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Décisions

CA Paris, Pôle 6 - ch. 8, 25 janvier 2024, n° 22/06595

PARIS

Arrêt

Autre

CA Paris n° 22/06595

25 janvier 2024

Copies exécutoires REPUBLIQUE FRANCAISE

délivrées le : AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 6 - Chambre 8

ARRET DU 25 JANVIER 2024

(n° , 6 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 22/06595 - N° Portalis 35L7-V-B7G-CGBZ7

Décision déférée à la Cour : Jugement du 15 Juin 2022 -Conseil de Prud'hommes - Formation de départage de PARIS - RG n° 20/01792

APPELANTE

SOCIÉTÉ JULIEN

[Adresse 2]

[Localité 1]

Représentée par Me Jean-Pierre GUICHARD, avocat au barreau de STRASBOURG, toque : 263

INTIMÉ

Monsieur [C] [M]

[Adresse 4]

[Localité 5]

Représenté par Me Sébastien BONO, avocat au barreau de PARIS, toque : C2489

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 27 Novembre 2023, en audience publique, les avocats ne s'étant pas opposés à la composition non collégiale de la formation, devant Madame Isabelle MONTAGNE, présidente, chargée du rapport.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, entendu en son rapport, composée de :

Madame Isabelle MONTAGNE, présidente, rédactrice

Madame Nathalie FRENOY, présidente

Madame Sandrine MOISAN, conseillère

Greffier, lors des débats : Mme Nolwenn CADIOU

ARRÊT :

- CONTRADICTOIRE

- mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile,

- signé par Madame Isabelle MONTAGNE, présidente et par Madame Nolwenn CADIOU, greffier à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

EXPOSÉ DU LITIGE

M. [C] [M] a été engagé par la société Julien, qui emploie habituellement au moins onze salariés, suivant un contrat de travail à durée indéterminée à compter du 21 mai 2018, avec une reprise d'ancienneté au 26 juillet 2007, en qualité de maître d'hôtel responsable. Il exerçait ses fonctions au sein du restaurant à l'enseigne '[6]' situé [Adresse 3] à [Localité 7].

Les relations de travail étaient soumises aux dispositions de la convention collective nationale des hôtels, cafés, restaurants.

Par lettre datée du 30 octobre 2019, l'employeur a convoqué le salarié à un entretien préalable à un éventuel licenciement fixé au 14 novembre suivant et l'a mis à pied à titre conservatoire, puis par lettre datée du 27 novembre 2019, lui a notifié son licenciement pour faute grave.

Le 28 février 2020, le salarié a saisi le conseil de prud'hommes de Paris afin d'obtenir la condamnation de son ancien employeur à lui payer un rappel de salaire et diverses indemnités au titre du licenciement qu'il estime dépourvu de cause réelle et sérieuse.

Par jugement rendu en formation de départage le 15 juin 2022, auquel il est renvoyé pour exposé de la procédure antérieure et des demandes initiales des parties, le premier juge a rejeté la demande de sursis à statuer, a dit que le licenciement est dénué de cause réelle et sérieuse, a condamné la société Julien à payer à M. [M] les sommes suivantes :

* 2 784,44 euros à titre de rappel de salaire,

* 5 966,66 euros à titre d'indemnité compensatrice de préavis,

* 596,66 euros au titre des congés payés afférents,

* 180,50 euros à titre de rappel sur l'avantage en nature nourriture,

* 3 381,10 euros au titre de l'indemnité de licenciement,

* 25 000 euros à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

* 500 euros à titre de dommages et intérêts pour le préjudice moral,

* 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

a débouté M. [M] du surplus de ses demandes et la société Julien de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile, et a condamné cette dernière aux dépens.

Le 30 juin 2022, la société Julien a interjeté appel à l'encontre de ce jugement.

Par dernières conclusions remises au greffe et notifiées par la voie électronique le 15 septembre 2022, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé des moyens en application de l'article 455 du code de procédure civile, la société Julien demande à la cour d'infirmer le jugement en toutes ses dispositions, statuant à nouveau, de juger que le licenciement repose sur une faute grave, à titre subsidiaire sur une cause réelle et sérieuse, de débouter M. [M] de l'ensemble de ses demandes et de condamner celui-ci à lui payer la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens.

Par conclusions remises au greffe et notifiées par la voie électronique le 15 décembre 2022, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé des moyens, M. [M] demande à la cour de confirmer le jugement, de condamner la société Julien à lui verser la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens, et de débouter ladite société de son appel et de l'ensemble de ses prétentions.

Une ordonnance de clôture de la procédure a été rendue le 24 octobre 2023.

MOTIVATION

A titre liminaire, la cour rappelle les dispositions des trois premiers alinéas de l'article 954 du code de procédure civile aux termes desquels :

'Les conclusions d'appel contiennent, en en-tête, les indications prévues à l'article 961. Elles doivent formuler expressément les prétentions des parties et les moyens de fait et de droit sur lesquels chacune de ces prétentions est fondée avec indication pour chaque prétention des pièces invoquées et de leur numérotation. Un bordereau récapitulatif des pièces est annexé.

Les conclusions comprennent distinctement un exposé des faits et de la procédure, l'énoncé des chefs de jugement critiqués, une discussion des prétentions et des moyens ainsi qu'un dispositif récapitulant les prétentions. Si, dans la discussion, des moyens nouveaux par rapport aux précédentes écritures sont invoqués au soutien des prétentions, ils sont présentés de manière formellement distincte.

La cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif et n'examine les moyens au soutien de ces prétentions que s'ils sont invoqués dans la discussion'.

Si la société conclut à un sursis à statuer dans le corps de ses conclusions en raison de la procédure pénale en cours au commissariat de police du [Localité 1] à la suite de la plainte qu'elle a déposée à l'encontre du salarié, elle ne formule aucune prétention de ce chef dans le dispositif de ses conclusions, de sorte que la cour n'a pas à statuer sur ce point.

Sur le bien-fondé du licenciement

La lettre de licenciement pour faute grave notifié au salarié, qui fixe les limites du litige, est ainsi rédigée :

'(...) Le dimanche 27 octobre 2019 vers 18 heures à la fin de votre service, vous êtes sorti en terrasse pour fumer une cigarette. Les forces de police sont alors intervenues à la brasserie car elles étaient à votre recherche. Vous êtes rentré dans le restaurant avec elles et vous êtes dirigé vers les vestiaires. Vous êtes ensuite redescendu ensemble et avez quitté l'établissement.

Cette scène s'est produite devant les clients et les salariés. La police a interrompu toutes les entrées et sorties de la brasserie. Cela a généré un trouble objectif en perturbant fortement le service et en nuisant gravement à l'image et à la réputation de l'entreprise.

Selon les informations en notre possession, votre interpellation est liée à une arrestation qui s'est déroulée la veille à la brasserie. Il s'agissait de l'une de vos connaissances soupçonnée de trafic de fausse monnaie. En effet, vous avez été vu par plusieurs collaborateurs, à maintes reprises, en compagnie de cette personne à la brasserie mais également à l'extérieur. Vous semblez entretenir une relation amicale avec lui, ce que vous avez admis lors de l'entretien. Cette personne est régulièrement présente à la brasserie lorsque vous êtes en service. Des témoignages de collaborateurs en notre possession font état de propositions qui leur ont été faites par cette personne, d'écouler des faux billets dans les caisses de la brasserie, cette personne prenant soin de préciser de ne pas le faire dans la vôtre.

À ce titre d'ailleurs, nous avons eu à déplorer à deux reprises la présence de faux billets, de manufacture particulièrement grossière, dans les caisses de la brasserie :

- En août 2018, ce sont huit faux billets de 50 € qui ont été retrouvés. Lors de l'entretien, vous avez expliqué ne rien à voir avec cela et que vous saviez détecter les faux billets. Pourtant, ces billets étaient issus dans (sic) votre caisse. De surcroît, lors du service concerné, aucun chef de rang n'avait un rendu de caisse supérieur à 130 €. Vous contredisant, vous avez alors indiqué que vous n'avez sans doute pas su détecter ces faux billets ce jour-là et que vous n'avez pas procédé à l'échange de billets.

- En septembre dernier, ce sont deux billets qui ont été retrouvés dans une des caisses (50 et 100 €).

Nous considérons que ces événements ne relèvent pas d'une coïncidence et qu'ils sont suffisamment circonstanciés pour que nous puissions légitimement établir un lien entre eux. Vous avez donc eu un comportement frauduleux consistant en la complicité d'écoulement dans l'établissement de fausse monnaie.

Compte tenu de votre niveau de responsabilité et de votre fonction d'encadrement, ces faits ont pour conséquence une perte de confiance à votre égard. Vous avez perdu toute crédibilité vis-à-vis de l'équipe et votre image est désastreuse.

Enfin, du 28 au 30 octobre 2019, vous ne vous êtes pas présenté à votre poste de travail, et ce, sans nous avertir et en justifier. Lors de l'entretien, vous avez expliqué que vous étiez en garde à vue jusqu'au 29 octobre 2019 après-midi. Si vous êtes effectivement passé à la brasserie ce jour-là, c'était simplement pour informer le directeur adjoint que vous aviez décidé, de votre propre chef, que vous ne travailleriez pas le mercredi.

Votre absence a fortement perturbé les services, leur organisation ainsi que la qualité de la prestation aux clients (...)'.

La société soutient que la faute grave est établie en ce que le salarié a tenté de soudoyer ses collègues de travail en les faisant participer à des opérations frauduleuses caractérisant un grave manquement aux règles de la loyauté contractuelle, que son comportement a amené une intervention policière qui a semé le trouble vis-à-vis de la clientèle et des collègues de travail nuisant ainsi gravement à l'image de marque de l'entreprise et qu'il s'est retrouvé en situation d'abandon de poste à l'issue de sa garde à vue, au moins sur un jour.

Le salarié soutient qu'aucun grief n'est établi, que les forces de police sont intervenues à la demande de l'employeur, qu'il n'a jamais commis, ni facilité, ni eu connaissance de la moindre fausse monnaie qui aurait été 'écoulée' dans la brasserie, que l'employeur n'établit pas ces faits, que son statut juridique de gardé-à-vue du 27 au 29 octobre 2019 l'empêchait de se rendre sur son lieu de travail, que l'employeur en était informé, que c'est le directeur adjoint, M. [U], qui l'a mis au repos le 30 octobre en estimant qu'il était fatigué.

En application de l'article L. 1232-1 du code du travail un licenciement doit être justifié par une cause réelle et sérieuse.

Si la charge de la preuve du caractère réel et sérieux du licenciement n'appartient spécialement à aucune des parties, le juge formant sa conviction au vu des éléments fournis par les parties et au besoin après toute mesure d'instruction qu'il juge utile, il appartient néanmoins à l'employeur de fournir au juge des éléments lui permettant de constater la réalité et le sérieux du motif invoqué.

La faute grave est celle qui résulte d'un fait ou d'un ensemble de faits imputables au salarié qui constitue une violation des obligations résultant du contrat de travail ou des relations de travail d'une importance telle qu'elle rend impossible le maintien du salarié dans l'entreprise.

La charge de la preuve de la faute grave incombe à l'employeur qui l'invoque.

Au soutien de la faute grave, la société produit aux débats un récépissé de déclaration de plainte déposée le 23 octobre 2019 sans que la plainte soit jointe, ainsi que des écrits intitulés 'attestations' rédigés de manière manuscrite par plusieurs anciens collègues de travail du salarié, dont plusieurs ne sont pas accompagnées d'une copie de pièce d'identité et ne répondent donc pas aux exigences légales permettant de les considérer comme des attestations.

A la lecture de ces pièces, force est de constater que :

- d'une part, si la matérialité de l'interpellation du salarié par les forces de police sur le lieu du travail le dimanche 27 octobre 2019 est établie, la perturbation du service qui en est résultée selon la lettre de licenciement ne peut être imputée au salarié, l'intervention policière ayant pour origine un dépôt de plainte de la société quelques jours plus tôt pour 'faux billets écoulés dans le restaurant par l'intermédiaire d'un employé', selon les indications portées sur le récépissé de déclaration, seule pièce produite aux débats et en tous les cas totalement insuffisante à imputer le moindre fait délictueux au salarié ;

- d'autre part, aucune des pièces produites n'établit la participation du salarié en qualité de complice dans l'écoulement de fausse monnaie dans l'établissement, aucune des personnes ayant rédigé des écrits ne rapportant de faits frauduleux mettant en cause le salarié, la seule constatation que celui-ci connaissait l'individu présenté comme étant l'auteur des faits étant à cet égard insuffisante à retenir la participation du salarié à des faits délictueux ;

- par ailleurs, la société ne produit strictement aucun élément sur la présence de faux billets qui auraient été retrouvés dans la caisse du salarié ;

- en outre, plus de quatre années après le dépôt de la plainte par la société, aucune indication n'est fournie sur les suites données à la procédure pénale et en tous les cas, sur la mise en cause du salarié dans la commission de faits délictueux ;

- enfin, la société ne peut légitimement reprocher au salarié son absence au poste de travail durant sa garde-à-vue entre le dimanche 27 octobre et le mardi 29 octobre 2019 alors que cette garde-à-vue s'inscrivait dans le cadre d'une enquête pénale ouverte à la suite de la plainte de la société, rendant par conséquent peu sérieux le grief d'absence injustifiée au poste de travail et la société ne peut davantage reprocher sérieusement au salarié son absence le 29 octobre 2019, alors qu'il n'est pas contesté que celui-ci s'est rendu sur son lieu de travail à la sortie de sa garde-à-vue et que même si la société conteste les allégations du salarié aux termes desquelles le directeur adjoint, M. [U], l'aurait mis au repos le mercredi 30 octobre 2019, le licenciement du salarié fondé sur cette absence injustifiée pour la seule journée du 30 octobre 2019 est en tout état de cause disproportionné par rapport au fait reproché.

Il résulte de tout ce qui précède que le licenciement n'est fondé ni sur une faute grave, ni sur une cause réelle et sérieuse comme retenu par le jugement.

Le salarié a par conséquent droit à une indemnité compensatrice de préavis, une indemnité compensatrice de congés payés incidents, à une indemnité légale de licenciement, à un rappel de salaire pendant la période de mise à pied à titre conservatoire injustifiée et à un rappel d'avantage en nature au titre de cette période, dont les montants exactement fixés par le jugement et non discutés à hauteur d'appel seront confirmés.

En application des dispositions de l'article L. 1235-3 du code du travail, le salarié a en outre droit à une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse dont le montant est compris, eu égard à l'ancienneté de douze années complètes, entre trois et onze mois de salaire brut.

La société conclut à l'infirmation du jugement en ce qu'il a fixé l'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse à hauteur de 25 000 euros en relevant que le salarié ne justifie pas de sa situation actuelle ni de sa recherche d'emploi, que celui-ci travaille dans un milieu où il est recherché près de 400 000 emplois de main d'oeuvre et que sa réinsertion professionnelle est dès lors plus qu'aisée.

Au moment du licenciement, le salarié était âgé de 38 ans, pour être né le 29 avril 1981 et son salaire de référence s'élevait à 2 983,33 euros. Le jugement indique qu'il ne justifie pas de sa situation professionnelle et financière depuis le licenciement. A hauteur d'appel, il ne fournit aucune indication, ni ne produit aucun élément sur sa situation au regard de l'emploi postérieurement au licenciement.

Il convient de lui allouer, à la charge de la société, une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse d'un montant de 18 000 euros. Le jugement sera infirmé sur ce point.

La société n'articulant aucun moyen au soutien de la demande de débouté des dommages et intérêts alloués au titre du préjudice moral, cette disposition sera confirmée.

Sur le remboursement des indemnités de chômage aux organismes concernés

En application de l'article L. 1235-4 du code du travail, il y a lieu d'ordonner le remboursement à Pôle Emploi, partie au litige par l'effet de la loi, des indemnités de chômage qu'il a versées le cas échéant au salarié à compter du jour de la rupture de son contrat de travail, et ce à concurrence de six mois d'indemnités.

Sur les dépens et les frais irrépétibles

Le jugement sera confirmé en ce qu'il statue sur les dépens et les frais irrépétibles.

Eu égard à la solution du litige, la société sera condamnée aux dépens d'appel ainsi qu'à payer au salarié la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile à hauteur d'appel.

PAR CES MOTIFS

La cour,

INFIRME le jugement en sa condamnation de la société Julien à la somme de 25 000 euros à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

Statuant à nouveau sur le chef infirmé,

CONDAMNE la société Julien à payer à M. [C] [M] la somme de 18 000 euros à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

CONFIRME le jugement pour le surplus des dispositions,

Y ajoutant,

ORDONNE le remboursement par la société Julien à Pôle emploi des indemnités de chômage versées le cas échéant à M. [C] [M] à compter du jour de la rupture de son contrat de travail, et ce, à concurrence de six mois d'indemnités,

CONDAMNE la société Julien aux dépens d'appel,

CONDAMNE la société Julien à payer à M. [C] [M] la somme de 1 500 euros à titre d'indemnité sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

DÉBOUTE les parties des autres demandes.

LE GREFFIER LA PRÉSIDENTE