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Décisions

CA Rennes, 7e ch prud'homale, 25 janvier 2024, n° 22/03694

RENNES

Ordonnance

Autre

CA Rennes n° 22/03694

25 janvier 2024

7ème Ch Prud'homale

ORDONNANCE N°17/2024

N° RG 22/03694 - N° Portalis DBVL-V-B7G-S3BS

S.A. ATEME

C/

M. [V] [P]

Ordonnance d'incident

Copie exécutoire délivrée

le :

à :

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D'APPEL DE RENNES

ORDONNANCE MISE EN ETAT

DU 25 JANVIER 2024

Le vingt cinq Janvier deux mille vingt quatre, date indiquée à l'issue des débats du mardi dix neuf décembre deux mille vingt trois, devant Monsieur Hervé BALLEREAU, Magistrat de la mise en état de la 7ème Ch Prud'homale, assisté de Françoise DELAUNAY, Greffier, lors des débats et lors du prononcé

Statuant dans la procédure opposant :

DEMANDEUR A L'INCIDENT :

S.A. ATEME agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège.

[Adresse 4]

[Localité 3]

Représentée par Me Marie VERRANDO de la SELARL LX- RENNES ANGERS, Postulant, avocat au barreau de RENNES

Représentée par Me Antoine CHIRON, Plaidant, substituant Me Olivier ITEANU, avocat au barreau de PARIS

APPELANTE

DÉFENDEUR A L'INCIDENT :

Monsieur [V] [P]

[Adresse 1]

[Localité 2]

Représenté par Me Gwénola AVIGNON de la SELARL GBA, Plaidant/Postulant, avocat au barreau de RENNES substituée par Me Gaëlle MOUSSET,avocat au barreau de RENNES

INTIME

A rendu l'ordonnance suivante :

EXPOSÉ DU LITIGE

La SA Ateme est un constructeur et éditeur français d'équipements électroniques et de logiciels professionnels. La société propose notamment des produits de compression/décompression pour les liens de contribution broadcast.

M. [V] [P] a été embauché par la SA Ateme à compter du 1er décembre 2014 en qualité de directeur du site de [Localité 2], dans le cadre d'un contrat de travail à durée indéterminée.

Le 10 avril 2018 M. [P] et la SA Ateme ont conclu une rupture conventionnelle du contrat de travail. Celui-ci a pris fin le 31 mai 2018.

Le 7 septembre 2018, M. [P] a créé, avec ses anciens collègues M. [S], M. [M] et M. [Y], la société Quortex, start-up développant des solutions logicielles destinées à être exclusivement utilisées dans un 'cloud' pour la diffusion de contenus via internet.

Le 14 septembre 2022, la SA Ateme déposait entre les mains du procureur de la République de Rennes une plainte simple pour des faits d'abus de confiance, d'escroquerie commise en bande organisée et de recel contre M. [Y], M. [S], M. [M] et M. [P]. Cette plainte faisait l'objet d'une décision de classement sans suite le 24 janvier 2023.

Le 7 février 2023, la SA Ateme a déposé plainte avec constitution de partie civile entre les mains du Doyen des juges d'instruction près le tribunal judiciaire de Rennes pour les mêmes faits contre les mêmes protagonistes.

***

Entre-temps, la société Ateme saisissait le conseil de prud'hommes de Rennes par requête en date du 30 novembre 2018 afin de voir :

- Dire et juger que la convention de rupture de contrat de travail est nulle.

- Dire et juger que la rupture du contrat de travail de M. [P] doit s'analyser comme une démission.

- Condamner M. [P] à payer à la société Ateme la somme de 8 236,97 euros en restitution de l'indemnité de rupture conventionnelle indûment perçue.

- Condamner M. [P] à payer à la société Ateme la somme de 14 131,38 euros au titre de la dispense d'activité dont il a bénéficié durant le délai d'homologation de la rupture.

- Condamner M. [P] à payer à la société Ateme la somme de 15 000 euros en réparation du préjudice subi du fait du manquement à l'obligation de secret professionnel et des actes de concurrence déloyale.

- Condamner M. [P] à payer à la société Ateme la somme de 15 000 euros en réparation du préjudice subi du fait du manquement à l'obligation générale de loyauté.

