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Décisions

CA Bourges, ch. civ., 5 novembre 2020, n° 19/01256

BOURGES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

NEXTER MUNITIONS (SA)

Défendeur :

ALBEMARLE EUROPE (SPRL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Avocats :

SCP GERIGNY & ASSOCIES, SCP AVOCATS BUSINESS CONSEILS

TC BOURGES, du 17 sept. 2019

17 septembre 2019

En février 2011, la société Nexter Munitions, spécialisée, notamment dans les munitions à usage militaire, dont des gaz et fumigènes fabriqués à partir de produits chimiques, a sollicité la société de droit belge Albemarle Europe, spécialisée dans la fabrication de produits chimiques, pour une commande de clonacire à hauteur de 40 tonnes avec une option jusqu'à 68 tonnes devant être livrée courant 2012.

Courant février 2011, la société Albemarle a émis une offre de vente en ce sens à Nexter qui l'a acceptée le 25 février 2011.

C'est dans ces circonstances que près d'un an plus tard, le 13 février 2012, la société Nexter a passé deux commandes fermes de 51,5 tonnes de Clonacire ( Référence HI6019557), puis de 16,5 tonnes supplémentaires ( Référence HI6021903), soit un total de 68 tonnes de ce produit.

La commande a été mise en production par le fabricant, la société Arkema, et il était contractuellement convenu que les lots de clonacire seraient livrés au fur et à mesure de leur production par la société Albemarle directement sur le site de Nexter.

Début juin 2012, 15,8645 tonnes de clonacire ont ainsi été livrées à Nexter.

Le 19 juin 2012, le règlement UE n°519/2012 a été adopté modifiant le règlement du 29 avril 2004 relatif aux Polluants Persistants Organiques (« Réglementation POP ») et prohibant la fabrication, la mise sur le marché et l'utilisation des Naphtalènes Polychlorés, dont est composé la clonacire, à compter du 10 juillet 2012.

La nouvelle interdiction de cette substance chimique entraînant la prohibition de la clonacire, n'a pas interrompu le processus de production de la commande de ce produit qui a donc perduré et a donné lieu à une nouvelle livraison de 14,2445 tonnes de ce produit à Nexter, qui en a accepté la délivrance, les 27 et 28 septembre 2012.

Fin novembre 2012, la société Nexter a envoyé un courriel à la société Albemarle pour faire état de ce nouveau règlement et solliciter, par mesure conservatoire et dans l'attente de son analyse des textes, la suspension des livraisons liées à ses commandes de clonacire référencées HI6019557 et HI6021903.

L'exécution du contrat a été suspendue par Albemarle.

Par courrier daté du 3 janvier 2013, la société Nexter a indiqué à Albemarle qu'elle annulait les commandes en cours et refusait toute nouvelle livraison de clonacire.

Par courrier du 29 janvier 2013, et après discussions entre les parties, Albemarle confirmait à Nexter la caducité du contrat en raison de la nouvelle réglementation européenne et les 16 tonnes supplémentaires de clonacire déjà produites en exécution de la commande de la société Nexter ne lui ont donc pas été livrées et sont restées à la charge d'Arkema et d'Albemarle.

Ainsi sur les 68 tonnes de clonacire commandées en février 2012 par Nexter :

- 30,109 tonnes lui ont été effectivement livrées, dont 15,8645 tonnes en juin 2012 et 14,2445 tonnes en septembre 2012,

- 16 tonnes ont été produites et sont restées à la charge d'Arkema et d'Albemarle,

- et enfin, 21,89 tonnes n'ont jamais été produites en raison de la modification de la Réglementation POP.

Par courrier de mise en demeure du 31 janvier 2014, Nexter a sollicité, à la demande des « services de surveillance de l'Etat français », de connaître précisément la date de fabrication des lots livrés en septembre 2012 au titre de la commande n°HI6019557 et, après avoir interrogé le fabriquant Arkema, la société Albemarle a précisé que 6 des 8 lots livrés avaient été fabriqués après le 10 juillet 2012 donc postérieurement à la date légale d'arrêt de la production.

Par courrier du 31 octobre 2014, la société Nexter a mis en demeure Albemarle d'avoir à récupérer tous les stocks de clonacire et d'en restituer le prix. En réponse, Albemarle a contesté les demandes de Nexter rappelant que « l'interdiction des naphtalènes polychlorés résultant du règlement UE 519/2012 qui a modifié le règlement CE 850/2004, entré en vigueur le 10 juillet 2012, est assimilable à un événement de force majeure dont chaque partie doit assumer le risque étant précisé que Nexter a la qualité d'acheteur professionnel », tout en proposant une réunion entre les parties pour envisager son impact.

Les parties n'ayant pu s'entendre, la société Nexter a saisi en référé le président du tribunal de commerce de Bourges le 12 janvier 2015, sur le fondement des articles 872 et 811 du code de procédure civile afin de solliciter principalement sa condamnation à enlever ou faire enlever à ses frais la totalité des stocks de clonacire se trouvant sur le site de Bourges, sous astreinte de 1.000 € par jour de retard et, subsidiairement, à se voir autoriser à faire pratiquer la destruction de tous les stocks de clonacire se trouvant sur son site aux frais avancés d'Albemarle et renvoyer l'affaire au fond pour le cas où le Président dirait n'y avoir lieu à référé.

Par ordonnance de référé en date du 26 mai 2015, le Président du tribunal de commerce de Bourges s'est déclaré incompétent pour statuer sur les demandes formulées par les parties au motif qu'elles se heurtaient à des contestations sérieuses et a renvoyé les parties à se pourvoir au fond. Il a toutefois autorisé la société Nexter à procéder à la destruction de tous les stocks de clonacire se trouvant sur le site de son établissement secondaire à Bourges, mais à ses frais avancés.

C'est dans ce contexte que la société Nexter a fait assigner la société Albemarle devant le tribunal de commerce de Bourges pour la voir condamner en paiement de la somme de 1.784.497 €.

Par jugement en date du 16 mai 2017, cette juridiction s'est déclarée incompétente au profit de la juridiction consulaire de Paris.

Sur contredit, la cour d'appel de Bourges, dans son arrêt du 22 février 2018, a infirmé le jugement déféré et déclaré le tribunal de commerce de Bourges territorialement compétent.

Par jugement du 17 septembre 2019, le tribunal de commerce a statué ainsi :

Déclare la loi belge applicable au litige opposant la société Nexter Munitions à la société Albemarle Europe en vertu de l'article 4 a) du Règlement Rome I,

Déboute la société Nexter Munitions de toutes ses demandes, fins et conclusions,

Déboute la société Albemarle Europe de sa demande reconventionnelle en paiement,

Condamne la société Nexter Munitions à verser à la société Albemarle Europe une indemnité de 10.000,00 € du chef de l'article 700 du Code de procédure civile,

Dit que les dépens sont à la charge de la société Nexter Munitions taxés et liquidés concernant les frais de Greffe à la somme de 63,36 € TTC,

Dit n'y avoir lieu à l'exécution provisoire.

Par acte reçu au greffe le 25 octobre 2019, la société Nexter Munitions a interjeté appel de cette décision critiquée en tous ses chefs.

Par dernières conclusions signifiées le 31 juillet 2020, la société appelante demande à la cour de :

A titre principal,

Vu le règlement (UE) n°519/2012 du 19 juin 2012 en son article 1 et ses annexes ;

Vu le règlement (CE) n°850/2004 du 29 avril 2004 relatif aux polluants persistants en son article 3 .1 ;

Vu la Convention des Nations Unies sur les contrats de vente internationale de marchandises du 11 avril 1980, et ses articles 1, 6, 7.2, 25, 35 et suivants, 45 et 74 et suivants ;

Vu les principes généraux qui s'y appliquent,

Vu les Conditions Générales d'Achat de Nexter Munitions,

Vu les dispositions du Code civil et du Code de procédure civile français,

Vu la jurisprudence versée aux débats,

Vu les pièces versées aux débats,

A titre subsidiaire,

Vu l'article 4.1 du Règlement (CE) No 593/2008 du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I) ;

Vu les dispositions du Code civil belge et notamment ses articles 1602 et 1147,

Réformer le jugement du 17 septembre 2019 en ce qu'il a :

- Déclaré que la loi belge est applicable au litige opposant la société Nexter Munitions (SA) à la société Albemarle Europe (SPRL) en vertu de l'article 4 a) du Règlement Rome I ;

- Débouté la SA Nexter Munitions de toutes ses demandes, fins et conclusions,

- Condamné la SA Nexter Munitions à verser à la SARL Albemarle Europe une indemnité de 10.000,00 € (dix mille euros) du chef de l'article 700 du Code de procédure civile,

- Dit que les dépens sont à la charge de la SA Nexter Munitions, taxés et liquidés concernant les frais de Greffe à la somme de 63,36 € TTC (soixante trois euros et trente six centimes d'euros).

Et, statuant de nouveau :

- Dire recevable et bien fondée l'action de la société Nexter Munitions SA,

- Déclarer que la loi applicable est la Convention des Nations Unies sur les contrats de vente internationale de marchandises du 11 avril 1980,

- Dire et juger que la société Albemarle Europe SPRL a commis un manquement à une obligation essentielle du contrat passé avec la société Nexter Munitions SA au titre de l'article 25 de la Convention des Nations Unies sur les contrats de vente internationale de marchandises du 11 avril 1980,

- Dire et juger que la société Albemarle Europe SPRL a commis un manquement à son obligation de conformité du contrat passé avec la société Nexter Munitions SA au titre de la Convention des Nations Unies sur les contrats de vente internationale de marchandises du 11 avril 1980 et des principes généraux auxquels il convient de se référer pour l'interpréter,

En conséquence :

- Condamner la société Albemarle Europe SPRL à payer à la société Nexter Munitions SA, à titre de dommages intérêts en application de la Convention des Nations Unies sur les contrats de vente internationale de marchandises du 11 avril 1980, les sommes suivantes :

1. Sur la livraison de Clonacire fabriquée après l'interdiction d'en produire :

o la somme de 696.064 € correspondant au remboursement de la livraison de Clonacire fabriquée après l'interdiction d'en produire, o la somme de 65.336 € correspondant au remboursement de la livraison de Y qui aurait dû être utilisé avec la livraison de Clonacire fabriquée après l'interdiction d'en produire, o la somme de 2 .765 € correspondant au remboursement des coûts de stockage de la Clonacire produite après le 10 juillet 2012 ; Total 1 : 764.165 € (à parfaire)

2. Sur la livraison de Clonacire fabriquée avant l'interdiction d'en produire :

o la somme de 880.800 € correspondant au prix de la Clonacire ;

o la somme de 82.676 € correspondant au prix du Y qui aurait dû être utilisé avec la livraison de Clonacire ;

o la somme de 17.421 € correspondant au prix du Magnésium qui aurait dû être utilisé avec la livraison de Clonacire ;

o la somme de 3.499 € correspondant au prix du stockage de Clonacire

Total 2 : 984.395 € (à parfaire)

3. Sur les coûts de destruction de Clonacire :

o la somme de 35.937 € au titre du remboursement de la destruction de Clonacire.

Total 3: 35.937 €

TOTAL FINAL : Total 1 + Total 2 + Total 3 = 764.165 € + 984.395 € + 35.937 € = 1.784.497 € (à parfaire).

Il est donc demandé à la Cour de :

- Condamner la société Albemarle Europe SPRL à régler à la société Nexter Munitions SA, la somme totale d'un million sept cent quatre vingt quatre mille quatre cent quatre vingt dix sept euros (à parfaire), portant intérêts au taux légal à compter du courrier de mise en demeure que Nexter Munitions avait adressé à la société Albemarle Europe SPRL en date du 31 octobre 2014, avec capitalisation des intérêts dus à ce jour,

En tout état de cause :

- Rejeter l'ensemble des demandes, fins et conclusions de la société Albemarle Europe SPRL,

- Condamner la société la société Albemarle Europe SPRL à la somme de 15.000 € (dix mille euros) au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- Condamner la société Albemarle aux entiers dépens.

Au soutien de son appel, la société Nexter Munitions fait principalement valoir que :

- Sur le droit applicable, le contrat litigieux a été conclu entre une société de droit français (Nexter) et une autre de droit belge ( Albemarle) avec acceptation des conditions générales d'achat de l'acheteur lesquelles prévoient que la loi française est applicable à la commande alors que les conditions générales de vente du co contractant soumettent l'opération commerciale au doit anglais, ce qui les rend inconciliables.

Elle en déduit qu'en ce cas seule la convention des Nations unies sur les contrats de vente internationale de marchandises, dite ' Convention de Vienne ' est applicable si les parties ne l'ont pas expressément exclue et que si l'article 16 des conditions générales de vente de la société Albemarle écartent l'application de cette convention, alors que les conditions générales d'achat de la société Nexter prévoient au contraire l'application de la loi française, comprenant la convention de Vienne, il en résulte que ces conditions, acceptées de part et d'autre, s'annulent et conduisent à appliquer la convention de Vienne et non pas le droit belge comme l'a retenu à tort le premier juge.

- Sur la situation des lots fabriqués, elle considère que la décision entreprise est critiquable en ce qu'elle a considéré que la société Albemarle n'avait pas manqué à son devoir d'information pour la fabrication des produits antérieurement au 10 juillet 2012, faute de connaissance de l'évolution législative à venir et que pour les fabrications postérieures, le transfert de propriété des biens et des risques attachés à la vente ayant eu lieu, à défaut de clause contraire, au jour de la conclusion de la vente, c'était à l'acheteur, qui n'a pas contesté la conformité des lots livrés, d'en supporter les conséquences.

Elle soutient, en effet, que la production de clonacire était interdite dès la mise en vigueur du nouveau règlement UE du 19 juin 2012 d'application immédiate dans les pays membres et qu'ainsi le deuxième lot, livré postérieurement à l'interdiction, n'aurait jamais du être fabriqué, que le transfert des risques, compte tenu de l'illicéité de la vente, ne saurait lui être opposable quel que soit le droit applicable pas plus qu'il ne saurait lui être reproché l'absence de contestation au regard de la faute de la société Albemarle qui a livré les produits malgré l'interdiction.

S'agissant des lots fabriqués antérieurement, la société Nexter estime que la société Albemarle qui ne pouvait ignorer en sa qualité de professionnelle la nouvelle législation POP envisagée depuis 2009, a manqué aux obligations essentielles du contrat tenant à l'obligation de conformité et d'information et ne peut s'opposer, en invoquant un cas de force majeure, à la légitime demande d'indemnisation.

Elle en déduit que les préjudices qu'elle détaille, dont elle justifie et qui devront comprendre le coût de la destructions des substances, doivent être indemnisés par la société Albemarle qui en est responsable à raison de l'absence de conformité du produit livré, fabriqué avant le 10 juillet 2012 et de l'illicéité de la fabrication et de la livraison du produit postérieurement à la modification de la réglementation.

La société Albemarle Europe SPRL, en ses dernières conclusions signifiées le 20 avril 2020, demande à la cour de :

Vu les articles 25, 8 à et 81 du Règlement Bruxelles I Bis,

Vu l'article 4.1 a) du Règlement Rome I,

Vu l'article 6 de la convention de Vienne,

Vu les articles 1148 et 1583 du Code civil belge

Vu les conditions générales de vente d'Albemarle formulées et acceptées par Nexter en février 2011,

Confirmer le jugement du tribunal de commerce de Bourges en date du 17 septembre 2019 en ce qu'il a :

- Ecarté l'application de la Convention des Nations Unies sur les contrats de vente internationale de marchandises du 11 avril 1980,

- Fait application de l'article 4.1a) du Règlement Rome I,

- Dit et jugé en conséquence que la loi belge a seule vocation à gouverner le présent litige sur le fondement de l'article 4 a) du Règlement Rome I,

- Constaté la caducité du contrat ayant pour cause le changement de la Réglementation sur les polluants organiques persistants le 19 juin 2012 à effet au 10 juillet 2012,

- Dit que la situation découle d'une décision d'une autorité publique imprévisible et irrésistible et constitue en l'espèce un cas de force majeure exonératoire de responsabilité,

- Rappelé le caractère parfait de la vente dès l'accord sur le chose et le prix soit en l'espèce au jour des deux commandes en février 2012 et du transfert concomitant de la propriété et des risques attachés,

- Retenu que Nexter n'avait en outre pas fait de contestation dans les conditions de l'article 12 des conditions générales de vente d'Albemarle,

En conséquence,

- Débouté Nexter de toutes ses demandes, fins et conclusions,

- Condamné Nexter à verser à Albemarle la somme de 10.000 euros sur le fondement de l'article 700 outre au paiement des entiers dépens,

Et y ajoutant :

Condamner Nexter à verser à Albemarle la somme de 10.000€ sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens,

L'intimée fait essentiellement valoir que :

Sur le droit applicable, ses conditions générales de vente excluent l'application de la convention de Vienne sans venir en contradiction avec les conditions générales d'achat de la société Nexter qui prévoient l'application du droit français sans autre précision et ne sont donc pas inconciliables et qu'au surplus, une contradiction conduirait par application de la convention de la Haye du 15 juin 1955 à retenir la loi interne du pays où le vendeur a sa résidence habituelle et donc à appliquer la loi belge comme l'a retenu, à bon droit le premier juge.

Sur le fond, l'entrée en vigueur le 10 juillet 2012 du nouveau règlement du 19 juin 2012 interdisant les produits naphtalènes polychlorés, dont fait partie la clonacire, constitue bien un cas de force majeure, prévu par le droit belge, entraînant la dissolution ou caducité du contrat dont l'objet devient illicite.

Elle fait valoir que la modification réglementaire dont la société Nexter ne démontre pas le caractère prévisible, a fait disparaître l'objet du contrat dont la poursuite est rendue impossible mais sans emporter d'effet rétroactif comme l'impliquent les demandes d'indemnisation formées.

Elle soutient qu'au regard du droit belge, elle n'a pas manqué à son devoir d'information puisqu'elle est restée dans l'ignorance de l'évolution réglementaire sur laquelle la société Nexter pouvait et devait s'informer, les deux parties étant chacune des professionnels avisés et la société Nexter l'étant plus particulièrement au regard de ses compétences et de sa détention par l'Etat français.

Elle ajoute que le transfert de propriété, et donc des risques, ayant eu lieu dès février 2012, il appartient à la société Nexter, qui n'a formulé aucune réclamation, d'assumer la conséquence de la perte de la chose.

Sur les demandes indemnitaires, elle fait observer que les incohérences dans les décomptes produits démontrent que la société Nexter a utilisé et consommé une partie de la clonacire livrée en juin et septembre 2012 mais qu'en tout état de cause le transfert des risques, opérés dès la commande, doit conduire à rejeter toutes ses demandes indemnitaires, faisant au surplus observer que la demande de remboursement du prix des produits annexes (magnésium et Y) n'est pas légitime, ces produits pouvant avoir un autre usage que la fabrication envisagée par leur adjonction à la clonacire.

Elle conteste enfin les frais de stockage soutenant que Nexter n'aurait pas du conserver aussi longtemps le produit mais procéder rapidement à sa destruction dont le coût ne peut rester qu'à sa charge.

Il est expressément référé aux écritures des parties pour plus ample exposé des faits ainsi que de leurs moyens et prétentions.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 1er septembre 2020.

MOTIFS DE LA DÉCISION

La recevabilité de l'appel n'est pas contestée.

La loi applicable.

Il est constant que tant les conditions générales de vente de la société Albemarle que les conditions générales d'achat de la société Nexter Munitions ont été acceptées réciproquement.

Les premières indiquaient que les lois d'Angleterre seraient applicable en cas de litige entre les parties alors que celles de l'acheteur prévoyaient que la commande était soumise à la loi française, ce dont il résultait qu'elles étaient effectivement inconciliables.

Si en telle hypothèse, la convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises a vocation supplétive à s'appliquer au contrat, encore faut il que les parties ou simplement l'une d'entre elles ne l'ait cependant pas expressément exclue ce que permet l'article 6 de ladite convention.

Or en l'espèce, les conditions générales du vendeur prévoyaient dans son article 16, par une disposition claire et dénuée d'ambiguïté, l'exclusion expresse de l'application des dispositions de la convention de Vienne et, en tout état de cause, quand bien même il serait considéré que la loi française revendiquée par l'acheteur incluait la convention de Vienne qui en ferait partie intégrante, comme il le soutient, il n'en demeure pas moins que l'exclusion prévue par le vendeur fait échec à l'application de la convention de Vienne.

En effet, contrairement à ce que soutient la société Nexter Munitions, le caractère inconciliable des clauses des conditions générales de vente et d'achat n'a pas pour effet de rendre nulle la disposition relative à l'inapplicabilité de la convention de Vienne.

Dès lors c'est à bon droit que constatant la contrariété des clause et l'exclusion de la convention de Vienne, le premier juge a recherché la loi applicable au regard des dispositions du droit commun issu du règlement Rome I et retenu le droit belge comme applicable en considération de la localisation du siège de la société Albemarle.

Le jugement entrepris sera confirmé sur ce point.

L'incidence sur le contrat de la modification de la ' réglementation POP '.

La société Albemarle soutient que la modification réglementaire a constitué un cas de force majeure qui a mis fin au contrat.

En droit belge, la force majeure relève des causes étrangères libératoires. Le Code civil belge ne contient pas une théorie générale de la force majeure. C'est une notion qui émerge de la lecture combinée d'un certain nombre de dispositions, et notamment des articles 1147, 1148, 1302, 1348, 1722 du Code civil.

En matière contractuelle, il s'agit d'un événement qui survient postérieurement à la conclusion du contrat et qui se caractérise par :

- l'impossibilité d'exécuter l'obligation en raison d'un obstacle insurmontable ou irrésistible, l'impossibilité devant être appréciée de manière raisonnable et par référence à une personne normalement prudente et diligente,

- l'absence de faute de la part du débiteur de l'obligation dans la survenance de l'événement : ce dernier doit survenir indépendamment de la volonté du débiteur, étant entendu que l'on attend de lui une conduite raisonnablement diligente dans la genèse, la survenance et la gestion des conséquences de cet événement (sauf à démontrer qu'ils sont inévitables).

La jurisprudence belge assimile aux cas de force majeure et aux causes étrangères libératoires le fait du prince, qui se définit comme étant « tout empêchement résultant d'un ordre ou d'une prohibition émanant de l'autorité publique ».

Si la force majeure entraîne une impossibilité définitive quant à l'exécution du contrat, ce dernier est dissous de plein droit, sans qu'une intervention judiciaire préalable soit nécessaire, étant entendu qu'une telle intervention n'est indispensable qu'en cas de contestation, conformément au droit commun.

En cas de dissolution, celle ci interviendra sans effet rétroactif (Cour de Cassation de Belgique 13 janvier 1956).

En l'espèce, les conditions de la force majeure appréciées au regard du droit belge se trouvent réunies.

En effet, la société Nexter soutient à tort que l'interdiction de la production et de la commercialisation de la Clonacire aurait dû être anticipée par la société Albemarle, professionnel en matière de produits chimiques, qui devait avertir sa co contractante du risque ainsi encouru lors de la conclusion du contrat en février 2012, pour en déduire d'une part qu'elle a manqué à son devoir d'information et d'autre part que la modification réglementaire intervenue en juin 2012 n'était en conséquence ni irrésistible ni imprévisible.

Si le droit belge applicable prévoit en l'article 1602 de son code civil que le vendeur est tenu d'expliquer clairement ce à quoi il s'oblige, il n'est cependant versé aux débats aucun élément sérieux permettant de penser que la société Albemarle pouvait ou devait avoir connaissance de ce que la production et la vente de clonacire serait interdite à compter du 10 juillet 2012 et le seul fait qu'un amendement avait été apporté le 18 décembre 2009 au protocole d'Aarhus, ajoutant les naphtalènes polychlorés à la liste des substances interdites par l'annexe 1 du règlement du 29 avril 2004, n'est pas en soi suffisant pour prétendre démontrer une telle connaissance dès lors que, comme le reconnaît la société Nexter Munitions, cet amendement n'était jamais entré en vigueur et a été transposé sans aucun avertissement ou information préalable par le règlement du 19 juin 2012.

En outre, la société Nexter Munitions est un acheteur également professionnel et faisait l'acquisition de manière régulière de Clonacire pour les besoins de son activité et ne peut exiger de son co contractant la délivrance d'informations qu'elle était également tenue de connaître , qui ne dépendaient pas de son vendeur et ne portaient pas sur les caractéristiques techniques du produit.

Il en résulte que la modification réglementaire constituait bien un obstacle insurmontable, irrésistible et imprévisible caractérisant la force majeure.

Si la société Nexter prétend encore écarter la force majeure en invoquant des manquements par la société Albemarle aux obligations essentielles du contrat, il convient de rappeler que l'absence de faute de la part du débiteur, condition requise pour se prévaloir de la force majeure, ne s'entend que d'une faute dans la survenance de l'événement laquelle doit être indépendante de la volonté du débiteur.

Or, la fabrication de la Clonacire et sa livraison postérieurement à l'interdiction de produire et de commercialiser, invoquées par la société Nexter, ne sauraient constituer une faute en rapport avec la survenance de la nouvelle réglementation et, partant, sont inopérantes pour faire obstacle à la reconnaissance du cas de force majeure que constitue l'intervention de la nouvelle réglementation.

Il s'en déduit que le contrat conclu entre les parties s'est trouvé, en application de la législation belge, dissous sans rétroactivité le 10 juillet 2012 par l'effet de l'application du règlement du 12 juin 2012 qui en rendait l'exécution juridiquement impossible.

Les conséquences de la dissolution du contrat.

Il est constant que la commande portant sur 68 tonnes de Clonacire a été conclue le 25 février 2011 par l'acceptation de l'offre que la société Albemarle avait proposée à la société Nexter Munitions.

La livraison était prévue de manière fractionnée au fur et à mesure de la production du produit et a été effective début juin 2012 pour 15,8645 tonnes, puis en septembre 2012 pour 14,2445 tonnes alors que le surplus ne sera jamais livré en considération de ce que le 19 juin 2012, le règlement UE n°519/2012 a été adopté modifiant le règlement du 29 avril 2004 relatif aux Polluants Persistants Organiques (« Réglementation POP ») et prohibant la fabrication, la mise sur le marché et l'utilisation des Naphtalènes Polychlorés, dont est composé la clonacire, à compter du 10 juillet 2012.

S'agissant de la première livraison en juin 2012, elle a porté sur des produits fabriqués et livrés avant l'interdiction du 10 juillet 2012 et, en l'absence de rétroactivité de la dissolution du contrat, elle s'est exécutée conformément aux dispositions contractuelles sans que la société Nexter ne puisse prétendre souffrir d'un quelconque préjudice lié à une faute de son vendeur pour obtenir des dommages intérêts ou encore le remboursement du prix payé.

S'agissant de la livraison de septembre 2012, elle a porté sur des produits fabriqués avant et après l'interdiction du 10 juillet 2012 et, en tout cas tous livrés postérieurement à la dissolution du contrat.

La société Albemarle soutient que si le contrat était devenu caduc entre les parties du fait de l'illicéité de l'objet sur lequel il portait, elle ne devait toutefois pas en supporter les conséquences puisque le droit belge prévoyait que le transfert de propriété, et des risques, de la chose vendue avait eu lieu, faute de clause contraire, dès la conclusion du contrat et qu'en ce cas elle seule était déliée de ses obligations alors que l'acheteur qui supportait les risques restait tenu du paiement des marchandises.

Cette interprétation retenue par le premier juge pour débouter la société Nexter Munitions de ses demandes indemnitaires n'emporte cependant pas la conviction.

En effet, il se déduit des articles 1147 et 1148 du Code civil belge que, lorsqu'une ou plusieurs obligations prévues dans un contrat synallagmatique sont devenues impossibles à exécuter par l'une des parties à la suite d'un cas de force majeure, les obligations réciproques de l'autre partie s'éteignent selon le droit commun, de sorte que cette dernière n'est plus tenue de les exécuter et ne commet aucune faute en ce faisant.

Cette conséquence se traduit par l'adage 'res perit debitori' qui signifie que les risques sont supportés par le débiteur de l'obligation devenue impossible suite à la survenance d'un cas de force majeure ou d'un fait du prince avec pour conséquence que, d'une part il est libéré de son obligation par l'effet de la force majeure, et que, d'autre part, il est privé de sa créance corrélative quoique le débiteur de cette créance ne soit pas de son côté libéré par la force majeure, mais par le jeu de la théorie des risques.

Il est vrai que, par application de l'article 1583 du code civil belge, la vente est parfaite entre les parties et la propriété est acquise de droit à l'acheteur à l'égard du vendeur, dès qu'on est convenu de la chose et du prix, quoique la chose n'ait pas encore été livrée ni le prix payé et qu'il en résulte que le transfert des risques relatifs à la chose vendue se produit avec celui de la propriété dès la conclusion du contrat lorsque ce transfert n'est pas retardé par une disposition contractuelle ou les usages.

Toutefois, en l'espèce, comme le reconnaît la société Albemarle dans ses conclusions ( page 21), sans en tirer cependant les bonnes conclusions, la vente portait sur une chose de genre ( fongible) dont il est admis par la jurisprudence belge qu'elle n'emporte transfert de propriété, et donc des risques, qu'au moment de la spécification irrévocable de la chose c'est à dire de son individualisation faisant ainsi exception au principe posé par l'article 1583 susvisé.

En outre, le contrat portait sur la vente d'une chose future puisque la clonacire n'était pas disponible et devait être fabriquée ce qui fait également obstacle à un transfert de propriété immédiat.

Il s'en évince que le transfert de propriété n'a pu intervenir au plus tôt qu'au moment où la clonacire a été fabriquée.

Ainsi dans la livraison de septembre 2012, il y a lieu de distinguer les quantités de produits qui avaient été fabriquées avant la dissolution du contrat de celles qui l'ont été postérieurement.

Pour les premières, le transfert de la propriété et des risques était intervenu avant la dissolution du contrat et la société Nexter doit en supporter les conséquences sans pouvoir réclamer aucune indemnisation à sa co contractante libérée de ses obligations par l'effet de la force majeure emportant dissolution.

La livraison postérieure, quand bien même était elle prohibée, reste sans conséquence sur l'obligation de la société Nexter qui était tenue au paiement de ces produits dont elle avait acquis la propriété.

En revanche, la propriété des produits fabriqués après le 10 juillet 2012 n'a pu être transférée à l'acheteur dès lors que l'individualisation de ces produits, qui entraîne le transfert de propriété, est postérieure à la dissolution du contrat qui ne pouvait donc plus produire aucun effet à compter de cette date.

Il en résulte que la société Albemarle est restée propriétaire de ces produits sans que la livraison intervenue en septembre 2012, même acceptée sans réserve par la société Nexter, n'ait pu modifier cette situation juridique résultant de l'anéantissement préalable du contrat.

La société Nexter est ainsi en droit de réclamer à la société Albemarle une indemnisation même si elle devra être limitée aux seules quantités de produit fabriqués à partir du 10 juillet 2012 et livrés en septembre 2012.

C'est donc à tort que le premier juge a débouté la société Nexter de toutes ses demandes indemnitaires.

Sur les préjudices.

Il résulte du courrier de la société Arkema, adressé à la société Albemarle le 19 février 2014 ( pièce Nexter n° 11), que sur les 8 lots livrés les 27 et 28 septembre 2012 à la société Nexter, 5 avaient été dans leur intégralité produits postérieurement au 10 juillet 2012 ( N° 3413/12 à 3417/12) et que l'un ( N° 3412/12) a été produit du 6 au 13 juillet 2012.

