CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 24 janvier 2024, n° 23/00693
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Schneider Electric France (SAS)
Défendeur :
Selarl AJ Partenaires (ès qual.), Usinex (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Brun-Lallemand
Conseillers :
M. Richaud, M. Latil
Avocats :
Me Fischer, Me Fromantin, Me Becquet
FAITS ET PROCÉDURE
La société Outillex, créée en 1959, produisait pour la société Merlin Gerin des pièces industrielles grâce à un outillage spécial fourni par celle-ci. En 1992, Merlin Gérin a été racheté par la société Schneider Electric France (ci-après Schneider Electric).
Par jugement du 7 août 2012, la société Outillex a été placé en redressement judiciaire par le tribunal de commerce de Grenoble.
Par jugement du 16 novembre 2012 du tribunal du Grenoble, les actifs d'Outillex ont été cédés à la société Usinex, spécialement créée pour reprendre son activité, et qui est devenue le fournisseur de certaines pièces spécifiques (pièces marines, bielles brisées et mallettes propinces) pour la société Schneider Electric.
Par jugement du 25 janvier 2015, la société Usinex a été placée en redressement judiciaire par le tribunal de commerce de Grenoble.
Les relations se sont poursuivies pendant la période d'observation, le chiffre d'affaires réalisé entre les partenaires connaissant une forte progression.
Le 8 juin 2015, la société Schneider Electric a demandé à Usinex un devis pour la fourniture d'une trentaine d'appareils combinateurs pour des sous-marins militaires destinés à la marine du Pakistan. Usinex a répondu également en 2016 à une demande d'offre de prix et de délais relatif à un projet Inde. Ces perspectives d'avenir n'ont cependant pas connu de concrétisation.
Une baisse des commandes de la société Schneider Electric de près de 50 % a été constatée à partir de 2016.
Par courriel du 21 avril 2017, la société Schneider Electric a notifié l'arrêt des relations commerciales avec un préavis de 20 mois, soit le 31 décembre 2018.
Par un courrier de son conseil du 28 avril 2017, la société Usinex a pris acte de la rupture et a dénoncé une rupture brutale imputable à son partenaire.
Par jugement du 29 aout 2017, la liquidation judiciaire de la société Usinex a été ordonnée et Maître [G] [J] a été nommé en qualité de liquidateur judiciaire. La cession d'activité a été prononcée le 22 novembre 2017, suite à décision du même jour rejetant les deux offres de reprise.
Par acte d'huissier du 23 octobre 2017, la société Usinex, représentée par son liquidateur judiciaire Me [J] et son administrateur judiciaire la Selarl AJ Partenaires, a assigné la société Schneider Electric devant le tribunal de commerce de Lyon aux fins d'obtenir la réparation de son préjudice issu de la rupture brutale des relations commerciales.
Par jugement du 10 avril 2019, le tribunal de commerce de Lyon a :
- Dit que les relations commerciales entre les deux sociétés Schneider Electric France et Usinex avaient une ancienneté de 20 années à la date de la rupture,
- Dit que la société Schneider Electric France a procédé, au 1er janvier 2016, à une rupture partielle brutale et sans préavis des relations commerciales établies depuis au moins 20 années avec la société Usinex, et que ce manquement engage sa responsabilité et l'oblige à réparer le préjudice causé de ce fait,
- Condamné la société Schneider Electric France à payer à la société Usinex, représentée par ses liquidateur et administrateur judiciaires. Maître [G] [J], en qualité de liquidateur judiciaire de la société Usinex, et la SELARL AJ Partenaires représentée par Maître [S] [F] en qualité d'administrateur judiciaire de la société Usinex :
* La somme de 1.045.500 euros à titre de dommages et intérêts,
* La somme de 100.000 euros au titre du stock de pièces non repris et à en procéder à la reprise.
