Livv
Décisions

CA Versailles, 3e ch., 10 avril 1996, n° 1233/95

VERSAILLES

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Carre (Sté)

Défendeur :

Continent Hypermarché (SNC)

CA Versailles n° 1233/95

9 avril 1996

FAITS ET PROCÉDURE

Madame CARRE, exploitant depuis l'année 1976, un stand de bijouterie fantaisie situé dans la galerie marchande du Centre Commercial de la Société CONTINENT HYPERMARCHÉS à CHAMBOURCY, se plaignant d'avoir été contrainte de déplacer son stand, à un endroit moins favorable en raison de travaux à effectuer dans la Galerie Marchande, de dommages causés à sa marchandise, puis d'avoir reçu congé pour le 31 décembre 1991, a fait assigner, le 27 août 1991, la Société CONTINENT HYPERMARCHÉS en invoquant son droit à la propriété commerciale, pour obtenir la restitution de son stand initial et le paiement de dommages et intérêts.

La Société CONTINENT HYPERMARCHÉS a répondu en sollicitant l'expulsion de Madame CARRE et le paiement d'indemnités d'occupation non réglées depuis le mois de décembre 1993.

Après que le Tribunal de Commerce, initialement saisi, se soit déclaré incompétent, le Tribunal de Grande Instance de VERSAILLES, par jugement du 22 novembre 1994, a:

-  dit que l'emplacement de vente, situé dans la galerie principale du Centre Commercial CONTINENT à CHAMBOURCY ne constitue pas un local protégé,

-  débouté Madame CARRE de sa demande tendant au bénéfice du statut des baux commerciaux,

-  vu le congé valablement donné à Madame CARRE pour le 31 décembre 1991, ordonné son expulsion et celle de tous occupants de son chef de la Galerie Marchande CONTINENT, dans le délai de 48 heures à compter de la signification du jugement,

-  condamné la S.A. CONTINENT HYPERMARCHÉS à payer à Madame CARRE les sommes de 130.000 francs à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice commercial causé par le déplacement arbitraire et le refus de réinstallation de son stand en 1991 et 5.000 francs à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice matériel dû à la détérioration de marchandises par des travaux, le 07 mars 1991,

-  débouté la Société CONTINENT HYPERMARCHÉS du surplus de sa demande reconventionnelle,

-  dit n'y avoir lieu à exécution provisoire,

-  condamné la S.A. CONTINENT HYPERMARCHÉS à verser à Madame CARRE la somme de 5.000 francs au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile et aux dépens.

Appelante de cette décision, Madame CARRE a sollicité sa réformation en ce que l'application du décret du 30 septembre 1993 lui a été refusée et son expulsion ordonnée.

Soutenant qu'elle dispose d'une autonomie de gestion et d'une clientèle propre, en majorité distincte de celle de la Société CONTINENT et est en droit de bénéficier du statut de la propriété commerciale, elle demande la condamnation de la Société CONTINENT à lui restituer l'emplacement commercial situé dans l'allée centrale de la Galerie Marchande du Centre Commercial CONTINENT, entre la Boutique BAGORAMA et les Caisses 39 à 41, sous astreinte de 1.000 francs par jour de retard et à lui payer la somme de 300.000 francs de dommages et intérêts en réparation du préjudice commercial subi du fait du déplacement arbitraire de son emplacement commercial.

Après qu'un incident aux fins d'obtenir l'exécution provisoire soulevé par la Société CONTINENT HYPERMARCHÉS ait été rejeté par ordonnance du 12 octobre 1995, cette même société a conclu à la confirmation du jugement rendu le 22 novembre 1994 en ce qu'il a jugé inapplicable le décret du 30 septembre 1953 et ordonné l'expulsion de Madame CARRE et de tous occupants de son chef et à sa réformation pour le surplus.

Elle prie la Cour:

-  de condamner Madame CARRE à payer:

-  une astreinte de 2.000 francs par jour de retard, faute d'avoir libéré les lieux, 8 jours après la signification de l'arrêt, et pendant une durée de deux mois avant, qu'en tant que de besoin, il ne soit à nouveau fait droit,

-  une indemnité d'occupation de 10.000 francs par mois H.T. à compter du mois de décembre 1993 et jusqu'à la libération effective des lieux (point sur lequel le Tribunal aurait omis de statuer),

-  20.000 francs au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

 

-  de refuser toutes sommes à Madame CARRE.

Elle fait valoir:

-  qu'aux termes d'une jurisprudence constante, Madame CARRE ne peut revendiquer le bénéfice de la propriété commerciale, n'ayant pas de clientèle propre, étant soumise aux horaires d'ouverture de la Galerie imposés par la CONTINENT HYPERMARCHÉS, et le stand formé d'un plateau posé sur tréteaux ne pouvant être qualifié de local,

-  que Madame CARRE, en dépit de mises en demeure, a cessé tout versement depuis décembre 1993

-  qu'elle ne justifie d'aucun préjudice, lequel ne saurait être égal au chiffre d'affaires, mais au bénéfice sur lequel aucun renseignement n'est donné,

-  que du reste, Madame CARRE avait été informée en temps utile d'avoir à déplacer son stand, ce qu'elle n'a pas fait, bien qu'elle ne pouvait prétendre à aucune fixité du stand,

-  que Madame CARRE a renoncé devant la Cour à solliciter des dommages et intérêts au titre de la détérioration des marchandises.

Citant une autre jurisprudence, Madame CARRE a contesté l'argumentation de la Société CONTINENT HYPERMARCHÉS et a maintenu ses prétentions.

SUR CE, LA COUR

- Sur le bénéfice du statut des baux commerciaux et ses conséquences

Considérant qu'il est constant que Madame CARRE a exploité, durant plus de 15 ans, le même emplacement commercial pour lequel elle payait un loyer important de 10.000 francs par mois H.T.;

Considérant qu'un stand, même de nature mobile, situé dans un emplacement fixe, délimité, matérialisé au sol et parfaitement déterminé, d'une galerie marchande, comme c'est le cas en l'espèce, emplacement non laissé contractuellement à la discrétion du bailleur, mais présentant un caractère permanent, peut constituer un local au sens de l'article 1er du décret du 30 septembre 1953;

Considérant que le commerce de Madame CARRE, même s'il s'était trouvé dans l'enceinte d'un autre magasin -ce qui n'est pas le cas étant exercé dans une galerie marchande ouverte à d'autres commerces eût pu bénéficier de la propriété commerciale s'il disposait d'une clientèle propre;

Qu'en l'espèce, en raison de la longue durée d'exploitation de son fonds de commerce, Madame CARRE s'est constituée une clientèle personnelle, abondante et régulière, justifiée par les documents sur son chiffre d'affaires, distincte de celle de l'hypermarché;

Qu'elle soutient, sans être démentie sérieusement, qu'aucun magasin de la galerie ne vend les mêmes articles;

Que si la Société CONTINENT affirme, sans du reste en justifier, vendre quelques produits ressemblants, il ne pourrait s'agir en toute hypothèse que d'une activité très accessoire;

Considérant que Madame CARRE bénéficiait dans son commerce d'une autonomie de gestion, gérant ses stocks, et vente, de manière indépendante;

Qu'il importe peu qu'elle ait été dépendante dans une certaine mesure de la Société CONTINENT à propos du système d'alimentation électrique établi pour l'ensemble des locaux et des horaires d'ouverture du public, ce qui est aussi le cas des autres commerçants exerçant dans la galerie marchande sans que le droit au statut des baux commerciaux leur soit pour autant contesté;

Considérant, par ailleurs, que Madame CARRE justifie être régulièrement inscrite au Registre du Commerce;

Que son bail, même verbal, dont la Société CONTINENT reconnaît, du reste, l'existence, a pour le commerçant le caractère d'un acte de commerce dont la preuve est libre et résulte des éléments ci-dessus rapportés;

Considérant que Madame CARRE remplit dont les conditions lui permettant de revendiquer le bénéfice de la propriété commerciale et que le jugement déféré doit être infirmé en ce qu'il a énoncé le contraire et ordonné l'expulsion de l'appelante, le congé donné le 26 septembre 1991, pour le 31 décembre 1991, ne pouvant être considéré comme valable, en l'absence des conditions et mentions prévues à l'article 5 du décret du 30 septembre 1953;

Que la Société CONTINENT HYPERMARCHÉS ne peut qu'être déboutée de ses demandes d'expulsion et d'astreinte;

Qu'elle doit être condamnée à restituer à Madame CARRE l'emplacement commercial au stand qui lui a été initialement alloué, ceci sous astreinte dans les termes du dispositif ci-après, la Société CONTINENT ne justifiant nullement et ne soutenant même pas être dans l'impossibilité de faire droit à cette demande;

Qu'il doit être observé, au contraire, ainsi que mentionné dans l'ordonnance précitée du 12 octobre 1995, rendue par le Conseiller chargé de la mise en état, que la Société CONTINENT HYPERMARCHÉS est à l'origine de la situation irrégulière du stand actuel de Madame CARRE, (lequel, selon la bailleresse “obstrue la voie d'accès des pompiers“);

Que, de même, par décisions de relaxe des 05 avril 1994, le Tribunal de Police de SAINT GERMAIN EN LAYE a indiqué que le 19 janvier 1991, l'emplacement de Madame CARRE a été changé sans qu'elle soit préalablement consultée, en raison de la réalisation des travaux;

Qu'elle s'est alors retrouvée sur un emplacement contrevenant aux dispositions réglementaires, car non matérialisé au sol;

Qu'elle justifie avoir tout tenté, y compris une procédure judiciaire, pour récupérer son ancien emplacement que la Société CONTINENT refuse de lui rendre, bien que les travaux soient actuellement terminés;

Considérant que Madame CARRE affirme même, sans avoir été contredite, que son ancien emplacement a été loué à l'un de ses concurrents directs;

- Sur le préjudice subi par Madame CARRE

Considérant que le Tribunal, pour des motifs que la Cour adopte, relève qu'il ressort des documents comptables produits et notamment des bilans, que Madame CARRE a subi, entre 1990 et 1991, une importante baisse du chiffre d'affaires (de 520.000 francs par an pour les années 1989 et 1990 à 373.967 francs seulement pour 1991);

Que cette baisse est essentiellement imputable au déplacement arbitraire du stand en un lieu excentré, non éclairé et donc de commercialité très inférieure, et au refus de réinstaller le stand de Madame CARRE à l'emplacement initial;

Considérant que la Société CONTINENT HYPERMARCHÉS rétorque qu'il eût fallu tenir compte non du chiffre d'affaires mais du bénéfice;

Mais considérant que celui-ci est nécessairement dépendant du chiffre d'affaires;

Que, d'ailleurs, Madame CARRE verse aux débats les déclarations fiscales pour les années considérées, lesquelles confirment la perte de bénéfice;

Que compte tenu du fait que le préjudice subi ne saurait être arrêté à la date pour laquelle congé a été donné, comme l'a fait le Tribunal, la Cour possède en la cause les éléments suffisants pour évaluer le préjudice commercial né du fait du changement arbitraire de son emplacement, à la somme de 250.000 francs arrêtée à ce jour;

Considérant que la Société CONTINENT estime, à tort, qu'en ne reprenant pas devant la Cour sa demande en dommages et intérêts pour détérioration de marchandise, Madame CARRE y renonce;

Considérant que cette dernière dont l'appel n'était pas limité et qui dans ses conclusions limite ses critiques aux dispositions du jugement lui faisant grief, n'a nullement renoncé à se prévaloir des autres dispositions de ce jugement;

Que la renonciation à un droit ne se présume pas et que la Cour est saisie de l'entier litige; que la Société CONTINENT ne conteste pas autrement ce chef de préjudice;

Que le jugement déféré sera donc confirmé en ce qu'il a condamné la Société CONTINENT HYPERMARCHÉS à payer à Madame CARRE la somme de 5.000 francs de dommages et intérêts en réparation du préjudice matériel dû à la détérioration de marchandises, la Cour adoptant les motifs des premiers juges quant à l'existence, l'origine et l'importance de ces détériorations, établies par la production d'un constat d'huissier et de factures;

- Sur la demande en paiement d'une indemnité d'occupation présentée par la Société CONTINENT HYPERMARCHÉS

Considérant que dès lors que le congé ci-dessus mentionné est nul, le bail consenti suit son cours et que la demande en paiement d'une indemnité d'occupation qui suppose qu'il ait été mis fin au bail ne saurait prospérer;

Qu'il appartiendra, le cas échéant, aux parties de faire les comptes quant au paiement éventuel d'un loyer depuis décembre 1993, compte tenu des circonstances de la cause et, entre autres, du caractère non réglementaire et défavorable commercialement du nouvel emplacement consenti à Madame CARRE, du refus de la réintégrer à son ancien emplacement et du fait que dans ses écritures du 29 avril 1994 devant le Tribunal, elle avait demandé à être déchargée de tous loyers ou indemnités tant que son emplacement initial ne lui aurait pas été restitué;

- Sur les demandes annexes

Considérant que le jugement déféré sera confirmé quant aux condamnations prononcées à l'encontre de la Société CONTINENT HYPERMARCHÉS au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile et des dépens;

Que les dépens d'appel incomberont pareillement à cette société, laquelle ne peut qu'être déboutée de sa demande au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

PAR CES MOTIFS

Statuant publiquement contradictoirement et en dernier ressort,

Infirme le jugement rendu le 22 novembre 1994 par le Tribunal de Grande Instance de VERSAILLES,

Et statuant à nouveau,

Dit que Madame CARRE bénéficie du statut de la propriété commerciale pour l'emplacement de vente situé dans la galerie principale du Centre Commercial CONTINENT à CHAMBOURCY qui constitue un local protégé,

Dit nul et de nul effet le congé à elle délivré le 26 septembre 1991 pour le 31 décembre 1991,

Décharge Madame CARRE des dispositions du jugement précité lui faisant grief, rejette notamment la demande en expulsion faite à son encontre,

Condamne la S.A. CONTINENT HYPERMARCHÉS:

-  à restituer à Madame CARRE l'emplacement commercial du stand initialement alloué, dans l'allée centrale de la Galerie Marchande du Centre Commercial CONTINENT à CHAMBOURCY entre la Boutique BAGORAMA et les Caisses 39 à 41, ceci sous astreinte provisoire de 1.000 francs par jour de retard à compter de la signification du présent arrêt,

-  à payer à Madame CARRE la somme de 250.000 francs de dommages et intérêts arrêtée à ce jour en réparation du préjudice commercial subi du fait du déplacement arbitraire de son emplacement commercial.

Confirme le jugement déféré en ses autres dispositions non contraires,

Rejette toutes les autres demandes des parties, plus amples ou contraires,

Condamne la Société CONTINENT HYPERMARCHÉS aux dépens d'appel qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.