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Décisions

CA Grenoble, 1re ch., 6 février 2024, n° 22/02503

GRENOBLE

Arrêt

Autre

CA Grenoble n° 22/02503

6 février 2024

N° RG 22/02503 - N° Portalis DBVM-V-B7G-LNT7

C3

N° Minute :

Copie exécutoire délivrée

le :

à :

la SARL JBV AVOCATS

la SCP MAGUET & ASSOCIES

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE GRENOBLE

1ERE CHAMBRE CIVILE

ARRÊT DU MARDI 06 FEVRIER 2024

Appel d'un Jugement (N° R.G. 20/01265)

rendu par le Tribunal judiciaire de BOURGOIN-JALLIEU

en date du 25 janvier 2022

suivant déclaration d'appel du 01 juillet 2022

APPELANTS :

M. [I] [M]

né le [Date naissance 3] 1941 à [Localité 10]

de nationalité Française

[Adresse 9]

[Localité 7]

Mme [P] [A]

née le [Date naissance 5] 2003 à [Localité 10]

de nationalité Française

Chez Madame [K] - [Adresse 13]

[Localité 6]

représentés et plaidant par Me Sixtine VADON de la SARL JBV AVOCATS, avocat au barreau de GRENOBLE

INTIMÉE :

La CAISSE D'EPARGNE ET DE PREVOYANCE DE RHONE-ALPES, Banque Coopérative régie parles articles L. 512-85 et suivants du Code Monétaire et Financier, Société Anonyme à Directoire et Conseil de Surveillance au capital de 1.150.000.000,00 €, inscrite au Registre duCommerce et des Sociétés de LYON sous le n° 384 006 029, dont le siège social est [Adresse 14] à [Localité 12], agissant poursuites et diligences de sonPrésident du Directoire en exercice, domicilié en cette qualité audit siège,[Adresse 8]

représentée par Me Laurent MAGUET de la SCP MAGUET & ASSOCIES, avocat au barreau de BOURGOIN-JALLIEU postulant et plaidant par Me Sophie DUBOSSON, avocat au barreau de THONON-LES-BAINS

COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :

Mme Catherine Clerc, président de chambre,

Mme Joëlle Blatry, conseiller,

Mme Véronique Lamoine, conseiller

Assistées lors des débats de Mme Anne BUREL, Greffier

DÉBATS :

A l'audience publique du 4 décembre 2023 , Mme [T] a été entendue en son rapport.

Les avocats ont été entendus en leurs observations.

Et l'affaire a été mise en délibéré à la date de ce jour à laquelle l'arrêt a été rendu.

*****

FAITS, PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS DES PARTIES

M. [I] [M] et son épouse Mme [N] [M] étaient détenteurs d'un compte joint n°[XXXXXXXXXX02] dans les livres de la Caisse d'épargne et de prévoyance Rhône Alpes -agence de [Localité 11]- (la CERA), Mme [N] [M] y détenant également à son nom un livret A n°[XXXXXXXXXX01] et un plan épargne logement.

Leur fille, Mme [G] [M], est titulaire d'un compte de dépôt n°04469681588 au sein de ce même établissement bancaire.

Par lettre recommandée avec AR du 29 juin 2017, la CERA a effectué un signalement auprès du procureur de la république révélant des faits lui laissant supposer que M. et Mme [M] pouvaient être victimes d'un abus de faiblesse de la part d'une tierce personne se présentant comme étant le compagnon de leur fille [G], M. [W] [F], à savoir qu'ils avaient effectué au cours de cinq derniers mois des rachats de plus de 159.000€ sur un contrat d'assurance-vie détenu dans un autre établissement bancaire pour alimenter leur compte de dépôt et qu'au cours de cette période, ils avaient émis de nombreux chèques pour plus de 177.000€, dont certains au profit d'une société d'automobiles, qu'ils étaient interdits bancaire à la suite d'un chèque impayé de 89.000€ émis au profit de celle-ci et que M. [F] assistait à leur demande à tous leurs entretiens à l'agence de [Localité 11].

Le 8 juillet 2017, Mme [N] [M] a donné une procuration à durée indéterminée sur le compte joint n°[XXXXXXXXXX02] au profit de M. [W] [F] ; le même jour, elle a donné à cette même personne une procuration générale tous ses comptes détenus à la CERA (livret A et plan d'épargne logement).

