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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 17 janvier 2024, n° 21/13928

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

E

Défendeur :

Holcim Reunion (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Brun-Lallemand

Conseillers :

Mme Depelley, M. Richaud

Avocats :

Me Lallement, Me Beyrand, Me Meynard, Me Rigault

T.com Paris; du 30 mars 2021; n° 2020054…

30 mars 2021

Monsieur [V] [E], qui exerce la profession de chauffeur routier à titre indépendant, a entretenu des relations commerciales avec la SA Cementis Réunion, anciennement dénommée Holcim Réunion, qui exerce sur l'île de la Réunion des activités de gestion de carrières ainsi que de vente de granulats, de ciment, de béton prêt à l'emploi et de produits préfabriqués en béton précontraint.

Le partenariat était encadré en dernier lieu par un contrat de location de véhicules industriels avec conducteur conclu le 7 novembre 2011 pour une durée indéterminée, monsieur [V] [E] mettant à la disposition exclusive de la SA Cementis Réunion un véhicule avec son personnel de conduite. Cet acte stipulait en son article 11 une clause ménageant une faculté de résiliation unilatérale moyennant le respect d'un préavis dont la durée variait en considération de celle de la relation contractuelle.

Par courrier du 26 décembre 2019, la SA Cementis Réunion a notifié à monsieur [V] [E], comme à l'intégralité de ses prestataires de transport de béton, la rupture de ce contrat avec un préavis de six mois ainsi que l'organisation d'un appel d'offres auquel il était invité à participer. Par lettre du 20 juillet 2020, le terme du préavis était reporté d'un mois au 31 juillet 2020.

Par ordonnance du 29 mai 2020, la délégataire de la président du tribunal mixte de commerce de Saint-Denis de la Réunion statuant en référés, saisie d'une assignation signifiée le 23 janvier 2020 par 17 transporteurs, dont monsieur [V] [E], a dit n'y avoir lieu à référé en l'absence de trouble manifestement illicite généré par la rupture des relations. Par arrêt du 25 novembre 2020, la cour d'appel de Saint-Denis, constatant que la demande excédait le pouvoir juridictionnel du juge des référés, a infirmé cette décision en toutes ses dispositions tout en condamnant les demandeurs aux frais irrépétibles et aux dépens.

C'est dans ces circonstances que monsieur [V] [E] a, par acte d'huissier signifié le 27 novembre 2020, assigné à bref délai la SA Cementis Réunion, alors Holcim Réunion, devant le tribunal de commerce de Paris sur le fondement des articles L. 442-6 et L. 420-2 du code de commerce et 1143 du code civil.

Par jugement du 30 mars 2021, le tribunal de commerce de Paris a rejeté l'intégralité des demandes de monsieur [V] [E] et l'a condamné à payer à la SA Cementis Réunion la somme de 1 500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'à supporter les entiers dépens de l'instance.

Par déclaration reçue au greffe le 16 juillet 2021, monsieur [V] [E] a interjeté appel de ce jugement.

Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique 2 octobre 2023, monsieur [V] [E], demande à la cour, au visa des articles L. 442-6 1° (ancien) et D 442-3 du code de commerce ainsi que des dispositions du décret n° 2002-566 du 17 avril 2002 :

d'infirmer le jugement rendu le 30 mars 2021 par le tribunal de commerce de Paris en ce qu'il a débouté monsieur [V] [E] de ses demande indemnitaires dirigée contre la SA Cementis Réunion ;

statuant à nouveau, de :

déclarer que monsieur [V] [E] recevable et bien fondé en sa demande d'indemnisation du fait de la rupture unilatérale et brutale par la SA Cementis Réunion de la relation commerciale établie entretenue depuis plus de 21 ans ;

dire que les dispositions du contrat-type de location de véhicule avec chauffeur institué par le décret n° 2002-566 du 17 avril 2002 ne fixaient pas de durée minimale de préavis et que le préavis octroyé à monsieur [V] [E] doit être apprécié au seul regard des dispositions de l'article L 442-1 du code de commerce ;

dire que monsieur [V] [E] aurait dû bénéficier d'un délai de préavis de 18 mois ;

dire que le préjudice subi par monsieur [V] [E] correspond à sa perte de marge bénéficiaire brute durant les 12 mois de préavis complémentaires dont il a été privé ;

condamner en conséquence, la SA Cementis Réunion à payer à monsieur [V] [E] la somme de 50 000 euros à titre de dommages et intérêt en réparation de sa perte de marge bénéficiaire brute ;

de condamner la SA Cementis Réunion au paiement d'une indemnité de 6 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au profit de monsieur [V] [E] ;

de condamner la SA Cementis Réunion aux entiers dépens de 1ère instance et d'appel.

