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Décisions

CA Lyon, ch. soc. d (ps), 16 janvier 2024, n° 21/06031

LYON

Arrêt

Autre

CA Lyon n° 21/06031

16 janvier 2024

AFFAIRE DU CONTENTIEUX DE LA PROTECTION SOCIALE

RAPPORTEUR

R.G : N° RG 21/06031 - N° Portalis DBVX-V-B7F-NYL4

Société [6], SA

C/

CPAM DE L'AIN

[P]

APPEL D'UNE DÉCISION DU :

Pole social du TJ de BOURG EN BRESSE

du 21 Juin 2021

RG : 18/00487

AU NOM DU PEUPLE FRAN'AIS

COUR D'APPEL DE LYON

CHAMBRE SOCIALE D

PROTECTION SOCIALE

ARRÊT DU 16 JANVIER 2024

APPELANTE :

Société [6], SA

[Adresse 4]

[Adresse 4]

[Localité 1]

représentée par Me Corinne BENOIT-REFFAY de la SCP REFFAY ET ASSOCIÉS, avocat au barreau de LYON

INTIMES :

CPAM DE L'AIN

[Adresse 3]

[Localité 1]

représenté par Mme [Y] [H] (Membre de l'entrep.) en vertu d'un pouvoir général

[V] [P]

[Adresse 5]

[Localité 2]

représenté par Me Delphine LE GOFF de la SELARL SOCIETE D'AVOCATS VICARI LE GOFF, avocat au barreau D'AIN

DÉBATS EN AUDIENCE PUBLIQUE DU : 05 Décembre 2023

Présidée par Delphine LAVERGNE-PILLOT, Présidente, magistrat rapporteur, (sans opposition des parties dûment avisées) qui en a rendu compte à la Cour dans son délibéré, assistée pendant les débats de Anais MAYOUD, Greffière.

COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DELIBERE :

- Delphine LAVERGNE-PILLOT, présidente

- Vincent CASTELLI, conseiller

- Nabila BOUCHENTOUF, conseillère

ARRÊT : CONTRADICTOIRE

Prononcé publiquement le 16 Janvier 2024 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile ;

Signé par Delphine LAVERGNE-PILLOT, Magistrate, et par Anais MAYOUD, Greffière auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

********************

FAITS CONSTANTS, PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS

M. [P] a été engagé par la société [6] en qualité d'apprenti à compter du 15 juillet 1998, puis de monteur-installateur en génie climatique à partir du 15 juillet 2000.

Le 27 octobre 2016, la société [6] a établi une déclaration d'accident du travail survenu le 26 octobre 2016 à 14h00, au préjudice de M. [P], dans les circonstances suivantes : « Le salarié était en train de rehausser le plateau de son échafaudage » et sur la base d'un certificat médical faisant état des constatations suivantes : « doigt cassé et vertèbre D4 cassée ».

Le 14 novembre 2016, la caisse primaire d'assurance maladie de l'Ain (la CPAM) a pris en charge cet accident au titre de la législation sur les risques professionnels.

L'état de santé de M. [P] a été déclaré consolidé le 15 novembre 2017.

Le 12 janvier 2018, la CPAM a fixé son taux d'incapacité permanente partielle à 8%, dont 3% pour le taux professionnel, au vu des séquelles suivantes : « lombalgies chroniques ».

Le 24 janvier 2018, M. [P] a saisi la CPAM en vue d'une reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur puis, en l'absence de conciliation, a saisi le tribunal des affaires de sécurité sociale, devenu pôle social du tribunal judiciaire, par requête enregistrée au greffe le 13 juillet 2018.

Par jugement du 21 juin 2021, le tribunal :

- déboute la société [6] de sa demande de sursis à statuer,

- dit que l'accident du travail dont M. [P] a été victime le 26 décembre 2016 est dû à la faute inexcusable de la société [6],

- dit que la rente versée par la CPAM en application de l'article L. 452-2 du code de la sécurité sociale sera majorée au montant maximum,

Avant- dire-droit sur la liquidation du préjudice personnel de M. [P],

- ordonne une expertise judiciaire suivant mission habituelle et confiée au docteur [F],

- dit qu'en cas de refus ou d'empêchement légitime, il sera procédé aussitôt à son remplacement par ordonnance rendue sur simple requête de la partie diligente, ou même d'office, par le magistrat chargé du contrôle de cette expertise,