Selon courrier du 21 juillet 2017, la CERA a avisé Mme [N] [M] qu'elle mettait fin de droit à la procuration sur le compte joint en raison de l'absence de consentement de M. [I] [M] à l'acte.

Le même jour, la CERA a révoqué la procuration donnée par Mme [N] [M] à M. [F] sur son livret A n°[XXXXXXXXXX01] au motif suivant : « suite intervention service juridique ».

Mme [N] [M] est décédée le [Date décès 4] 2017, laissant pour héritiers :

M. [I] [M], son conjoint survivant,

Mme [G] [M], sa fille,

Mme [P] [A], sa petite fille venant par représentation de sa mère prédécédée.

Par jugement du 25 juillet 2019, le tribunal correctionnel de Bourgoin-Jallieu a condamné pénalement M. [F] pour abus de faiblesse, d'escroquerie et de complicité d'escroquerie, au préjudice des consorts [M] et [A] et l'a condamné au titre de l'action civile, à leur payer diverses sommes au titre de leur préjudice moral.

Par jugement du 17 février 2020, cette même juridiction a condamné M. [F], solidairement avec M. [U] [H], déclaré coupable de recel, à payer :

' 48.693,85€ à M. [M] au titre des dépenses injustifiées sur le compte joint,

' 14.341,76€ à l'indivision successorale de [N] [M] au titre du remboursement des sommes indûment débitées des comptes de la défunte,

' 48.693,85€ à l'indivision successorale de [N] [M] au titre des dépenses injustifiées sur le compte joint, entre le 8 décembre 2016 et le 11 septembre 2017,

' 3.191,59€ à Mme [G] [M] au titre des dépenses injustifiées sur son compte bancaire.

Par lettre recommandée avec AR du 26 juin 2019, la CERA a été mise en demeure par le conseil de M. [M] et de Mme [G] [M] de payer la somme de 324.175,44€, au titre des mouvements anormaux sur le compte joint des époux [M], sur les comptes Livret A et le PEL de [N] [M] et sur le compte de Mme [G] [M].

Par acte extrajudiciaire du 1er décembre 2020, M. [I] [M], Mme [G] [M], assistée par [Y] [B] en qualité de curateur et Mme [P] [A], représentée par l'ASE en qualité de tuteur (car alors mineure), ont assigné la CERA devant le tribunal judiciaire de Bourgoin-Jallieu en remboursement des sommes indûment perdues des suites des agissements de M. [F].

Par décision du 22 juin 2021, la CIVI a rejeté la demande d'indemnisation de M. [I] [M] et de M [P] et [Z] [A] représentées par l'ASE, au regard de la qualification des faits.

Par jugement contradictoire du 25 janvier 2022, le tribunal judiciaire précité a :

déclaré recevable l'action de M. [I] [M], Mme [G] [M] assistée d'[Y] [B] en qualité de curateur et Mme [P] [A] représentée par l'ASE en qualité de tuteur,

débouté Mme [G] [M] assistée d'[Y] [B] en qualité de curateur de sa demande d'annulation de la procuration régularisée au profit de M. [W] [F] sur ses comptes le 8 juillet 2017,

débouté M. [I] [M], Mme [G] [M] assistée d'[Y] [B] en qualité de curateur et Mme [P] [A] représentée par l'ASE en qualité de tuteur, de leurs demandes,

rejeté la demande de la CERA en application de l'article 700 du code de procédure civile.

condamné M. [I] [M], Mme [G] [M] assistée d'[Y] [B] en qualité de curateur et Mme [P] [A] représentée par l'ASE en qualité de tuteur, aux dépens de l'instance.

rappelé l'exécution provisoire de droit du jugement.

La juridiction a retenu en substance que :

les consorts [M]-[A] avaient un intérêt à agir et étaient donc recevables en leur action en responsabilité qui ne se confondait pas avec celle exercée à l'encontre de M. [F] du chef de ses agissements personnels pénalement répréhensibles, mais tendait à la réparation de préjudices découlant d'une faute contractuelle de la CERA,

la demande d'annulation de la procuration donnée par Mme [G] [M] à M. [F] ne pouvait être accueillie car il n'était pas démontré que l'altération des facultés mentales de celle-ci était notoire ou connue de la CERA au moment où elle a consenti la procuration du 8 juillet 2017, malgré son état de vulnérabilité et son insanité d'esprit,

