretenu des relations commerciales avec la SA Cementis Réunion, anciennement dénommée Holcim Réunion, qui exerce sur l'île de la Réunion des activités de gestion de carrières ainsi que de vente de granulats, de ciment, de béton prêt à l'emploi et de produits préfabriqués en béton précontraint.

Le partenariat était encadré en dernier lieu par un contrat de location de véhicules industriels avec conducteur conclu le 12 octobre 2011 pour une durée indéterminée, monsieur [B] [T] mettant à la disposition exclusive de la SA Cementis Réunion un véhicule avec son personnel de conduite. Cet acte stipulait en son article 11 une clause ménageant une faculté de résiliation unilatérale moyennant le respect d'un préavis dont la durée variait en considération de celle de la relation contractuelle.

Par courrier du 26 décembre 2019, la SA Cementis Réunion a notifié à monsieur [B] [T], comme à l'intégralité de ses prestataires de transport de béton, la rupture de ce contrat avec un préavis de six mois ainsi que l'organisation d'un appel d'offres auquel il était invité à participer. Par lettre du 20 juillet 2020, le terme du préavis était reporté d'un mois au 31 juillet 2020.

Par ordonnance du 29 mai 2020, la délégataire de la présidente du tribunal mixte de commerce de Saint-Denis de la Réunion statuant en référés, saisie d'une assignation signifiée le 23 janvier 2020 par 17 transporteurs, dont monsieur [B] [T], a dit n'y avoir lieu à référé en l'absence de trouble manifestement illicite généré par la rupture des relations. Par arrêt du 25 novembre 2020, la cour d'appel de Saint-Denis, constatant que la demande excédait le pouvoir juridictionnel du juge des référés, a infirmé cette décision en toutes ses dispositions tout en condamnant les demandeurs aux frais irrépétibles et aux dépens.

C'est dans ces circonstances que monsieur [B] [T] a, par acte d'huissier signifié le 23 octobre 2020, assigné à bref délai la SA Cementis Réunion, alors Holcim Réunion, devant le tribunal de commerce de Paris sur le fondement des articles L. 442-6 et L. 420-2 du code de commerce et 1143 du code civil.

Par jugement du 15 février 2021, le tribunal de commerce de Paris a rejeté l'intégralité des demandes de monsieur [B] [T] et l'a condamné à payer à la SA Cementis Réunion la somme de 1 500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'à supporter les entiers dépens de l'instance.

Par déclaration reçue au greffe le 19 juillet 2021, monsieur [B] [T] a interjeté appel de ce jugement.

Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique 17 octobre 2021, monsieur [B] [T], demande à la cour, au visa des articles L. 442-1 II (anciennement L. 442-6 I 5°), 1143 du code civil et 699 et 700 du code de procédure civile :

de dire l'appel recevable et bienfondé et d'infirmer le jugement querellé en toutes ses dispositions ;

statuant à nouveau, de :

constater l'existence les relations commerciales établies qui durent depuis 25 ans ;

constater que le préavis de 6 mois a été délivré le 26 décembre 2019 ;

constater l'état de dépendance économique ;

en conséquence, dire et juger le préavis manifestement insuffisant au cas d'espèce, dire et juger la rupture brutale et abusive, et condamner la SA Cementis Réunion au paiement de la somme de 217 008 euros en principal, correspondant à l'indemnité de préavis de 18 mois restant dû, assorti des intérêts au taux légal à compter du jour de la demande ;

« sur le manquement à l'obligation de bonne foi, caractérisé par l'état de dépendance économique », de :

constater l'absence de motif grave ou de manquement contractuel ;

constater l'exclusivité des relations contractuelles ;

constater l'état de dépendance économique ;

constater que la SA Cementis Réunion a tenté d'imposer à son cocontractant des nouvelles conditions exorbitantes en raison de sa position dominante ;

en conséquence, dire et juger que la SA Cementis Réunion a manqué à son obligation de bonne foi ;

dire et juger que la résiliation abusive assortie d'un appel d'offre est, au cas d'espèce, constitutive d'une violence économique ;

dire et juger que l'appelant a été placé dans une situation de dépendance économique et que les obligations contenues dans la relation contractuelle ont créées un déséquilibre significatif au détriment de l'appelant ;

condamner la SA Cementis Réunion au paiement de la somme de 178 970,48 euros en réparation de son préjudice matériel et financier ;

condamner la SA Cementis Réunion au paiement de la somme de 20 000 euros en réparation de son préjudice moral ;

en tout état de cause, de condamner la SA Cementis Réunion au paiement de la somme de 6 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.