- Condamner M. [P] payer à la société Ateme la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

- Constater la prescription de la demande de nullité de rupture conventionnelle formulée par M. [P].

- Débouter M. [P] de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions.

- Débouter M. [P] de sa demande en rappel de salaires pour heures supplémentaires et congé payés afférents.

- Débouter M. [P] de ses demandes d'indemnisation liées aux contreparties obligatoires en repos et au travail dissimulé.

- Prononcer l'exécution provisoire de la décision à intervenir.

- Dire et juger que la décision à intervenir sera notifiée aux organismes sociaux, à charge pour ces derniers d'obtenir de M. [P] restitution des indemnités chômage indûment perçues devant les instances compétentes.

M. [P] demandait au conseil de prud'hommes de :

- Débouter la société Ateme de ses demandes, fins et conclusions.

- Dire et juger que le salaire moyen de M. [P] s'élève à la somme de 9 471,78 euros.

- Rappel de salaires au titre des heures complémentaires pour l'année 2016 : 5 656,42 euros et congés payés afférents : 565,64 euros

- Rappel de salaires au titre des heures supplémentaires de 2017 : 62 148,93 euros et congés payés afférents 6 214,89 euros

- Indemnité au titre de la contrepartie obligatoire en repos : 18 731,03 euros

- Rappel de salaires au titre des heures supplémentaires pour l'année 2018 : 11 445,78 euros et congés payés afférents 1 144,57 euros

- Indemnité pour travail dissimulé : 56 830,68 euros

- Dommages et intérêts pour violation des temps de repos : 56 830,68 euros

- Condamner la société Ateme à verser à M. [P] le solde de l'indemnité de rupture 2 550,33 euros

- Prononcer l'annulation de la rupture conventionnelle en raison des irrégularités de procédure et requalifier la rupture en un licenciement sans cause réelle et sérieuse.

- Indemnité compensatrice de préavis 28 415,34 euros et congés payés afférents 2 841,53 euros

- Dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse 37 887,12 euros

- Ordonner la délivrance de bulletins de paie et d'une attestation Pôle Emploi conformes à la décision à intervenir.

- Ordonner l'exécution provisoire sur l'intégralité du dispositif en application de l'article 515 du code de procédure civile.

- Condamner la société Ateme au versement de la somme de 3 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

- Condamner la société Ateme aux entiers dépens, y compris les éventuels frais d'exécution forcée.

Par jugement en date du 9 mai 2022, le conseil de prud'hommes de Rennes a:

- Dit que la rupture conventionnelle est licite,

- Dit qu'il n'y a pas eu de préjudice subi du fait du manquement à l'obligation de secret professionnel et des actes de concurrence déloyale et du fait du manquement à l'obligation de loyauté

- Dit qu'il n'y a pas eu d'heures supplémentaires

Par conséquent,

- Débouté la SA Ateme de l'ensemble de ses demandes

- Débouté M. [P] [V] de ses demandes reconventionnelles

- Mis les entiers dépens à la charge de la SA Ateme, y compris les frais éventuels d'exécution.

***

La SA Ateme a interjeté appel de cette décision par déclaration au greffe en date du 16 juin 2022.

En l'état de ses dernières conclusions d'incident transmises par son conseil sur le RPVA le 13 décembre 2023, la SA Ateme demande au conseiller de la mise en état de :

- Prononcer le sursis à statuer dans l'attente de la décision définitive qui sera prise sur la procédure pénale engagée à la suite de la plainte avec constitution de partie civile déposée le 7 février 2023 par Ateme entre les mains du doyen des juges d'instruction de Rennes et enregistrée le 27 Février 2023 sous le numéro de parquet : 23053000066 et d'instruction : PC23/00004,

- Rejeter toute demande contraire,

- Joindre les frais irrépétibles et les dépens au fond.

La société Ateme fait valoir en substance que:

- La juridiction civile est tenue de surseoir à statuer en cas de mise en mouvement de l'action publique; en l'espèce, à la suite du dépôt de sa plainte avec constitution de partie civile, elle a versé la consignation fixée par le Doyen des juges d'instruction le 2 mars 2023 ; un juge d'instruction a alors été désigné le 27 mars 2023 ; l'action publique est mise en mouvement ;

- Quatre salariés ont organisé leurs départs successifs de l'entreprise en usant de prétextes fallacieux pour obtenir la rupture conventionnelle de leurs contrats de travail respectifs ; il a été découvert que ces salariés avaient travaillé, sur leur temps de travail, à la création de leur future société dénommée Quortex ; il s'agit de manoeuvres dolosives de nature à entraîner la nullité des ruptures conventionnelles ; les éléments nouveaux que la procédure pénale est susceptibles d'apporter du fait des pouvoirs d'investigation étendus du juge d'instruction sont de nature à mettre en lumière de nouvelles contradictions quant à la position des salariés ; la procédure pénale est donc de nature à exercer une influence sur le déroulement de la procédure civile pendante devant la cour.

- La société Ateme a subi un préjudice du fait des agissements déloyaux de ses anciens salariés.

En l'état de ses dernières conclusions d'incident transmises par son conseil sur le RPVA le18 décembre 2023, M. [P] demande au conseiller de la mise en état de :

- Débouter la société Ateme de sa demande de sursis à statuer,

- Condamner la société Ateme à verser à M. [P] la somme de 2 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

M. [P] fait valoir en substance que:

- Lorsqu'il est question d'une action à fins civiles, la mise en mouvement de l'action publique n'impose pas la suspension du jugement des autres actions exercées devant la juridiction civile, quand bien même la décision du juge pénal est susceptible d'exercer directement ou indirectement une influence sur la solution du procès civil ;

- L'action prud'homale engagée par la société Ateme n'a pas pour objet la réparation du préjudice directement causé par les faits allégués d'abus de confiance, escroquerie en bande organisée et recel qui sont invoqués devant la juridiction pénale ; le sursis à statuer n'est donc pas de droit ; la question du vice du consentement qui aurait présidé à la signature d'une rupture conventionnelle peut être tranchée par la cour sans attendre l'issue d'une procédure pénale ;

- La société Ateme cherche à instrumentaliser le sursis à statuer à des fins dilatoires ; elle a attendu près de quatre ans après le départ de M. [P] de l'entreprise pour déposer plainte auprès du procureur de la République de Rennes ; elle ne faisait aucune référence à des faits relevant d'une qualification pénale dans ses conclusions de première instance devant le conseil de prud'hommes ; la plainte avec constitution de partie civile qui fait suite au classement sans suite de la plainte simple n'est qu'une énième procédure dilatoire ; elle est manifestement infondée ; il s'agit de déstabiliser la société Quortex et ses fondateurs et il importe peu que ce soit la société Ateme qui ait saisi le conseil de prud'hommes.

***

L'incident a été fixé à l'audience du 19 décembre 2023.

MOTIFS DE LA DÉCISION

L'article 4 du code de procédure pénale dispose: 'L'action civile en réparation du dommage causé par l'infraction prévue par l'article 2 peut être exercée devant une juridiction civile, séparément de l'action publique.

Toutefois, il est sursis au jugement de cette action tant qu'il n'a pas été prononcé définitivement sur l'action publique lorsque celle-ci a été mise en mouvement.

La mise en mouvement de l'action publique n'impose pas la suspension du jugement des autres actions exercées devant la juridiction civile, de quelque nature qu'elles soient, même si la décision à intervenir au pénal est susceptible d'exercer, directement ou indirectement, une influence sur la solution du procès civil'.

En l'espèce, l'instance engagée par la société Ateme devant le conseil de prud'hommes de Rennes tend à voir prononcer la nullité de la rupture conventionnelle signée le 10 avril 2018 au motif de ce que le consentement de l'employeur aurait vicié par l'effet d'un dol.

La société appelante met à cet égard en cause les conditions dans lesquelles quatre de ses salariés, MM. [Y], responsable des chefs de produits, [S], responsable technique de la solution Titan Origin, [M], directeur de recherche et d'innovation et [P], responsable de la solution Titan Origin) ont quitté l'entreprise dans le courant du premier semestre de l'année 2018, tous dans le cadre de ruptures conventionnelles, pour rejoindre une société dénommée Quortex, immatriculée le 7 septembre 2018, dans laquelle ils apparaissaient à la date du 7 octobre 2018 investis d'importantes responsabilités, M. [Y] étant nommé président, tandis que MM. [S], [M] et [P] exerçaient les fonctions de directeurs généraux, ainsi que cela résulte d'un extrait du registre du commerce et des sociétés versé aux débats par la société Ateme.

Il apparaît que des investigations conduites postérieurement à leur départ sur les postes informatiques confiés aux salariés signataires des ruptures conventionnelles, ont révélé que les démarches entreprises de concert par les intéressés en vue de la création de la société Quortex avaient été initiées alors qu'ils étaient encore employés par la société Ateme.

La fiche de présentation de la société Quortex au Comité d'agrément du fonds numérique IGEU du 13 septembre 2018 indique: 'La création de la structure légale de l'entreprise est prévue pour août 2018, quand les co-fondateurs seront disponibles à 100%. Ces derniers ont tous bénéficié d'une rupture conventionnelle, ce qui assure à Quortex une trésorerie virtuelle importante (les fondateurs ne se verseront pas de salaire avant fin 2019).

Quortex dispose de locaux à l'[5] de [Localité 2] depuis mars 2018 (...). Le projet Quortex est né de la rencontre des quatre fondateurs chez un des principaux acteurs industriels du secteur de la vidéo numérique (...)La décision de monter une équipe s'est faite sur le cours d'une année (...)'.

Par ailleurs, un document de présentation de la société Quortex visant la société M6, versé aux débats par la société Ateme, est daté du mois de mars 2018, soit antérieurement à la rupture conventionnelle, étant encore observé que la fiche de présentation de la société Quortex au Comité d'agrément du fonds numérique IGEU indique que la société disposait déjà de locaux en mars 2018, là-encore avant la rupture du contrat de travail.

Il est constant qu'à la suite d'une plainte pénale déposée entre les mains du Procureur de la République de Rennes le 14 septembre 2022, laquelle a fait l'objet d'une décision de classement sans suite le 24 janvier 2023, la société Ateme a saisi le 7 février 2023 le Doyen des juges d'instruction de Rennes d'une plainte avec constitution de partie civile pour des faits d'abus de confiance en bande organisée, escroquerie en bande organisée et recel, qui a donné lieu à la désignation d'un juge d'instruction le 27 mars 2023, de telle sorte que l'action publique a été mise en mouvement.

Les investigations menées par le magistrat instructeur sont de nature à éclairer utilement les conditions dans lesquelles est intervenue la rupture conventionnelle objet du litige actuellement pendant devant la 7ème chambre sociale de la cour, de telle sorte qu'il est justifié de surseoir à statuer, en limitant toutefois l'issue de cette suspension de l'instance, jusqu'à l'ordonnance du juge d'instruction de Rennes clôturant l'information dont il est saisi.

Les dépens de l'incident suivront le sort des dépens relatifs à l'instance n°22/3694 dont la cour est saisie.

Il n'est pas inéquitable de laisser M. [P] supporter la charge de ses frais irrépétibles et il convient donc de le débouter de sa demande d'indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

Ordonnons le sursis à statuer de l'instance actuellement pendante devant la cour et enrôlée à la 7ème chambre sous le n°22/3694, jusqu'à ce que soit intervenue l'ordonnance du juge d'instruction de Rennes clôturant l'information dont il est saisi sur la plainte avec constitution de partie civile déposée le 7 février 2023 par la société Ateme contre MM. [Y], [S], [M] et [P] ;

Disons qu'il appartiendra aux parties d'informer le conseiller de la mise en état de l'état d'avancement de la procédure pénale en cours avant le 18 juin 2024;

Disons qu'il appartiendra à la partie la plus diligente d'adresser au greffe la décision clôturant l'information confiée au juge d'instruction de Rennes et de solliciter la révocation du dossier devant le conseiller de la mise en état ;

Déboutons M. [P] de sa demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile ;

Réservons les dépens qui suivront le sort de la décision qui sera rendue par la cour ou le conseiller de la mise en état à l'issue du sursis à statuer.

La greffière Le magistrat chargé de la mise en état