s'il pouvait être reproché à la CERA de ne pas avoir immédiatement refusé l'agrément de la procuration donnée par [N] [M] sur le compte joint, eu égard à l'absence de consentement de M. [M] à cette procuration, pour autant, les demandeurs n'étaient pas fondés à solliciter sur ce seul fondement le remboursement de toutes les opérations contestées au cours de la période de validité de cette procuration, la seule circonstance que des opérations aient été passées entre le 8 juillet et le 21 juillet 2021 n'étant pas suffisante pour justifier un préjudice en lien de causalité avec la faute de la CERA,

s'agissant des opérations débitées sur le compte joint, 6 chèques comportaient une signature qui ne présentaient pas de différence manifeste avec celle de [N] [M] et la CERA ne disposait d'aucun élément lui permettant de suspecter qu'il s'agissait de faux,

la CERA qui avait des soupçons d'abus de faiblesse à l'encontre de M. [F], a commis une faute en ne refusant pas d'honorer lesdits chèques libellés à l'ordre de celui-ci ; elle n'a par contre pas commis de faute en ne refusant pas d'honorer les ordres de paiement destinés à des tiers inconnus de la banque,

les opérations effectuées sur les livrets A et plan d'épargne logement de [N] [M] ne présentant aucune caractéristique suspecte, la CERA n'a pas commis de faute,

la CERA a été négligente en encaissant les 13 chèques de Mme [G] [M] qui présentaient des anomalies apparentes, à savoir une signature non conforme,

la responsabilité de la CERA ne pouvait être retenue à l'égard des chèques que Mme [G] [M] ne contestait pas avoir signés et des paiements par carte bancaire, retraits ou virements à des tiers pour lesquels la CERA n'avait aucune raison de douter de l'identité de l'utilisateur dès lors nécessitaient des éléments d'identification avant d'être utilisés,

il n'était pas établi de disparition actuelle et certaine de l'éventualité d'épargner les sommes qui figuraient au crédit des comptes concernés, lesquelles pouvaient être destinées aux dépenses de leurs titulaires,

le préjudice moral subi par les demandeurs, qui ne pouvait être distingué selon qu'il provient de la faute de la CERA ou de celle de M. [F] a donné lieu à condamnation de ce dernier, de sorte que leur demande d'indemnisation se heurtait au principe de la réparation intégrale ; l'indivision successorale qui n'a pas la personnalité morale ne peut pas subir un tel préjudice et ne détient pas une créance à ce titre.

Par déclaration déposée le 8 avril 2022, M. [I] [M], Mme [G] [M] et Mme [P] [A] (devenue majeure) ont relevé appel du jugement sauf en ce qu'il a débouté la CERA de sa demande en paiement des frais irrépétibles.

Selon ordonnance juridictionnelle du 8 novembre 2022, le conseiller de la mise en état a déclaré l'appel de Mme [G] [M] irrecevable.

Aux termes de ses dernières conclusions déposées le 16 novembre 2023 sur le fondement des articles 1.4 de la convention de compte de dépôt et de service associés de la Caisse d'épargne, l'article L.131-2 du code monétaire et financier, les articles 414-1, 1104, 1217 et 1231-1 du code civil, M. [I] [M], en son nom propre et ès qualités d'héritier de son épouse décédée, et Mme [P] [A], ès qualités d'héritière de [N] [M] née [O], demandent à la cour de :

réformer le jugement déféré en toutes ses dispositions sauf en ce qu'il a déclaré recevable leur action, et le confirmer sur ce chef,

statuant à nouveau,

à titre liminaire,

constater l'irrecevabilité de la fin de non-recevoir soulevée par la CERA,

au fond

dire et juger que la CERA a commis une faute en régularisant une procuration au bénéfice de M.[F] sans l'accord de M. [I] [M], co-titulaire du compte joint n°04100347624, en violation des dispositions de l'article 1.4 de la convention de compte de dépôt et de services associés de la Caisse d'Épargne en vigueur en 2016,

condamner la CERA à régler à M. [I] [M] la somme globale de 36.227,08€, correspondant à la moitié des sommes prélevées sur le compte joint des époux [M] entre le 8 juillet 2017 et le 21 juillet 2017 par M.[F] au titre de la procuration,

condamner la CERA à régler à M. [I] [M] et Mme [P] [A] en leur qualité d'héritiers la somme globale de 22.654,43€, soit 9.069,27€ à M. [I] [M] et 13.585,16€ à Mme [P] [A] correspondant à la moitié des sommes prélevées sur le compte joint des époux [M] entre le 8 juillet 2017 et le 21 juillet 2017 par M. [F] au titre de la procuration,