En réponse, dans ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 17 février 2022, la SA Cementis Réunion demande à la cour, au visa des dispositions du décret n° 2002-566 du 17 avril 2002 portant approbation du contrat type de location d'un véhicule industriel avec conducteur pour le transport routier de marchandises, de la loi d'orientation des transports intérieurs n° 82-1153 du 30 décembre 1982 ainsi que de l'article L. 442-1 du code de commerce et, à titre subsidiaire, de l'ancien article L. 442-6 I 5° du même code, de :

à titre principal, juger que la déclaration d'appel n'est pas de nature à opérer dévolution et qu'elle n'est saisie d'aucune demande ;

à titre subsidiaire :

juger l'appelant à la présente procédure mal fondé en toutes ses demandes ;

confirmer la décision déférée rendue par le tribunal de commerce de Paris le 15 février 2021 en toutes ses dispositions ;

y ajoutant, condamner monsieur [B] [T] à payer à la SA Cementis Réunion la somme de 3 500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

condamner monsieur [B] [T] aux entiers dépens de l'instance.

Conformément à l'article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions visées pour un exposé détaillé du litige et des moyens des parties.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 10 octobre 2023. Les parties ayant régulièrement constitué avocat, l'arrêt sera contradictoire en application de l'article 467 du code de procédure civile.

MOTIVATION

1°) Sur l'effet dévolutif

Moyens des parties

La SA Cementis Réunion soutient que la déclaration d'appel, qui opère seule dévolution des chefs de jugement critiqués à l'exclusion de toute annexe, ne vise aucun chef de jugement et ne sollicite ni l'infirmation ni l'annulation de ce dernier. Elle en déduit l'absence de tout effet dévolutif au sens des dispositions combinées des articles 562 et 901 du code de procédure civile.

Monsieur [B] [T] n'a pas répondu à ce moyen.

Réponse de la cour

Conformément à l'article 562 du code de procédure civile, l'appel défère à la cour la connaissance des chefs de jugement qu'il critique expressément et de ceux qui en dépendent. La dévolution ne s'opère pour le tout que lorsque l'appel tend à l'annulation du jugement ou si l'objet du litige est indivisible

Aux termes de l'article 901 4° du code de procédure civile dans sa version antérieure à l'entrée en vigueur du décret n° 2022-245 du 25 février 2022, la déclaration d'appel est faite par acte contenant à peine de nullité les chefs du jugement expressément critiqués auxquels l'appel est limité, sauf si l'appel tend à l'annulation du jugement ou si l'objet du litige est indivisible. Toutefois, le décret du 25 février 2022, dont l'article 6 dispose qu'il est applicable aux instances en cours au jour de son entrée en vigueur le lendemain de sa publication, a modifié cette disposition en ménageant la possibilité de faire une déclaration d'appel par acte « comportant le cas échéant une annexe ».

Et, en vertu de l'article 2 de l'arrêté du 25 février 2022 modifiant l'article 4 de l'arrêté du 20 mai 2020 relatif à la communication par voie électronique en matière civile devant les cours d'appel, lorsqu'un document doit être joint à un acte, celui-ci renvoie expressément à ce document qui est communiqué sous la forme d'un fichier séparé du fichier visé à l'article 3. Ce document est un fichier au format PDF, produit soit au moyen d'un dispositif de numérisation par scanner si le document à communiquer est établi sur support papier, soit par enregistrement direct au format PDF au moyen de l'outil informatique utilisé pour créer et conserver le document original sous forme numérique. En vertu de son article 3, cet arrêté est entré en vigueur le lendemain de sa publication et est applicable aux instances en cours.

A ce titre, dans son avis du 8 juillet 2022 (n° 15008 B), la Cour de cassation a précisé que :

Le décret n 2022-245 du 25 février 2022 et l'arrêté du 25 février 2022 modifiant l'arrêté du 20 mai 2020 relatif à la communication par voie électronique en matière civile devant la cour d'appel sont immédiatement applicables aux instances en cours pour les déclarations d'appel qui ont été formées antérieurement à l'entrée en vigueur de ces deux textes réglementaires, pour autant qu'elles n'ont pas été annulées par une ordonnance du magistrat compétent qui n'a pas fait l'objet d'un déféré dans le délai requis, ou par l' arrêt d'une cour d'appel statuant sur déféré.

