Décisions
CA Rouen, 1re ch. civ., 7 février 2024, n° 23/00035
ROUEN
Arrêt
Autre
N° RG 23/00035 - N° Portalis DBV2-V-B7H-JIGE
COUR D'APPEL DE ROUEN
1ERE CHAMBRE CIVILE
ARRET DU 7 FEVRIER 2024
DÉCISION DÉFÉRÉE :
21/01286
Tribunal judiciaire d'Evreux du 18 octobre 2022
APPELANTES :
Maître [C] [N]
née le [Date naissance 12] 1966 à [Localité 15]
[Adresse 1]
[Localité 6]
représentée et assisée par Me Frédéric CANTON de la SCP EMO AVOCATS, avocat au barreau de Rouen
Maître [G] [H]
née le [Date naissance 2] 1972 à [Localité 16]
[Adresse 10]
[Localité 5]
représentée et assistée par Me Frédéric CANTON de la SCP EMO AVOCATS, avocat au barreau de Rouen
SELARL [C] [N]-[T] & [G] [H]
RCS de [Localité 14] [Numéro identifiant 8]
[Adresse 4]
[Localité 7]
représentée et assistée par Me Frédéric CANTON de la SCP EMO AVOCATS, avocat au barreau de Rouen
SPFPL [N]-[T] & [H]
[Adresse 4]
[Localité 7]
représentée et assistée par Me Frédéric CANTON de la SCP EMO AVOCATS, avocat au barreau de Rouen
INTIMEES :
SA FIDUCIAIRE NATIONALE D'EXPERTISE COMPTABLE (FIDEXPERTISE)
RCS de Nanterre 552 108 722
[Adresse 9]
[Localité 13]
représentée par Me Valérie GRAY de la SELARL GRAY SCOLAN, avocat postulant au barreau de Rouen et assistée de Me Nathalie SIU-BILOT de l'association d'avocats CAA PARDALIS, avocat plaidant au barreau de Paris substituée par Me LEMIERE
MMA IARD ASSURANCES MUTUELLES
RCS du Mans 775 652 126
[Adresse 3]
[Localité 11]
représentée par Me Valérie GRAY de la SELARL GRAY SCOLAN, avocat postulant au barreau de Rouen et assistée de Me Nathalie SIU-BILOT de l'association d'avocats CAA PARDALIS, avocat plaidant au barreau de Paris substituée par Me LEMIERE
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l'article 805 du code de procédure civile, l'affaire a été plaidée et débattue à l'audience du 6 décembre 2023 sans opposition des avocats devant Mme DEGUETTE, conseillère, rapporteur,
Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour composée de :
Mme Edwige WITTRANT, présidente de chambre
Mme Magali DEGUETTE, conseillère
Mme Anne-Laure BERGERE, conseillère
GREFFIER LORS DES DEBATS :
Mme Catherine CHEVALIER
DEBATS :
A l'audience publique du 6 décembre 2023, où l'affaire a été mise en délibéré au 7 février 2024
ARRET :
CONTRADICTOIRE
Prononcé publiquement le 7 février 2024, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile,
signé par Mme WITTRANT, présidente de chambre et par Mme CHEVALIER, greffier présent lors de la mise à disposition.
*
* *
EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE
Suivant lettre de mission du 20 décembre 1994, la Scp Jourdain Lustrement, notaires associés à [Localité 14] (27), a confié à la Sa Fiducial Expertise, expert-comptable, une mission notamment d'établissement des comptes annuels.
En 2014, Me [C] [N]-[T] et Me [G] [H] sont devenues les associées de la Scp Jourdain Lustrement, devenue la Scp [C] [N]-[T] et [G] [H].
En 2016, Me [C] [N]-[T] et Me [G] [H] ont pris la décision, facilitée en cela par l'adoption de la loi du 6 août 2015 dite 'loi Macron', de transformer la Scp en Selarl, permettant la perception de revenus salariés et entraînant le passage à l'impôt sur les sociétés, et de céder leurs parts sociales dans la Selarl à une société de participations financières de profession libérale de notaire à responsabilité limitée (Spfpl) à constituer et qui devrait souscrire un emprunt pour cette acquisition.
Dans le cadre de ce projet, la Sa Fiducial Expertise a établi une valorisation des parts de la société, un plan de financement de l'ensemble des opérations, et un budget prévisionnel de la Selarl de 2016 à 2020.
Le 15 décembre 2016, Me [C] [N]-[T] et Me [G] [H] ont établi les statuts de la Selarl [C] [N]-[T] et [G] [H].
Le 25 juillet 2017, elles ont établi les statuts de la Spfpl [N]-[T] et [H].
Par arrêté du 5 septembre 2017, la garde des Sceaux, ministre de la justice, a agréé la transformation de la Scp [C] [N]-[T] et [G] [H] en Selarl [C] [N]-[T] et [G] [H].
Suivant acte du 5 octobre 2017, Me [C] [N]-[T] et Me [G] [H] ont cédé leurs parts sociales dans la Selarl, sauf deux, à la Spfpl [N]-[T] et [H] chacune au prix de 567 875 euros, soit 1 135 750 euros au total. Celui-ci a été financé par un prêt de 1 170 000 euros octroyé par la société Interfimo, filiale du Crédit Lyonnais, pour une durée de quinze ans.
En 2018 et 2019, Me [C] [N]-[T] et Me [G] [H] ont effectué des apports en compte courant dans la Spfpl [N]-[T] et [H] pour qu'elle règle les échéances de son emprunt.
Par actes d'huissier de justice des 3 et 4 mai 2021, Me [C] [N]-[T], Me [G] [H], la Selarl [C] [N]-[T] et [G] [H], et la Spfpl [N]-[T] et [H], se plaignant d'une erreur d'estimation des charges personnelles commise par la Sa Fiducial Expertise dans son budget prévisionnel, l'ont faite assigner, ainsi que son assureur de responsabilité civile la Sa Mma Iard Assurances Mutuelles, devant le tribunal judiciaire d'Evreux en indemnisation de leurs préjudices.
Par jugement du 18 octobre 2022, le tribunal a :
- débouté la Selarl [C] [N]-[T] et [G] [H], Me [C] [N]-[T], Me [G] [H] et la Spfpl [N] [T] et [H] de l'intégralité de leurs demandes indemnitaires,
- condamné in solidum la Selarl [C] [N]-[T] et [G] [H], Me [C] [N]-[T], Me [G] [H] et la Spfpl [N] [T] et [H] à payer à la société Fiducial Expertise et à la société Mma Iard Assurances Mutuelles la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- débouté les parties de toute demande plus ample ou contraire,
- dit n'y avoir lieu à exécution provisoire,
- condamné in solidum la Selarl [C] [N]-[T] et [G] [H], Me [C] [N]-[T], Me [G] [H] et la Spfpl [N] [T] et [H] aux dépens de l'instance.
Par déclaration reçue au greffe le 4 janvier 2023, la Selarl [C] [N]-[T] & [G] [H], Mme [C] [N], Mme [G] [H], et la Spfpl [N] [T] & [H] ont formé un appel contre ce jugement.
EXPOSÉ DES PRÉTENTIONS ET DES MOYENS DES PARTIES
Par dernières conclusions notifiées le 14 novembre 2023, la Selarl [C] [N]-[T] & [G] [H], Me [C] [N] née [T], Me [G] [H], et la Spfpl [N]-[T] & [H] demandent de :
- se voir déclarer recevables et bien fondées en leur appel de la décision rendue le 18 octobre 2022 par le tribunal judiciaire d'Evreux,
et de voir :
- infirmer ce jugement en ce qu'il les a déboutées de l'ensemble de leurs demandes,
et statuant à nouveau,
- condamner in solidum les intimées à payer à la Selarl [C] [N]-[T] & [G] [H] la somme de 2 911,98 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi,
- condamner in solidum les intimées à payer à la Spfpl [N]-[T] & [H] la somme de 152 864,99 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi sur le fondement de l'article 1240 du code civil,
- condamner in solidum les intimées à payer à Me [C] [N]-[T] la somme de 32 839 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi,
- condamner in solidum les intimées à payer à Me [G] [H] la somme de
27 990 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi,
- condamner in solidum les intimées à payer à Me [C] [N]-[T] et à Me [G] [H], chacune, la somme de 18 933 euros au titre de l'impact sur le remboursement de l'emprunt,
- condamner in solidum les intimées à payer à la Selarl [C] [N]-[T] & [G] [H], à Me [C] [N]-[T], à Me [G] [H], et à la Spfpl [N] [T] & [H], chacune, la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner in solidum les intimées aux entiers dépens de première instance et d'appel,
- débouter les intimées de l'intégralité de leur demande de frais irrépétibles en cause d'appel.