dire et juger que la CERA a commis une faute en ne vérifiant pas la régularité formelle des chèques émis par M. [F] sur les comptes des consorts [M],

dire et juger que la CERA a violé son devoir de vigilance et de mise en garde en autorisant de très nombreuses opérations suspectes sur les comptes des consorts [M],

condamner la CERA à régler à M. [I] [M] la somme globale de 50.274€ en réparation de la perte de chance pour celui-ci d'avoir pu bénéficier du capital ainsi dilapidé dans l'avenir,

condamner la CERA à régler à M. [I] [M] et Mme [P] [A] en leur qualité d'héritiers de [N] [M] la somme globale de 33.750€ décomposée comme suit, 12.568,85€ à M. [I] [M] et 18.52,75€ à Mme [P] [A] en indemnisation de la perte de chance pour ceux-ci de bénéficier du capital leur revenant, car dilapidé pour l'avenir,

condamner la CERA à régler à M. [I] [M] en qualité d'héritier de [N] [M], la somme de 1.600€ en indémnisation de sa perte de chance de bénéficier du capital lui revenant, car dilapidé pour l'avenir,

condamner la CERA à régler à Mme [P] [A] en qualité d'héritier de [N] [M], la somme de 2.400€ en indémnisation de sa perte de chance de bénéficier du capital lui revenant, car dilapidé pour l'avenir,

condamner la CERA à régler à M. [I] [M] la somme de 5.000€ à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral,

condamner la CERA à régler à Mme [P] [A] la somme de 3.000€ à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral,

débouter la CERA de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions,

condamner la CERA au paiement de la somme de 3.000€ sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

condamner la CERA aux entiers dépens de l'instance dont distraction au profit de la SARL JBV Avocats, avocats associés au barreau de Grenoble sur son affirmation de droit.

Les appelants font valoir en substance que :

la fin de non-recevoir soulevée par la CERA tirée de la forclusion des demandes de remboursement des opérations de paiement contestées autres que celles liés aux chèques est irrecevable, n'ayant pas été soulevée en première instance, et constituant une demande nouvelle ; toutefois, une action sur ce point ne serait pas forclose, la banque ayant été informée dès 2017 du fait que les consorts [M] n'étaient pas à l'origine de ces opérations,

la CERA a commis une faute en enregistrant une procuration sans la présence et l'accord du titulaire du compte , dont M. [F] a tiré profit,

la CERA DOIT indemniser le préjudice financier lié à la violation de son obligation de vérification de l'identité du donneur d'ordre et de la régularité de la signature des chèques ainsi que de son devoir d'analyse des anomalies sur le compte de ses clients, à savoir outre une signature non conforme sur les chèques, le montant anormal de ces chèques, le fait que le compte joint devienne débiteur,

le manquement de la CERA à son devoir de vigilance et de mise en garde a fait perdre une chance aux époux [M] et aux héritiers de [N] [M] d'avoir pu bénéficier du capital ainsi dilapidé, dans l'avenir.

les préjudices moraux dont l'existence de ces derniers est prouvée par divers témoignages, doivent être indemnisés.

Dans ses dernières conclusions déposées le 10 octobre 2023 au visa des articles 414-1, 1134 et suivants du code civil et notamment les articles 1315 et 1937, dans leur version en vigueur lors de la conclusion de la convention de compte de dépôt, les articles L.131-2 et suivants du code monétaire et financier, les articles L.133-1 et suivants du même code et les articles 9 et 122 du Code de procédure civile, la CERA entend voir la cour :

à titre principal,

infirmer le jugement déféré en ce qu'il a déclaré recevable les demandes des consorts [M]/[A] tendant au remboursement des opérations de paiement contestées autres que celles relatives aux chèques, puis les a déboutés sur le fond,

statuant à nouveau sur ce point,

-déclarer irrecevables les demandes de remboursement de M. [I] [M] et Mme [P] [A] relatives aux opérations de paiement contestées autres que celles relatives aux chèques pour cause de forclusion, sans examen au fond, en l'absence de signalement de celles-ci dans les 13 mois suivant leur date de débit respective,

confirmer le jugement déféré pour le surplus, et notamment en ce qu'il a débouté M. [I] [M] et Mme [P] [A] de leurs autres demandes,