Une déclaration d'appel, à laquelle est jointe une annexe comportant les chefs de dispositif du jugement critiqués, constitue l'acte d'appel conforme aux exigences de l'article 901 du code de procédure civile, dans sa nouvelle rédaction, même en l'absence d'empêchement technique.

La déclaration d'appel de monsieur [B] [T], transmise par la voie électronique le 19 juillet 2021, comporte la mention suivante : « appel limité aux chefs de jugement expressément critiqués », aucun chef de dispositif n'étant cependant énoncé. Le même jour, était notifiée par RPVA une seconde déclaration d'appel visant explicitement les chefs de jugement critiqués dont la réformation était sollicitée. Elle est rédigée en ces termes :

En application des dispositions de l'article 542 du Code de procédure civile, l'appel tend à faire réformer par la Cour d'Appel la décision susvisée. Il porte sur les chefs de jugement ci-dessous désigné en ce qu'ils ont :

Débouté Monsieur [T] de sa demande au titre d'une rupture brutale de relation commerciale,

Débouté Monsieur [T] de sa demande pour manquement à l'obligation de bonne foi,

Débouté Monsieur [T] de sa demande pour préjudice moral,

Débouté les parties de leurs autres demandes, fins et conclusions,

Débouté Monsieur [T] au paiement de la somme de 1 500 € au titre de l'article 700 CPC,

Condamné Monsieur [T] aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 74,50 € dont 12,20 € de TVA ['].

Cette seconde déclaration d'appel, quoiqu'elle comporte de nombreuses mentions inutiles (rappel des prétentions rejetées et ébauche de motivation), est conforme aux prescriptions des articles 542, 562 et 901 du code de procédure civile en ce qu'elle vise expressément l'infirmation de chefs du dispositif du jugement entrepris clairement identifiés et cités.

A supposer qu'elle s'apparente à une annexe malgré son intitulé, l'article 901 dans sa version applicable ne subordonnant pas l'emploi d'une annexe à l'existence d'une contrainte technique quelconque et l'annexe à la déclaration d'appel régulièrement notifiée visant les chefs de jugement critiqués à infirmer, l'effet dévolutif a pleinement joué à leur endroit.

Le moyen opposé par la SA Cementis Réunion est infondé.

2°) Sur la rupture du contrat et de la relation commerciale

Moyens des parties

Au soutien de ses prétentions, monsieur [B] [T] expose que le contrat de location de véhicule avec chauffeur, qui n'est pas régi par le décret n° 2002-566 du 17 avril 2022 visé par le contrat et appliqué à tort par le tribunal puisqu'il a été abrogé par le décret n° 2014-644 du 19 juin 2014, est soumis aux dispositions d'ordre public de l'article L 442-1 II du code de commerce. Il ajoute que le tribunal a violé le principe de la contradiction en appliquant le décret n° 2017-461 du 31 mars 2017 qui n'était pas dans le débat. Sur le fond, il fixe le point de départ de la relation commerciale au 1er janvier 1996 et estime la rupture notifiée le 26 décembre 2016 avec un préavis de six mois brutale, le préavis qui aurait dû lui être accordé étant de 24 mois au regard de l'ancienneté de la relation (25 ans), de sa situation de dépendance économique et de l'exclusivité qui lui était imposée, la SA Cementis Réunion étant de fait sa seule cliente. Ajoutant que cette rupture caractérise également une exécution de mauvaise foi du contrat fondant l'engagement parallèle de la responsabilité contractuelle de la SA Cementis Réunion, il précise subir les préjudices suivants :

préjudice causé par la brutalité de la rupture : marge brute appliquée à 18 mois du chiffre d'affaires moyen des années 2015 à 2019 ;

« aggravation du préjudice résultant de [son] état de dépendance économique » : doublement des indemnités précédentes par analogie avec l'article L. 442-6 I 5° du code de commerce relatif à la fourniture de produits sous marque de distributeur ;

« préjudice matériel résultant de l'arrêt brutal des affaires suivies » : « rupture abusive du second camion » pour 48 000 euros, « valeur du camion » pour 80 000 euros, « réparation » pour 10 000 euros », « prêt pour camionnette » pour 19 000 euros et « coût du prêt pour camionnette » à hauteur de 21 970,48 euros ;

préjudice moral évalué à 20 000 euros.

