CA Saint-Denis de la Réunion, ch. com., 7 décembre 2022, n° 20/01845
SAINT-DENIS DE LA RÉUNION
Arrêt
Confirmation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme PIEDAGNEL
Conseillers :
M. ALZINGRE, Mme ISSAD
Avocats :
Me RAKOTONIRINA, Me LEE MOW SIM-WU TAO SHEE
La SCI RAVIC, par l'intermédiaire de son mandataire, la SARL STIB, a donné à bail commercial à M. [M] [Y], des locaux sis [Adresse 2], suivant acte sous seing privé du 26 septembre 2012. Suivant acte sous seing privé du 25 juin 2015 prenant effet au 1er juillet 2015, M. [M] [Y] a cédé son droit au bail à Mme [V] [R], tandis que Mme [Z] [J] a cédé à Mme [R] le même jour des matériels et mobiliers destinés à la restauration pour la somme de 54 250 euros toutes taxes comprises (TTC).
La SCI RAVIC a conclu un nouveau bail commercial avec Mme [R] portant sur les mêmes locaux, suivant acte du 1er juillet 2015.
Par acte d'huissier en date du 2 juillet 2018, Mme [V] [P] [R], exerçant sous le nom commercial « O Jardin d'[V] », a fait assigner M. [M] [Y] et Mme [Z] [J] devant le tribunal mixte de commerce de Saint Denis de la Réunion aux fins de condamnation solidaire à lui payer les sommes de 40 000 euros en restitution du prix de vente, 20 000 euros à titre de dommages et intérêts et 3 500 euros au titre des frais irrépétibles, et ce sous le bénéfice de l'exécution provisoire.
M. [Y] et Mme [J] ont conclu au débouté des prétentions de Mme [R] et sollicité à titre reconventionnel la condamnation de cette dernière à leur payer les sommes de 5 000 euros au titre de la cession du droit au bail, 47 524,47 euros au titre de la cession du matériel et du mobilier, 5 000 euros, à titre de dommages et intérêts, 5 000 euros pour procédure abusive et 3 500 euros au titre des frais irrépétibles, et ce sous le bénéfice de l'exécution provisoire.
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C'est dans ces conditions que, par jugement rendu le 9 septembre 2020, le tribunal mixte de commerce de Saint Denis de la Réunion a :
- débouté Mme [R] de ses demandes;
- l'a condamnée à payer à M. [Y] la somme de 5 000 euros au titre du solde dû sur la cession de droit au bail et à Mme [J] la somme de 47 524,47 euros au titre du solde dû sur la cession de matériels;
- l'a condamnée à payer à M. [Y] et Mme [J] la somme de 3 000 euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive et la somme de 4 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
- débouté M. [Y] et Mme [J] du surplus de leurs demandes;
- dit n'y avoir lieu à exécution provisoire du présent jugement ;
- laissé les dépens à la charge de Mme [R] aux entiers dépens de l'instance, dont frais de greffe taxés et liquidés à la somme de 85,30 euros TTC ;
- débouté les parties de toutes demandes plus amples ou contraires.
Par déclaration au greffe en date du 16 octobre 2020, enregistrée le 17 octobre 2020, Mme [R], exerçant sous le nom commercial « O Jardin d'[V] », a interjeté appel de cette décision avec pour objet « la nullité, l'annulation et la réformation du jugement rendu le 9 septembre 2020 par le Tribunal mixte de commerce de Saint-Denis de la Réunion ».
Un conseiller de la mise en état a été désigné par ordonnance en date du 22 octobre 2020 et, M. [M] [Y] et Mme [Z] [J] épouse [Y] se sont constitués intimés le 27 novembre 2020. Les premières conclusions de l'appelant ont été communiquées par RPVA le 15 janvier 2021, et les intimés ont fait de même par RPVA le 13 avril 2021.
Selon jugement en date du 21 juillet 2021, le tribunal mixte de commerce de Saint Denis de la Réunion a ouvert la procédure de liquidation judiciaire à l'égard de Mme [R] exerçant sous le nom commercial « O Jardin d'[V] » et désigné Mme [K] [C] en qualité de juge-commissaire et la SELARL [H] [B] en qualité de liquidateur judiciaire.
Par conclusions transmises par voie électronique le 19 octobre 2021, la SELARL [H] [B] est intervenue volontairement à l'instance.