- dit que les parties communiqueront à l'expert toutes les pièces dont elles entendent faire état préalablement à la première réunion d'expertise,

- dit que les parties communiqueront ensuite sans retard les pièces demandées par l'expert,

- dit qu'à l'issue de la première réunion d'expertise, l'expert devra communiquer aux parties et au magistrat chargé du contrôle de l'expertise un état prévisionnel de ses frais et honoraires et devra en cas d'insuffisance de la provision consignée demander la consignation d'une provision supplémentaire,

- dit que l'expertise se déroulera dans le respect des règles prescrites par les articles 263 et suivants du code de procédure civile sous le contrôle du magistrat chargé de l'expertise,

- dit que l'expert adressera aux parties une note de synthèse ou un pré-rapport dans lequel elles seront informées de l'état des investigations et des conclusions,

- dit que l'expert recueillera leurs dires et observations, dans le délai maximum d'un mois, et mentionnera expressément dans son rapport définitif la suite donnée aux observations ou réclamations présentées,

- rappelle que l'article 173 du code de procédure civile fait obligation à l'expert d'adresser copie du rapport à chacune des parties ou, pour elles, à leur avocat,

- désigne le président de la formation qui a ordonné cette mesure pour suivre les opérations d'expertise,

- dit que l'expertise déposera son rapport avant le 17 janvier 2022 au greffe du pôle social du tribunal judiciaire de Bourg-en-Bresse,

- fixe le montant de la provision à valoir sur la rémunération de l'expert à la somme de 1 000 euros,

- ordonne la consignation de cette somme par la CPAM à la régie d'avances et recettes du tribunal de grande instance de Bourg-en-Bresse avant le 16 août 2021,

- dit que la caisse versera directement à M. [P] les sommes dues au titre de la majoration de la rente et de l'indemnisation complémentaire,

- dit que la caisse pourra recouvrer le montant de la majoration du capital, des indemnisations à venir accordées à M. [P] ainsi que le coût de l'expertise, à l'encontre de la société [6] et condamne cette dernière à ce titre,

- renvoie l'examen du dossier pour les conclusions du demandeur à l'audience de mise en état (sans comparution des parties) du 7 février 2022 à 14 heures,

- sursoit à statuer sur la demande formée au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- réserve les dépens,

- ordonne l'exécution provisoire du jugement.

Par déclaration enregistrée le 21 juillet 2021, la société [6] a relevé appel de cette décision.

Dans le dernier état de ses conclusions notifiées par voie électronique le 15 décembre 2022, déposées au greffe le 28 novembre 2023 et reprises oralement sans ajout ni retrait au cours des débats, elle demande à la cour de :

A titre principal,

- réformer le jugement en ce qu'il a retenu sa faute inexcusable et en ce qu'il a retenu les conséquences de l'accident qui en résultent (expertise et rente),

En conséquence,

- dire et juger n'y avoir lieu à l'existence d'une faute inexcusable,

- débouter M. [P] de l'ensemble de ses prétentions dirigées à son encontre,

A titre subsidiaire,

- dire et juger que l'appel concernant l'expertise médicale est maintenu, même si l'expertise a lieu le 17 novembre 2021 et le rapport déposé,

En tout état de cause,

- réformer le jugement entrepris compte tenu de la contestation de la faute inexcusable,

En conséquence,

- débouter M. [P] de sa demande d'expertise,

A titre très subsidiaire,

- si la cour entrait en voie de confirmation sur la faute inexcusable, dire et juger que la mesure d'expertise médicale sera strictement limitée aux postes de préjudices énoncés à l'article L. 452-3 du code de la sécurité sociale,

En tout état de cause,

- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a sursis à statuer sur les prétentions de M. [P] au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

Au contraire,

- réformer le jugement entrepris,

- en conséquence, condamner M. [P] à lui payer la somme de 2 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi que les entiers dépens.

Par ses dernières écritures reçues au greffe le 22 février 2023 et reprises oralement sans ajout ni retrait au cours des débats, M. [P] demande à la cour de :

- confirmer purement et simplement le jugement,

- condamner la société [6] à lui payer la somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

Par ses dernières écritures reçues au greffe le 24 novembre 2023 et reprises oralement sans ajout ni retrait au cours des débats, la CPAM demande à la cour de :

- lui donner acte qu'elle s'en remet sur l'appréciation de la faute inexcusable de l'employeur,

- prendre acte de ce qu'elle fera l'avance des sommes allouées à la victime au titre de la majoration de la rente et de l'indemnisation des préjudices,

- dire et juger que la caisse procédera au recouvrement de l'intégralité des sommes dont elle serait amenée à faire l'avance auprès de l'employeur, soit la majoration de la rente sur la base du taux de 8% dans ses rapports avec l'employeur, des préjudices, y compris des frais d'expertise.