En réponse, la SA Cementis Réunion expose que l'article L. 442-1 II du code de commerce ne régit les contrats de location de véhicules avec chauffeur qu'en l'absence de contrat type prévoyant la durée d'un préavis de rupture et qu'à défaut de stipulations contractuelles le définissant. Elle ajoute que le préavis accordé était supérieur à celui prévu au contrat et était conforme tant aux usages professionnels applicables dans le secteur entérinés par le décret n° 2012-985 du 26 juillet 2021 qu'aux stipulations du contrat type. Subsidiairement, elle soutient que la relation commerciale a débuté en 2011 et qu'elle n'impliquait aucune exclusivité autre que celle attachée à la location du camion objet du contrat. Elle souligne la présence sur le marché du béton de la Réunion, fortement concurrentiel, d'une dizaine d'opérateurs et la possibilité corrélative pour les transporteurs locaux de diversifier aisément leur clientèle. Elle conteste être en position dominante sur ce marché, la fusion avec le groupe Lafarge n'ayant été autorisée qu'au prix de la cession de divers actifs et activités précisément destinée à la prévenir. Elle en déduit la suffisance du préavis de sept mois effectivement exécuté et précise à défaut que le préjudice allégué n'est prouvé ni en son principe ni en sa mesure.

Elle conteste par ailleurs la réalité des pratiques restrictives de concurrence qui lui sont imputées sans preuve et sans explication claire ainsi que les préjudices correspondants qui ne sont pas étayés.

Réponse de la cour

A titre liminaire, la Cour constate que monsieur [B] [T] ne tire aucune conséquence de la violation qu'il impute au tribunal du principe de la contradiction. Cette invocation et cette carence n'ont aucune incidence sur le litige puisque l'article 561 du code de procédure civile confère plénitude de juridiction à la cour d'appel.

Sur le cadre juridique pertinent

La loi spéciale dérogeant à la loi générale et l'article L. 442-1 II du code de commerce consacrant un régime spécial de responsabilité de nature délictuelle exclusif de celui du droit commun fondé sur l'article 1382 (devenu 1240) du code civil (en ce sens, Com., 2 octobre 2019, n° 18 15.676) et ouvrant un droit à réparation du préjudice né de la brutalité de la rupture et non d'une inexécution contractuelle, le premier texte ne s'applique pas dans le cadre des relations commerciales de transports publics routiers de marchandises exécutés par des sous-traitants, lorsque le contrat-type qui prévoit la durée des préavis de rupture institué par la loi n° 82-1153 du 30 décembre 1982 dite loi Loti régit, faute de stipulations contractuelles, les rapports du sous-traitant et de l'opérateur de transport (en ce sens, Com. 4 octobre 2011, n° 10-20.240 ; Com., 25 septembre 2019, n° 17-22.275 ; Com., 22 janv. 2008, n° 06-19.440, qui précise qu'un contrat-type, institué sur le fondement de l'article 8§II de la loi Loti règle pour l'avenir, dès l'entrée en vigueur du décret qui l'établit, les rapports que les parties n'ont pas définis au contrat de transport qui les lie).

Ce raisonnement vaut pour les contrats de location de véhicule avec conducteur conformément à l'article L. 3223-1 du code des transports qui dispose que tout contrat de location d'un véhicule industriel avec conducteur comporte des clauses précisant les obligations respectives des parties dans les conditions d'emploi du conducteur et dans l'exécution des opérations de transport. Ce contrat assure la couverture des coûts réels du service rendu dans des conditions normales d'organisation et de productivité. A défaut de convention écrite définissant les rapports entre les parties au contrat sur les matières mentionnées au premier alinéa, les clauses de contrats types établis par voie réglementaire s'appliquent de plein droit.

Ainsi, les stipulations du contrat-type sont supplétives de volonté : elles ne s'appliquent qu'en l'absence de convention conclue entre les parties ou de prévisions spécifiques sur les rapports définis par ce dernier.

Monsieur [B] [T] a conclu le 12 octobre 2011 avec la SA Holcim Réunion devenue la SA Cementis Réunion un contrat de location de véhicule avec conducteur expressément soumis aux dispositions du décret n° 2002-566 du 17 avril 2002 modifié par le décret n° 2007-1226 du 20 août 2007. Mais, outre le fait que ce texte ne comportait aucune disposition relative à la rupture des relations et au préavis la précédant, y compris dans sa version modifiée, la convention stipule en son article 11.2 « Résiliation », en l'absence de manquement, une faculté de résiliation bilatérale par lettre recommandée avec accusé de réception moyennant un préavis d'un mois quand le temps écoulé depuis le début d'exécution du contrat n'est pas supérieur à six mois, de deux mois quand ce temps est compris entre six mois et un an et de quatre mois pour un temps plus long.