- Sur la faute
Elles font valoir que, dans sa réponse du 7 juillet 2020, la Sa Mma Iard Assurances Mutuelles ne remettait pas en cause l'erreur commise par la Sa Fiducial Expertise dans son budget prévisionnel ; qu'il est étonnant qu'elle conteste aujourd'hui la responsabilité de son assurée au motif qu'elle n'aurait pas rédigé les actes ; que, dans le cas présent, la jurisprudence portant sur l'obligation de conseil et d'information de l'expert-comptable en matière fiscale est sans objet puisque la faute ne concerne pas un conseil erroné, mais une erreur de calcul portant sur une donnée certaine, à savoir le montant des cotisations sociales personnelles établi sur la base d'un pourcentage erroné.
Elles indiquent qu'en cause d'appel, pour répondre à la critique faite par le premier juge, elles produisent des pièces complémentaires justifiant l'origine de l'erreur de calcul de la Sa Fiducial Expertise ; que la transformation de la Scp en Selarl préconisée par celle-ci était soumise à la condition exprimée par les deux gérantes de la société de maintenir une rémunération de 9 000 euros par mois sur la base d'un chiffre d'affaires équivalent, mais qu'en réalité le montant des charges a augmenté, que cette différence entre le prévisionnel et le réel n'est pas due à un aléa mais à une erreur de calcul des cotisations sociales par rapport au montant de la rémunération ; que l'explication des intimées pour imputer le déficit de rentabilité à la réalisation d'un chiffre d'affaires inférieur à celui attendu est erronée ; que la comparaison des comptes de résultat des exercices 2018 et 2019 démontre que la baisse des revenus ne provient pas de la diminution du chiffre d'affaires, mais d'un niveau de charges sociales bien supérieur à celui porté dans le prévisionnel établi sur un pourcentage limité à 28 % ; qu'en 2019, le montant des cotisations sociales a été près de trois fois supérieur à ce taux.
- Sur le lien de causalité
Elles estiment que la Sa Fiducial Expertise est à l'initiative de toute l'opération ; que Me [N]-[T] et Me [H] n'ont aucune compétence particulière en architecture de société et en optimisation fiscale des sociétés ; que la corrélation entre le montant de l'annuité d'emprunt (capital + intérêts) et le montant du résultat distribué par la Selarl suggère évidemment que cette opération ne coûte rien aux associées, ce qui a été déterminant de leur engagement ; qu'eu égard au caractère indivisible de l'opération, celle-ci, en l'absence d'erreur dans le calcul des charges sociales, n'aurait pas pu aboutir car la banque n'aurait jamais accepté de la financer au vu d'un prévisionnel démontrant l'absence de bénéfice permettant la remontée de dividendes.
- Sur le préjudice
Me [N]-[T] et Me [H] exposent que leur préjudice, résultant de l'impact des charges imprévues sur le remboursement de l'emprunt évalué à 37 866 euros
(18 933 euros pour chacune), n'est pas constitué de l'emprunt lui-même ; qu'il n'était pas prévu qu'elles financent, par des moyens personnels, une partie du remboursement de l'emprunt de la Spfpl et de l'impôt sur les sociétés ; qu'en outre, elles ont drastiquement diminué les charges globales de fonctionnement de l'étude en 2020 (deux personnes n'ont pas été remplacées) et leurs rémunérations depuis la cession.
S'agissant des frais engagés, elles indiquent qu'ils correspondent aux frais de constitution de la société et d'enregistrement de l'acte de cession, qui n'auraient jamais été engagés sans l'erreur de calcul commise ; que s'y ajoutent les frais bancaires de l'emprunt souscrit par la Spfpl pour l'acquisition des parts sociales de la Selarl, ainsi que les honoraires de la Sa Fiducial Expertise.
Me [N]-[T] et Me [H] invoquent en outre une perte de chance de 50 % chacune de bénéficier d'une exonération de l'impôt sur la plus-value générée par la cession de parts sociales lors de leur départ à la retraite ; qu'elles subissent aussi l'impossibilité de céder l'étude compte tenu de sa situation financière, ainsi qu'un préjudice personnel du fait d'avoir dû prélever sur leurs biens personnels en 2018 pour financer l'exploitation, et un préjudice moral se concrétisant par la pression du résultat à laquelle elles sont soumises pour pouvoir financer le rachat mal conçu et injustifié, ce qui a une incidence sur leur vie personnelle et leur santé physique et psychologique.
- Sur la clause limitative de responsabilité
Elles précisent que la lettre de mission exclut l'étude d'opportunité pour passage en société d'exercice libéral (mission 504), ce qui ne permet pas d'invoquer des conditions générales datant de 1994 et non révisées depuis ; qu'en tout état de cause, elles ne sont pas opposables à Me [N]-[T] et Me [H] à titre personnel, ni à la Spfpl, non-signataires.
Par dernières conclusions notifiées le 15 juin 2023, la Sa Fiduciaire nationale d'expertise comptable (Fidexpertise), anciennement dénommée Sa Fiducial Expertise, et la Sa Mma Iard Assurances Mutuelles demandent de voir :
- dire irrecevables les demandes de Me [N]-[T] et de Me [H] portant sur le paiement de la somme de 18 933 euros chacune au titre de l'impact des charges imprévues sur le remboursement de l'emprunt,
- confirmer en toutes ses dispositions le jugement prononcé le 18 octobre 2022 par le tribunal judiciaire d'Evreux,
en tout état de cause,
- débouter les appelantes de l'ensemble de leurs demandes dirigées à l'encontre du cabinet Fidexpertise,
y ajoutant,
- condamner les appelantes à leur payer la somme de 10 000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens d'appel,
très subsidiairement,
- débouter la Selarl [C] [N]-[T] et [G] [H] de sa demande dirigée à l'encontre de la Sa Mma Iard Assurances Mutuelles se rapportant à la restitution des honoraires versées à la Sa Fidexpertise,
- dire que les condamnations prononcées à leur encontre ne sauraient excéder la somme de 304 897,97 euros,
- débouter les appelantes de toutes leurs plus amples demandes.
Elles exposent que la Sa Fiducial Expertise n'est pas intervenue dans la définition de l'opération de transformation de la Scp en Selarl, de constitution d'une Spfpl, et d'apport à celle-ci des parts de la Selarl, ni dans la négociation avec la société Interfimo, ni encore dans la rédaction des actes s'y rapportant ; que Me [N]-[T] et Me [H], notaires ayant une parfaite connaissance des différents types de structure sociale permettant l'exercice de leur profession et tout particulièrement les avantages structurels résultant de la transformation d'une Scp en une Selarl, sont à l'origine de ce projet ; qu'elles ont établi les statuts de la Selarl et de la Spfpl et l'acte de cession de leurs titres à la Spfpl ; que l'unique mission de la Sa Fiducial Expertise a consisté en l'établissement d'un tableau de financement et de comptes prévisionnels pour les cinq exercices à venir.
- Sur la faute
Elles avancent que les appelantes ne prouvent pas que la Sa Fiducial Expertise a commis une quelconque faute dans le cadre de sa mission au périmètre très limité ; que cette dernière a établi un prévisionnel de la situation comptable pour les exercices à venir en fonction des orientations économiques données par les notaires ; que sa responsabilité ne pourrait être engagée que si les hypothèses qu'elle a retenues étaient totalement chimériques, irréalistes ou fantaisistes, ce qui n'est pas le cas en l'espèce ; que, conformément aux prescriptions de l'ordre des experts-comptables, la Sa Fiducial Expertise a tenu compte des chiffres observés au cours des exercices précédents, notamment de l'évolution du chiffre d'affaires évalué à 2 % par exercice, ainsi que du prix global de cession des titres à la Spfpl.
Elles soutiennent que le maintien de la rémunération des deux notaires à 9 000 euros par mois pour chacune n'a pas constitué une condition déterminante de leur engagement ; que la Sa Fiducial Expertise ne l'a jamais garanti ; que la nature même de comptes prévisionnels est d'être soumise à l'aléa intrinsèquement lié à l'analyse prospective de l'activité à venir de l'étude ; que la comparaison faite par les appelantes entre ce qui est espéré et ce qui se réalise n'a pas de sens, que l'expert-comptable n'est pas débiteur d'une obligation de résultat ; que, s'agissant du taux de cotisations sociales, celui-ci était soumis à un aléa et s'est avéré évolutif après l'opération de cession ; que les appelantes admettent elles-mêmes qu'elles ont toujours eu le souci d'adapter leur rémunération aux capacités financières de l'étude ; que la comparaison des rémunérations brutes des associées avant impôt faite par les appelantes avant et après l'opération n'a aucun sens puisque celle-ci avait pour but de modifier le régime fiscal applicable et de transférer leur endettement créé, pour l'acquisition de leurs parts dans la Scp, sur la Spfpl.
Elles estiment également que les appelantes éludent le véritable débat puisqu'elles refusent d'admettre que l'origine de l'insuffisance du résultat de l'exercice 2018 provient en réalité d'un tassement important du chiffre d'affaires de l'étude, inférieur au volume d'activités observé au cours des exercices précédents ; que la Sa Fiducial Expertise a élaboré les comptes prévisionnels dans une optique strictement de prudence en tenant compte d'un financement à venir de l'emprunt tout en conservant une marge financière suffisante pour faire face à des aléas raisonnables.
- Sur le préjudice et le lien de causalité
Elles font valoir que les appelantes ne justifient pas d'un préjudice indemnisable.
S'agissant des préjudices invoqués par la Selarl [N]-[T] et [H], elles indiquent que les frais engagés lors de la transformation de la Scp en Selarl sont la conséquence de la décision prise par ses associées ; que n'est pas justifié le lien de causalité avec la faute alléguée car le compte prévisionnel établi par la Sa Fiducial Expertise n'a joué aucun rôle causal dans cette décision ; qu'au contraire, cette dernière a généré les avantages suivants pour les associées de la Selarl : elles ne sont tenues que de leurs apports en capital alors qu'en Scp elles étaient tenues indéfiniment et solidairement du passif social, leurs revenus sont assujettis au régime des traitements et salaires, ce qui permet de bénéficier de l'abattement forfaitaire de 10 % et de la prise en charge par la Selarl de la totalité des charges sociales afférentes à leur rémunération ; que la décision de transformation de la Scp en Selarl est également bénéfique pour la Selarl dont l'imposition des bénéfices suit le régime de l'impôt sur les sociétés avec un taux de 33,33 %, alors qu'en Scp le bénéfice est imposé au titre des bénéfices non commerciaux dont le taux marginal est bien plus important.
Elles ajoutent que les honoraires facturés par la Sa Fiducial Expertise et réglés par la Selarl sont dûs car les diligences (élaboration du prévisionnel et du tableau de financement) ont été effectivement réalisées ; que, très subsidiairement, la garantie de la Sa Mma Iard Assurances Mutuelles ne couvre pas la restitution des honoraires perçus par son assurée en rémunération de ses prestations.
Concernant la réclamation de la Spfpl, elles considèrent que la Sa Fiducial Expertise ne saurait engager sa responsabilité à raison d'un préjudice subi par une personne morale qui n'existait pas à la date à laquelle la faute prétendue a été commise faute d'un lien de causalité ; que, sur le fond, les frais sollicités relatifs à l'enregistrement et au financement de la cession sont la contrepartie d'un actif que la Spfpl a acquis, dont elle a bénéficié, et qu'elle a porté dans son bilan ; que la Spfpl ne peut pas davantage invoquer une perte de chance de ne pas avoir réalisé l'opération qu'elle ne démontre pas ; que rien ne permet d'établir que la banque aurait refusé de consentir un prêt si le prévisionnel avait été différent ; qu'au contraire, cette opération lui a été profitable puisqu'elle bénéficie à ce jour d'un actif de bilan de 1 197 646 euros.
S'agissant des préjudices invoqués par Me [N]-[T] et Me [H], elles avancent sur le fond que la demande de remboursement des apports en compte courant de
18 933 euros réalisés par chacune au bénéfice de la Splpf pour assurer le paiement de l'emprunt en 2018 est devenue sans objet depuis 2021, date à laquelle leur compte courant est à 0 après remboursement par la Spfpl ; que les prétentions aux fins de remboursement de l'impôt sur les plus-values acquitté lors de la cession de leurs parts à la Spfpl doivent aussi être rejetées car l'impôt dû ne constitue pas par nature un préjudice indemnisable.
Elles ajoutent que Me [N]-[T] et Me [H] ne démontrent pas que, mieux informées, elles n'auraient pas mis en oeuvre l'opération et ainsi auraient perdu la chance de ne pas l'effectuer et celle de pouvoir vendre l'étude ; qu'au contraire, elle a été avantageuse pour elles : le prix de cession de 567 875 euros qu'elles ont reçu chacune a été affecté au remboursement par anticipation de leurs emprunts souscrits pour l'achat de leurs parts sociales dans la Scp, ce qui leur a généré des économies sur les intérêts de ces emprunts évalués à plus de 50 000 euros ; que, de plus, Me [N]-[T] et Me [H] vont pouvoir céder une deuxième fois leur étude puisqu'elles en ont conservé la direction et le contrôle via la Spfpl ; que lors du remboursement de l'emprunt de la Spfpl, Me [N]-[T] aura atteint l'âge de la retraite, ce qui devrait lui permettre de bénéficier d'un régime fiscal de faveur propre aux dirigeants faisant valoir leurs droits à la retraite ; que la situation financière de l'étude, qui n'a pas été mise en vente, est particulièrement florissante notamment en 2019 et 2020, ce qui a permis à la Spfpl de bénéficier de remontées importantes de dividendes ; que Me [N]-[T] et Me [H] ne justifient pas de dettes contractées auprès de tiers qu'elles ne pourraient pas rembourser.
- Très subsidiairement, sur la clause limitative de responsabilité
Elles indiquent que la lettre de mission limite la responsabilité civile professionnelle de la Sa Fiducial Expertise à l'égard du client à deux millions de francs
(304 897,97 euros) ; que les conditions générales ont pour objet de s'appliquer à la totalité des missions confiées par la Scp devenue ensuite Selarl, y compris les missions complémentaires confiées à la Sa Fiducial Expertise après la signature de la lettre de mission ; qu'elles sont opposables à la Selarl [C] [N]-[T] et [G] [H].
La clôture de l'instruction a été ordonnée le 15 novembre 2023.
MOTIFS
Sur l'irrecevabilité des demandes indemnitaires de Me [N]-[T] et de Me [H] au titre de l'impact des charges imprévues sur le remboursement de l'emprunt de la Spfpl
La Sa Fidexpertise et la Sa Mma Iard Assurances Mutuelles font valoir que cette demande, formée à hauteur de 18 933 euros par chaque notaire, comme correspondant à l'apport en compte courant qu'elles ont réalisé au profit de la Spfpl pour qu'elle règle les mensualités de son emprunt, est nouvelle en cause d'appel et donc irrecevable en application de l'article 564 du code de procédure civile.
Me [N]-[T] et Me [H] n'explicitent aucun moyen sur ce point dans leurs écritures.
Selon l'article 564 du code de procédure civile, à peine d'irrecevabilité relevée d'office, les parties ne peuvent soumettre à la cour de nouvelles prétentions si ce n'est pour opposer compensation, faire écarter les prétentions adverses ou faire juger les questions nées de l'intervention d'un tiers, ou de la survenance ou de la révélation d'un fait.
L'article 565 du même code précise que les prétentions ne sont pas nouvelles dès lors qu'elles tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge, même si leur fondement juridique est différent.
Dans le cas présent, devant le tribunal, Me [N]-[T] et Me [H] ont sollicité l'indemnisation de leurs préjudices à hauteur respectivement de 135 679 euros et de 125 980 euros.
En cause d'appel, elles ont minoré leurs réclamations et sollicitent l'allocation des sommes totales respectivement de 51 772 euros et de 46 923 euros, incluant chacune la somme de 18 933 euros, mais la distinguant dans le dispositif de leurs écritures comme se rapportant à leurs apports au compte courant de la Spfpl.
Cette dernière prétention n'est pas nouvelle dès lors qu'elle tend aux mêmes fins que celle soumise au premier juge, à savoir la réparation du préjudice né de la faute reprochée à la Sa Fiducial Expertise dans l'accomplissement de sa mission. Elle est recevable.
Sur la mise en cause de la responsabilité de la Sa Fiducial Expertise
L'ancien article 1147 du code civil, applicable aux relations contractuelles entre la Scp [C] [N]-[T] et [G] [H] devenue par la suite Selarl [C] [N]-[T] et [G] [H] et la Sa Fiducial Expertise, précise que le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, toutes les fois qu'il ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu'il n'y ait aucune mauvaise foi de sa part.
S'agissant des relations non contractuelles entre, d'une part, Me [N]-[T] et Me [H], agissant à titre personnel, et la Splfp, et, d'autre part, la Sa Fiducial Expertise, elles sont régies par l'article 1240 du code précité selon lequel tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. En effet, le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel à l'origine de son dommage.
