Cass. com., 31 janvier 2024, n° 22-24.045
COUR DE CASSATION
Arrêt
Rejet
PARTIES
Demandeur :
Cofape international (Sté)
Défendeur :
Soletanche Bachy France (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Vigneau
Rapporteur :
Mme Poillot-Peruzzetto
Avocats :
SCP Doumic-Seiller, SCP Melka-Prigent-Drusch
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 12 octobre 2022), la société Soletanche Bachy France (la société Soletanche Bachy), a entretenu une relation commerciale avec la société Cofape international (la société Cofape) par laquelle cette dernière assurait, pour son compte, deux prestations, l'une de courtage en assurance, l'autre de gestion de ses polices d'assurance.
2. La société Soletanche Bachy a souscrit plusieurs polices d'assurance santé et prévoyance auprès de la société GAN, par l'entremise de la société Cofape.
3. Le 14 décembre 2017, la société Cofape a informé la société Soletanche Bachy de sa décision de confier la gestion de ses contrats collectifs santé et prévoyance à la société IGA gestion à compter du 2 janvier 2018.
4. Le 22 juin 2018, la société Soletance Bachy a notifié à la société GAN Eurocourtage sa décision de mandater la société Verlingue, à l'exclusion de toute autre, pour procéder à l'étude et à la conception d'un contrat d'assurances concernant les régimes de prévoyance et complémentaire maladie des salariés de la société Soletanche Bachy, précisant que « le présent mandat d'étude et de placement annule tout autre mandat qui aurait pu être donné antérieurement ».
5. Par lettre du 26 septembre 2018, la société GAN a informé la société Cofape, « conformément aux usages de la profession », que l'un de ses confrères avait été mandaté, à effet immédiat et à titre exclusif, pour l'étude des contrats en cause.
6. Par lettre du 23 octobre 2018, la société Soletanche Bachy a notifié à la société GAN Eurocourtage la résiliation à l'expiration de la période en cours, arrivant à échéance le 31 décembre 2018, des régimes de prévoyance et complémentaire maladie.
7. Le 7 mars 2019, soutenant avoir été victime d'une rupture brutale de leur relation commerciale établie par la société Soletanche Bachy pour défaut d'un préavis de deux années, la société Cofape l'a assignée en réparation de ses préjudices.
Examen des moyens
Sur le moyen du pourvoi principal, pris en sa troisième branche
Enoncé du moyen
8. La société Cofape fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande de dommages et intérêts fondée sur les dispositions de l'article L. 442-6, I, 5°, ancien, du code de commerce au titre de sa mission de courtage, alors « que le juge ne peut refuser d'évaluer un préjudice dont il a reconnu l'existence en son principe ; qu'en retenant, pour débouter la société Cofape de sa demande de dommages intérêts liée à la rupture de sa relation commerciale avec la société Soletanche Bachy, que si la société Cofape produisait des éléments comptables desquels il ressortait qu'à la suite de la rupture litigieuse, le total des commissions encaissées et le chiffre d'affaires global de la société Cofape avaient accusé une baisse certaine, la société ne produisait pour autant aucun élément pour distinguer la part dans le chiffre d'affaire global afférente à la mission de courtage seule en cause, la cour d'appel a violé l'article 4 du code civil. »
Réponse de la Cour
9. Ayant retenu que le délai de préavis dont avait bénéficié la société Cofape était adapté à la relation commerciale en cause et qu'aucune rupture brutale ne pouvait être imputée à la société Soletanche Bachy, la cour d'appel n'a pas reconnu l'existence en son principe d'un préjudice réparable de la société Cofape.
10. Le moyen, qui manque en fait, n'est donc pas fondé.
Sur le moyen, pris en ses autres branches
Enoncé du moyen
11. La société Cofape fait le même grief à l'arrêt, alors :
« 1°/ qu'engage la responsabilité de son auteur le fait de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant un délai suffisant ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a constaté que les relations commerciales entre la société Cofape et la société Soletanche Bachy étaient particulièrement anciennes datant de 1987 et que le groupe Soletanche était un important client de la société Cofape générant plus de 65 % de son chiffre d'affaires pour les missions de gestion et de courtage ; que la cour d'appel a relevé par ailleurs que, par courrier du 22 juin 2018, la société Soletanche Freyssinet a notifié à la société Gan Eurocourtage, pour l'ensemble des sociétés du groupe Soletanche, sa décision de mandater la société Verlingue, en qualité de courtier, à l'exclusion de tout autre intermédiaire et, par lettre du 26 septembre 2018, la compagnie d'assurance GAN a informé la société Cofape, de la décision du groupe Soletanche de lui substituer, avec effet immédiat et à titre exclusif, un de ses concurrents en qualité de courtier ; qu'en estimant cependant que le délai de préavis dont avait bénéficié la société Cofape était adapté à la relation commerciale en cause et qu'aucune rupture brutale ne pouvait être imputée à la société Soletanche Bachy, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations au regard l'article L. 442-6, I, 5°, ancien du code de commerce ;
2°/ que le délai de préavis suffisant s'apprécie en tenant compte de la durée de la relation commerciale et des autres circonstances au moment de la notification de la rupture ; qu'en estimant en l'espèce que le délai de préavis dont avait bénéficié la société Cofape était adapté à la relation commerciale en cause et qu'aucune rupture brutale ne pouvait être imputée à la société Soletanche Bachy, dès lors que la société Cofape ne donnait pas d'éléments précis de nature à apprécier la part de son chiffre d'affaire afférente à sa mission de courtage et celle afférente à sa mission de gestion, la cour d'appel a statué par des motifs impropres à justifier sa décision, la privant de base légale au regard de l'article L. 442-6, I, 5°, du code de commerce ;
4°/ qu'en estimant que le délai de préavis dont avait bénéficié la société Cofape était adapté à la relation commerciale en cause et qu'aucune rupture brutale ne pouvait être imputée à la société Soletanche Bachy au regard de la spécificité de la prestation de courtage s'inscrivant dans une relation tripartite et des usages professionnels en la matière, quand aucun des usages cités n'envisageaient un délai de préavis dans le cadre de la rupture des relations commerciales entre le courtier et son client, la cour d'appel a statué par des motifs impropres à justifier sa décision et a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 442-6, I, 5°, ancien du code de commerce ;
5°/ que dans ses conclusions d'appel la société Cofape avait fait valoir que l'article L. 113-12 du code des assurances comme les usages parisiens et lyonnais du courtage, invoqués par la société Soletanche dans ses conclusions d'appel, ne s'appliquaient que dans le cadre des relations nouées entre, d'une part, les entreprises d'assurances et l'assuré, s'agissant de l'article L. 113-2 du code des assurances et, d'autre part, entre la compagnie d'assurances et le courtier s'agissant des usages du courtage, et non dans les relations entre le courtier et son client ; qu'en décidant, en l'espèce, que le délai de préavis dont avait bénéficié la société Cofape était adapté à la relation commerciale en cause et qu'aucune rupture brutale ne pouvait être imputée à la société Soletanche Bachy au regard des textes et usages professionnels en la matière, sans répondre aux conclusions d'appel de la société Cofape sur ce point, la cour d'appel a entaché sa décision d'un défaut de motifs et violé l'article 455 du code de procédure civile ;
6°/ que l'existence d'usages professionnels ne dispense pas la juridiction d'examiner si le préavis, quand bien même il respecterait le délai minimal fixé par ces usages, tient compte de la durée de la relation commerciale établie entre les parties et des autres circonstances de l'espèce ; qu'en l'espèce, en se bornant à considérer que le délai de préavis dont avait bénéficié la société Cofape était adapté à la relation commerciale en cause et qu'aucune rupture brutale ne pouvait être imputée à la société Soletanche Bachy au regard des usages professionnels en la matière, sans rechercher si ce préavis pouvait être considéré comme suffisant au regard de l'ancienneté des relations entre les parties et l'importance du chiffre d'affaire engendré par ces seules relations, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision au regard de l'article L. 442-6, I, 5°, ancien du code de commerce. »
Réponse de la Cour
12. Selon l'article L. 442-6, I, 5°, du code de commerce, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.
13. La durée de préavis suffisant s'apprécie notamment au regard de l'état de dépendance économique du fournisseur évincé au moment de la rupture, cet état se définissant comme l'impossibilité pour celui-ci de disposer d'une solution techniquement et économiquement équivalente aux relations contractuelles qu'il a nouées avec une autre entreprise.
14. Il en résulte qu'il appartient à celui qui invoque les dispositions de ce texte d'établir l'état de dépendance dans lequel il se trouvait vis-à-vis de son cocontractant au moment de la rupture.
15. L'arrêt retient que si la relation commerciale entre les sociétés Cofape et Soletanche Bachy était ancienne, datant de 1987, et que la seconde générait plus de 65 % du chiffre d'affaires de la première sur les années 2016 et 2017 pour les missions de gestion et de courtage, la société Cofape percevait au titre des contrats souscrits pour les sociétés du groupe Soletanche, de la part de l'assureur, deux rémunérations distinctes par contrat d'assurance, l'une, au titre de sa mission de courtier, l'autre, au titre de sa mission de gestion, et qu'au moment du remplacement de la société Cofape en sa qualité de courtier en septembre 2018, celle-ci n'exerçait plus la mission de gestion des contrats d'assurance à laquelle elle avait mis fin de sa propre initiative au 31 décembre 2017, de sorte qu'en septembre 2018, seul le flux d'affaires générant des commissions de la part de la société GAN pour la mission de courtage devait être analysé sur la durée de la relation. Il ajoute que, sur ce point, la société Cofape ne produit pas d'information précise, qu'elle ne verse aux débats aucun relevé de commissions avec l'assureur GAN ni ne fournit d'information sur la part du chiffre d'affaires que représentaient les commissions générées par la seule mission de courtage sur son chiffre d'affaires global, se bornant à produire les comptes annuels de 2016 à 2018 et une attestation de son expert comptable, desquels il ressort qu'entre 2017 et 2018, soit avant la rupture litigieuse, le total des commissions encaissées et le chiffre d'affaires global de la société Cofape ont accusé une baisse certaine.
16. Par ces seuls motifs, faisant ressortir la carence de la société Cofape dans la preuve de l'état de sa dépendance économique à l'égard de l'auteur de la rupture, la cour d'appel, abstraction faite des motifs critiqués par les quatrième et sixième branches et sans être tenue de procéder à la recherche visée par la cinquième branche que ses constatations et énonciations rendaient inopérante, a légalement justifié sa décision de ce chef, sans encourir les autres griefs du moyen.
Sur le pourvoi incident
Enoncé du moyen
17. La société Soletanche Bachy fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande de dommages et intérêts fondée sur les dispositions de l'article L. 442-6, I, 5°, du code de commerce au titre de la mission de gestion, alors qu'« un préjudice moral peut s'inférer du caractère brutal de la rupture d'une relation commerciale établie ; qu'en retenant, pour rejeter la demande indemnitaire formée par la société Soletanche Bachy à l'encontre de la société Cofape au titre de la rupture brutale par cette dernière de sa mission de gestion des contrats d'assurance, que "si la société Soletanche Bachy justifie de divers dysfonctionnements et désagréments lors du changement de gestionnaire de ses polices d'assurances à l'initiative de la société Cofape, ceux-ci ne caractérisent pas un préjudice pouvant être réparé au titre d'une rupture brutale", cependant que de tels dysfonctionnements et désagréments causés par la rupture brutale de sa mission par la société Cofape caractérisaient un préjudice moral subi par la société Soletanche Bachy, dont cette dernière pouvait demander réparation, la cour d'appel a violé l'article L. 442-6, I, 5°, du code de commerce, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019. »
Réponse de la Cour
18. Ayant ainsi fait ressortir que le préjudice allégué par la société Soletanche Bachy ne résultait pas du caractère brutal de la rupture des relations commerciales par la société Cofape, la cour d'appel en a exactement déduit qu'il ne pouvait être réparé sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 5°, du code de commerce, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019.
19. Le moyen n'est donc pas fondé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE les pourvois.