Dès lors, il importe peu que le contrat-type défini par l'annexe VIII à laquelle renvoie l'article D 3223-1 du code des transports issu du décret n° 2016-1550 du 17 novembre 2016 abrogeant le décret n° 2014-644 du 19 juin 2014 qui s'était substitué à celui du 17 avril 2002, encadre la résiliation du contrat de location et soit théoriquement applicable pour l'avenir aux relations nouées par les parties à compter de son entrée en vigueur, puisque les parties, malgré le renvoi opéré en préambule, ont explicitement inséré dans leur contrat écrit des stipulations relatives à sa résiliation et prévoyant un préavis adapté à l'ancienneté de leurs relations.

En conséquence, les dispositions de l'article L. 442-1 II du code de commerce régissent le litige.

Sur la caractérisation de la rupture brutale des relations commerciales

En application de l'article L. 442-1 II du code de commerce, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l'absence d'un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels. En cas de litige entre les parties sur la durée du préavis, la responsabilité de l'auteur de la rupture ne peut être engagée du chef d'une durée insuffisante dès lors qu'il a respecté un préavis de dix-huit mois. Les dispositions du présent II ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure.

Sur les caractéristiques de la relation commerciale

Au sens de ce texte, la relation, notion propre du droit des pratiques restrictives de concurrence qui n'implique aucun contrat (en ce sens, Com., 9 mars 2010, n° 09-10.216) et n'est soumise à aucun formalisme quoiqu'une convention ou une succession d'accords poursuivant un objectif commun puisse la caractériser, peut se satisfaire d'un simple courant d'affaires, sa nature commerciale étant entendue plus largement que la commercialité des articles L. 110-1 et suivants du code de commerce comme la fourniture d'un produit ou d'une prestation de service (en ce sens, Com., 23 avril 2003, n° 01-11.664). Elle est établie dès lors qu'elle présente un caractère suivi, stable et habituel laissant entendre à la victime de la rupture qu'elle pouvait raisonnablement anticiper, pour l'avenir, une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial (en ce sens, Com., 15 septembre 2009, n° 08-19.200 qui évoque « la régularité, le caractère significatif et la stabilité de la relation commerciale »). La poursuite de la relation par une personne distincte de celle qui l'a nouée initialement ne fait pas obstacle à sa stabilité en présence d'une transmission universelle de patrimoine et, à défaut, si des éléments démontrent que la commune intention des parties était de continuer la même relation (en ce sens, Com., 10 février 2021, n° 19-15.369).

Les parties s'accordent sur le caractère établi des relations commerciales mais débattent de leur durée, la SA Cementis Réunion, qui limite sa reconnaissance des faits à la période couverte par le contrat conclu le 12 octobre 2011, n'opposant cependant aucun moyen tiré de la succession de personnes morales distinctes.

Monsieur [B] [T] soutient que les relations commerciales ont débuté le 1er janvier 1996 et duré de ce fait 23 ans. Pour justifier d'une telle ancienneté, il produit :

le contrat conclu avec la société Béton Contrôle de la Réunion le 13 décembre 1995 pour une durée de trente mois (sa pièce 4) ainsi que les pièces, sans pertinence sur ce point, révélant les conditions d'acquisition du camion loué (ses pièces 5 et 6) ;

sa liasse fiscale 2016 (sa pièce 9), les factures et règlements annoncés dans ses écritures (page 12) n'étant ni produites ni mentionnées dans le bordereau de communication de pièces ;

une attestation de son expert-comptable certifiant son chiffre d'affaires pour les années 2015 à 2019 (sa pièce 22), qui est ici sans intérêt puisque le caractère établi des relations est reconnu sur cette période ;

deux autres attestations du même cabinet d'expertise comptable affirmant d'une part que la SA Cementis Réunion était l'unique client de monsieur [B] [T], ce qui est constant, et d'autre part que la relation était continue et régulière depuis l'origine (ses pièces 18 et 19), affirmation que rien n'étaye et qui ne saurait se substituer à l'appréciation de la Cour sur la base d'éléments comptables et financiers fiables, qui font défaut.

Ainsi, en l'absence de tout élément permettant d'apprécier le flux d'affaires entre les parties de 1996 à 2011 et les caractéristiques économiques de la collaboration, rien ne démontre le caractère établi des relations avant l'exécution du contrat du 12 octobre 2011.