Pour que la responsabilité contractuelle et extracontractuelle de la Sa Fiducial Expertise soit engagée, il incombe aux appelantes de prouver une faute de celle-ci dans l'accomplissement de sa mission et leurs préjudices en lien de causalité avec cette dernière.
En l'espèce, les appelantes reprochent à la Sa Fiducial Expertise d'avoir commis une erreur de calcul sur le pourcentage prévisionnel de 28 % qu'elle a retenu au titre des charges ou cotisations sociales des deux notaires sur leur rémunération dans le budget prévisionnel qu'elle a établi.
Elles ne dénoncent pas un manquement à son devoir de conseil et d'obligation. Les moyens ayant trait à l'étendue de la mission de la Sa Fiducial Expertise sont donc sans objet.
Le budget prévisionnel est une projection chiffrée sur la situation comptable à venir d'une entreprise établie à partir des orientations définies par le dirigeant et des documents transmis par celui-ci. Comme l'a exactement souligné le premier juge, lorsqu'il réalise cet outil de gestion comptable, qui est de fait soumis aux aléas, l'expert-comptable n'est tenu à l'égard de son client que d'une obligation de moyens. Sa responsabilité peut être engagée s'il est prouvé que le prévisionnel qu'il a réalisé est irréaliste au regard des hypothèses économiques et des éléments communiqués par le dirigeant de la société, faisant ainsi preuve d'une incompétence professionnelle.
C'est dans le contexte de la restructuration de l'étude notariale et afin de justifier auprès des établissements bancaires de la viabilité de l'opération de financement de l'achat des parts sociales de la Selarl par la Spfpl, que la Sa Fiducial Expertise s'est vue confier l'élaboration d'un budget prévisionnel pour les exercices 2016 à 2020 de la Selarl mesurant l'impact du passage à l'impôt sur les sociétés.
Contrairement à ce qu'indiquent les appelantes, d'une part, dans son courrier du 7 juillet 2020, la Sa Mma Iard Assurances Mutuelles n'a pas reconnu l'existence d'une faute de son assurée. Elle a au contraire indiqué que 'Le chiffrage des cotisations sociales à hauteur de 28 % du revenu dans le budget prévisionnel a été effectué conformément à des recommandations professionnelles.'. Il en est de même de l'avocat de cette dernière et de la Sa Fidexpertise dans son courrier du 24 mars 2021, qui indique, aux termes de son paragraphe 6, que ses clientes 'contestent donc toute faute et tout préjudice, dès lors que l'opération s'avère particulièrement favorable sous un angle fiscal, financier et patrimonial.'.
Les appelantes ne démontrent pas davantage la reconnaissance de son erreur par la Sa Fiducial Expertise tirée de propos qui auraient été tenus devant Me [N]-[T] et Me [H], lors d'un entretien, selon lesquels, suite à leur réclamation, elle n'établissait plus les prévisionnels selon les mêmes pourcentages de charges sociales.
D'autre part, la Sa Fiducial Expertise ne s'est pas engagée à garantir le maintien d'une rémunération mensuelle de 9 000 euros à chaque notaire associée pour les cinq exercices à venir de 2016 à 2020. L'accord des notaires et de la Sa Fiducial Expertise a uniquement porté sur l'hypothèse à retenir, dans le cadre de l'établissement du prévisionnel, d'un versement à chaque associée d'une rémunération mensuelle de ce montant. Dans son courriel adressé le 12 septembre 2016 à Me [H] par lequel elle lui a transmis son budget prévisionnel, la Sa Fiducial Expertise a visé cette donnée chiffrée : '(avec 9 000 € / mois / associée) avec impôt et endettement actuel (sans les emprunts SCP)'. Elle a également été reprise en haut du comparatif IR/IS.
Le taux de 28 % retenu par la Sa Fiducial Expertise pour évaluer les charges sociales des deux associées et son caractère fixe étaient aisément identifiables à la lecture du budget prévisionnel pour celles-ci, du fait de leur profession de notaire et de leur connaissance des différents types de structure sociale permettant son exercice. Pour chaque exercice prévu de 12 mois, le même chiffrage de 276 480 euros a été retenu au titre des 'Salaires chargés/associés'. Il correspondait au calcul suivant :
9 000 euros × 12 mois = rémunération annuelle de 108 000 euros × 2 associées =
216 000 euros sur lequel était appliqué le taux de 28 %, représentant 60 480 euros qui s'y ajoutaient.
Les appelantes ne font pas grief à la Sa Fiducial Expertise de ne pas leur avoir conseillé de faire évoluer ce taux à la hausse, ni d'avoir prévu plusieurs autres hypothèses de calcul prévoyant des montants de rémunérations différents à la baisse ou à la hausse, ou encore une augmentation singulière de leurs charges sociales de nature à ne plus leur permettre de conserver leur niveau de rémunération mensuelle de 9 000 euros.
Il s'en déduit qu'elles ont implicitement accepté le risque de possibles écarts avec les montants réels observés après coup, et plus généralement l'aléa inhérent à l'analyse prospective de l'activité à venir de l'étude.
Les appelantes indiquent que le taux des cotisations sociales aurait dû être fixé à environ 43 % du montant de la rémunération nette, ce que devait savoir le professionnel qu'était l'expert-comptable.
Toutefois, elles n'en explicitent pas son origine, ni ses modalités de calcul.
De plus, elles ne démontrent pas que le taux de 28 % appliqué par la Sa Fiducial Expertise n'était pas réaliste. Elles ne disent pas comment l'expert-comptable aurait dû calculer le taux adéquat. Comme l'a justement précisé le tribunal, les comparaisons à opérer étaient difficiles dans le cadre d'un changement de régime fiscal des rémunérations des deux notaires, s'agissant du passage du régime des bénéfices non commerciaux à un régime de revenus salariés bénéficiant d'un abattement forfaitaire de 10 %.
Enfin, la première réclamation des appelantes auprès de l'assureur de la Sa Fiducial Expertise date du 7 février 2019, soit à l'issue de l'exercice 2018, date à laquelle elles ont découvert que leur chiffre d'affaires était moindre et, leurs charges sociales, supérieures, à ce qui avait été prévu dans le budget prévisionnel, alors qu'elles ne prélevaient pas la rémunération annoncée de 9 000 euros par mois pour chacune. Les écarts ne se sont pas manifestés dès le premier exercice, mais deux ans après, et pour des raisons liées à une variation d'activité à la baisse de l'étude que la Sa Fiducial Expertise n'était pas en mesure d'anticiper dans son état prévisionnel. Les appelantes ne remettent pas en cause l'évaluation du chiffre d'affaires, augmenté de 2 % pour chaque exercice, qui, selon elles, 'pourrait être considéré comme une donnée aléatoire et empreinte d'une inévitable marge d'appréciation.' (page 9 de leurs dernières conclusions). Elles ne font pas davantage grief à la Sa Fiducial Expertise de ne pas avoir tenu compte et anticipé les conséquences d'éléments qu'elle aurait connus dès septembre 2016 qui auraient été de nature à contredire ses prévisions.
Aucune faute de la Sa Fiducial Expertise n'étant caractérisée, les conditions de sa responsabilité ne sont pas réunies. Les réclamations indemnitaires présentées par les appelantes seront rejetées. La décision du tribunal ayant statué en ce sens sera confirmée.
Sur les dépens et les frais de procédure
Les dispositions de première instance sur les dépens et les frais de procédure seront confirmées.
Parties perdantes, les appelantes seront condamnées aux dépens d'appel.
Il n'est pas inéquitable de les condamner également à payer aux intimées, prises ensemble, la somme de 5 000 euros au titre des frais non compris dans les dépens que ces dernières ont exposés pour cette procédure d'appel.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant par arrêt contradictoire, mis à disposition,
Déclare recevables les demandes de Me [C] [N]-[T] et de Me [G] [H] tendant au paiement à chacune de la somme de 18 933 euros au titre de l'impact des charges imprévues sur le remboursement de l'emprunt de la Spfpl [N]-[T] et [H],
Confirme le jugement entrepris,
Y ajoutant,
Condamne la Selarl [C] [N]-[T] et [G] [H], Me [C] [N]-[T], Me [G] [H], et la Spfpl [N]-[T] et [H] à payer à la Sa Fidexpertise et à la Sa Mma Iard Assurances Mutuelles, prises ensemble, la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre de la procédure d'appel,
Déboute les parties du surplus des demandes,
Condamne la Selarl [C] [N]-[T] et [G] [H], Me [C] [N]-[T], Me [G] [H], et la Spfpl [N]-[T] et [H] aux dépens d'appel.
Le greffier, La présidente de chambre,
COUR D'APPEL DE ROUEN
1ERE CHAMBRE CIVILE
ARRET DU 7 FEVRIER 2024
DÉCISION DÉFÉRÉE :
21/01286
Tribunal judiciaire d'Evreux du 18 octobre 2022
APPELANTES :
Maître [C] [N]
née le [Date naissance 12] 1966 à [Localité 15]
[Adresse 1]
[Localité 6]
représentée et assisée par Me Frédéric CANTON de la SCP EMO AVOCATS, avocat au barreau de Rouen
Maître [G] [H]
née le [Date naissance 2] 1972 à [Localité 16]
[Adresse 10]
[Localité 5]
représentée et assistée par Me Frédéric CANTON de la SCP EMO AVOCATS, avocat au barreau de Rouen
SELARL [C] [N]-[T] & [G] [H]
RCS de [Localité 14] [Numéro identifiant 8]
[Adresse 4]
[Localité 7]
représentée et assistée par Me Frédéric CANTON de la SCP EMO AVOCATS, avocat au barreau de Rouen
SPFPL [N]-[T] & [H]
[Adresse 4]
[Localité 7]
représentée et assistée par Me Frédéric CANTON de la SCP EMO AVOCATS, avocat au barreau de Rouen
INTIMEES :
SA FIDUCIAIRE NATIONALE D'EXPERTISE COMPTABLE (FIDEXPERTISE)
RCS de Nanterre 552 108 722
[Adresse 9]
[Localité 13]
représentée par Me Valérie GRAY de la SELARL GRAY SCOLAN, avocat postulant au barreau de Rouen et assistée de Me Nathalie SIU-BILOT de l'association d'avocats CAA PARDALIS, avocat plaidant au barreau de Paris substituée par Me LEMIERE
MMA IARD ASSURANCES MUTUELLES
RCS du Mans 775 652 126
[Adresse 3]
[Localité 11]
représentée par Me Valérie GRAY de la SELARL GRAY SCOLAN, avocat postulant au barreau de Rouen et assistée de Me Nathalie SIU-BILOT de l'association d'avocats CAA PARDALIS, avocat plaidant au barreau de Paris substituée par Me LEMIERE
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l'article 805 du code de procédure civile, l'affaire a été plaidée et débattue à l'audience du 6 décembre 2023 sans opposition des avocats devant Mme DEGUETTE, conseillère, rapporteur,
Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour composée de :
Mme Edwige WITTRANT, présidente de chambre
Mme Magali DEGUETTE, conseillère
Mme Anne-Laure BERGERE, conseillère
GREFFIER LORS DES DEBATS :
Mme Catherine CHEVALIER
DEBATS :
A l'audience publique du 6 décembre 2023, où l'affaire a été mise en délibéré au 7 février 2024
ARRET :
CONTRADICTOIRE
Prononcé publiquement le 7 février 2024, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile,
signé par Mme WITTRANT, présidente de chambre et par Mme CHEVALIER, greffier présent lors de la mise à disposition.
*
* *
EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE
Suivant lettre de mission du 20 décembre 1994, la Scp Jourdain Lustrement, notaires associés à [Localité 14] (27), a confié à la Sa Fiducial Expertise, expert-comptable, une mission notamment d'établissement des comptes annuels.
En 2014, Me [C] [N]-[T] et Me [G] [H] sont devenues les associées de la Scp Jourdain Lustrement, devenue la Scp [C] [N]-[T] et [G] [H].
En 2016, Me [C] [N]-[T] et Me [G] [H] ont pris la décision, facilitée en cela par l'adoption de la loi du 6 août 2015 dite 'loi Macron', de transformer la Scp en Selarl, permettant la perception de revenus salariés et entraînant le passage à l'impôt sur les sociétés, et de céder leurs parts sociales dans la Selarl à une société de participations financières de profession libérale de notaire à responsabilité limitée (Spfpl) à constituer et qui devrait souscrire un emprunt pour cette acquisition.
Dans le cadre de ce projet, la Sa Fiducial Expertise a établi une valorisation des parts de la société, un plan de financement de l'ensemble des opérations, et un budget prévisionnel de la Selarl de 2016 à 2020.
Le 15 décembre 2016, Me [C] [N]-[T] et Me [G] [H] ont établi les statuts de la Selarl [C] [N]-[T] et [G] [H].
Le 25 juillet 2017, elles ont établi les statuts de la Spfpl [N]-[T] et [H].
Par arrêté du 5 septembre 2017, la garde des Sceaux, ministre de la justice, a agréé la transformation de la Scp [C] [N]-[T] et [G] [H] en Selarl [C] [N]-[T] et [G] [H].
Suivant acte du 5 octobre 2017, Me [C] [N]-[T] et Me [G] [H] ont cédé leurs parts sociales dans la Selarl, sauf deux, à la Spfpl [N]-[T] et [H] chacune au prix de 567 875 euros, soit 1 135 750 euros au total. Celui-ci a été financé par un prêt de 1 170 000 euros octroyé par la société Interfimo, filiale du Crédit Lyonnais, pour une durée de quinze ans.
En 2018 et 2019, Me [C] [N]-[T] et Me [G] [H] ont effectué des apports en compte courant dans la Spfpl [N]-[T] et [H] pour qu'elle règle les échéances de son emprunt.
Par actes d'huissier de justice des 3 et 4 mai 2021, Me [C] [N]-[T], Me [G] [H], la Selarl [C] [N]-[T] et [G] [H], et la Spfpl [N]-[T] et [H], se plaignant d'une erreur d'estimation des charges personnelles commise par la Sa Fiducial Expertise dans son budget prévisionnel, l'ont faite assigner, ainsi que son assureur de responsabilité civile la Sa Mma Iard Assurances Mutuelles, devant le tribunal judiciaire d'Evreux en indemnisation de leurs préjudices.
Par jugement du 18 octobre 2022, le tribunal a :
- débouté la Selarl [C] [N]-[T] et [G] [H], Me [C] [N]-[T], Me [G] [H] et la Spfpl [N] [T] et [H] de l'intégralité de leurs demandes indemnitaires,
- condamné in solidum la Selarl [C] [N]-[T] et [G] [H], Me [C] [N]-[T], Me [G] [H] et la Spfpl [N] [T] et [H] à payer à la société Fiducial Expertise et à la société Mma Iard Assurances Mutuelles la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- débouté les parties de toute demande plus ample ou contraire,
- dit n'y avoir lieu à exécution provisoire,
- condamné in solidum la Selarl [C] [N]-[T] et [G] [H], Me [C] [N]-[T], Me [G] [H] et la Spfpl [N] [T] et [H] aux dépens de l'instance.
Par déclaration reçue au greffe le 4 janvier 2023, la Selarl [C] [N]-[T] & [G] [H], Mme [C] [N], Mme [G] [H], et la Spfpl [N] [T] & [H] ont formé un appel contre ce jugement.
EXPOSÉ DES PRÉTENTIONS ET DES MOYENS DES PARTIES
Par dernières conclusions notifiées le 14 novembre 2023, la Selarl [C] [N]-[T] & [G] [H], Me [C] [N] née [T], Me [G] [H], et la Spfpl [N]-[T] & [H] demandent de :
- se voir déclarer recevables et bien fondées en leur appel de la décision rendue le 18 octobre 2022 par le tribunal judiciaire d'Evreux,
et de voir :
- infirmer ce jugement en ce qu'il les a déboutées de l'ensemble de leurs demandes,
et statuant à nouveau,
- condamner in solidum les intimées à payer à la Selarl [C] [N]-[T] & [G] [H] la somme de 2 911,98 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi,
- condamner in solidum les intimées à payer à la Spfpl [N]-[T] & [H] la somme de 152 864,99 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi sur le fondement de l'article 1240 du code civil,
- condamner in solidum les intimées à payer à Me [C] [N]-[T] la somme de 32 839 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi,
- condamner in solidum les intimées à payer à Me [G] [H] la somme de
27 990 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi,
- condamner in solidum les intimées à payer à Me [C] [N]-[T] et à Me [G] [H], chacune, la somme de 18 933 euros au titre de l'impact sur le remboursement de l'emprunt,
- condamner in solidum les intimées à payer à la Selarl [C] [N]-[T] & [G] [H], à Me [C] [N]-[T], à Me [G] [H], et à la Spfpl [N] [T] & [H], chacune, la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner in solidum les intimées aux entiers dépens de première instance et d'appel,
- débouter les intimées de l'intégralité de leur demande de frais irrépétibles en cause d'appel.
- Sur la faute
Elles font valoir que, dans sa réponse du 7 juillet 2020, la Sa Mma Iard Assurances Mutuelles ne remettait pas en cause l'erreur commise par la Sa Fiducial Expertise dans son budget prévisionnel ; qu'il est étonnant qu'elle conteste aujourd'hui la responsabilité de son assurée au motif qu'elle n'aurait pas rédigé les actes ; que, dans le cas présent, la jurisprudence portant sur l'obligation de conseil et d'information de l'expert-comptable en matière fiscale est sans objet puisque la faute ne concerne pas un conseil erroné, mais une erreur de calcul portant sur une donnée certaine, à savoir le montant des cotisations sociales personnelles établi sur la base d'un pourcentage erroné.
Elles indiquent qu'en cause d'appel, pour répondre à la critique faite par le premier juge, elles produisent des pièces complémentaires justifiant l'origine de l'erreur de calcul de la Sa Fiducial Expertise ; que la transformation de la Scp en Selarl préconisée par celle-ci était soumise à la condition exprimée par les deux gérantes de la société de maintenir une rémunération de 9 000 euros par mois sur la base d'un chiffre d'affaires équivalent, mais qu'en réalité le montant des charges a augmenté, que cette différence entre le prévisionnel et le réel n'est pas due à un aléa mais à une erreur de calcul des cotisations sociales par rapport au montant de la rémunération ; que l'explication des intimées pour imputer le déficit de rentabilité à la réalisation d'un chiffre d'affaires inférieur à celui attendu est erronée ; que la comparaison des comptes de résultat des exercices 2018 et 2019 démontre que la baisse des revenus ne provient pas de la diminution du chiffre d'affaires, mais d'un niveau de charges sociales bien supérieur à celui porté dans le prévisionnel établi sur un pourcentage limité à 28 % ; qu'en 2019, le montant des cotisations sociales a été près de trois fois supérieur à ce taux.
- Sur le lien de causalité
Elles estiment que la Sa Fiducial Expertise est à l'initiative de toute l'opération ; que Me [N]-[T] et Me [H] n'ont aucune compétence particulière en architecture de société et en optimisation fiscale des sociétés ; que la corrélation entre le montant de l'annuité d'emprunt (capital + intérêts) et le montant du résultat distribué par la Selarl suggère évidemment que cette opération ne coûte rien aux associées, ce qui a été déterminant de leur engagement ; qu'eu égard au caractère indivisible de l'opération, celle-ci, en l'absence d'erreur dans le calcul des charges sociales, n'aurait pas pu aboutir car la banque n'aurait jamais accepté de la financer au vu d'un prévisionnel démontrant l'absence de bénéfice permettant la remontée de dividendes.
- Sur le préjudice
Me [N]-[T] et Me [H] exposent que leur préjudice, résultant de l'impact des charges imprévues sur le remboursement de l'emprunt évalué à 37 866 euros
(18 933 euros pour chacune), n'est pas constitué de l'emprunt lui-même ; qu'il n'était pas prévu qu'elles financent, par des moyens personnels, une partie du remboursement de l'emprunt de la Spfpl et de l'impôt sur les sociétés ; qu'en outre, elles ont drastiquement diminué les charges globales de fonctionnement de l'étude en 2020 (deux personnes n'ont pas été remplacées) et leurs rémunérations depuis la cession.
S'agissant des frais engagés, elles indiquent qu'ils correspondent aux frais de constitution de la société et d'enregistrement de l'acte de cession, qui n'auraient jamais été engagés sans l'erreur de calcul commise ; que s'y ajoutent les frais bancaires de l'emprunt souscrit par la Spfpl pour l'acquisition des parts sociales de la Selarl, ainsi que les honoraires de la Sa Fiducial Expertise.
Me [N]-[T] et Me [H] invoquent en outre une perte de chance de 50 % chacune de bénéficier d'une exonération de l'impôt sur la plus-value générée par la cession de parts sociales lors de leur départ à la retraite ; qu'elles subissent aussi l'impossibilité de céder l'étude compte tenu de sa situation financière, ainsi qu'un préjudice personnel du fait d'avoir dû prélever sur leurs biens personnels en 2018 pour financer l'exploitation, et un préjudice moral se concrétisant par la pression du résultat à laquelle elles sont soumises pour pouvoir financer le rachat mal conçu et injustifié, ce qui a une incidence sur leur vie personnelle et leur santé physique et psychologique.
- Sur la clause limitative de responsabilité
Elles précisent que la lettre de mission exclut l'étude d'opportunité pour passage en société d'exercice libéral (mission 504), ce qui ne permet pas d'invoquer des conditions générales datant de 1994 et non révisées depuis ; qu'en tout état de cause, elles ne sont pas opposables à Me [N]-[T] et Me [H] à titre personnel, ni à la Spfpl, non-signataires.
Par dernières conclusions notifiées le 15 juin 2023, la Sa Fiduciaire nationale d'expertise comptable (Fidexpertise), anciennement dénommée Sa Fiducial Expertise, et la Sa Mma Iard Assurances Mutuelles demandent de voir :
- dire irrecevables les demandes de Me [N]-[T] et de Me [H] portant sur le paiement de la somme de 18 933 euros chacune au titre de l'impact des charges imprévues sur le remboursement de l'emprunt,
- confirmer en toutes ses dispositions le jugement prononcé le 18 octobre 2022 par le tribunal judiciaire d'Evreux,
en tout état de cause,
- débouter les appelantes de l'ensemble de leurs demandes dirigées à l'encontre du cabinet Fidexpertise,
y ajoutant,
- condamner les appelantes à leur payer la somme de 10 000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens d'appel,
très subsidiairement,
- débouter la Selarl [C] [N]-[T] et [G] [H] de sa demande dirigée à l'encontre de la Sa Mma Iard Assurances Mutuelles se rapportant à la restitution des honoraires versées à la Sa Fidexpertise,
- dire que les condamnations prononcées à leur encontre ne sauraient excéder la somme de 304 897,97 euros,
- débouter les appelantes de toutes leurs plus amples demandes.
Elles exposent que la Sa Fiducial Expertise n'est pas intervenue dans la définition de l'opération de transformation de la Scp en Selarl, de constitution d'une Spfpl, et d'apport à celle-ci des parts de la Selarl, ni dans la négociation avec la société Interfimo, ni encore dans la rédaction des actes s'y rapportant ; que Me [N]-[T] et Me [H], notaires ayant une parfaite connaissance des différents types de structure sociale permettant l'exercice de leur profession et tout particulièrement les avantages structurels résultant de la transformation d'une Scp en une Selarl, sont à l'origine de ce projet ; qu'elles ont établi les statuts de la Selarl et de la Spfpl et l'acte de cession de leurs titres à la Spfpl ; que l'unique mission de la Sa Fiducial Expertise a consisté en l'établissement d'un tableau de financement et de comptes prévisionnels pour les cinq exercices à venir.
- Sur la faute
Elles avancent que les appelantes ne prouvent pas que la Sa Fiducial Expertise a commis une quelconque faute dans le cadre de sa mission au périmètre très limité ; que cette dernière a établi un prévisionnel de la situation comptable pour les exercices à venir en fonction des orientations économiques données par les notaires ; que sa responsabilité ne pourrait être engagée que si les hypothèses qu'elle a retenues étaient totalement chimériques, irréalistes ou fantaisistes, ce qui n'est pas le cas en l'espèce ; que, conformément aux prescriptions de l'ordre des experts-comptables, la Sa Fiducial Expertise a tenu compte des chiffres observés au cours des exercices précédents, notamment de l'évolution du chiffre d'affaires évalué à 2 % par exercice, ainsi que du prix global de cession des titres à la Spfpl.
Elles soutiennent que le maintien de la rémunération des deux notaires à 9 000 euros par mois pour chacune n'a pas constitué une condition déterminante de leur engagement ; que la Sa Fiducial Expertise ne l'a jamais garanti ; que la nature même de comptes prévisionnels est d'être soumise à l'aléa intrinsèquement lié à l'analyse prospective de l'activité à venir de l'étude ; que la comparaison faite par les appelantes entre ce qui est espéré et ce qui se réalise n'a pas de sens, que l'expert-comptable n'est pas débiteur d'une obligation de résultat ; que, s'agissant du taux de cotisations sociales, celui-ci était soumis à un aléa et s'est avéré évolutif après l'opération de cession ; que les appelantes admettent elles-mêmes qu'elles ont toujours eu le souci d'adapter leur rémunération aux capacités financières de l'étude ; que la comparaison des rémunérations brutes des associées avant impôt faite par les appelantes avant et après l'opération n'a aucun sens puisque celle-ci avait pour but de modifier le régime fiscal applicable et de transférer leur endettement créé, pour l'acquisition de leurs parts dans la Scp, sur la Spfpl.
Elles estiment également que les appelantes éludent le véritable débat puisqu'elles refusent d'admettre que l'origine de l'insuffisance du résultat de l'exercice 2018 provient en réalité d'un tassement important du chiffre d'affaires de l'étude, inférieur au volume d'activités observé au cours des exercices précédents ; que la Sa Fiducial Expertise a élaboré les comptes prévisionnels dans une optique strictement de prudence en tenant compte d'un financement à venir de l'emprunt tout en conservant une marge financière suffisante pour faire face à des aléas raisonnables.
- Sur le préjudice et le lien de causalité
Elles font valoir que les appelantes ne justifient pas d'un préjudice indemnisable.
S'agissant des préjudices invoqués par la Selarl [N]-[T] et [H], elles indiquent que les frais engagés lors de la transformation de la Scp en Selarl sont la conséquence de la décision prise par ses associées ; que n'est pas justifié le lien de causalité avec la faute alléguée car le compte prévisionnel établi par la Sa Fiducial Expertise n'a joué aucun rôle causal dans cette décision ; qu'au contraire, cette dernière a généré les avantages suivants pour les associées de la Selarl : elles ne sont tenues que de leurs apports en capital alors qu'en Scp elles étaient tenues indéfiniment et solidairement du passif social, leurs revenus sont assujettis au régime des traitements et salaires, ce qui permet de bénéficier de l'abattement forfaitaire de 10 % et de la prise en charge par la Selarl de la totalité des charges sociales afférentes à leur rémunération ; que la décision de transformation de la Scp en Selarl est également bénéfique pour la Selarl dont l'imposition des bénéfices suit le régime de l'impôt sur les sociétés avec un taux de 33,33 %, alors qu'en Scp le bénéfice est imposé au titre des bénéfices non commerciaux dont le taux marginal est bien plus important.
Elles ajoutent que les honoraires facturés par la Sa Fiducial Expertise et réglés par la Selarl sont dûs car les diligences (élaboration du prévisionnel et du tableau de financement) ont été effectivement réalisées ; que, très subsidiairement, la garantie de la Sa Mma Iard Assurances Mutuelles ne couvre pas la restitution des honoraires perçus par son assurée en rémunération de ses prestations.
Concernant la réclamation de la Spfpl, elles considèrent que la Sa Fiducial Expertise ne saurait engager sa responsabilité à raison d'un préjudice subi par une personne morale qui n'existait pas à la date à laquelle la faute prétendue a été commise faute d'un lien de causalité ; que, sur le fond, les frais sollicités relatifs à l'enregistrement et au financement de la cession sont la contrepartie d'un actif que la Spfpl a acquis, dont elle a bénéficié, et qu'elle a porté dans son bilan ; que la Spfpl ne peut pas davantage invoquer une perte de chance de ne pas avoir réalisé l'opération qu'elle ne démontre pas ; que rien ne permet d'établir que la banque aurait refusé de consentir un prêt si le prévisionnel avait été différent ; qu'au contraire, cette opération lui a été profitable puisqu'elle bénéficie à ce jour d'un actif de bilan de 1 197 646 euros.
S'agissant des préjudices invoqués par Me [N]-[T] et Me [H], elles avancent sur le fond que la demande de remboursement des apports en compte courant de
18 933 euros réalisés par chacune au bénéfice de la Splpf pour assurer le paiement de l'emprunt en 2018 est devenue sans objet depuis 2021, date à laquelle leur compte courant est à 0 après remboursement par la Spfpl ; que les prétentions aux fins de remboursement de l'impôt sur les plus-values acquitté lors de la cession de leurs parts à la Spfpl doivent aussi être rejetées car l'impôt dû ne constitue pas par nature un préjudice indemnisable.
Elles ajoutent que Me [N]-[T] et Me [H] ne démontrent pas que, mieux informées, elles n'auraient pas mis en oeuvre l'opération et ainsi auraient perdu la chance de ne pas l'effectuer et celle de pouvoir vendre l'étude ; qu'au contraire, elle a été avantageuse pour elles : le prix de cession de 567 875 euros qu'elles ont reçu chacune a été affecté au remboursement par anticipation de leurs emprunts souscrits pour l'achat de leurs parts sociales dans la Scp, ce qui leur a généré des économies sur les intérêts de ces emprunts évalués à plus de 50 000 euros ; que, de plus, Me [N]-[T] et Me [H] vont pouvoir céder une deuxième fois leur étude puisqu'elles en ont conservé la direction et le contrôle via la Spfpl ; que lors du remboursement de l'emprunt de la Spfpl, Me [N]-[T] aura atteint l'âge de la retraite, ce qui devrait lui permettre de bénéficier d'un régime fiscal de faveur propre aux dirigeants faisant valoir leurs droits à la retraite ; que la situation financière de l'étude, qui n'a pas été mise en vente, est particulièrement florissante notamment en 2019 et 2020, ce qui a permis à la Spfpl de bénéficier de remontées importantes de dividendes ; que Me [N]-[T] et Me [H] ne justifient pas de dettes contractées auprès de tiers qu'elles ne pourraient pas rembourser.
- Très subsidiairement, sur la clause limitative de responsabilité
Elles indiquent que la lettre de mission limite la responsabilité civile professionnelle de la Sa Fiducial Expertise à l'égard du client à deux millions de francs
(304 897,97 euros) ; que les conditions générales ont pour objet de s'appliquer à la totalité des missions confiées par la Scp devenue ensuite Selarl, y compris les missions complémentaires confiées à la Sa Fiducial Expertise après la signature de la lettre de mission ; qu'elles sont opposables à la Selarl [C] [N]-[T] et [G] [H].
La clôture de l'instruction a été ordonnée le 15 novembre 2023.
MOTIFS
Sur l'irrecevabilité des demandes indemnitaires de Me [N]-[T] et de Me [H] au titre de l'impact des charges imprévues sur le remboursement de l'emprunt de la Spfpl
La Sa Fidexpertise et la Sa Mma Iard Assurances Mutuelles font valoir que cette demande, formée à hauteur de 18 933 euros par chaque notaire, comme correspondant à l'apport en compte courant qu'elles ont réalisé au profit de la Spfpl pour qu'elle règle les mensualités de son emprunt, est nouvelle en cause d'appel et donc irrecevable en application de l'article 564 du code de procédure civile.
Me [N]-[T] et Me [H] n'explicitent aucun moyen sur ce point dans leurs écritures.
Selon l'article 564 du code de procédure civile, à peine d'irrecevabilité relevée d'office, les parties ne peuvent soumettre à la cour de nouvelles prétentions si ce n'est pour opposer compensation, faire écarter les prétentions adverses ou faire juger les questions nées de l'intervention d'un tiers, ou de la survenance ou de la révélation d'un fait.
L'article 565 du même code précise que les prétentions ne sont pas nouvelles dès lors qu'elles tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge, même si leur fondement juridique est différent.
Dans le cas présent, devant le tribunal, Me [N]-[T] et Me [H] ont sollicité l'indemnisation de leurs préjudices à hauteur respectivement de 135 679 euros et de 125 980 euros.
En cause d'appel, elles ont minoré leurs réclamations et sollicitent l'allocation des sommes totales respectivement de 51 772 euros et de 46 923 euros, incluant chacune la somme de 18 933 euros, mais la distinguant dans le dispositif de leurs écritures comme se rapportant à leurs apports au compte courant de la Spfpl.
Cette dernière prétention n'est pas nouvelle dès lors qu'elle tend aux mêmes fins que celle soumise au premier juge, à savoir la réparation du préjudice né de la faute reprochée à la Sa Fiducial Expertise dans l'accomplissement de sa mission. Elle est recevable.
Sur la mise en cause de la responsabilité de la Sa Fiducial Expertise
L'ancien article 1147 du code civil, applicable aux relations contractuelles entre la Scp [C] [N]-[T] et [G] [H] devenue par la suite Selarl [C] [N]-[T] et [G] [H] et la Sa Fiducial Expertise, précise que le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, toutes les fois qu'il ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu'il n'y ait aucune mauvaise foi de sa part.
S'agissant des relations non contractuelles entre, d'une part, Me [N]-[T] et Me [H], agissant à titre personnel, et la Splfp, et, d'autre part, la Sa Fiducial Expertise, elles sont régies par l'article 1240 du code précité selon lequel tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. En effet, le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel à l'origine de son dommage.
Pour que la responsabilité contractuelle et extracontractuelle de la Sa Fiducial Expertise soit engagée, il incombe aux appelantes de prouver une faute de celle-ci dans l'accomplissement de sa mission et leurs préjudices en lien de causalité avec cette dernière.
En l'espèce, les appelantes reprochent à la Sa Fiducial Expertise d'avoir commis une erreur de calcul sur le pourcentage prévisionnel de 28 % qu'elle a retenu au titre des charges ou cotisations sociales des deux notaires sur leur rémunération dans le budget prévisionnel qu'elle a établi.
Elles ne dénoncent pas un manquement à son devoir de conseil et d'obligation. Les moyens ayant trait à l'étendue de la mission de la Sa Fiducial Expertise sont donc sans objet.
Le budget prévisionnel est une projection chiffrée sur la situation comptable à venir d'une entreprise établie à partir des orientations définies par le dirigeant et des documents transmis par celui-ci. Comme l'a exactement souligné le premier juge, lorsqu'il réalise cet outil de gestion comptable, qui est de fait soumis aux aléas, l'expert-comptable n'est tenu à l'égard de son client que d'une obligation de moyens. Sa responsabilité peut être engagée s'il est prouvé que le prévisionnel qu'il a réalisé est irréaliste au regard des hypothèses économiques et des éléments communiqués par le dirigeant de la société, faisant ainsi preuve d'une incompétence professionnelle.
C'est dans le contexte de la restructuration de l'étude notariale et afin de justifier auprès des établissements bancaires de la viabilité de l'opération de financement de l'achat des parts sociales de la Selarl par la Spfpl, que la Sa Fiducial Expertise s'est vue confier l'élaboration d'un budget prévisionnel pour les exercices 2016 à 2020 de la Selarl mesurant l'impact du passage à l'impôt sur les sociétés.
Contrairement à ce qu'indiquent les appelantes, d'une part, dans son courrier du 7 juillet 2020, la Sa Mma Iard Assurances Mutuelles n'a pas reconnu l'existence d'une faute de son assurée. Elle a au contraire indiqué que 'Le chiffrage des cotisations sociales à hauteur de 28 % du revenu dans le budget prévisionnel a été effectué conformément à des recommandations professionnelles.'. Il en est de même de l'avocat de cette dernière et de la Sa Fidexpertise dans son courrier du 24 mars 2021, qui indique, aux termes de son paragraphe 6, que ses clientes 'contestent donc toute faute et tout préjudice, dès lors que l'opération s'avère particulièrement favorable sous un angle fiscal, financier et patrimonial.'.
Les appelantes ne démontrent pas davantage la reconnaissance de son erreur par la Sa Fiducial Expertise tirée de propos qui auraient été tenus devant Me [N]-[T] et Me [H], lors d'un entretien, selon lesquels, suite à leur réclamation, elle n'établissait plus les prévisionnels selon les mêmes pourcentages de charges sociales.
D'autre part, la Sa Fiducial Expertise ne s'est pas engagée à garantir le maintien d'une rémunération mensuelle de 9 000 euros à chaque notaire associée pour les cinq exercices à venir de 2016 à 2020. L'accord des notaires et de la Sa Fiducial Expertise a uniquement porté sur l'hypothèse à retenir, dans le cadre de l'établissement du prévisionnel, d'un versement à chaque associée d'une rémunération mensuelle de ce montant. Dans son courriel adressé le 12 septembre 2016 à Me [H] par lequel elle lui a transmis son budget prévisionnel, la Sa Fiducial Expertise a visé cette donnée chiffrée : '(avec 9 000 € / mois / associée) avec impôt et endettement actuel (sans les emprunts SCP)'. Elle a également été reprise en haut du comparatif IR/IS.
Le taux de 28 % retenu par la Sa Fiducial Expertise pour évaluer les charges sociales des deux associées et son caractère fixe étaient aisément identifiables à la lecture du budget prévisionnel pour celles-ci, du fait de leur profession de notaire et de leur connaissance des différents types de structure sociale permettant son exercice. Pour chaque exercice prévu de 12 mois, le même chiffrage de 276 480 euros a été retenu au titre des 'Salaires chargés/associés'. Il correspondait au calcul suivant :
9 000 euros × 12 mois = rémunération annuelle de 108 000 euros × 2 associées =
216 000 euros sur lequel était appliqué le taux de 28 %, représentant 60 480 euros qui s'y ajoutaient.
Les appelantes ne font pas grief à la Sa Fiducial Expertise de ne pas leur avoir conseillé de faire évoluer ce taux à la hausse, ni d'avoir prévu plusieurs autres hypothèses de calcul prévoyant des montants de rémunérations différents à la baisse ou à la hausse, ou encore une augmentation singulière de leurs charges sociales de nature à ne plus leur permettre de conserver leur niveau de rémunération mensuelle de 9 000 euros.
Il s'en déduit qu'elles ont implicitement accepté le risque de possibles écarts avec les montants réels observés après coup, et plus généralement l'aléa inhérent à l'analyse prospective de l'activité à venir de l'étude.
Les appelantes indiquent que le taux des cotisations sociales aurait dû être fixé à environ 43 % du montant de la rémunération nette, ce que devait savoir le professionnel qu'était l'expert-comptable.
Toutefois, elles n'en explicitent pas son origine, ni ses modalités de calcul.
De plus, elles ne démontrent pas que le taux de 28 % appliqué par la Sa Fiducial Expertise n'était pas réaliste. Elles ne disent pas comment l'expert-comptable aurait dû calculer le taux adéquat. Comme l'a justement précisé le tribunal, les comparaisons à opérer étaient difficiles dans le cadre d'un changement de régime fiscal des rémunérations des deux notaires, s'agissant du passage du régime des bénéfices non commerciaux à un régime de revenus salariés bénéficiant d'un abattement forfaitaire de 10 %.
Enfin, la première réclamation des appelantes auprès de l'assureur de la Sa Fiducial Expertise date du 7 février 2019, soit à l'issue de l'exercice 2018, date à laquelle elles ont découvert que leur chiffre d'affaires était moindre et, leurs charges sociales, supérieures, à ce qui avait été prévu dans le budget prévisionnel, alors qu'elles ne prélevaient pas la rémunération annoncée de 9 000 euros par mois pour chacune. Les écarts ne se sont pas manifestés dès le premier exercice, mais deux ans après, et pour des raisons liées à une variation d'activité à la baisse de l'étude que la Sa Fiducial Expertise n'était pas en mesure d'anticiper dans son état prévisionnel. Les appelantes ne remettent pas en cause l'évaluation du chiffre d'affaires, augmenté de 2 % pour chaque exercice, qui, selon elles, 'pourrait être considéré comme une donnée aléatoire et empreinte d'une inévitable marge d'appréciation.' (page 9 de leurs dernières conclusions). Elles ne font pas davantage grief à la Sa Fiducial Expertise de ne pas avoir tenu compte et anticipé les conséquences d'éléments qu'elle aurait connus dès septembre 2016 qui auraient été de nature à contredire ses prévisions.
Aucune faute de la Sa Fiducial Expertise n'étant caractérisée, les conditions de sa responsabilité ne sont pas réunies. Les réclamations indemnitaires présentées par les appelantes seront rejetées. La décision du tribunal ayant statué en ce sens sera confirmée.
Sur les dépens et les frais de procédure
Les dispositions de première instance sur les dépens et les frais de procédure seront confirmées.
Parties perdantes, les appelantes seront condamnées aux dépens d'appel.
Il n'est pas inéquitable de les condamner également à payer aux intimées, prises ensemble, la somme de 5 000 euros au titre des frais non compris dans les dépens que ces dernières ont exposés pour cette procédure d'appel.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant par arrêt contradictoire, mis à disposition,
Déclare recevables les demandes de Me [C] [N]-[T] et de Me [G] [H] tendant au paiement à chacune de la somme de 18 933 euros au titre de l'impact des charges imprévues sur le remboursement de l'emprunt de la Spfpl [N]-[T] et [H],
Confirme le jugement entrepris,
Y ajoutant,
Condamne la Selarl [C] [N]-[T] et [G] [H], Me [C] [N]-[T], Me [G] [H], et la Spfpl [N]-[T] et [H] à payer à la Sa Fidexpertise et à la Sa Mma Iard Assurances Mutuelles, prises ensemble, la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre de la procédure d'appel,
Déboute les parties du surplus des demandes,
Condamne la Selarl [C] [N]-[T] et [G] [H], Me [C] [N]-[T], Me [G] [H], et la Spfpl [N]-[T] et [H] aux dépens d'appel.
Le greffier, La présidente de chambre,