Les 5 derniers lots portaient sur une quantité globale de 8.964,8 kilos de clonacire ( pièce 8-5 et 8-6 de Nexter) et le lot n°3412/12 sur 1.911 kilos ( pièce 8-4 de Nexter) dont seulement la moitié sera retenue, soit 955,5 kilos pour tenir compte de ce qu'une partie, qu'il est impossible de déterminer plus précisément, a été produite avant le 10 juillet 2012.

C'est donc au total une quantité de 9.920,3 kilos dont la société Nexter est fondée à solliciter le remboursement du prix indûment payé qui s'élève, compte tenu du prix de 64 € le kilo convenu entre les parties, à 634.899,20 €. La condamnation prononcée de ce chef portera intérêts au taux légal à compter du présent arrêt.

La société Nexter réclame également le remboursement des coûts de stockage et de destruction des produits.

S'agissant des coûts de stockage, la seule pièce produite pour en justifier ( pièce n° 42) consiste en un tableau, qui n'apparaît pas être une pièce comptable, récapitulant l'ensemble des bâtiments de la société et affectant à chacun un coût moyen au mètre carré sans qu'il soit cependant possible d'en tirer une quelconque conclusion pour justifier du montant du coût de stockage évalué par la société Nexter Munitions qui ne pourra qu'être déboutée de cette demande.

Il est légitime en revanche que la société Albemarle prenne en charge le coût de destruction des produits qui aurait dû lui incomber puisqu'elle en est restée propriétaire sans pouvoir exciper d'une clause du contrat obligeant la société Nexter à acheter l'intégralité des 60 tonnes de clonacire commandée et à assumer le coût de la destruction des produits qui n'auraient finalement pas été enlevés dès lors que, ainsi qu'il l'a été rappelé, la dissolution du contrat a eu pour effet d'en interdire l'exécution à compter du 10 juillet 2012.

La société Nexter produit ( pièce 14) la facture de destruction de la société Bouygues qui révèle qu'elle a payé la somme globale de 43.124,40 € pour la destruction de 24.638 kilos de produit.

Ramené au prorata des 9.920,3 kilos de clonacire dont la société Albemarle doit supporter le coût de destruction, le montant qu'elle sera condamnée à payer à la société Nexter de ce chef s'élève à 17.363,70 €. La condamnation prononcée portera intérêts au taux légal à compter du présent arrêt.

Enfin, la société Nexter Munitions incluait au nombre de ses préjudices le coût d'achat de magnésium et de polyfluore de vinylidène ( Y) dont elle prétend qu'ils devaient être associés à la Clonacire pour la fabrication du fumigène FIR784.

Toutefois, elle ne démontre pas que ces produits accessoires, dont l'usage n'est pas prohibé, ne pouvait être utilisés pour la fabrication d'autres produits et, au contraire, il résulte de la pièce n° 41 qu'elle verse aux débats qu'elle a de nouveau passé commande de magnésium le 23 novembre 2012, à une date où elle savait qu'il ne pouvait être utilisé pour fabriquer un produit comprenant de la clonacire, ce qui tend à démontrer qu'elle en faisait un autre usage.

Les demandes sur ce point seront rejetées.

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Les parties, succombant partiellement dans leurs prétentions respectives, conserveront chacune la charge des dépens exposés tant en première instance qu'en cause d'appel et il sera dit n'y avoir lieu à condamnation sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile pour les deux instances, conduisant ainsi à la réformation du jugement entrepris qui a laissé les dépens à la charge de la société Nexter et l'a condamné en paiement d'une indemnité sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant dans les limites de l'appel,

- Infirme le jugement entrepris sauf en ce qu'il a déclaré la loi belge applicable au litige opposant la société Nexter Munitions à la société Albemarle Europe en vertu de l'article 4 a) du Règlement Rome I,

Statuant à nouveau des seuls chefs infirmés et y ajoutant,

- Condamne la société Albemarle à payer à la société Nexter Munitions en réparation de ses préjudices les sommes de 634.899,20 € et 17.363,70 €, outre intérêts au taux légal à compter du présent arrêt,

- Déboute la société Nexter Munitions du surplus de ses demandes,

- Dit n'y avoir lieu à condamnation en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile tant en première instance qu'en cause d'appel,

- Laisse à chacune des parties la charge des dépens personnellement exposés pour les besoins de première instance et de l'instance d'appel.

L'arrêt a été signé par M. Z, Présient, et par Mme GUILLERAULT, Greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.