Sur la rupture des relations et le préavis suffisant

L'article L 442-1 II du code de commerce sanctionne non la rupture, qui doit néanmoins être imputable à l'agent économique à qui elle est reprochée et peut être totale ou partielle, la relation commerciale devant dans ce dernier cas être modifiée substantiellement (en ce sens, Com. 31 mars 2016, n° 14-11.329 ; Com 20 novembre 2019, n° 18-11.966, qui précise qu'une modification contractuelle négociable et non imposée n'est pas la marque d'une rupture partielle brutale), mais sa brutalité qui résulte de l'absence de préavis écrit ou de préavis suffisant. Celui-ci s'entend du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, soit pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement en bénéficiant, sauf circonstances particulières, d'un maintien des conditions antérieures (en ce sens, Com., 10 février 2015, n° 13-26.414), les éléments postérieurs à la notification de la rupture ou à sa matérialisation ne pouvant être pris en compte pour déterminer sa durée (en ce sens, Com, 1er juin 2022, n° 20-18960).

Les critères pertinents sont notamment l'ancienneté des relations et les usages commerciaux, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, l'éventuelle exclusivité des relations et la spécificité du marché et des produits et services en cause ainsi que tout obstacle économique ou juridique à la reconversion. En revanche, le comportement de monsieur [B] [T] postérieurement à la notification de la rupture, tel son refus de participer à l'appel d'offres organisé par la SA Cementis Réunion, est sans pertinence pour apprécier la suffisance du préavis accordé.

Au regard de sa fonction, la date d'appréciation de la suffisance de sa durée est celle de la notification de la rupture qui correspond à l'annonce faite par un cocontractant à l'autre de sa volonté univoque de cesser la relation à une date déterminée, seule information qui peut permettre au second de se projeter et d'organiser son redéploiement ou sa reconversion en disposant de la visibilité indispensable à toute anticipation.

A ce titre, la SA Cementis Réunion a notifié à monsieur [B] [T] la fin de son contrat par courrier du 26 décembre 2019 (sa pièce 12) en fixant un préavis de six mois courant à compter de sa réception. Ce n'est qu'en juin 2020, soit à la veille de l'expiration de ce dernier, que la SA Cementis Réunion a accepté sa prolongation pour une durée d'un mois (ses pièces 9, 10 et 17). Cette modification, intervenue à trop grande distance de la notification et de ce fait sans effet utile sur les projections alors faites par le transporteur pour se réorganiser, n'a pu augmenter le préavis effectivement accordé.

Pour fonder la fixation du préavis qu'il estime dû à 24 mois, monsieur [B] [T] invoque, outre la durée des relations dont il est désormais acquis qu'elle est en réalité nettement moindre et réduite à 8 ans au jour de la notification de la rupture, son état de dépendance économique et sa soumission à une exclusivité de fait.

Celui-ci, pour l'essentiel défini pour les besoins de l'application de l'article L. 420-2 du code de commerce qui n'est pas en débat mais devant être apprécié de manière uniforme en tant que situation de fait servant ici, non de condition préalable mais d'élément d'évaluation de la durée du préavis éludé, s'entend de l'impossibilité, pour une entreprise, de disposer d'une solution techniquement et économiquement équivalente aux relations contractuelles qu'elle a nouées avec une autre entreprise (en ce sens, Com., 12 février 2013, n° 12-13.603). Son existence s'apprécie en tenant compte notamment de la notoriété de la marque du fournisseur, de l'importance de sa part dans le marché considéré et dans le chiffre d'affaires du revendeur, ainsi que de l'impossibilité pour ce dernier d'obtenir d'autres fournisseurs des produits équivalents (en ce sens, Com., 12 octobre 1993, n° 91-16988 et 91-17090). La possibilité de disposer d'une solution équivalente s'entend de celle, juridique mais aussi matérielle, pour l'entreprise de développer des relations contractuelles avec d'autres partenaires, de substituer à son donneur d'ordre un ou plusieurs autres donneurs d'ordre lui permettant de faire fonctionner son entreprise dans des conditions techniques et économiques comparables (Com., 23 octobre 2007, n° 06-14.981).