En application de l'article 455 du code de procédure civile, la cour se réfère, pour un plus ample exposé des prétentions et des moyens des parties, à leurs dernières conclusions sus-visées.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Le jugement déféré sera confirmé sur le rejet de la demande de sursis à statuer formée par la société [6].

SUR LA RECONNAISSANCE DE LA FAUTE INEXCUSABLE

La société [6] conclut à l'absence de faute inexcusable la concernant en soutenant que M. [P] ne rapporte pas la preuve qu'elle avait conscience du danger ni qu'elle n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver. Elle considère que ses propres pièces viennent contredire les témoignages produits par le salarié et que les arguments soulevés par ce dernier sont sans relation de cause à effet avec son accident dont la cause serait sans lien avec sa prétendue inexcusable.

Elle expose ainsi que l'échafaudage litigieux avait, dès le départ, été correctement monté mais qu'il a été, par la suite, démonté et mal remonté sans son autorisation par une société de bardages, puis non correctement utilisé par M. [P]. Elle ajoute que ce dernier avait, en tout état de cause, bénéficié d'une formation dans le cadre du CACES « utilisation des plate formes élévatrices mobiles de personnes » qu'il a obtenu et qu'en sa qualité de chef de chantier niveau MO2, il gérait ses interventions et pouvait donc obtenir tous les moyens nécessaires à la bonne exécution de son chantier. Elle observe par ailleurs que M. [P] n'a pas usé de son droit de retrait alors, de surcroît, qu'il était délégué du personnel suppléant. Elle prétend, en outre, qu'un document unique d'évaluation des risques (DUER) existait depuis le 15 octobre 2015 et qu'un plan particulier de sécurité et de protection avait été établi pour chaque chantier.

En réponse, M. [P] soutient que la faute inexcusable de son employeur est établie, que son supérieur hiérarchique a donné l'ordre de retirer le matériel adéquat pour procéder à des travaux en hauteur (retrait de la nacelle au profit d'un échafaudage roulant) et qu'il ne lui a jamais dispensé la moindre formation relative aux échaudages et à leur démontage.

En vertu du contrat de travail le liant à son salarié, l'employeur est tenu envers ce dernier d'une obligation de sécurité de moyen renforcée en ce qui concerne les accidents du travail.

Il est indifférent que la faute inexcusable commise par l'employeur ait été la cause déterminante de l'accident survenu au salarié. Il suffit, pour que la responsabilité de l'employeur soit engagée, qu'elle en soit la cause nécessaire, alors même que d'autres facteurs ont pu concourir à la réalisation du dommage.

Le manquement à l'obligation de moyen renforcée précitée a le caractère d'une faute inexcusable au sens de l'article L. 452-1 du code de la sécurité sociale lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver, la conscience du danger s'appréciant au moment ou pendant la période de l'exposition au risque.

Ici, il est constant que M. [P] a été victime d'un accident du travail le 26 octobre 2016 à 14h alors qu'il travaillait sur le chantier Glassinov à [Localité 7] (01). Il effectuait des travaux en hauteur afin de procéder au raccordement des fumées de deux aérothermes et se trouvait, au moment de sa chute, sur un échafaudage roulant que le salarié a dû rehausser, avec l'aide de l'électricien présent sur le chantier, afin d'être à la bonne hauteur. M. [P] est monté sur le côté de l'échafaudage à environ 2,50m/3m et ce dernier a basculé, les croisillons étant mal installés. L'échafaudage s'est plié entraînant dans sa chute le salarié.