- Rejeté l'ensemble des demandes de la société Schneider Electric France,
- Débouté la société Usinex, représentée par ses liquidateur et administrateur judiciaires, Maître [G] [J], en qualité de Liquidateur judiciaire de la société Usinex, et la SELARL AJ Partenaires représentée par Maître [S] [F] en qualité d'administrateur judiciaire de la société Usinex, de leurs demandes au titre des coûts salariaux assumés après la rupture et au titre des licenciements,
- Ordonné l'exécution provisoire de ce jugement sous réserve que la société Usinex, représentée par ses liquidateur et administrateur' judiciaires, Maître [G] [J], en qualité de Liquidateur judiciaire de la société Usinex, et la SELARL AJ Partenaires représentée par Maître [S] [F] en qualité d'Administrateur judiciaire de la société Usinex, fournissent le cautionnement d'une banque établie en France couvrant, en cas d'appel, le remboursement de toutes les sommes versées au titre du présent jugement majorées des intérêts pouvant avoir couru,
- Condamné la société Schneider Electric France à payer à la société Usinex, représentée par ses liquidateur et administrateur judiciaires, Maître [G] [J] en qualité de Liquidateur judiciaire de la société Usinex, et la SELARL AJ Partenaires représentée par Maître [S] [F] en qualité d'administrateur judiciaire de la société Usinex, la somme de 7.000 E au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- Condamné la société Schneider Electric France aux entiers dépens de l'instance.
La société Schneider a interjeté appel de ce jugement le 18 avril 2019.
Suite appel interjeté par la société Schneider Electric et par arrêt du 7 avril 2021, la Cour d'appel de Paris a :
* Infirmé le jugement sauf en ce qu'il a :
° Dit que la société Schneider Electric France a procédé au 1er janvier 2016 à une rupture partielle brutale et sans préavis des relations commerciales établies entre les parties,
° Débouté la société Usinex, représentée par ses liquidateur et administrateur judiciaires, Maître [G] [J], en qualité de Liquidateur judiciaire de la société Usinex, et la SELARL AJ Partenaires représentée par Maître [S] [F] en qualité d'Administrateur judiciaire de la société Usinex, de leurs demandes au titre des coûts salariaux assumés après la rupture et au titre des licenciements,
° Rejeté l'ensemble des demandes de la société Schneider Electric France,
° Condamné la société Schneider Electric France à payer à la société Usinex, représentée par ses liquidateur et administrateur judiciaires, Maître [G] [J] en qualité de Liquidateur judiciaire de la société Usinex, et la SELARL AJ Partenaires représentée par Maître [S] [F] en qualité d'administrateur judiciaire de la société Usinex, la somme de 7.000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
Statuant de nouveau des chefs infirmés et y ajoutant,
* Dit que les parties ont noué une relation commerciale établie depuis 2005,
* Condamné la société Schneider Electric France à payer à la société Usinex, représentée par ses liquidateur et administrateur judiciaires, Maître [G] [J], et la SELARI AJ Partenaires la somme de 431 918, 50 euros à titre de dommages-intérêts,
* Condamné la société Schneider Electric France à payer à la société Usinex, représentée par ses liquidateur et administrateur judiciaires, Maître [G] [J], et la SELARL AJ Partenaires, la somme de 40 000 euros au titre de la reprise de stock de pièces,
* Débouté la société Usinex, représentée par ses liquidateur et administrateur judiciaires, Maître [G] [J], et la SELARL AJ Partenaires du surplus de ses demandes,
* Condamné la société Schneider Electric France aux dépens de première instance et d'appel,
* Condamné la société Schneider Electric France à payer à la société Usinex, représentée par ses liquidateur et administrateur judiciaires. Maître [G] [J], et la SELARL AJ Partenaires la somme de 10 000 au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
* Rejeté toute autre demande.
A la suite du pourvoi formé par la société Schneider Electric, par arrêt du 19 octobre 2022 (pourvoi n°21-17.653), la chambre commerciale, économique et financière de la Cour de cassation,
- Sur le premier moyen, a retenu qu'en l'état de ses contestations et appréciations, faisant ressortir que la baisse des commandes par la société Schneider Electric auprès de la société Usinex n'était pas principalement due à l'absence des commandes importantes que la première attendait et qu'ainsi, la société Schneider avait volontairement réduit les commandes en 2016 sans y être contrainte par une baisse de sa propre activité, la cour d'appel a pu considérer que la rupture était brutale ;
- Sur le deuxième moyen, a dit qu'il résulte de l'article L. 442-6, 1, 5° du code de commerce, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 qu'en matière de rupture brutale d'une relation commerciale établie, la seule circonstance qu'un tiers, ayant repris l'activité ou partie de l'activité d'une personne, continue une relation commerciale que celle-ci entretenait précédemment ne suffit pas à établir que c'est la même relation commerciale qui s'est poursuivie avec le partenaire concerné, si ne s'y ajoutent des éléments démontrant que telle était la commune intention des parties ;
- a considéré que l'arrêt d'appel avait statué sans caractériser la commune intention des parties de poursuivre la relation commerciale antérieure et fixer la durée du préavis en considération d'un tel point de départ ;
- a en conséquence partiellement cassé l'arrêt rendu le 7 avril 2021 par la cour d'appel de Paris, en ce que, infirmant le jugement, il dit que les parties ont noué une relation commerciale établie depuis 2005, condamné la société Schneider Electric France à payer à la société Usinex, représentée par ses liquidateur et administrateur judiciaires, M. [J] et la société AJ Partenaires, la somme de 431 918,50 euros à titre de dommages et intérêts, condamné la société Schneider Electric France à payer à la société Usinex, représentée par ses liquidateur et administrateur judiciaires, M. [J] et la société AJ Partenaires, la somme de 40 000 euros au titre de la reprise de stock de pièces, et en ce qu'il statue sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile,
- et a remis en conséquence, sur ces points, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les a renvoyées devant la cour d'appel de Paris autrement composée.