En réponse, dans ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 14 septembre 2023, la SA Cementis Réunion demande à la cour, au visa des dispositions du décret n° 2002-566 du 17 avril 2002 portant approbation du contrat type de location d'un véhicule industriel avec conducteur pour le transport routier de marchandises, de la loi d'orientation des transports intérieurs n° 82-1153 du 30 décembre 1982, des usages et accords professionnels ainsi que de l'article L 442-1 du code de commerce et, à titre subsidiaire, de l'ancien article L. 442-6 I 5° du même code, de :

juger que tant le préavis contractuellement prévu que celui accordé étaient d'une durée supérieure aux usages applicables ;

juger que la rupture de la relation commerciale n'a pas été brutale ;

juger en conséquence l'appelant mal fondé en toutes ses demandes ;

confirmer la décision déférée rendue par le tribunal de commerce de Paris le 30 mars 2021 en toutes ses dispositions ;

y ajoutant, condamner monsieur [V] [E] à payer à la SA Cementis Réunion la somme de 3 500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

condamner monsieur [V] [E] aux entiers dépens de l'instance.

Conformément à l'article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions visées pour un exposé détaillé du litige et des moyens des parties.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 24 octobre 2023. Les parties ayant régulièrement constitué avocat, l'arrêt sera contradictoire en application de l'article 467 du code de procédure civile.

MOTIVATION

1°) Sur la rupture brutale de la relation commerciale

Moyens des parties

Au soutien de ses prétentions, monsieur [V] [E] expose que le contrat de location de véhicule avec chauffeur, qui n'est régi ni par le décret n° 2003-1295 du 26 décembre 2003 ni par le décret n° 2017-461 du 31 mars 2017 visés par le tribunal, est soumis aux dispositions de l'article L 442-1 II du code de commerce en l'absence de renvoi au contrat-type correspondant ou à raison des stipulations dérogatoires à ce dernier qu'il contient. Il ajoute que le décret n° 2002-566 du 17 avril 2002 visé en préambule ne comportait aucune clause définissant un préavis en cas de rupture, à l'inverse du décret n° 2014-644 du 19 juin 2014 entrée en vigueur le 1er juillet 2014 et inapplicable au contrat de 2011. Il en déduit que l'article 11.2 de ce dernier est nécessairement dérogatoire au contrat-type, silencieux sur ce point, constat qui fonde l'application de l'article L 442-1 II du code de commerce. Il explique que le préavis de six mois accordé, peu important sa majoration ultérieure et ineffective d'un mois et l'absence de soumission à l'appel d'offres, était insuffisant au regard de la durée de la relation (21 ans), de son état de dépendance économique et de l'exclusivité que lui a imposée la SA Cementis Réunion. Il estime le préavis adéquat à 18 mois et fixe le quantum de son indemnisation forfaitairement à 50 000 euros pour un gain manqué de 46 602 euros représentant sa marge brute de 55 % appliquée à son chiffre d'affaires annuel moyen entre 2015 et 2019.

En réponse, la SA Cementis Réunion expose que l'article L. 442-1 II du code de commerce ne régit les contrats de location de véhicules avec chauffeur qu'en l'absence de contrat-type prévoyant la durée d'un préavis de rupture et qu'à défaut de stipulations contractuelles le définissant. Elle ajoute que le préavis accordé était supérieur à celui prévu au contrat et était conforme tant aux usages professionnels applicables dans le secteur entériné par le décret n° 2012-985 du 26 juillet 2021 qu'aux stipulations du contrat-type. Subsidiairement, elle soutient que la relation commerciale a été substantiellement modifiée en 2011, le contrat de location de véhicule avec chauffeur s'étant substituée au contrat de transport conclu en 2001, et qu'elle n'est ainsi pas continue. Elle ajoute qu'elle n'était pas non plus stable avant 2011 et qu'elle n'impliquait aucune exclusivité, celle-ci étant circonscrite au seul camion mis à sa disposition. Elle souligne la présence sur le marché du béton de la Réunion, fortement concurrentiel, d'une dizaine d'opérateurs et la possibilité corrélative pour les transporteurs locaux de diversifier aisément leur clientèle. Elle conteste être en position dominante sur ce marché, la fusion avec le groupe Lafarge n'ayant été autorisée qu'au prix de la cession de divers actifs et activités précisément destinée à la prévenir. Elle en déduit la suffisance du préavis de sept mois accordé et effectivement exécuté et précise à défaut que le préjudice allégué, évalué forfaitairement, n'est prouvé ni en son principe ni en sa mesure.