Or, monsieur [B] [T] invoque de manière confuse une position dominante que rien n'étaye, les procès-verbaux d'assemblée générale de 2018 et 2019 qu'il cite sans les produire (le bordereau de communication de pièces ne les évoquent d'ailleurs pas) mentionnant seulement « la place importante sur le marché » de la SA Cementis Réunion et sa volonté de « garder [son] positionnement », ainsi qu'une situation de monopole qu'il contredit immédiatement en reconnaissant la présence sur le marché d'un concurrent (pages 11 et 12). Or, la SA Cementis Réunion soutient au contraire sans être utilement contredite que le marché du béton compte une dizaine d'opérateurs (dont Teralta du groupe Audemart, SCPR du groupe Colas, EuroBéton, Sigemat, Préfabloc, Austral Concrete), concurrence active postulant des possibilités de diversification de leur clientèle aisée pour les transporteurs. Aussi, le fait que la totalité de son chiffre d'affaires soit généré à l'occasion de sa relation avec la SA Cementis Réunion, exclusivité affirmée par son expert-comptable mais insusceptible de toute vérification, n'est pas décisif, cette situation étant choisie et non subie.

Par ailleurs, l'exclusivité imposée par le contrat (article 1) porte sur un camion toupie et son personnel de conduite. Elle n'interdit en rien l'exercice de la même activité au profit de concurrents avec d'autres camions, monsieur [B] [T] ne contestant d'ailleurs pas que d'autres transporteurs aient adopté une telle organisation, peu important le contrôle exercé par la SA Cementis Réunion sur le camion spécifiquement objet du contrat (pièce 20 de l'appelant, les photographies produites en pièce 21, en réalité de peu d'intérêt pour apprécier la portée de l'exclusivité alléguée alors que le port de signes distinctifs de la SA Cementis Réunion n'est pas illogique quand il se rattache à l'emploi du camion qu'elle loue, n'ayant pour leur part aucune force probante faute de date certaine et de possibilité d'identification du sujet et de l'engin représentés).

Aussi, la dépendance économique alléguée n'est pas démontrée et l'exclusivité de fait choisie par monsieur [B] [T] est sans incidence.

Les arguments tirés de la notification de la rupture le lendemain des fêtes de Noël, pendant la période de congé du BTP, et de l'invitation à participer à un appel d'offres qui reviendrait sur des accords professionnels (cette assertion étant invérifiable faute de production de ce dernier) n'ayant aucune pertinence au regard du fondement de l'action, demeure la question des usages.

Si la combinaison des articles L. 442-1 II du code de commerce et L. 3223-1 et D. 3223-1 du code des transports induit la conformité des préavis prévus par le contrat-type de location de véhicule avec conducteur aux usages commerciaux que ce dernier texte entérine et auquel se réfère explicitement le premier pour encadrer l'appréciation de la suffisance du préavis accordé (en ce sens, pour des contrats de transport, Com., 19 novembre 2013, n° 12-26.404), l'existence de ces usages, comme d'ailleurs d'un accord interprofessionnel (en ce sens, Com., 2 décembre 2008, n° 08-10.731), ne dispense pas le juge d'examiner la durée de ce préavis en considération de tous les autres critères pertinents (en ce sens, Com., 3 mai 2012, n° 11-10.544).

L'article 18 de l'annexe VIII, dans sa version applicable au jour de la rupture, à laquelle renvoie l'article D 3223-1 du code des transports, est ainsi rédigé, en termes identiques à sa version issue du décret n° 2014-644 du 19 juin 2014 :

Sans préjudice des situations visées aux articles 18-2 [i.e. des manquements répétés malgré avertissements] et 18-3 [i.e. un manquement grave], en cas de succession de contrats formant une relation suivie, chacune des parties peut mettre un terme à la relation par l'envoi d'une lettre recommandée avec avis de réception, moyennant un préavis d'un mois quand le temps déjà écoulé depuis le début de la relation n'est pas supérieur à six mois. Le préavis est porté à deux mois quand ce temps est supérieur à six mois et inférieur à un an. Le préavis à respecter est de trois mois quand la durée de la relation est d'un an et plus. Pendant la période de préavis, les parties poursuivent l'exécution du contrat en cours jusqu'à son terme.

Par ailleurs, la SA Cementis Réunion produit l'avis n° 2016-01-1 de l'Institut des usages qui conclut, en matière de sous-traitance de transport, signe d'une certaine uniformité en la matière et d'une convergence avec le contrat de location de véhicule avec conducteur, qu'un préavis de trois mois est d'usage quand la relation a duré plus d'un an (sa pièce 1).

En considération de ces éléments combinés, le préavis de six mois accordé par la SA Cementis Réunion et effectivement exécuté par monsieur [B] [T], qui double celui en usage depuis a minima 2014, est suffisant, le moyen tiré du doublement de la durée du préavis si la relation porte sur la fourniture de produits sous marque de distributeur au sens de l'article L 442-6 I 5° du code de commerce dans sa version issue de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 étant sans pertinence, d'une part car ce texte n'est pas applicable à la rupture à raison de sa date et d'autre part car l'hypothèse évoquée est étrangère au litige.

