Livv
Décisions

CA Versailles, ch.protection soc. 4-7, 18 janvier 2024, n° 22/03033

VERSAILLES

Arrêt

Autre

CA Versailles n° 22/03033

18 janvier 2024

COUR D'APPEL

DE

VERSAILLES

Code nac : 89B

Ch.protection sociale 4-7

(anciennement 5ème chambre sociale)

ARRET N°

CONTRADICTOIRE

DU 18 JANVIER 2024

N° RG 22/03033 - N° Portalis DBV3-V-B7G-VONN

AFFAIRE :

[R] [Z]

C/

S.A.S.U [6]

...

Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 30 Août 2022 par le Pole social du TJ de NANTERRE

N° RG : 20/01321

Copies exécutoires délivrées à :

Me Eric MOUTET

Me Agnès COUTANCEAU

CPAM DES HAUTS DE SEINE

Copies certifiées conformes délivrées à :

[R] [Z]

S.A.S.U. [6],

CPAM DES HAUTS DE SEINE

le :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

LE DIX HUIT JANVIER DEUX MILLE VINGT QUATRE,

La cour d'appel de Versailles, a rendu l'arrêt suivant dans l'affaire entre :

Monsieur [R] [Z]

[Adresse 1]

[Localité 5]

représenté par Me Eric MOUTET, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : E0895 substitué par Me Lucile PRIOU-ALIBERT de l'ASSOCIATION BERNFELD - OJALVO & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : R161

APPELANT

****************

S.A.S.U. [6]

[Adresse 2]

[Localité 3]

représentée par Me Agnès COUTANCEAU, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : B0367

CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DES HAUTS DE SEINE

Division du Contentieux

[Adresse 4]

représentée par M. [B] [V] en vertu d'un pouvoir spécial

INTIMÉES

****************

Composition de la cour :

En application des dispositions de l'article 945-1 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 07 Décembre 2023, en audience publique, les parties ne s'y étant pas opposées, devant Madame Sylvia LE FISCHER, Présidente chargée d'instruire l'affaire.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :

Madame Sylvia LE FISCHER, Présidente,

Madame Laetitia DARDELET, Conseillère,

Madame Marie-Bénédicte JACQUET, Conseillère,

Greffière, lors des débats : Madame Elza BELLUNE,

EXPOSÉ DU LITIGE

M. [Z] (la victime) a été recruté par la société [8] en qualité d'agent de maîtrise par contrat à durée indéterminée du 1er décembre 2002. Dans le cadre d'un transfert partiel d'activité au profit de la société [6] (la société), le contrat de travail de l'intéressé, qui bénéficiait du statut de salarié protégé en tant que représentant du syndicat des transports et des activités portuaires sur les aéroports parisiens, a été transféré à cette société, en vertu d'un avenant signé le 10 avril 2015.

La victime a déclaré avoir subi, le 8 septembre 2016, une agression commise par un salarié intérimaire. Après avoir diligenté une instruction, la caisse primaire d'assurance maladie des Hauts-de-Seine (la caisse) a, le 16 décembre 2016, pris en charge cet accident au titre de la législation professionnelle.

La victime a, le 3 septembre 2020, après échec de la tentative de conciliation, saisi le tribunal judiciaire de Nanterre d'une demande en reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur.

Par jugement du 30 août 2022, ce tribunal a :

- dit n'y avoir lieu de déclarer irrecevables les écritures et pièces adressées par la société le 2 juin 2022 ;

- déclaré prescrite l'action en reconnaissance de faute inexcusable engagée par la victime ;

- condamné celle-ci aux dépens.

La victime a formé appel à l'encontre de ce jugement.

L'affaire a été plaidée à l'audience du 7 décembre 2023, à laquelle les parties ont comparu.

La victime, représentée par son avocat, sollicite l'infirmation du jugement entrepris. Elle considère que ses demandes sont recevables et que la société a commis une faute inexcusable. Elle sollicite la condamnation de la société à lui verser les sommes de 5 000 euros en réparation de son préjudice physique et de 30 000 euros en réparation de son préjudice moral, outre la majoration de la rente à un taux de 20 %.