Il ressort des éléments versés au dossier (auditions par les services de police, rapport de l'inspecteur du travail) que l'accident est survenu en raison de l'absence de conformité de l'échafaudage. L'inspecteur du travail a également retenu l'absence de formation de M. [P] sur l'utilisation et le montage de l'échafaudage ne lui permettant pas de remarquer qu'il était mal monté (contreventements mal positionnés). L'employeur a déclaré devant les enquêteurs avoir donné des consignes orales sur les chantiers d'utiliser des nacelles et de ne faire usage des échafaudages qu'en dernier recours, ce qu'il échoue cependant à démontrer. De plus, M. [W] a admis, concernant la formation au montage et démontage d'un échafaudage, que M. [P] « avait appris sur le tas » et que « c'est vrai qu'il n'avait pas reçu de formation spécifique ». M. [P] n'était donc pas formé à monter et démonter des échafaudages au moment de son accident, seules les formations à l'utilisation des nacelles étant alors dispensées aux salariés dans l'entreprise, et des formations spécifiques n'ont été délivrées qu'à compter du 10 novembre 2016, comme l'a lui-même admis M. [W] (pièce 32 de l'intimé) qui a également indiqué avoir « ensuite mis en place tout ce qui était nécessaire pour la sécurité » de ses employés.

Le témoignage de M. [G] confirme que la nacelle avait été retirée lors de l'accident (pièce 33 de l'intimé) et que l'échafaudage avait été mis à disposition pour terminer les travaux sans vérification de sa conformité, l'employeur ayant indiqué que « cet accident nous a alerté sur l'utilisation des échafaudages et, depuis, nous avons mis en place un vrai plan d'utilisation des échafaudages et une formation spécifique » (pièce 35 de M. [P]). L'échafaudage litigieux a, de surcroît, disparu et personne, y compris l'employeur, n'est en mesure de dire ce qu'il est devenu.

Il résulte de ces éléments que, même si un DUER existait depuis le 15 octobre 2015 et qu'un plan particulier de sécurité et de protection a été établi pour chaque chantier, l'accident est causé par la chute d'un échafaudage non conforme utilisé par un salarié non formé à son utilisation, ce que ne pouvait ignorer l'employeur. Il importe peu que le salarié soit titulaire d'un CACES, qu'il n'ait pas exercé son droit de retrait ou que la nacelle ait été retirée par un entreprise tierce de bardage. Il revenait à la société [6], au titre de son obligation de sécurité renforcée, de s'assurer des moyens mis à la disposition de son salarié et de la formation dispensée à ce dernier, en particulier dans le cadre de l'utilisation des matériels en présence. A cet égard, le formation « soudeur tig inox sur tube avec qualification » organisée en février 2016 et dont la société justifie est sans emport puisque sans aucun lien avec l'accident litigieux. Au surplus, l'utilisation d'échafaudages roulants ressortit du DUER produit par l'employeur qui ne peut donc prétendre ne pas avoir conscience du danger résultant de leur utilisation.

En conséquence, le jugement sera confirmé en ce qu'il a retenu la faute inexcusable de la société [6] ainsi qu'en ses dispositions relatives aux conséquences de cette faute inexcusable (expertise, majoration de la rente, avance des sommes par la CPAM et action récursoire de cette dernière contre l'employeur).

SUR LA LIQUIDATION DES PREJUDICES

Le rapport d'expertise a été déposé le 10 janvier 2022 et le tribunal judiciaire a statué par jugement du 30 mai 2023 en fixant l'indemnisation du déficit fonctionnel temporaire et partiel de M. [P] à la somme de 1 053,75 euros, l'assistance tierce-personne temporaire à la somme de 216 euros, les souffrances endurées à celle de 8 000 euros et le préjudice esthétique à 800 euros. Il a par ailleurs rejeté les demandes de M. [P] au titre des préjudices d'agrément, sexuel et d'établissement et ordonné un complément d'expertise confié au docteur [F] aux fins de chiffrer le déficit fonctionnel permanent, le rapport devant être déposé avant le 27 novembre 2023.

Par déclaration du 27 juin 2023, la société [6] a interjeté appel de cette décision. Cet appel a été enregistré sous le numéro 23/5502 de sorte que la liquidation des préjudices, en ce compris, l'indemnisation du déficit fonctionnel permanent de M. [P], sera jugée par la cour dans le cadre d'une audience distincte.

SUR LES DEMANDES ACCESSOIRES

La décision attaquée sera confirmée en ses dispositions relatives à l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens.

La société [6], qui succombe, supportera les dépens d'appel et une indemnité au visa de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS :

La cour,

Confirme le jugement en ses dispositions soumises à la cour,

Y ajoutant,

Vu l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande de la société [6] et la condamne à payer à M. [P] la somme de 2 500 euros,

Condamne la société [6] aux dépens d'appel.

LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE