CA Paris, Pôle 1 ch. 3, 24 octobre 2023, n° 22/20719
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
AB INBEV FRANCE (S.A.S.U.)
Défendeur :
ASSOCIATION NATIONALE DE PRÉVENTION EN ALCOOLOGIE ET ADDICTOLOGIE
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. CHAZALETTE
Conseillers :
Mme LEFEVRE, Mme GEORGET
Avocats :
SCP GRAPPOTTE BENETREAU, SELARL TEISSONNIERE TOPALOFF LAFFORGUE ANDREU ASSOCIES
L'Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (ANPAA) est une association reconnue d'utilité publique, qui assure une prévention contre l'alcoolisme et les addictions dans le cadre général de politique de santé publique de l'Etat.
La société AB Inbev France produit et commercialise la bière de la marque Bud ( Budweiser ) sur le territoire français.
Par acte extrajudiciaire du 2 décembre 2022, l'ANPAA, autorisée à procéder à heure indiquée par ordonnance du président du tribunal judiciaire de Paris du 30 novembre 2022 , a fait assigner la société AB Inbev France devant le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris en lui demandant notamment, sur le fondement de l' article 835 du code de procédure civile , de :
juger que l'utilisation publicitaire de la marque « Buuuuud » constitue un trouble manifestement illicite qu'il convient de faire cesser ; juger que l'utilisation du slogan « Buuuuud » et ses déclinaisons, quel que soit le nombre de « u » utilisé, constitue un trouble manifestement illicite qu'il convient de faire cesser ;
juger que l'utilisation publicitaire de la marque « King of Beers » constitue un trouble manifestement illicite qu'il convient de faire cesser ; juger que l'apposition d'une bâche publicitaire au sein de la Gare du Nord comprenant le slogan « Buuuuud » constitue un trouble manifestement illicite qu'il convient de faire cesser ; juger que l'habillage de tramways avec des publicités comprenant la marque « Buuuuud » constitue un trouble manifestement illicite qu'il convient de faire cesser ; En conséquence, ordonner le retrait de ces publicités sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard et par infraction constatée ; faire interdiction à la société AB Inbev France d'utiliser les slogans « Buuuuud » et ses déclinaisons ainsi que « King of Beers » pour faire de la publicité pour des boissons alcooliques sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard et par infraction constatée ; faire interdiction à la société AB Inbev France de faire figurer le slogan « Buuuuud » sur ces bouteilles de bières et sur ses packagings sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard et par infraction constatée ;
ordonner , vu l'urgence, l'exécution provisoire de l'ordonnance sur minute et même avant enregistrement.
Par ordonnance du 8 décembre 2022, le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris , a :
interdit à la société AB Inbev France d'utiliser les mentions « Buuuuud », quel que soit le nombre de « u » dès lors qu'il excède le nombre de un, et « King of beers » pour faire de la publicité pour les boissons alcooliques, sous astreinte provisoire de 1 000 euros par infraction et par jour de retard à compter du 11 décembre 2022 à 00h00 durant trois mois ; interdit à la société AB Inbev France de faire figurer la mention « Buuuuud », quel que soit le nombre de « u » dès lors qu'il excède le nombre de un, sur ses bouteilles de bières et ses emballages, sous astreinte provisoire de 1 000 euros par infraction et par jour de retard à compter du 11 décembre 2022 à 00h00 durant trois mois ;
ordonné à la société AB Inbev France de retirer ses publicités revêtues de la mention « Buuuuud », quel que soit le nombre de « u » dès lors qu'il excède le nombre de un, notamment les bâches publicitaires installées au sein de la Gare du Nord à [Localité 5] ainsi que les habillages publicitaires des tramways circulant dans la ville de [Localité 6], sous astreinte provisoire de 1 000 euros par infraction et par jour de retard à compter du 11 décembre 2022 à 00h00 durant trois mois ; ordonné à la société AB Inbev France de retirer ses publicités revêtues de la mention « King of beers », sous astreinte provisoire de 1 000 euros par infraction et par jour de retard à compter du 11 décembre 2022 à 00h00 durant trois mois ;
condamné la société AB Inbev France à payer à l'Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie la somme de 3 000 euros au titre de l' article 700 du code de procédure civile ; condamné la société AB Inbev France aux dépens de l'instance ;
ordonné l'exécution provisoire de la présente ordonnance sur minute.