Par déclaration reçue au greffe le 20 décembre 2022, la société Schneider a saisi la Cour de renvoi.
Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées le 21 juillet 2023, la société Schneider Electric France demande à la Cour de :
Mettre hors de cause la S.E.L.A.R.L. AJ Partenaires, ès qualités,
Infirmer le jugement du tribunal de commerce de Lyon du 10 avril 2018,
Dire et juger que Maître [G] [J], ès qualités, ne rapporte pas la preuve de la commune intention des parties de poursuivre avec Usinex la même relation commerciale que celle poursuivie antérieurement avec Outillex,
Dire et juger que Maître [G] [J], ès qualités, ne peut se prévaloir de l'ancienneté des relations commerciales avec la société Outillex,
Débouter Maître [G] [J], ès qualités, de ses demandes, fins et conclusions.
Subsidiairement,
Dire et juger que les relations commerciales entre les sociétés Schneider Electric France et Usinex ont débuté au plus tôt le 16 novembre 2012 et ont été rompues le 1er janvier 2016,
Dire et juger que le préavis ne saurait, en conséquence, excéder 9 mois à compter du 1er janvier 2016,
Dire et juger que compte tenu de la marge brute effectivement réalisée au cours du préavis, la société Usinex n'a subi aucun préjudice du fait de la rupture des relations commerciales,
En toutes hypothèses,
Condamner Maître [G] [J], ès qualités, à payer à la société Schneider Electric France la somme de 40.000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi que les entiers dépens qui seront recouvrés directement par FTMS Avocats conformément à l'article 699 du code de procédure civile.
Aux termes de leurs dernières conclusions, déposées et notifiées le 12 juillet 2023, Me [J], ès qualités de liquidateur judiciaire de la société Usinex, la SELARL AJ Partenaires, ès qualités d'administrateur judiciaire de cette société et la société Usinex demandent à la Cour de :
Vu les dispositions de l'article L.442-6 I 5° du code de commerce,
Constater le caractère définitif du jugement rendu le 10 avril 2019 par le tribunal de commerce de Lyon, confirmé par arrêt de la Cour d'appel de Paris, pôle 5 chambre 4, du 7 avril 2021, en ce qu'il a :
- Dit que la société Schneider Electric France a procédé au 1er janvier 2016 à une rupture partielle brutale et sans préavis des relations commerciales établies entre les parties,
- Débouté la société Usinex, représentée par ses liquidateur et administrateur judiciaires, Maître [G] [J], en qualité de Liquidateur judiciaire de la société Usinex, et la Selarl AJ Partenaires représentée par Maître [S] [F] en qualité d'Administrateur judiciaire de la société Usinex, de leurs demandes au titre des coûts salariaux assumés après la rupture et au titre des licenciements,
- Rejeté l'ensemble des demandes de la société Schneider Electric France,
- Condamné la société Schneider Electric France à payer à la société Usinex, représentée par ses liquidateur et administrateur judiciaires, Maître [G] [J] en qualité de Liquidateur judiciaire de la société Usinex, et la Selarl AJ Partenaires représentée par Maître [S] [F] en qualité d'administrateur judiciaire de la société Usinex, la somme la somme de 7.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
Réformer ledit jugement pour le surplus ;
Statuant de nouveau des chefs infirmés et y ajoutant :
Dire caractérisée la commune intention des sociétés Usinex et Schneider Electric France de poursuivre la même relation commerciale après la reprise du fonds de commerce d'Outillex par Usinex que celle initialement nouée entre Outillex et Schneider Electric France,
Dire que l'ancienneté de la relation commerciale entre les parties, brutalement rompue par la Société Schneider Electric, remonte à l'année 1970, subsidiairement à l'année 1993,
Condamner la société Schneider Electric France à verser à Maître [G] [J] ès qualités de liquidateur judiciaire de la société Usinex, la somme de 1.307.135,05 € à titre de dommages et intérêts en réparation de la perte de marge brute qui aurait été réalisée sur ces 3 années de préavis ;
Condamner la société Schneider Electric France à verser la somme de 100.000 € pour la reprise du stock constitué à sa demande et non encore repris ;
Juger que ces condamnations porteront intérêt au taux légal à compter du 10 avril 2019, date du jugement rendu par le tribunal de Commerce de Lyon ;
Condamner la société Schneider Electric à verser la somme de 25.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
La condamner aux entiers dépens de l'instance.
Débouter la société Schneider Electric de l'ensemble de ses demandes, prétentions, fins et moyens contraires.
La clôture a été prononcée le jour de l'audience de plaidoirie, soit le 8 novembre 2023.
***
MOTIVATION
La Cour se réfère, pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des moyens échangés et des prétentions des parties, à la décision déférée et aux dernières conclusions échangées en appel.
Elle rappelle qu'il a été définitivement statué sur le caractère brutal de la rupture des relations commerciales.
Sur la qualité à agir de l'administrateur judiciaire
En application de L. 622-11 du code de commerce, le tribunal lorsque qu'il prononce la liquidation, met fin à la période d'observation et, sous réserve des dispositions de l'article L. 641-10, à la mission de l'administrateur.
Le tribunal de commerce de Grenoble a en l'espèce, dans son jugement du 29 aout 2017, prononcé la liquidation judiciaire d'Usinex avec autorisation du maintien de l'activité, sans procéder à la désignation de surcroît d'un administrateur judiciaire pour administrer l'entreprise au cours de cette période.
Il s'ensuit que la S.E.L.A.R.L. AJ Partenaires, désignée par jugement d'ouverture du redressement judiciaire du 25 janvier 2015, n'a plus eu à compter du 29 aout 2017 la qualité d'administrateur judiciaire de la société Usinex.
Au cas présent et en application de l'article L. 641-10 alinéa 2 du code de commerce (entré en vigueur le 1er janvier 2006), c'est le liquidateur qui a administré la société et a été chargé de la préparation du plan de cession, lequel aux termes du jugement prononçant la liquidation judiciaire devait être mis en place avant le 28 novembre 2017, date jusqu'à laquelle la poursuite d'activité de l'entreprise était autorisée.
Il s'en suit la S.E.L.A.R.L. AJ Partenaires n'a pas qualité pour formuler des demandes dans le cadre de la présente procédure de renvoi suite à cassation partielle (voir en ce sens Cass. Soc. 9 mars 2022 n°20.18-383 et 20.18-384).
La fin de non-recevoir soulevée est accueillie.
La S.E.L.A.R.L. AJ Partenaires est irrecevable en ses demandes.
Sur la durée de la relation commerciale
Moyens des parties
La société Schneider Electric soutient que sa relation commerciale avec Usinex a duré de l'ordre de 4 ans, dès lors qu'il n'existe pas de commune intention des parties de poursuivre la relation commerciale antérieure ayant existé avec Outillex. En conséquence, bien que la relation soit identique (Com., 10 février 2021, pourvoi n° 19-15.369), celle-ci n'a pu être poursuivie entre Usinex et Schneider Electric, étant observé que la charge de la preuve appartient sur ce point aux intimés, demandeurs à la procédure.
Elle soutient plus particulièrement que :
- Le contrat conclu entre Outillex et Schneider Electric n'a pas été listé dans l'offre de reprise entériné par le jugement du 16 novembre 2012 ;
- Il ressort de ce même jugement que l'offre consistait à reprendre certains actifs corporels et incorporels pour 52 000 euros incluant le stock et les travaux en cours ;
- Schneider Electric a considéré Usinex comme un nouveau fournisseur. Elle l'a enregistré comme tel dans ses outils de gestion interne et l'a informé qu'elle pourrait passer dans la catégorie "active" sous réserve que sa situation financière soit solide et qu'elle réponde aux exigences de Schneider Electric en termes de service et de qualité (pièce Usinex n°54).
Subsidiairement, si la poursuite de la relation antérieure avec Outillex était retenue, elle fait valoir que cette relation a commencé en 2008 et non en 2005 comme avait retenu la Cour avant cassation, car ce n'est qu'en 2008 qu'un flux d'affaires stable et habituel entre les deux sociétés pouvait être caractérisé (cf pièce Usinex n°34 Document de présentation d'Outillex année 2011).
La société Usinex et Me [G] [J], ès qualités de liquidateur judiciaire de cette société prétendent en réponse que la relation commerciale l'unissant à Schneider Electric a duré 46 ans car elle a commencé en 1970 entre Outillex et Merlin Gerin (absorbé par Schneider en 1992) et a duré jusqu'au 1er janvier 2016, date de la rupture brutale.
Ils soutiennent plus particulièrement que c'est le même fonds de commerce qui a été exploité par différentes structures sociétales successives (Outillex puis Usinex à partir de 2012 suite à une cession partielle d'actifs), cette succession d'exploitants étant sans incidence sur l'extrême longévité des relations entretenues. En effet, ce fonds avait pour activité la production de pièces grâce à l'utilisation d'un outillage spécifique qui avait été remis à Outillex au commencement de sa relation avec Merlin Gerin, qui a été transmis lors de la reprise du fonds de commerce et que Schneider n'a pas souhaité changer. L'absence de remise d'un nouvel outillage à Usinex caractérise selon eux la poursuite de la relation antérieure, étant précisé que la demande de retour des outillages est intervenue en 2017 seulement (pièces n°51 et 52). La possession de l'outillage spécifique faisait d'Usinex le seul et unique fournisseur en capacité d'assurer la production des pièces (notamment celles dites "marines" ainsi que les "bielles brisées"), en raison de son savoir-faire unique et du fait que ses salariés étaient capables de réaliser les travaux demandés.
Les intimés ajoutent que l'intention réciproque des parties de poursuivre la relation antérieure se déduit du faisceau d'indices suivant :
- Schneider Electric a maintenu les commandes en cours passées à Outillex et livrées par Usinex, jusqu'à effectuer un paiement sur le compte d'Outillex pour des pièces fournies par Usinex ;
- Il n'existait pas de contrat susceptible d'être repris dans le cadre de la relation ;
- Usinex a hérité des accréditations d'Outillex (sous-traitant auprès d'EDF, label "no new business", étant entendu que la nouvelle fiche fournisseur a été créée en raison seulement de la nouvelle dénomination commerciale) ;
- Schneider Electric a œuvré pour que la cession du fonds ait lieu de sorte d'assurer la continuité de la production, ce qui avait entériné dans un accord verbal (à l'appui : pièces n°49 -courriel du futur dirigeant d'Usinex à Schneider Electric avant la reprise d'Outillex- et n°50 -attestation de l'ancien dirigeant d'Outillex).
A titre subsidiaire enfin, ils soutiennent que la relation entre Schneider et Outillex/Usinex a duré 23 ans en se fondant sur un courrier de Schneider Electric à Outillex relatif au "manuel de procédé d'assemblage de bielles brisées" datée du 9 aout 1993 (Pièce n°44). Ils produisent également l'attestation d'une ancienne salariée (pièce n°35).
Réponse de la Cour
Il est constant, tout d'abord, qu'il existait une relation commerciale établie entre Outillex et Schneider Electric en 2012, lorsque cette société a été placée en redressement judiciaire.
Les parties s'accordent également pour estimer que la prestation consistait en la réalisation de l'assemblage de trois types de matériels présentant une importante spécificité :
- des pièces détachées dites "marines" destinées à des marines tant nationales qu'étrangères ;
- des assemblages dites "bielles brisées" destinées aux marines militaires et à l'industrie nucléaire notamment EDF ;
- des "mallettes propinces", outil novateur de mesure.
Il est établi, ensuite, que des contacts eu lieu à cette époque (courant mai 2012 et après le début de la procédure collective) entre le futur repreneur et Schneider Electric, qui représentait environ 25 % du chiffre d'affaires d'Outillex.
Il ressort plus spécifiquement d'un mail du 21 mai 2012 du futur président d'Usinex à un représentant de Schneider Electric (pièce Usinex °49), lequel n'a suscité aucune réponse écrite, que :
- ils ont eu un entretien téléphonique peu auparavant ;
- Schneider Electric a été informé de la "stratégie moyen terme" qu'il entendait mener, la société ayant vocation à "se recentrer sur son domaine d'excellence, l'usinage (et particulièrement l'usinage de métaux durs) en petites séries, eu égard au parc de machines et au réel savoir-faire d'Outillex en cette matière", la méthode proposée étant le "désengagement de certaines productions de manière douce et ordonnée ('), Schneider, comme nous même y [ayant] avantage".
Par ailleurs, selon l'attestation du dirigeant d'Outillex (pièce Usinex °50), le futur dirigeant d'Usinex et lui-même ont à l'époque rencontré "l'acheteur pilote" de Schneider Electric car le repreneur "souhaitait son accord sur la poursuite des relations commerciales entre les deux entreprises".
Selon cette même attestation, ils ont à l'issue de deux rendez-vous "obtenu son accord verbal sur cette continuité commerciale", accord qui a "bien été respecté au début. La preuve est que tous les outillages et modèles ainsi que les matières premières utilisées dans les connections de certains montages et pièces appartenant à Schneider Electric ont bien été conservés dans les locaux d'Usinex. Malheureusement, je ne retrouve plus aucun mail de cette époque car mon adresse était celle d'Outillex et je n'ai plus de lien de même mon agenda ne remonte pas aussi loin."
La Cour retient que ces éléments ne peuvent pas avoir, à eux-seuls, une force probatoire suffisante de nature à caractériser la commune intention des parties de poursuivre la relation commerciale antérieure.
Elle constate, en outre, que ces éléments ne sont pas corroborés par un faisceau d'éléments complémentaires suffisants :
- Aucun contrat n'encadrant le flux d'affaires avec Schneider Electric, ce dernier n'est logiquement pas mentionné parmi les contrats repris dans la décision du 16 novembre 2012, laquelle précise simplement "la SAS Outillex compte une centaine de clients dont les principaux sont Schneider Electric et Caterpilar qui représentent environ 50 % du chiffre d'affaires" ;
- La fiche "carte d'information du vendeur" de Schneider Electric concernant Usinex, datée du 2 janvier 2013, est d'interprétation délicate. La rubrique "raison principale de cette création" mentionne "nouveau nom" La rubrique "nouveau fournisseur" y est cochée. (pièces Schneider Electric n°37 et 37 bis) ;
- Le mail de Schneider Electric du 26 novembre 2013 au dirigeant d'Usinex ayant pour objet "Re : compte-rendu rencontre du 12/11/2013" contient la mention suivante : "Je tiens à préciser que à ce jour, la société Usinex n'est pas sortie de la catégorie "no new business"". Cette dernière peut avoir plusieurs sens, la formule "new business" faisant référence soit courant d'affaires de Schneider Electric avec ses propres clients, soit au courant d'affaires entre Schneider Electric et Usinex.
Il se déduit de ce qui précède que les intimées échouent à démontrer les faits nécessaires au succès de leur prétention.
Le point de départ de la relation commerciale entre Schneider Electric et Usinex doit en conséquence être fixée au 26 novembre 2012, date du commencement d'activité de la société Usinex (pièce Usinex n°1).
La date de la rupture brutale partielle étant le 1er janvier 2016, la durée de la relation commerciale s'établit à 4 ans et un mois.
Sur la durée du préavis
Moyens des parties
La société Usinex et Me [G] [J], ès qualités de liquidateur judiciaire de cette société, soutiennent que le préavis doit être réévalué à 36 mois au vu son état de dépendance économique, caractérisé par :
- La part du chiffre d'affaires réalisé (supérieur à 27% tout au long de la relation avec un pic à 55% en 2015) et de ses perspectives d'évolution à la hausse,
- Les investissements réalisés,
- La spécificité de l'activité.
Ils font valoir qu'en la matière, entre la première prise de contact avec un nouveau client et l'arrivée à maturité de la relation, un délai minimum moyen est de l'ordre de 3 ans.
La société Schneider soutient que le préavis doit être réduit à 9 mois au regard de la durée de la relation, même en considération de l'hypothèse la plus favorable soit si la fin des relations commerciales était fixée à la date à laquelle elle a été notifiée soit le 21 avril 2017. Elle fait aussi valoir que la société Usinex n'était pas en position de dépendance économique au vu du "taux d'implication" de Schneider auprès d'Usinex (inférieur à 50% sauf en 2015 pour un motif exceptionnel qui était la constitution d'un stock).
Réponse de la Cour
Outre la durée de 4 ans et 1 mois de la relation commerciale, la Cour estime devoir en l'espèce prendre en considération :
- La spécificité des pièces fabriquées, qui correspondent à un marché extrêmement particulier ainsi que des équipements associés ;
- La part importante du chiffre d'affaires réalisé par Usinex avec Schneider Electric antérieurement à la rupture (pièces Usinex 4e, 4f, 4g et 4i - Grands livres compte client Usinex : 2013 : 31, 94 % ; 2014 : 36, 08 % ; 2015 : 58, 04 %) ;
- La forte croissance du chiffre d'affaires réalisé avec Schneider Electric plus spécifiquement au cours du dernier exercice précédant la rupture, et les perspectives annoncées par cette dernière ;
- Les investissements matériels et humains réalisés par Usinex en lien (embauche de plus de dix salariés en 2 ans, investissement dans du matériel de production).
C'est à raison, en outre, que le tribunal de commerce a, dans la décision attaquée, par ailleurs retenu :
- La difficulté à trouver des solutions équivalentes sur la région dauphinoise ;
- Les résultats démontrés par Usinex dans ses efforts de diversification dont en particulier le temps nécessaire à l'arrivée à maturité d'une relation commerciale dans ce domaine industriel ;
- La mobilisation exigée par Schneider Electric pour "être à son service" au détriment de la recherche d'autres partenaires.
Dans ces circonstances, la Cour estime qu'un délai de 15 mois de préavis doit être considéré, en l'espèce, comme raisonnable et suffisant.
Le jugement est infirmé.
Sur le préjudice résultant de la rupture brutale
Le tribunal a, dans la décision attaquée, en considération de la chute des commandes et compte tenu de la progressivité de mise en place de solution de remplacement, calculé le préjudice en considération du chiffre des commandes perdues.
Moyens des parties
La société Usinex et Me [G] [J], ès qualités de liquidateur judiciaire de cette société sollicitent que le préjudice dont ils demandent réparation soit calculé à partir du chiffre d'affaires moyen annuel sur la base des exercices 2014 et 2015 (soit 980 809 €) et d'un taux de marge sur coûts variables de 80 %, qui est correspond à la réalité, ou à défaut a minima, d'un taux qui ne soit pas inférieur à 65 %, ainsi que l'a retenu la cour d'appel de Paris le 7 avril 2021. Ils soustraient ensuite de la somme à laquelle ils parviennent la marge effectivement réalisée en 2016 et 2017 (soit 605 442,50 €, calculée à partir d'un taux de marge de 65 %).
La société Schneider ne conteste pas la méthode de calcul retenue par la cour d'appel de Paris dans l'arrêt du 7 avril 2021, mais fait valoir que la perte de marge sur coûts variable est, dans l'hypothèse d'un préavis de 9 mois, inférieure à la marge effectivement réalisée et qu'il il n'y a donc aucun préjudice financier consécutif à la rupture.
Réponse de la Cour
Le préjudice principal résultant du caractère brutal de la rupture s'évalue en considération de la marge brute escomptée, c'est-à-dire la différence entre le chiffre d'affaires hors taxe escompté et les coûts variables hors taxe non supportés durant la période d'insuffisance de préavis, différence dont pourra encore être déduite, le cas échéant, la part des coûts fixes non supportés du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture, durant la même période (Com. 28 juin 2023, n°21-16.940).
Il y a lieu, au vu des particularités du dossier, de se fonder sur les seuls exercices 2014 et 2015 (respectivement de 647 167 euros et 1 314 450 euros), si bien que le chiffre d'affaires moyen annuel retenu s'élève à 980.809 €.
ll convient de retenir, comme l'a fait le tribunal de commerce dans le jugement attaqué, qu'Usinex démontre que son taux de marge brute s'élève à 81, 5 % de son chiffre d'affaires, lequel n'est pas anormal pour ce type d'activité et a d'ailleurs été accepté en son principe par Schneider Electric en première instance.
Les éventuelles économies de coûts fixes spécifiques étant particulièrement limitées eu égard aux particularités de l'espèce, un taux de marge sur cout variable de 80 % sera retenu.
La marge moyenne sur coûts variables sur 15 mois, durée du préavis, s'élève en conséquence à 980 809 €.
Il doit être déduit de cette somme la marge sur couts variables effectivement réalisé en 2016 et 2017 soit 745 160 euros (chiffre d'affaires de 703 492 et 227 620 euros, soit 931 450 euros X 80 %) il convient en conséquence d'allouer à la société Usinex, représentée son liquidateur judiciaire Me [G] [J] la somme de 235 649 euros en réparation du préjudice qu'elle a subi au titre du gain manqué.