Réponse de la cour

Sur le cadre juridique pertinent

La loi spéciale dérogeant à la loi générale et l'article L. 442-1 II du code de commerce consacrant un régime spécial de responsabilité de nature délictuelle exclusif de celui du droit commun fondé sur l'article 1382 (devenu 1240) du code civil (en ce sens, Com., 2 octobre 2019, n° 18 15.676) et ouvrant un droit à réparation du préjudice né de la brutalité de la rupture et non d'une inexécution contractuelle, le premier texte ne s'applique pas dans le cadre des relations commerciales de transports publics routiers de marchandises exécutés par des sous-traitants, lorsque le contrat-type qui prévoit la durée des préavis de rupture institué par la loi n° 82-1153 du 30 décembre 1982 dite loi Loti régit, faute de stipulations contractuelles, les rapports du sous-traitant et de l'opérateur de transport (en ce sens, Com. 4 octobre 2011, n° 10-20.240 ; Com., 25 septembre 2019, n° 17-22.275 ; Com., 22 janv. 2008, n° 06-19.440, qui précise qu'un contrat-type, institué sur le fondement de l'article 8§II de la loi Loti règle pour l'avenir, dès l'entrée en vigueur du décret qui l'établit, les rapports que les parties n'ont pas définis au contrat de transport qui les lie).

Ce raisonnement vaut pour les contrats de location de véhicule avec conducteur conformément à l'article L. 3223-1 du code des transports qui dispose que tout contrat de location d'un véhicule industriel avec conducteur comporte des clauses précisant les obligations respectives des parties dans les conditions d'emploi du conducteur et dans l'exécution des opérations de transport. Ce contrat assure la couverture des coûts réels du service rendu dans des conditions normales d'organisation et de productivité. A défaut de convention écrite définissant les rapports entre les parties au contrat sur les matières mentionnées au premier alinéa, les clauses de contrats types établis par voie réglementaire s'appliquent de plein droit.

Ainsi, les stipulations du contrat-type sont supplétives de volonté : elles ne s'appliquent qu'en l'absence de convention conclue entre les parties ou de prévisions spécifiques sur les rapports définis par ce dernier.

Monsieur [V] [E] a conclu le 7 novembre 2011 avec la SA Holcim Réunion devenue la SA Cementis Réunion un contrat de location de véhicule avec conducteur expressément soumis aux dispositions du décret n° 2002-566 du 17 avril 2002 modifié par le décret n° 2007-1226 du 20 août 2007. Mais, outre le fait que ce texte ne comportait aucune disposition relative à la rupture des relations et au préavis la précédant, y compris dans sa version modifiée, la convention stipule en son article 11.2 « Résiliation », en l'absence de manquement, une faculté de résiliation bilatérale par lettre recommandée avec accusé de réception moyennant un préavis d'un mois quand le temps écoulé depuis le début d'exécution du contrat n'est pas supérieur à six mois, de deux mois quand ce temps est compris entre six mois et un an et de quatre mois pour un temps plus long.

Dès lors, il importe peu que le contrat-type défini par l'annexe VIII à laquelle renvoie l'article D 3223-1 du code des transports issu du décret n° 2016-1550 du 17 novembre 2016 abrogeant le décret n° 2014-644 du 19 juin 2014 qui s'était substitué à celui du 17 avril 2002, encadre la résiliation du contrat de location et soit théoriquement applicable pour l'avenir aux relations nouées par les parties à compter de son entrée en vigueur, puisque les parties, malgré le renvoi opéré en préambule, ont explicitement inséré dans leur contrat écrit des stipulations relatives à sa résiliation et prévoyant un préavis adapté à l'ancienneté de leurs relations.

En conséquence, les dispositions de l'article L. 442-1 II du code de commerce régissent le litige.

Sur la caractérisation de la rupture brutale des relations commerciales

En application de l'article L 442-1 II du code de commerce, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l'absence d'un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels. En cas de litige entre les parties sur la durée du préavis, la responsabilité de l'auteur de la rupture ne peut être engagée du chef d'une durée insuffisante dès lors qu'il a respecté un préavis de dix-huit mois. Les dispositions du présent II ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure.

Sur les caractéristiques de la relation commerciale

Au sens de ce texte, la relation, notion propre du droit des pratiques restrictives de concurrence qui n'implique aucun contrat (en ce sens, Com., 9 mars 2010, n° 09-10.216) et n'est soumise à aucun formalisme quoiqu'une convention ou une succession d'accords poursuivant un objectif commun puisse la caractériser, peut se satisfaire d'un simple courant d'affaires, sa nature commerciale étant entendue plus largement que la commercialité des articles L. 110-1 et suivants du code de commerce comme la fourniture d'un produit ou d'une prestation de service (en ce sens, Com., 23 avril 2003, n° 01-11.664). Elle est établie dès lors qu'elle présente un caractère suivi, stable et habituel laissant entendre à la victime de la rupture qu'elle pouvait raisonnablement anticiper, pour l'avenir, une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial (en ce sens, Com., 15 septembre 2009, n° 08-19.200 qui évoque « la régularité, le caractère significatif et la stabilité de la relation commerciale »). La poursuite de la relation par une personne distincte de celle qui l'a nouée initialement ne fait pas obstacle à sa stabilité en présence d'une transmission universelle de patrimoine et, à défaut, si des éléments démontrent que la commune intention des parties était de continuer la même relation (en ce sens, Com., 10 février 2021, n° 19-15.369).

Les parties s'accordent sur le caractère établi des relations commerciales mais débattent de leur durée, la SA Cementis Réunion, qui limite sa reconnaissance des faits à la période couverte par le contrat conclu le 7 novembre 2011, n'opposant cependant aucun moyen tiré de la succession de personnes morales distinctes.

Monsieur [V] [E] soutient que les relations commerciales ont duré 21 ans. Pour justifier d'une telle ancienneté, il produit :

un contrat de location de véhicule avec chauffeur conclu avec la société Béton Contrôle de la Réunion le 1er octobre 1999 pour une durée de deux ans renouvelable par tacite reconduction par tranches annuelles (sa pièce 3) ;

un contrat de même objet conclu le 18 janvier 2010 avec la société Groupe Ouest Concassage pour une durée d'un an renouvelable par tacite reconduction par tranches annuelles (sa pièce 7) ;

des factures à son nom ou des justificatifs de règlement établis entre le 30 novembre 1999 et le 25 avril 2017 (ses pièces 19 à 32 : 1 en 1999, 7 en 2000, 4 en 2001, 6 en 2002, 1 en 2004, 1 en 2006, 2 en 2007, 3 en 2008, 2 en 2009, 1 en 2012, 1 en 2016 et 4 en 2017) portant sur des montants sujets, comme le nombre de prestations correspondantes, à d'importantes de variations.

Ces éléments épars, qui révèlent des interruptions et des fluctuations significatives du chiffre d'affaires généré entre 1999 et 2011, caractérisent une relation discontinue, instable et parfois sans réelle consistance économique (e.g. la facture de 2012 pour un montant de 595,45 euros TTC). Cette analyse n'est pas utilement contredite par l'attestation de l'expert-comptable de monsieur [V] [E] (sa pièce 39) qui, si elle est pertinente pour les années 2017 à 2019 qui ne sont pas documentées mais pour lesquelles un chiffre d'affaires est certifié, est sans valeur pour les années précédentes, l'affirmation de la régularité et de l'exclusivité des relations n'étant ni étayée ni expliquée.

Aussi, les relations n'étaient établies, à raison de la reconnaissance de la SA Cementis Réunion, qu'à compter du 7 novembre 2011.

Sur la rupture des relations et le préavis suffisant

L'article L 442-1 II du code de commerce sanctionne non la rupture, qui doit néanmoins être imputable à l'agent économique à qui elle est reprochée et peut être totale ou partielle, la relation commerciale devant dans ce dernier cas être modifiée substantiellement (en ce sens, Com. 31 mars 2016, n° 14-11.329 ; Com 20 novembre 2019, n° 18-11.966, qui précise qu'une modification contractuelle négociable et non imposée n'est pas la marque d'une rupture partielle brutale), mais sa brutalité qui résulte de l'absence de préavis écrit ou de préavis suffisant. Celui-ci s'entend du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, soit pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement en bénéficiant, sauf circonstances particulières, d'un maintien des conditions antérieures (en ce sens, Com., 10 février 2015, n° 13-26.414), les éléments postérieurs à la notification de la rupture ou à sa matérialisation ne pouvant être pris en compte pour déterminer sa durée (en ce sens, Com, 1er juin 2022, n° 20-18960).