La société, représentée par son avocat, demande la confirmation du jugement entrepris et le rejet des prétentions adverses. Très subsidiairement, elle demande de limiter l'indemnisation des souffrances subies par la victime à la somme de 3 000 euros.

La caisse, qui comparaît en la personne de sa représentante, sollicite, à titre principal, la confirmation du jugement entrepris.

Il est renvoyé, pour le surplus des moyens et prétentions des parties, à leurs conclusions écrites déposées et soutenues oralement à l'audience, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.

En application de l'article 700 du code de procédure civile, la victime demande la condamnation de la société à lui verser la somme de 3 000 euros.

La société sollicité l'octroi d'une indemnité de 2 000 euros.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Sur la prescription de l'action en reconnaissance de la faute inexcusable

Selon l'article L. 431-2, 1°, du code de la sécurité sociale, dans sa rédaction issue de l'ordonnance n° 2004-329 du 15 avril 2004, applicable au litige, les droits de la victime ou de ses ayants droit aux prestations et indemnités prévues par le livre IV du code de la sécurité sociale se prescrivent par deux ans à dater du jour de l'accident ou de la cessation du paiement de l'indemnité journalière.

En cas d'accident susceptible d'entraîner la reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur, la prescription de deux ans est interrompue par l'exercice de l'action pénale engagée pour les mêmes faits. Ne constituent pas une telle cause d'interruption le dépôt d'une plainte entre les mains du procureur de la République ou auprès des services de la police, ni l'ouverture d'une enquête préliminaire par le procureur de la République (2e Civ., 17 décembre 2015, n° 14-29.830).

En l'espèce, il ressort de l'attestation de paiement des indemnités journalières que le dernier paiement à ce titre est intervenu le 15 septembre 2017. Cette date marque le point de départ du délai biennal de prescription qui expirait donc le 15 septembre 2019.

La victime a saisi la caisse d'une demande de conciliation le 23 janvier 2020.

Elle soutient que le cours de la prescription a été interrompu par l'action pénale, puisqu'elle a déposé plainte le jour des faits à la suite de son agression. Elle précise que l'enquête est toujours en cours et qu'elle a été auditionnée le 20 mars 2019. Elle considère que cette audition a interrompu la prescription.

Cependant, la jurisprudence dont se prévaut la victime, selon laquelle le procès-verbal établi par un officier ou un agent de police judiciaire agissant pour l'exécution de la mission qui lui est confiée par l'article 14 du code de procédure pénale, contenant la dénonciation d'une infraction pénale, constitue un acte d'instruction, au sens du premier alinéa de l'article 7 dudit code, dans sa rédaction applicable au litige, interruptif de prescription (Crim., 5 mars 2013, n° 12-82.887), ne concerne que la prescription de l'action publique.

La victime ne justifie pas de l'exercice d'une action pénale engagée pour les mêmes faits, susceptible d'interrompre la prescription biennale édictée par l'article L. 431-2 du code de la sécurité sociale.

*

Selon une jurisprudence constante, l'initiative de la victime d'un accident du travail saisissant la caisse primaire d'assurance maladie d'une demande tendant à la reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur, qui équivaut à la citation en justice visée à l'article 2244 du code civil, interrompt la prescription biennale prévue à l'article L. 431-2 du code de la sécurité sociale. Le cours de celle-ci ne peut recommencer à courir tant que cet organisme, qui a la direction de la procédure de conciliation prévue à l'article L. 452-4 du même code, n'a pas fait connaître à l'intéressée le résultat de la tentative de conciliation (2e Civ., 16 septembre 2003, n° 02-30.490, Bulletin civil 2003, II, n° 266 ; 10 décembre 2009, n° 08-21.969, Bull. 2009, II, n° 287 ; 3 mars 2011, n° 09-70.419, Bull. 2011, II, n° 58).