Sur la reprise des stocks
Moyens des parties
La société Usinex et Me [G] [J], ès qualités de liquidateur judiciaire de cette société demandent la reprise du stock restant pour une somme forfaitaire de 100.000€, par référence à l'inventaire des pièces en stock au 14 avril 2017 (pièce n°47) et compte tenu de la dépréciation de ce dernier.
La société Schneider soutient que le paiement des stocks aboutirait à une double indemnisation car ces stocks auraient dû être cédés à Schneider durant la période de préavis non respecté. Elle fait valoir qu'Usinex ne justifie pas des quantités stockées, donc des montants allégués, et n'a pas restitué une partie du stock qui avait été commandé et payé (1134 pièces réf. 499.650 et 1134 pièces réf. 499.651).
Réponse de la Cour
Il résulte des derniers échanges entre les parties courant avril 2017 (pièces 12e, f et g) que la société Usinex déclarait à cette date qu'elle disposait d'un stock de pièces marines pour environ 240 000 euros HT, qu'elle proposait de céder pour la somme de 190 000 euros avec un paiement comptant.
Il est constant que la société Schneider Electric a versé la somme de 110 000 euros en 2017 à titre de reprise de stock.
Cette société fait valoir que l'état du stock au 1er mars présenté par la société Usinex (pièce n°7), qui parvient à une somme de 258 623, 61 euros (195 549, 57 + 26 231, 16 + 36 842, 88) ne correspond pas à la réalité du stock qui aurait dû être constitué par Usinex, la dernière demande de constitution de stock s'élevant à 109 063, 95 euros et cette société ayant indiqué par mail du 8 juillet 2016 (pièce Schneider Electric n°8) cesser toute fabrication destinée à constituer du stock, lequel "ne sera pas renouvelé au fur et à mesure de son épuisement".
Il est certes versé aux débats un inventaire précis, référence par référence, des pièces Schneider Electric présentes au 14 avril 2017 dans les locaux d'Usinex (pièce n°47), mais il n'est pas contradictoire et les intimés ne précisent pas dans quelle mesure il s'articule avec la pièce n°7 précédemment évoquée.
En l'état des éléments produits aux débats, la Cour évalue à la somme de 4 000 euros la reprise du stock restant constitué à la demande de la société Schneider Electric.
Le jugement est infirmé.
Sur les frais irrépétibles et les dépens
Il serait inéquitable de laisser à la charge de Me [J], ès qualités de mandataire liquidateur de la société Usinex les frais irrépétibles qu'Il a été contraint d'exposer pour faire valoir les droits de cette société en justice.
La société Schneider Electric sera en conséquence condamnée à lui payer la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
La demande de Schneider Electric formée sur le même fondement est rejetée.
Schneider Electric, qui succombe, sera condamnée aux dépens.
PAR CES MOTIFS
La Cour,
Déclare la SELARL AJ Partenaires, ès qualités d'administrateur judiciaire de la société Usinex, irrecevable en ses demandes ;
INFIRME, dans les limites du renvoi après cassation, le jugement entrepris en ce qu'il a :
- Dit que la société Schneider Electric France a procédé, au 1er janvier 2016, à une rupture partielle brutale et sans préavis des relations commerciales établies depuis au moins 20 années avec la société Usinex,
- Condamné la société Schneider Electric France à payer à la société Usinex, représentée par ses liquidateur et administrateur judiciaires Maître [G] [J], en qualité de liquidateur judiciaire de la société Usinex, et la SELARL AJ Partenaires représentée par Maître [S] [F] en qualité d'administrateur judiciaire de la société Usinex, à la somme de 1.045.500 euros à titre de dommages et intérêts et à la somme de 100.000 euros au titre du stock de pièces non repris et à en procéder à la reprise ;
Statuant à nouveau des chefs infirmés,
DIT que les parties ont nouée une relation commerciale établie depuis le 26 novembre 2012,
CONDAMNE la société Schneider Electric à payer à de Me [J], ès qualités de mandataire liquidateur de la société Usinex la somme de 235 649 € à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice économique subi du fait de la rupture brutale des relations contractuelles établies ;
CONDAMNE la société Schneider Electric à payer à de Me [J], ès qualités de mandataire liquidateur de la société Usinex la somme de 40 000 euros au titre de la reprise de stock de pièces,
Y ajoutant,
CONDAMNE la société Schneider Electric à payer à de Me [J], ès qualités de mandataire liquidateur de la société Usinex la somme de 10 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile à hauteur d'appel ;
CONDAMNE la société Schneider Electric à payer à de Me [J], ès qualités de mandataire liquidateur de la société Usinex les dépens d'appel.