Par déclaration du 8 décembre 2022, la société AB Inbev France a interjeté appel de cette décision en critiquant l'ensemble de ses chefs de dispositif. Aux termes de ses dernières conclusions en date du 11 juillet 2023 auxquelles il convient de se reporter pour l'exposé détaillé des moyens développés, elle demande à la cour de : infirmer l'ordonnance dont appel en toutes ses dispositions ; Statuant à nouveau, juger n'y avoir lieu à référé ; débouter l'ANPAA de l'ensemble de ses demandes ; condamner l'ANPAA à lui payer la somme de 5 000 euros sur le fondement de l' article 700 du code de procédure civile ; condamner l'ANPAA en tous les dépens dont distraction au profit de la SCP Grappotte-Benetreau en application de l' article 699 du code de procédure civile . L'ANPAA, aux termes de ses dernières conclusions en date du 9 mai 2023 auxquelles il convient de se reporter pour l'exposé détaillé des moyens développés, demande à la cour de : confirmer l'ordonnance entreprise en toutes ses dispositions ; Y ajoutant, condamner la société AB Inbev France à lui payer la somme de 5.000 euros par application de l' article 700 du code de procédure civile en cause d'appel ;
condamner la société AB Inbev France aux entiers dépens de la procédure d'appel.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 7 septembre 2023.
Conformément aux dispositions de
l' article 455 du code de procédure civile , il est renvoyé aux conclusions des parties susvisées pour un plus ample exposé de leurs prétentions et moyens.
SUR CE,
En vertu du premier alinéa de l'article 835 du code de procédure civile le juge des référés peut même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite.
Le dommage imminent s'entend du dommage qui n'est pas encore réalisé mais qui se produira sûrement si la situation présente doit se perpétuer. Le trouble manifestement illicite résulte, quant à lui, de toute perturbation résultant d'un fait qui directement ou indirectement constitue une violation évidente de la règle de droit. L' article L. 3323-4 du code de la santé publique dispose :
« La publicité autorisée pour les boissons alcooliques est limitée à l'indication du degré volumique d'alcool, de l'origine, de la dénomination, de la composition du produit, du nom et de l'adresse du fabricant, des agents et des dépositaires ainsi que du mode d'élaboration, des modalités de vente et du mode de consommation du produit. Cette publicité peut comporter des références relatives aux terroirs de production, aux distinctions obtenues, aux appellations d'origine telles que définies à l' article L. 115-1 du code de la consommation ou aux indications géographiques telles que définies dans les conventions et traités internationaux régulièrement ratifiés. Elle peut également comporter des références objectives relatives à la couleur et aux caractéristiques olfactives et gustatives du produit. Le conditionnement ne peut être reproduit que s'il est conforme aux dispositions précédentes.
Toute publicité en faveur de boissons alcooliques, à l'exception des circulaires commerciales destinées aux personnes agissant à titre professionnel ou faisant l'objet d'envois nominatifs ainsi que les affichettes, tarifs, menus ou objets à l'intérieur des lieux de vente à caractère spécialisé, doit être assortie d'un message de caractère sanitaire précisant que l'abus d'alcool est dangereux pour la santé. »
La société AB Inbev France affirme tout d'abord que l'analyse et l'interprétation des marques et des supports litigieux dépassent le pouvoir du juge des référés.
Selon elle, le juge des référés doit s'assurer de l'illicéité manifeste « du comportement de l'une des parties et de l'évident bien-fondé des prétentions de l'autre ».
Ce moyen sera rejeté puisqu'il résulte de la rédaction même de l'article 835 précité que le juge des référés peut faire cesser un trouble manifestement illicite même en présence d'une contestation sérieuse, de sorte qu'il ne pourrait refuser de confronter la norme dont la violation est prétendue aux faits qui lui sont déférés pour vérifier l'existence d'un trouble illicite et son caractère manifeste, sans méconnaître l'étendue de ses pouvoirs ( Cass., Com., 7 juin 2006, 05-19.633 ).
Sur l'utilisation de la marque Buuuuud
La société AB Inbev France affirme que les différentes présentations visuelles de sa marque « Buuuuud » ne contiennent aucune trace d'un lien avec le football ou la Coupe du monde FIFA Qatar 2022. Elle ne conteste pas avoir été l'un des partenaires mondiaux de la Coupe du Monde FIFA Qatar 2022, mais affirme qu'elle a choisi d'éviter tout lien entre sa marque « Buuuuud », la FIFA, la Coupe du Monde et plus généralement le football. Elle prétend qu'en France sa communication était particulièrement neutre, et se limitant à la marque « Buuuuud » et aux couleurs habituelles de celle-ci.
Elle ajoute que c'est par spéculation et en excédant ses pouvoirs que le juge des référés a fait un rapprochement entre sa marque et un prétendu usage de l'exclamation « Buuuuut » par les commentateurs sportifs, alors que cet usage n'est pas démontré par l'ANPAA. Elle précise que sa marque se prononce « Beude » à l'américaine, quel que soit le nombre de « u » qui est ajouté.
Cependant, le premier juge a exactement rappelé, aux termes de motifs que la cour adopte, la proximité de la date du dépôt de la marque avec le début de la Coupe du monde de football, dont l'appelante était partenaire officielle. Il a également exactement caractérisé, à l'aide de nombreux exemples, l'emploi de la locution « Buuuuut » par les commentateurs sportifs et les amateurs de football, de sorte que la marque litigieuse installe à l'évidence une connivence dans l'esprit du public entre le football et la boisson alcoolisée, sans qu'il y ait lieu de s'arrêter à des considérations de type phonétique sur la prononciation de la marque litigieuse en France, étant observé que la lettre « u » ne se prononce jamais en français comme en anglais. Manifestement, l'emploi de cette marque ne se rattache pas à l'un des éléments dont l'indication est autorisée par l' article L. 3323-4 du code de la santé publique et constitue une violation manifeste de ses dispositions.
La société AB Inbev France souligne par ailleurs que « Buuuuud » n'est pas un slogan mais une marque qui a été régulièrement déposée en août 2022 avec pour objectif d'attirer l'attention du consommateur au travers de la déstructuration orthographique, et n'a rien à voir avec le football ou la Coupe du Monde.
Cependant, l'enregistrement d'une marque n'autorise pas par lui-même son utilisation publicitaire, laquelle doit se faire dans le respect des dispositions du code de la santé publique, dont la violation est susceptible de caractériser, comme en l'espèce, un trouble manifestement illicite.
L'ordonnance sera confirmée dans ses dispositions concernant la marque « Buuuuud », les mesures de remise en état prononcée sous astreinte apparaissant proportionnées à la nécessité de mettre fin au trouble illicite, étant précisé que l'appelante ne démontre pas qu'elle avait retiré les publicités litigieuses avant l'introduction de l'instance, les pièces produites (AB Inbev 8, 11 et 13) n'ayant qu'une valeur probante insuffisante.
Sur l'utilisation de la marque King of beers
La société AB Inbev France expose que la marque « King of beers » est déposée en France dès le 6 novembre 1981 et figure depuis plusieurs années sur les bouteilles de la marque, de sorte que son long usage l'assimile à la dénomination du produit dont la mention est autorisée par l' article L. 3323-4 du code de la santé publique .
Elle soutient que Bud est en effet la bière américaine la plus vendue au monde la plaçant en première position des marques d'alcool, et reproche au premier juge d'avoir estimé qu'il s'agissait d'un résultat commercial dont la mention est prohibée, alors que celui-ci participe des modalités de ventes du produit, qui ne font pas l'objet d'une définition dans l' article L. 3323-4 du code de la santé publique . La société AB Inbev France considère qu'il s'agit d'une distinction obtenue qui peut être évoquée, la meilleure distinction pour un produit étant sa reconnaissance par les consommateurs. Le terme « King » traduit selon elle cette distinction puisqu'il signifie qu'il s'agit de la bière la plus vendue au monde et qu'elle occupe donc la première place des bières.
La société AB Inbev France ajoute qu'en tout cas, la marque « King of beers » constitue une indication factuelle et objective autorisée par l' article L. 3323-4 du code de la santé publique qu'il est légitime de faire connaître aux consommateurs français, d'autant que les bières américaines sont moins implantées que d'autres sur le territoire français.
Cependant, le premier juge a exactement retenu, aux termes de motifs que la cour adopte, que la mention « King of beers » n'évoque en aucune manière une modalité de vente, pas plus qu'une distinction, puisqu'il s'agit d'une simple manifestation d'autosatisfaction, ni son origine américaine, les Etats-Unis s'étant précisément illustrés à leur naissance par l'abandon du système de gouvernement monarchique. Le constat du premier juge que la marque litigieuse ne se rattache à aucun des éléments dont l'évocation est autorisée par l' article L. 3323-4 du code de la santé publique sera donc maintenu, de même que sa caractérisation du trouble manifestement illicite résultant de l'association de la boisson alcoolique aux attributs de pouvoir et de puissance qu'inspire la référence à la royauté, constituant ainsi une incitation à la consommation excessive d'alcool et contrevenant à l'objectif de santé publique de lutte contre l'alcoolisme, et ce quand bien même il s'agirait de la dénomination du produit voulue par le fabricant.
L'ordonnance sera confirmée dans ses dispositions concernant la marque « King of beers », la mesure de remise en état prononcée sous astreinte apparaissant proportionnée à la nécessité de mettre fin au trouble illicite.
Ainsi que l'a relevé le premier juge, les publicités litigieuses étant illicites du seul fait de leur contenu, il n'y a pas lieu de se prononcer sur la licéité de leur support au regard des dispositions de l' article L. 3323-2 du code de la santé publique . L'ordonnance entreprise sera confirmée dans ses dispositions concernant la liquidation des dépens de première instance et la condamnation de la société AB Inbev France à payer à l'ANPAA une somme de 3 000 euros sur le fondement de l' article 700 du code de procédure civile . L'appelante sera tenue aux dépens et au paiement d'une indemnité de 5 000 euros au titre des frais irrépétibles exposés en cause d'appel.
PAR CES MOTIFS,
Confirme l'ordonnance entreprise en toutes ses dispositions ; Y ajoutant,
Condamne la société AB Inbev France à payer à l'Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie une somme de 5 000 euros sur le fondement de l' article 700 du code de procédure civile , au titre des frais irrépétibles exposés en cause d'appel ; Condamne la société AB Inbev France aux dépens d'appel.