En l'espèce, la victime soutient qu'elle a saisi la caisse d'une demande en reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur le 1er septembre 2019. Elle produit à l'appui de ses dires un courrier adressé au service médical de la caisse. S'il est exact que ce courrier a été rédigé par la victime à réception de la notification de son taux d'incapacité permanente partielle de 20 %, il est intitulé 'demande de reconnaissance de faute inexcusable de l'employeur' et vise clairement à obtenir la reconnaissance d'une telle faute. La victime écrit en effet, aux termes de ce courrier, qu'elle sollicite la reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur afin de bénéficier d'une indemnité pour les préjudices personnels qu'elle a subis, liés à cet accident du travail et à ses conséquences.

Cette lettre, quand bien même aurait-elle été adressée au service de contrôle médical de la caisse, doit être analysée comme une demande tendant à la reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur, interruptive de prescription. Dans un courrier du 25 mai 2020 adressée à la victime et constatant le refus de l'employeur de reconnaître sa responsabilité, la caisse précise bien que ladite demande a été formulée le 1er septembre 2019 (pièce n° 20 produite par la victime).

Il s'ensuit que l'action formée par la victime, le 3 septembre 2020, devant le tribunal, est recevable.

Le jugement sera infirmé sur ce chef.

Sur la reconnaissance de la faute inexcusable de la société

Le manquement à l'obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l'employeur est tenu envers le travailleur a le caractère d'une faute inexcusable, au sens de l'article L. 452-1 du code de la sécurité sociale, lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver.

Il incombe au salarié qui invoque la faute inexcusable de son employeur d'en rapporter la preuve.

En l'espèce, les circonstances de l'accident litigieux sont les suivantes. La victime a eu une altercation avec un salarié intérimaire, M. [G], le 8 septembre 2016, sur son lieu de travail, à l'aéroport [7]. Le certificat médical établi par le service des urgences fait état de griffures sur le bras et d'un érythème sur le cou compatible avec une préhension violente. L'incident est survenu dans un contexte de très fortes tensions avec l'employeur.

A l'appui de sa demande, la victime soutient que l'employeur a manqué à son 'obligation de sécurité et de résultat' à son égard en ne prenant pas les mesures nécessaires pour assurer sa sécurité sur son lieu de travail et en ne prenant aucune mesure pour limiter les conséquences de l'accident du travail sur sa santé. Elle affirme avoir subi plusieurs menaces et actes de vandalisme avant cette agression et avoir été victime de harcèlement de la part d'un responsable de la société, de sorte que cette dernière était parfaitement informée de son 'insécurité'.

Elle fait valoir que la société a certainement « orchestré » son agression survenue le 8 septembre 2016 afin de l'intimider et de justifier l'engagement d'une procédure de licenciement.

Cependant, aucun élément ne vient démontrer que la société avait ou aurait dû avoir conscience du danger encouru par son salarié.

Si les circonstances des faits sont parfaitement établies, soit une altercation ayant opposé la victime à un de ses collègues, il ressort de l'audition d'un témoin, M. [T], que la victime, qui officiait en qualité de superviseur, s'en est prise à M. [G] après lui avoir posé des questions « sur les missions qu'il faisait, sur les 35 heures et s'il était bien payé. » M. [G] lui a demandé « qui il était pour poser ces questions », et c'est dans ce contexte que 'le superviseur' lui aurait crié dessus avant de l'attraper par le cou. M. [T] précise être intervenu avec d'autres collègues pour les séparer. Ce témoin ajoute que 'le superviseur' lui avait posé les mêmes questions et qu'il lui faisait « du matraquage psychologique. »

La victime dénonce, quant à elle, des faits de harcèlement moral et va jusqu'à soutenir que l'agression survenue le 8 septembre 2016 a été commanditée par son nouvel employeur.

Cependant, il ressort des pièces du dossier que M. [G] n'était pas un salarié de la société et qu'il venait tout juste d'être affecté auprès de celle-ci pour une mission de quelques jours (contrat de mission temporaire de M. [G], pièce n° 11 produite par la société). Il n'est pas établi ni même allégué que les intéressés se connaissaient avant les faits, ni que ce travailleur intérimaire entretenait des liens particuliers avec la direction de l'entreprise, au point que celle-ci puisse lui ordonner de commettre une agression physique.

Le salarié victime fait valoir que depuis son transfert au sein de la société, il subit de fortes pressions, que l'inspection du travail a été saisie du dossier et qu'il a souffert d'un état dépressif constaté par son médecin le 17 mai 2015. Il indique que son casier a été forcé le 19 décembre 2015, faits pour lesquels il a déposé une plainte en accusant la société, et que le 24 décembre 2015, il a déposé une nouvelle plainte à l'encontre de M. [K], son responsable, pour des faits d'injure et de menace. Il ajoute que le 14 janvier 2016, il a déposé une plainte auprès de la gendarmerie des transports aériens de [7] pour des menaces et des actes d'humiliation.

Tous ces faits, à supposer qu'ils soient établis, n'ont aucun lien avec l'altercation ayant opposé la victime à M. [G].

Il est constant qu'un litige a opposé la société et la victime, ce qui a donné lieu à plusieurs décisions judiciaires. Statuant en référé, la cour d'appel de Paris a, par arrêt du 2 mars 2017, condamné la société à réintégrer le salarié victime à son poste initial. Par jugement du 17 juin 2019, le conseil de prud'hommes de Bobigny, statuant en formation de départage, a également ordonné à la société de réintégrer la victime dans son poste initial, correspondant à sa qualification, et annulé l'avertissement qui lui avait été notifié le 22 mai 2015.

Cependant, le juge de la sécurité sociale n'est pas lié par ces décisions et les manquements qui y sont relevés (retrait des fonctions initialement exercées par le salarié, dégradation des conditions de travail, existence d'un harcèlement moral) n'apparaissent pas comme une cause nécessaire de l'accident survenu le 8 septembre 2016. La victime ne démontre pas, en particulier, que cet accident a été « orchestré » par la société, comme elle le soutient.

La victime ajoute qu'elle a subi, au mois de mars 2020, des menaces et des insultes sur son lieu de travail. Elle fait état d'une attestation mensongère rédigée le 4 août 2018, à ses dépens, et d'une procédure de licenciement engagée à son encontre pour motif disciplinaire dès le 3 septembre 2018. Il résulte des pièces du dossier que l'inspecteur du travail a refusé, le 31 octobre 2018 d'autoriser le licenciement du salarié intéressé au motif que la matérialité des griefs n'était pas établie. La société lui reprochait des violences verbales, menaces et intimidations auprès de collègues, ainsi que des actes de harcèlement. Par décision du 23 août 2022, la cour administrative d'appel de Paris a confirmé le jugement du tribunal administratif qui avait rejeté la demande en annulation de la décision de l'inspecteur du travail formée par la société.

Cependant, tous ces éléments, postérieurs à l'accident du travail survenu le 8 septembre 2016, ne peuvent caractériser la conscience du danger, et partant, l'existence d'une faute inexcusable imputable à la société.

Il s'ensuit que l'existence d'une telle faute n'est pas établie.

Dès lors, la victime sera déboutée de l'ensemble de ses demandes.

La victime, qui succombe, sera condamnée aux dépens exposés tant devant les premiers juges qu'en cause d'appel.

L'équité commande de ne pas faire droit aux demandes formées en application de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS :

La cour, statuant publiquement et contradictoirement, par mise à disposition au greffe :

Statuant dans les limites du litige ;

INFIRME le jugement entrepris en ce qu'il a déclaré prescrite l'action en reconnaissance de la faute inexcusable engagée par M. [R] [Z] ;

Statuant à nouveau,

DÉCLARE recevable la demande en reconnaissance de la faute inexcusable formée par M. [Z] à l'encontre de la société [6] ;

Déboute M. [Z] de l'ensemble de ses demandes ;

Dit, pour le surplus, n'y avoir lieu de modifier la condamnation aux dépens prononcée par le tribunal judiciaire de Nanterre ;

Condamne M. [Z] aux dépens exposés en appel ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes.

Prononcé par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

Signé par Madame Sylvia LE FISCHER, Présidente, et par Madame Juliette DUPONT, Greffière, à laquelle le magistrat signataire a rendu la minute.

La GREFFIÈRE, La PRÉSIDENTE,