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Par conclusions transmises par voie électronique le 8 septembre 2021, M. [Y] et Mme [J] ont saisi le conseiller chargé de la mise en état aux fins d'irrecevabilité de l'appel, au motif que l'appelante n'a pas fait intervenir dans la cause, Maître [H] [B], liquidateur judiciaire, ensuite du prononcé de sa liquidation judiciaire, le 21 juillet 2021.
Par ordonnance sur incident en date du 24 janvier 2022, le conseiller de la mise en état a rejeté la fin de non-recevoir tirée du défaut de capacité à agir soulevée par M. [M] [Y] et Mme [Z] [J] et la demande de radiation subséquente, ces derniers étant condamnés in solidum aux dépens de l'instance d'incident.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 20 juin 2022.
Par dernières conclusions transmises par RPVA le 9 novembre 2021, l'appelante et la partie intervenante, aux visas des articles 1641 et suivants du code civil, L 141-3 du code de commerce, entendent voir la Cour :
- « DONNER ACTE de ce que la SELARL [H] [B] intervient volontairement en reprise d'instance en sa qualité de liquidateur judiciaire désigné de l'entreprise de Mme [V] [P] [R] à l'enseigne « O JARDIN D'AGNES » ;
-INFIRMER le jugement rendu le 9 septembre 2020 par le Tribunal mixte de commerce de Saint-Denis sauf en ce qu'il dit n'y avoir lieu à exécution provisoire ;
Et statuant à nouveau,
-JUGER que les cessions en date du 25 juin 2015 et du 1er juillet 2015 constituent en réalité une cession par les ex-époux [Y] d'un fonds de commerce de restauration envers Mme [V] [P] [R] ;
-DECLARER la cession de fonds de commerce frappée de vice rendant la chose vendue impropre à l'usage d'un commerce de restauration ouvert au grand public ;
-PRONONCER la résolution de l'acte portant cession de droit au bail du 1er juillet 2015 et l'acte de vente de matériels du 25 juin 2015;
-CONDAMNER solidairement Mme [Z] [J] et M. [M] [Y] à restituer la somme de 40 000 euros à la SELARL [H] [B] ;
-CONDAMNER solidairement Mme [Z] [J] et M. [M] [Y] au paiement à la SELARL [H] [B] de la somme de 20 000 euros à titre de dommages-intérêts ;
-DEBOUTER solidairement Mme [Z] [J] et M. [M] [Y] de l'ensemble de leurs demandes plus amples ou contraires ;
-DONNER ACTE à la SELARL [H] [B] de son engagement à restituer à Mme [Z] [J] et à M. [M] [Y] le fonds de commerce sis au [Adresse 3]) ;
-CONDAMNER solidairement Mme [Z] [J] et M. [M] [Y] au paiement à la SELARL [H] [B] de la somme de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens. »
En réplique, et par dernières conclusions communiquées par RPVA le 12 janvier 2022, les intimés sollicitent de la Cour de voir :
- « DIRE ET JUGER Mme [V] [R], à l'enseigne « O JARDIN D'AGNES » mal fondée en son appel du jugement du Tribunal mixte de commerce de Saint-Denis du 9 septembre 2020, ainsi que la SELARL [H] [B] es qualité de liquidateur judiciaire de Mme [V] [P] [R] à l'enseigne « O JARDIN D'AGNES » intervenant en reprise d'instance.
En conséquence et en tout état de cause,
-CONFIRMER le jugement rendu par le Tribunal mixte de commerce de Saint-Denis le 9 septembre 2020 en toutes ses dispositions,
-CONDAMNER Mme [V] [R], à l'enseigne « O JARDIN D'AGNES » à payer respectivement à M. [M] [Y] et à Mme [Z] [J], chacun, la somme de 10 000 euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive et FIXER cette somme au passif de la liquidation judiciaire de Mme [V] [R], à l'enseigne « O JARDIN D'AGNES »;
-DEBOUTER la SELARL [H] [B] es qualité de liquidateur judiciaire de Mme [V] [R], à l'enseigne « O JARDIN D'AGNES » de toutes ses demandes, fins et conclusion plus amples et contraires ;
-CONDAMNER la SELARL [H] [B] es qualité de liquidateur judiciaire de Mme [V] [R], à l'enseigne « O JARDIN D'AGNES » au paiement de la somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers frais et dépens tant de première instance que d'appel, dont distraction au profit de Maître Lynda LEE MO SIM conformément à l'article 699 du code de procédure civile. »
Conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, il est fait expressément référence aux conclusions des parties, visées ci-dessus, pour l'exposé de leurs prétentions et moyens.
Le prononcé de l'arrêt, par mise à disposition du greffe, a été fixé au 7 décembre 2022.
A titre liminaire
Il sera rappelé qu'en application des dispositions de l'article 954 du code de procédure civile « la cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif », et que les demandes de «constater », « donner acte » ou « dire et juger » ne sont pas, hors les cas prévus par la loi, des prétentions au sens des articles 4, 5, 31 et 954 du code de procédure civile, mais des moyens ou arguments au soutien des prétentions.
Sur l'intervention volontaire de la SELARL [H] [B]
L'ouverture de la procédure collective, décidée par le Tribunal mixte de commerce de Saint-Denis de la Réunion par jugement en date du 21 juillet 2021 (pièce n°8 de l'appelante), s'est accompagnée de la désignation de la SELARL [H] [B] en qualité de liquidateur judiciaire de l'entreprise de l'appelante. Il y a donc lieu de recevoir l'intervention volontaire en reprise d'instance du liquidateur judiciaire, étant rappelé que la Cour n'a pas à répondre à une demande de donner acte.
Sur la nature juridique des contrats de cession
L'appelante fait valoir que le régime applicable aux actes de cession rédigés à son profit (cession de droit au bail intervenu avec M. [Y] et le contrat de vente de matériel et de mobilier intervenu avec Mme [J]) est celui du bail commercial en restauration et non celui d'un bail professionnel. Elle explique en effet que :
la clientèle d'un cabinet d'expert-comptable est totalement différente de celle d'une structure de restauration, en sorte que M. [Y] ne peut justifier du montant de 40 000 euros, pour un droit au bail ; l'importance de cette somme ne pouvant être justifiée en réalité que par la cession d'une clientèle liée à l'activité de restauration ;
la cession du droit au bail n'est opposable aux tiers que si l'acquéreur exerce la même activité que celle précédemment exercée par le vendeur et doit donc viser la même clientèle que celle du cédant ;
la mention dudit terme « droit au bail » sur le protocole transactionnel du 10 septembre 2018, qui se présente comme un simple rappel des faits et actes précédemment établis, ne pallie nullement à son caractère inapproprié ;
les matériels vendus par Mme [J] forment la partie corporelle du fonds de commerce en cause ;
M. [Y] était conscient du contournement des règles applicables du fait qu'il est expert-comptable et homme d'affaires avisé et qu'il ne peut se retrancher derrière une communication de documents informatifs et financiers, antérieurement à la vente, sauf à inverser la charge de la preuve .
En réplique, les intimés soulignent que la cession du droit au bail porte sur l'intégralité des locaux loués par M. [Y] à la SCI RAVIC, sachant que le contrat initial signé en 2012 prévoyait la possibilité d'une sous-location du rez-de-chaussée à Mme [J] pour l'exercice d'une activité de restauration et que M. [Y] et son épouse exerçaient des activités différentes. Ils ajoutent que la somme de 40 000 euros s'analyse en un droit au bail (et non un pas de porte) que M. [Y] avait antérieurement acquis pour le même prix et qui, au vu des critères généralement admis, s'avère justifié et nullement abusif - pour en justifier, les intimés s'appuient sur le contenu du protocole transactionnel en date du 10 septembre 2018 ; que Mme [J] n'a fait que céder du matériel, et pas de clientèle ou encore de nom commercial, ce qui exclut la qualification de cession de fonds de commerce ; qu'il y a lieu de considérer qu'aucune clientèle n'est cédée lorsque l'acquéreur du droit au bail exerce une activité totalement différente de celle du cédant.
Sur ce, il y a lieu de rappeler que l'article L 141-5 du code de commerce cite comme éléments incorporels du fonds de commerce « l'enseigne et le nom commercial, le droit au bail, la clientèle et l'achalandage » ; que le droit au bail est le droit dont bénéficie le locataire d'utiliser les locaux commerciaux pendant une certaine durée et qu'il a une valeur pouvant correspondre à l'indemnité qui peut être demandée par un commerçant titulaire d'un bail commercial à celui qui prend sa suite dans la location du local. Il a donc une valeur patrimoniale indépendante de la valeur de la clientèle. Quant aux éléments corporels du fonds de commerce, ils sont définis selon l'article L 142-2 du code de commerce comme étant « le mobilier commercial, le matériel ou l'outillage servant à l'exploitation du fonds ».
Par suite, et même si le fonds de commerce est composé d'une masse de biens unis par une affectation commune ' on parle alors d'unité du fonds de commerce - la cession d'un droit au bail reste envisageable indépendamment de celle du fonds. C'est donc l'acte par lequel le commerçant cède son droit à occuper les locaux commerciaux, sans emporter la totalité de l'activité commerciale.
Toutefois, il est vrai qu'en certaines circonstances, ladite cession peut être requalifiée en une cession de fonds de commerce. Chercher l'existence d'une telle hypothèse suppose de s'interroger sur le fait de savoir si la cession du droit au bail entraîne implicitement celle de l'élément essentiel d'un fonds de commerce, à savoir la clientèle. En effet, la Cour de cassation a consacré ce rôle prédominant de la clientèle et, jugé que, « de tous les éléments, la clientèle représente le plus essentiel, celui sans lequel un fonds ne saurait exister » (Req. 15 févr. 1937) ou encore que « la clientèle représente l'élément le plus important du fonds de commerce qui ne peut exister sans elle » (Com. 29 mai 1953).
Au cas d'espèce, force est tout d'abord de constater que le contrat de bail commercial unissant M. [M] [Y] et la SCI RAVIC, signé le 26 septembre 2012 comporte un article XIX ' PACTE DE PREFERENCE (pièce n°1 des intimés), prévoyant la possibilité de céder le droit au bail indépendamment du fonds de commerce : « Pour le cas où le preneur viendrait à vendre le fonds de commerce ou le droit au bail, il sera tenu de faire connaître au bailleur ou à son mandataire, par lettre recommandée avec accusé réception avant la réalisation de la vente, les nom, prénom, domicile de l'acquéreur, ou les caractéristiques de la société acquéreur, le prix offert par celui-ci et les conditions générales de la vente projetée. Une copie du compromis devra être remise au bailleur. »
Ensuite, il est manifeste que le contrat de bail commercial précité fait de l'activité d'expert comptable l'activité essentielle du fonds de commerce, l'activité de restauration étant envisagée à titre subsidiaire. Il est effectivement évoqué, en des termes dénués de toute ambiguïté, à l'article II (page 2 de la pièce n°1 des intimés) une utilisation exclusive pour le cabinet d'expertise comptable : « Sans préjudice de toute disposition légale, les locaux loués devront être utilisés exclusivement pour l'activité suivante : cabinet d'expertise comptable. Le preneur sera tenu de conserver aux lieux loués la présente destination contractuelle, à l'exclusion de toute autre utilisation de quelque nature, importance et durée qu'elle soit, sous peine de résiliation du bail, si bon semble au bailleur (') » ; puis, l'article X - CESSION SOUS-LOCATION prévoit la possibilité de sous-louer le rez-de-chaussée de manière très restreinte (page 7 de la pièce n°1 des intimés) - à savoir exclusivement à Mme [Z] [J] pour y exercer une activité de restauration.
De l'ensemble de ces dispositions contractuelles, il s'en déduit que M. [M] [Y] disposait bel et bien d'un droit au bail résultant directement de l'activité d'expert-comptable que l'activité postérieure de restauration de Mme [J] ne saurait avoir remis en cause. Preuve en est, le protocole transactionnel du 10 septembre 2018 dans lequel Mme [V] [R], le bailleur (la SCI RAVIC) et son représentant (la SARL STIB), et qui pourtant n'implique pas les intimés, reconnaissent son existence : « par acte prenant effet au 1er juillet 2015, M. [M] [Y] a cédé un bail commercial à Mme [R] sur un immeuble sis au [Adresse 4]. Le droit au bail a été fixé au montant de 40 000 euros » (pièce n°7 de l'appelante, page 2).
Le fait que le cessionnaire exerce une activité distincte du cédant n'a pas d'incidence, sauf à démontrer que l'activité d'expert-comptable avait été totalement ou majoritairement au fil du temps occultée par l'activité de restauration. Or, aucune pièce versée aux débats ne permet de l'affirmer, étant rappelé que la charge de la preuve d'une dissimulation de la cession du fonds de commerce repose sur la partie qui l'allègue, en l'occurrence l'appelante.
Par ailleurs, cette dernière soutient que les matériels vendus sont constitués des équipements ayant servi à l'activité de restauration et que Mme [J] n'a plus exercé aucune activité de restauration, ayant fait le choix de reprendre son métier originel de coiffeuse. Outre le fait que l'appelante ne produit pas aux débats le matériel et le mobilier cédés, ces allégations purement factuelles ne peuvent à elles seules suffire à démontrer l'existence d'une clientèle. L'appelante ne peut pas non plus miser sur le seul achalandage dans la mesure où, de jurisprudence constante, il est admis qu'il n'y a pas cession de la véritable clientèle, élément essentiel du fonds que l'achalandage ne saurait suppléer.
Enfin, il ne peut être reproché à M. [Y] d'avoir tenté d'échapper aux contraintes et aux obligations du vendeur lors d'une vente de fonds de commerce alors que les actes de cession querellés correspondent effectivement, pour l'un à une cession d'un droit au bail, pour l'autre à un contrat de vente de matériel et de mobilier.
Par conséquent, il y a lieu de dire que l'appelante n'a pas rapporté la preuve que les actes de cession du droit au bail et de matériel et de mobilier recélaient implicitement la cession d'un fonds de commerce. La décision de première instance sera de ce chef confirmée.
Sur le vice caché et le dol
A l'appui de sa demande tendant à voir prononcer que la cession du fonds de commerce est frappée de vice rendant la chose vendue impropre à l'usage d'un commerce de restauration ouvert au grand public, l'appelante explique que :
à titre liminaire, le moyen des intimés reposant sur l'irrecevabilité pour cause de forclusion, conformément aux dispositions de l'article 1648 du code civil, est un moyen nouveau devant être écarté ;
selon le rapport de la société experte en termites, la société OC&DIA, le bâtiment est infesté de termites qui mettent en péril la structure ; que ce constat n'a aucune commune mesure avec les indications portées sur l'état des lieux d'entrée, sans compter que le bâtiment n'a pas fait l'objet d'entretien ni de travaux de mise en conformité réglementaires, ce qui est constitutif d'un vice caché au sens de l'article 1641 du code civil ; que les intimés avaient nécessairement connaissance de la situation, ce pourquoi ils ont cédé le bail commercial trois ans seulement après sa signature ;
le protocole transactionnel atteste de la bonne foi de Mme [R] et qu'elle n'était pas en mesure de déceler l'ampleur de la situation, sans quoi elle n'aurait pas repris le bail commercial ;
à défaut de vice caché, l'ampleur de la situation a été cachée et constitue un dol ;
En réponse, les intimés font valoir que :
la demande de l'appelante est irrecevable pour cause de forclusion, conformément aux dispositions de l'article 1648 du code civil ; que ce moyen était déjà soulevé en première instance ;
l'appelante était parfaitement informée de la présence de termites, comme en atteste l'état des lieux contradictoire réalisé par la SARL STIB ; de surcroît, elle a visité les lieux avant la signature de l'acte et a pu exploiter les locaux de manière discontinue depuis le mois de juillet 2015 ; qu'il n'est démontré l'existence d'aucune manœuvre trompeuse de la part de M. [Y] ;
l'appelante a été déboutée par le juge des référés en 2017, ce dernier ayant considéré qu'elle ne rapportait pas la preuve des désordres allégués ;
la décision pour les intimés de rechercher un repreneur était motivée par un nouveau projet de vie prenant forme en métropole ;
s'agissant de l'immeuble, la responsabilité du bailleur doit être recherchée, conformément aux dispositions de l'article 1719 du code civil, auprès du propriétaire des murs, à savoir la SCI RAVIC
Sur ce, la Cour observe que l'appelante formule dans le dispositif de ses conclusions deux prétentions distinctes se rapportant aux problèmes soulevés du vice caché et du dol. La première consiste à voir déclarer la cession du fonds de commerce frappée de vice ; or, au vu de ce qui précède établissant qu'il n'y a pas eu de cession déguisée d'un fonds de commerce, cette prétention ne pourra qu'être rejetée. Seule la seconde, sollicitant la résolution de l'acte portant cession de droit au bail du 1er juillet 2015 et l'acte de vente de matériels du 25 juin 2015, sera donc examinée.
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Pour ce qui est de la prétention relative à la forclusion de l'action fondée sur l'article 1641 du code civil, l'article 563 du code de procédure civile dispose : « pour justifier en appel les prétentions qu'elles avaient soumises au premier juge, les parties peuvent invoquer des moyens nouveaux, produire de nouvelles pièces ou proposer de nouvelles preuves ». L'article 564 du même code ajoute : « à peine d'irrecevabilité relevée d'office, les parties ne peuvent soumettre à la cour de nouvelles prétentions si ce n'est pour opposer compensation, faire écarter les prétentions adverses ou faire juger les questions nées de l'intervention d'un tiers, ou de la survenance ou de la révélation d'un fait ».
L'article 954 du code de procédure civile, quant à lui, précise en son alinéa 3 que « la Cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif et n'examine les moyens au soutien de ces prétentions que s'ils sont invoqués dans la discussion », et en son dernier alinéa que « la partie qui ne conclut pas ou qui, sans énoncer de nouveaux moyens, demande la confirmation du jugement est réputée s'en approprier les motifs. »
Au cas particulier, les conclusions des époux [Y] ayant saisi le Tribunal mixte de commerce de Saint-Denis de la Réunion, et contenues dans le dossier de première instance transmis à la Cour, comportent dans leur dispositif la prétention suivante : « DIRE et JUGER Mme [V] [R], à l'enseigne « O JARDIN D'AGNES » forclose en ses demandes fondées sur un vice caché, l'existence de termites étant connue par cette dernière a minima depuis le 27 juillet 2015 ».
En cause d'appel, les conclusions des intimés tendent à la confirmation du jugement en toutes ses dispositions mais ne reprennent pas dans leur dispositif cette prétention relative à la forclusion, son développement n'apparaissant que dans le corps de la discussion. S'agissant d'une fin de non-recevoir, elle doit apparaître clairement au titre des prétentions exprimées.
Or, le dispositif et la motivation du jugement de première instance ne font nullement état de la question se rapportant à l'éventuelle forclusion de l'action pour vice caché. Il y a donc lieu de constater que la Cour n'est pas saisie de la demande tendant à voir constater ladite forclusion.
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Le code civil énonce en son article 1641, que le vendeur est tenu de la garantie des défauts cachés de la chose vendue qui la rendent impropre à l'usage auquel on la destine, ou qui en diminuent tellement cet usage que l'acheteur ne l'aurait pas acquise ou, n'en aurait donné qu'un moindre prix, s'il les avait connus et, en son article 1642 que le vendeur n'est pas tenu des vices apparents et dont l'acheteur a pu se convaincre lui-même puis, en son article1643 que le vendeur « est tenu des vices cachés, quand même il ne les aurait pas connus, à moins que, dans ce cas, il n'ait stipulé qu'il ne sera obligé à aucune garantie ».
L'article 1719 du même code dispose que « le bailleur est obligé, par la nature du contrat, et sans qu'il soit besoin d'aucune stipulation particulière : 1°) de délivrer au preneur la chose louée et s'il s'agit de son habitation principale, un logement décent ; lorsque des locaux loués à usage d'habitation sont impropres à cet usage, le bailleur ne peut se prévaloir de la nullité du bail ou de sa résiliation pour demander l'expulsion de l'occupant ; 2°) d'entretenir cette chose en état de servir à l'usage pour lequel elle a été louée ; 3°) d'en faire jouir paisiblement le preneur pendant la durée du bail ; 4) d'assurer également la permanence et la qualité des plantations ».
Les intimés déduisent de ce dernier article que l'action aurait dû être dirigée contre la SCI RAVIC. Reste que la cession du droit au bail, qui est le seul cadre dans lequel la Cour est désormais amenée à raisonner, est un contrat à part entière liant le cessionnaire et le cédant. Celui-ci se trouve alors tenu de garantir le cessionnaire du droit au bail, incluant la possibilité d'exploiter le local commercial conformément à l'objet du commerce projeté, d'une part, de respecter l'application des règles du code civil sur la garantie des vices cachés (articles 1341 et suivants), d'autre part.
Il doit donc être recherché si les deux conditions posées par l'article 1641 du code civil sont remplies.
Au cas d'espèce, l'état des lieux entrant, dressé contradictoirement avec Mme [R] le 27 juillet 2015 par la société de gestion immobilière STIB, fait état (pièce n°4 de l'appelante) de « traces de présence de termites en plusieurs endroits, planchers, murs et plafonds ». De cette multiplicité des endroits affectés par les termites, il pourrait en être déduit assez logiquement que Mme [R] a accepté d'encourir des risques et périls.
Toutefois, l'ampleur de l'infestation n'a été établie qu'avec l'expertise termites (pièce n°5 de l'appelante) le 12 mai 2017, soit deux ans après l'entrée des lieux et, quoiqu'il en soit, après le prononcé du refus de prononcer une expertise par le Tribunal de grande instance de Saint-Denis ; les clauses d'exclusion de garantie contenues dans le bail commercial signé le 1er juillet 2015 entre Mme [R] et la SCI RAVIC (« le preneur prendra à sa charge, dès lors qu'elles ne relèvent pas des dépenses de réparation mentionnées à l'article 606 du code civil, celles relatives aux travaux de réfection, remise en état, réparation, même celles rendues nécessaires en raison de la vétusté, d'un vice-caché, de la mise en conformité avec la réglementation (') » ainsi que les « travaux d'incinération des bois et des matériaux contaminés par des termites ou insectes xylophages ») ne peuvent être valablement opposées, l'état des lieux ayant pris place quasiment un mois après, à savoir le 27 juillet 2015 ; surtout, le contrat comportant cession d'un droit au bail (pièce n°1 de l'appelante) ne fait aucune référence à la présence de termites, il se contente de reprendre que « l'acquéreur reconnaît avoir visité le local commercial ci-dessus décrit et en reconnaît exacte la désignation » et que « le vendeur déclare qu'aucune interdiction administrative ou commerciale n'empêche la transmission du droit au bail » ; le contrat ne comporte enfin aucune clause d'exclusion de garantie.
Par ailleurs, il résulte de l'expertise précitée que la présence de termites correspond à une « infestation généralisée (faux plafonds, bardage en clin extérieure, corniches, plinthes, ouvrants et dormants, couvres joints, cloisons') » et que « la structure doit faire l'objet d'investigations car celle-ci peut être mise en péril », autrement dit des constats qui ne sont pas comparables avec ceux dressés dans l'état des lieux entrants et tels que cités précédemment.
En conséquence, il est établi que l'appelante n'avait pas, au moment de ses engagements contractés auprès des intimés et de la SCI RAVIC, une connaissance du vice dans son ampleur et ses conséquences, ce qui a pour effet d'écarter l'application de l'article 1642 du code civil (Civ 3ème, 14 mars 2012) et de considérer que la première condition posée par l'article 1641 du code civil est remplie.
Malgré tout, le vice de la chose vendue pour être caché doit l'avoir rendue impropre à l'usage auquel on la destine, ou en avoir diminué tellement l'usage que l'acheteur ne l'aurait pas acquise ou, n'en aurait donné qu'un moindre prix.
L'appelante se fonde exclusivement sur l'évolution et l'aggravation de la situation pour en conclure que cette deuxième condition posée par l'article 1641 du code civil est remplie.
Reste qu'elle ne conteste pas avoir pu continuer l'exploitation du restaurant durant plusieurs années à compter de son entrée dans les lieux en 2015, comme en témoigne le protocole d'accord transactionnel. Ce document (pièce n°7 de l'appelante) précise ainsi en page 2 que « Mme [R] déclare être fortement perturbée dans son activité, consciente de sa responsabilité envers sa clientèle : les toilettes ouvertes aux clients du restaurant sont situées au 1er étage et le seul accès est un escalier en bois qui en est certainement fragilisée, outre les dégâts affectant les autres parties de l'immeuble empruntées par le public également ». Il est donc fait état d'une gêne et non d'un empêchement.
Dans le même sens, le Juge des référés du Tribunal de Grande Instance de Saint-Denis a motivé en 2017 son refus d'ordonner une expertise par le fait que l'existence des désordres n'avait pas été établie. Plus encore, ledit protocole stipule en son article 1 que « le bailleur accepte de prendre à sa charge et de faire exécutier dans les meilleurs délais les travaux suivants (') désinsectisation suivant devis STOP (...) » et, en son article 2 que « Mme [R] s'engage à payer le loyer aux termes contractuels et à apurer les arriérés de loyers à hauteur de 1.000 euros par mois », signe que Mme [R] continue à se projeter dans les lieux pour l'exercice de la restauration.
Dans ces conditions, il n'est nullement démontré que Mme [R] n'aurait pas acquis le droit au bail et les matériels de restauration si elle avait eu pleinement conscience de l'ampleur des dégâts occasionnés par les termites. Le moyen sera donc rejeté.
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L'article 1116 du code civil (dans sa version applicable au litige) prévoit que « Le dol est une cause de nullité de la convention lorsque les manoeuvres pratiquées par l'une des parties sont telles, qu'il est évident que, sans ces manoeuvres, l'autre partie n'aurait pas contracté. Il ne se présume pas et doit être prouvé. »
Au cas d'espèce, il est indéniable que le contrat de cession du droit au bail ne fait qu'indiquer que la cessionnaire a visité les lieux préalablement à sa prise de possession, aucune référence aux termites n'est mentionnée alors que, de l'aveu même des intimés, un traitement anti-termites était antérieurement pratiqué, et donc nécessaire. Les conclusions des intimés précisent en effet que « Mme [J] a exploité le restaurant durant trois années, sans aucune difficulté en procédant au traitement anti-termites adéquat ». Il aurait donc fallu qu'un tel avertissement soit porté contractuellement à la connaissance de Mme [R], voire même qu'une clause d'exclusion de garantie soit rédigée.
Pour autant, cet élément à lui seul ne suffit pas à caractériser une manœuvre dolosive dans la mesure où il n'est pas démontré que si Mme [R] avait eu connaissance de l'importance de l'infestation, elle ne se serait pas portée acquéreur du droit au bail et du matériel de restauration. Ici encore, le protocole transactionnel en atteste. L'article 2 stipule, outre l'engagement de Mme [R] à payer les loyers et les arriérés, elle « renonce à toute réclamation afférente à des éléments du bâtiment endommagés par les termites ».
Le moyen de l'appelante sera rejeté, tout comme le seront ses demandes tendant à la résolution des contrats querellés. Ce rejet implique celui de la demande formulée par l'appelante au titre des dommages-intérêts en réparation de répercussions préjudiciables ainsi que sa demande tendant à lui voir donner acte de l'engagement de la SELARL [H] [B] à restituer le fonds de commerce.
Sur la condamnation au titre des actes de cession
L'appelante ne conclut pas au sujet de cette prétention. Les intimés font état d'un paiement partiel des contrats, soit 35 000 euros au titre du droit au bail et 8 496,66 euros au titre de la vente de matériel.
Il est versé aux débats un relevé de compte de M. [Y] daté du 20 juillet 2015 (pièce n°3 des intimés) et un justificatif de solde tiers de Mme [J] pour la période du 1er janvier 2016 au 31 décembre 2016 ainsi que les contrats, qui suffisent à établir en l'absence de contestation de Mme [R], la réalité de ces sommes réclamées, c'est à dire 47 524,47 euros.
Sur la demande d'indemnisation pour procédure abusive
Les intimés font valoir que la voie de l'appel a été exercée de manière abusive au motif de l'absence de moyens sérieux invoqués par l'appelante au soutien de son recours, traduisant une légèreté blâmable.
En vertu des dispositions de l'article 1382 du code civil dans sa version applicable au présent litige, tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer.
L'exercice d'une action en justice constitue en principe un droit qui ne dégénère en abus pouvant donner naissance à une dette de dommages et intérêts que dans le cas de malice, de mauvaise foi ou d'erreur grossière équipollente au dol.
La motivation détaillée ci-dessus montre que les prétentions soutenues par l'appelante ont été rejetées après avoir relevé si ce n'est des manquements du moins des insuffisances de la part des intimés, de telle sorte qu'il ne peut pas être retenu l'absence de moyens sérieux ou l'existence d'un erreur grossière.
Cette prétention sera rejetée.
Sur les demandes accessoires
Eu égard à l'équité, l'appelante sera condamnée à payer aux intimés la somme de 5000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile.
Elle sera également condamnée, en qualité de partie qui succombe, aux entiers dépens.
Compte tenu de la nature de l'affaire et la procédure de liquidation judiciaire en cours, il n'y a pas lieu d'ordonner l'exécution provisoire.
La Cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire rendu en dernier ressort, en matière commerciale, par mise à disposition au greffe conformément à l'article 451 alinéa 2 du code de procédure civile ;
Reçoit en son intervention volontaire la SELARL [H] [B] en reprise d'instance en sa qualité de liquidateur judiciaire désigné de l'entreprise de Mme [V] [R] à l'enseigne O JARDINS D'AGNES,
Confirme la décision du Tribunal mixte de commerce de Saint-Denis de la Réunion rendue le 9 septembre 2020 sauf en ce qu'elle condamne Mme [V] [R] à payer 3 000 euros à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive,
et statuant à nouveau,
Rejette la demande d'indemnisation au titre d'une procédure abusive,
Condamne la SELARL [H] [B] es qualité de liquidateur judiciaire de Mme [V] [R] à l'enseigne « O JARDIN D'[V] » au paiement de la somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,
Condamne la SELARL [H] [B] es qualité de liquidateur judiciaire de Mme [V] [R] à l'enseigne « O JARDIN D'[V] » aux entiers dépens tant de première instance que d'appel, dont distraction au profit de Maître Lynda Lee Mow Sim.