En conséquence, le jugement entrepris sera confirmé par ces motifs substitués en ce qu'il a rejeté les demandes de monsieur [B] [T] au titre de la rupture brutale des relations commerciales établies.

Sur les autres manquements

Monsieur [B] [T] invoque, de manière difficilement intelligible et sans cohérence entre les motifs, qui n'abordent ces dommages que sous l'angle de leur quanta respectifs, et le dispositif, qui les présente comme issus d'une faute contractuelle spécifique (« sur le manquement à l'obligation de bonne foi, caractérisé par l'état de dépendance économique »), des préjudices variés définis dans la partie de ses conclusions dédiée aux « conséquences dommageables de la rupture brutale des relations commerciale » (pages 19 et suivantes). En outre, le dispositif vise cumulativement un déséquilibre significatif, une situation de dépendance économique, un abus de position dominante, une violation de l'obligation de bonne foi et une violence économique sans que les motifs ne permettent de comprendre à quel titre ces fondements sont invoqués et à quels préjudices ils pourraient correspondre.

Il sera simplement précisé, en complément des motifs du jugement entrepris qui seront sur ces questions adoptés, que :

l'article L. 442-1 I 2° (anciennement L. 442-6 I 2°, aucune précision temporelle n'étant apportée par monsieur [B] [T] pour déterminer la version applicable) du code de commerce, dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait de soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties. La caractérisation de cette pratique restrictive suppose ainsi la réunion de deux éléments : d'une part la soumission à des obligations, ou sa tentative, et d'autre part l'existence d'obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties. Or, monsieur [B] [T] se dispense d'indiquer les obligations qui seraient concernées par ce moyen ;

l'abus de position dominante défini par l'article L. 420-2 alinéa 1 du code de commerce suppose la démonstration d'une position dominante, qui fait défaut, le marché pertinent n'étant même pas défini, et un abus de celle-ci, qui n'est ni explicitée ni caractérisée ;

l'abus de dépendance économique visé par l'article L. 420-2 alinéa 2 du code de commerce requiert à son tour la preuve, outre de la réalité de la dépendance économique, de l'exploitation abusive de celle-ci dès lors qu'elle est susceptible d'affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence, aucune de ces conditions d'application n'étant discutée ;

la violation de l'obligation de bonne foi, fondée sur l'article 1134 (devenu 1104) du code civil, résiderait dans la rupture brutale elle-même (page 19 de ses écritures). Mais, cette prétention se confond avec la demande fondée sur l'article L. 442-1 II du code de commerce et, portant sur le même préjudice né de la brutalité de la rupture et non de la résiliation elle-même, se heurte au principe de non-option et de non-cumul des responsabilités délictuelle et contractuelle. En admettant que la prétention touche à la seconde, celle-ci a été notifiée dans le respect des stipulations contractuelles, le préavis accordé excédant même celui défini à l'article 11.2. Ni faute ni mauvaise foi ne sont ainsi caractérisées ;

la violence économique est, conformément à l'article 1143 du code civil, un vice du consentement qui suppose la preuve d'un abus de dépendance permettant d'obtenir du cocontractant victime un engagement qu'il n'aurait sinon pas souscrit et qui génère un avantage manifestement excessif, aucune de ces conditions n'étant remplies, la rupture d'un contrat et d'une relation accompagnée d'une invitation à participer à un appel d'offres n'étant d'ailleurs pas un engagement.

En conséquence, le jugement entrepris sera confirmé en ce qu'il a rejeté l'intégralité des demandes de monsieur [B] [T].

2°) Sur les frais irrépétibles et les dépens

Le jugement entrepris sera confirmé en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et aux dépens.

Succombant en son appel, monsieur [B] [T], dont la demande au titre des frais irrépétibles sera rejetée, sera condamné à supporter les entiers dépens d'appel.

Au regard de la disparité dans les situations économiques respectives des parties et de l'indemnité déjà allouée en première instance, l'équité commande par ailleurs de limiter sa condamnation sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile à de plus justes proportions, soit 600 euros.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant par arrêt contradictoire mis à la disposition des parties au greffe,

CONFIRME le jugement entrepris en toutes ses dispositions soumises à la Cour ;

Y AJOUTANT,

CONDAMNE M.[B] [T] à verser la SA Cementis Reunion la somme de 600 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

CONDAMNE monsieur [B] [T] à supporter les entiers dépens d'appel.