Les critères pertinents sont notamment l'ancienneté des relations et les usages commerciaux, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, l'éventuelle exclusivité des relations et la spécificité du marché et des produits et services en cause ainsi que tout obstacle économique ou juridique à la reconversion. En revanche, le comportement de monsieur [V] [E] postérieurement à la notification de la rupture, tel son refus de participer à l'appel d'offres organisé par la SA Cementis Réunion, est sans pertinence pour apprécier la suffisance du préavis accordé.

Au regard de sa fonction, la date d'appréciation de la suffisance de sa durée est celle de la notification de la rupture qui correspond à l'annonce faite par un cocontractant à l'autre de sa volonté univoque de cesser la relation à une date déterminée, seule information qui peut permettre au second de se projeter et d'organiser son redéploiement ou sa reconversion en disposant de la visibilité indispensable à toute anticipation.

A ce titre, la SA Cementis Réunion a notifié à monsieur [V] [E] la fin de son contrat par courrier du 26 décembre 2019 (sa pièce 10) en fixant un préavis de six mois courant à compter de sa réception. Ce n'est qu'en juin 2020, soit à la veille de l'expiration de ce dernier, que la SA Cementis Réunion a accepté sa prolongation pour une durée d'un mois (ses pièces 9, 10 et 17). Cette modification, intervenue à trop grande distance de la notification et de ce fait sans effet utile sur les projections alors faites par le transporteur pour se réorganiser, n'a pu augmenter le préavis effectivement accordé.

Pour fonder la fixation du préavis qu'il estime dû à 18 mois, monsieur [V] [E] invoque, outre la durée des relations dont il est désormais acquis qu'elle est en réalité nettement moindre et réduite à 8 ans au jour de la notification de la rupture, son état de dépendance économique et sa soumission à une exclusivité de fait.

Celui-ci, pour l'essentiel défini pour les besoins de l'application de l'article L 420-2 du code de commerce qui n'est pas en débat mais devant être apprécié de manière uniforme en tant que situation de fait servant ici, non de condition préalable mais d'élément d'évaluation de la durée du préavis éludé, s'entend de l'impossibilité, pour une entreprise, de disposer d'une solution techniquement et économiquement équivalente aux relations contractuelles qu'elle a nouées avec une autre entreprise (en ce sens, Com., 12 février 2013, n° 12-13.603). Son existence s'apprécie en tenant compte notamment de la notoriété de la marque du fournisseur, de l'importance de sa part dans le marché considéré et dans le chiffre d'affaires du revendeur, ainsi que de l'impossibilité pour ce dernier d'obtenir d'autres fournisseurs des produits équivalents (en ce sens, Com., 12 octobre 1993, n° 91-16988 et 91-17090). La possibilité de disposer d'une solution équivalente s'entend de celle, juridique mais aussi matérielle, pour l'entreprise de développer des relations contractuelles avec d'autres partenaires, de substituer à son donneur d'ordre un ou plusieurs autres donneurs d'ordre lui permettant de faire fonctionner son entreprise dans des conditions techniques et économiques comparables (Com., 23 octobre 2007, n° 06-14.981).

Or, monsieur [V] [E], qui se contente d'évoquer les craintes de la constitution d'un monopole suscitées par la fusion des groupes Holcim et Lafarge en 2015 (sa pièce 5), ne produit pas le moindre élément sur la structure du marché du béton dans l'île de la Réunion et n'apporte aucune contradiction utile à la SA Cementis Réunion qui soutient au contraire que celui-ci compte une dizaine d'opérateurs (dont Teralta du groupe Audemart, SCPR du groupe Colas, EuroBéton, Sigemat, Préfabloc, Austral Concrete), concurrence active postulant des possibilités de diversification de leur clientèle aisée pour les transporteurs. Aussi, le fait que la totalité de son chiffre d'affaires soit généré à l'occasion de sa relation avec la SA Cementis Réunion, exclusivité affirmée par son expert-comptable mais insusceptible de toute vérification, n'est pas décisif, cette situation étant choisie et non subie.

Par ailleurs, l'exclusivité imposée par le contrat (article 1) porte sur un camion toupie et son personnel de conduite, ce qui explique l'autorisation sollicitée et accordée en 2010 d'utiliser celui mis à la disposition de la SA Cementis Réunion pour servir des prestations à une autre société du groupe (pièce 6 de l'appelant). Elle n'interdit en rien l'exercice de la même activité au profit de concurrents avec d'autres camions, monsieur [V] [E] ne contestant d'ailleurs pas que d'autres transporteurs aient adopté une telle organisation (pièce 21 de l'intimée : conclusions de la société SRPF qui, dans une instance parallèle d'objet identique, reconnaît que la relation avec la SA Cementis Réunion représentait entre 2015 et 2019 entre 55 et 60 % de son chiffre d'affaires).

Aussi, la dépendance économique alléguée n'est pas démontrée.

Demeure la question des usages. Si la combinaison des articles L. 442-1 II du code de commerce et L. 3223-1 et D. 3223-1 du code des transports induit la conformité des préavis prévus par le contrat-type de location de véhicule avec conducteur aux usages commerciaux que ce dernier texte entérine et auquel se réfère explicitement le premier pour encadrer l'appréciation de la suffisance du préavis accordé (en ce sens, pour des contrats de transport, Com., 19 novembre 2013, n° 12-26.404), l'existence de ces usages, comme d'ailleurs d'un accord interprofessionnel (en ce sens, Com., 2 décembre 2008, n° 08-10.731), ne dispense pas le juge d'examiner la durée de ce préavis en considération de tous les autres critères pertinents (en ce sens, Com., 3 mai 2012, n° 11-10.544).

L'article 18 de l'annexe VIII, dans sa version applicable au jour de la rupture, à laquelle renvoie l'article D 3223-1 du code des transports, est ainsi rédigé, en termes identiques à sa version issue du décret n° 2014-644 du 19 juin 2014 :

Sans préjudice des situations visées aux articles 18-2 [i.e. des manquements répétés malgré avertissements] et 18-3 [i.e. un manquement grave], en cas de succession de contrats formant une relation suivie, chacune des parties peut mettre un terme à la relation par l'envoi d'une lettre recommandée avec avis de réception, moyennant un préavis d'un mois quand le temps déjà écoulé depuis le début de la relation n'est pas supérieur à six mois. Le préavis est porté à deux mois quand ce temps est supérieur à six mois et inférieur à un an. Le préavis à respecter est de trois mois quand la durée de la relation est d'un an et plus. Pendant la période de préavis, les parties poursuivent l'exécution du contrat en cours jusqu'à son terme.

Par ailleurs, la SA Cementis Réunion produit l'avis n° 2016-01-1 de l'Institut des usages qui conclut, en matière de sous-traitance de transport, signe d'une certaine uniformité en la matière et d'une convergence avec le contrat de location de véhicule avec conducteur, qu'un préavis de trois mois est d'usage quand la relation a duré plus d'un an (sa pièce 1).

En considération de ces éléments combinés, le préavis de six mois accordé par la SA Cementis Réunion et effectivement exécuté par monsieur [V] [E], qui double celui en usage depuis a minima 2014, est suffisant.

En conséquence, le jugement entrepris sera confirmé par ces motifs substitués en ce qu'il a rejeté l'intégralité des demandes de monsieur [V] [E].

2°) Sur les frais irrépétibles et les dépens

Le jugement entrepris sera confirmé en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et aux dépens.

Succombant en son appel, monsieur [V] [E], dont la demande au titre des frais irrépétibles sera rejetée, sera condamné à supporter les entiers dépens d'appel.

Au regard de la disparité dans les situations économiques respectives des parties et de l'indemnité déjà allouée en première instance, l'équité commande par ailleurs de limiter sa condamnation sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile à de plus justes proportions, soit 600 euros.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant par arrêt contradictoire mis à la disposition des parties au greffe,

CONFIRME le jugement entrepris en toutes ses dispositions soumises à la Cour ;

Y AJOUTANT,

CONDAMNE M.[V] [E] à verser la SA Cementis Reunion la somme de 600 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

CONDAMNE monsieur [V] [E] à supporter les entiers dépens d'appel.