à titre subsidiaire, confirmer le jugement déféré en toutes ses dispositions,

à titre infiniment subsidiaire, dans le cas où la cour viendrait à infirmer la décision entreprise et à entrer en voie de condamnation à son égard,

limiter l'indemnisation de M. [I] [M] et Mme [P] [A] à de raisonnables proportions eu égard à la perte de chance générée par son éventuelle faute,

en tout état de cause,

débouter M. [I] [M] et Mme [P] [A], de l'intégralité de leurs demandes, fins, et conclusions,

condamner in solidum M. [I] [M] et Mme [P] [A] à lui verser la somme de 3.000€ au titre de l'article 700 du Code de procédure civile en appel,

condamner in solidum les mêmes aux entiers dépens, distraits au profit de Me [R] [X], sur son affirmation de droit, en application de l'article 699 du code de procédure civile.

L'intimée répond que :

en ne lui signalant pas dans le délai de treize mois leur absence de consentement aux opérations de paiement, l'action des appelants est forclose,

les jugements correctionnels n'ayant aucune autorité de la chose jugée lors de cette action puisqu'elle n'était pas partie au premier procès, ces jugements n'exonèrent pas les consorts [M]/[A] de la charge de la preuve des faits allégués,

sa responsabilité ne saurait être engagée : les consorts [M] avaient remis leurs chéquiers à M. [F], c'est donc par leur imprudence qu'ils lui ont donné accès à leurs moyens de paiement ;ils ont participé à la réalisation de leur dommage ens'abstenant de prendre toute mesure raisonnable pour préserver la sécurité de leurs moyens de paiement et de leurs données de sécurité personnalisées et en ne contrôlant pas leurs relevés de compte,

le principe de réparation intégrale du préjudice s'oppose à ce que les appelants soient indemnisés dans le cadre de cette instance puisque ces derniers l'ont déjà été par les décisions prononcées par la juridiction correctionnelle ; de plus, les consorts [M]/[A] mènent d'autres actions sur le plan civil afin d'obtenir réparation de ce même préjudice auprès d'autres organismes (Allianz et Crédit Agricole),

seul un préjudice au titre de la perte de chance peut être indemnisé au titre de l'action en responsabilité initiée à son encontre,

concernant le préjudice moral, le seul responsable de ce préjudice est M. [F], au surplus, leur préjudice moral a déjà été réparé par les sommes qui leur ont été allouées dans le cadre de la procédure pénale, de sorte que toute condamnation supplémentaire à ce titre viendrait aujourd'hui heurter le principe de la réparation intégrale du préjudice,

elle n'a pas vocation à s'immiscer dans la gestion des comptes de ses clients ; n'étant pas non plus un organisme de tutelle ou de curatelle et les époux [M] étant sains d'esprit, elle n'avait pas à exercer de contrôle plus poussé sur les comptes de ces derniers.

Il est renvoyé aux conclusions des parties pour un plus ample exposé de leurs moyens.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 21 novembre 2023.

MOTIFS

A titre liminaire, il est rappelé que la cour n'est pas tenue de suivre les parties dans le détail de leur argumentation ni de procéder à des recherches que ses constatations rendent inopérantes.

Il est d'ores et déjà précisé que l'appel de Mme [G] [M] ayant été jugé irrecevable, la cour n'est pas saisie de ses prétentions et les dispositions du jugement déféré concernant cette partie doivent produire leur plein effet.

Sur la fin de non-recevoir tirée de la forclusion

La fin de non-recevoir soulevée en appel par la CERA est doublement recevable dès lors que

selon l'article 123 du code de procédure civile, les fins de non-recevoir peuvent être proposées en tout état de cause, ce dont il résulte qu'une fin de non-recevoir ne peut être qualifiée de demande nouvelle en appel,

que la cour a compétence pour en connaître, s'agissant d'une fin de non-recevoir, qui bien que n'ayant pas été tranchée en première instance, aurait pour conséquence, si elle devait être accueillie, de remettre en cause ce qui a été jugé au fond par le tribunal.

Selon l'article L. 133-24 du code monétaire et financier, l'utilisateur de services de paiement signale, sans tarder, à son prestataire de services de paiement une opération de paiement non autorisée ou mal exécutée et au plus tard dans les treize mois suivant la date de débit sous peine de forclusion à moins que le prestataire de services de paiement ne lui ait pas fourni ou n'ait pas mis à sa disposition les informations relatives à cette opération de paiement conformément au chapitre IV du titre 1er du livre III.

Il n'est pas soutenu et a fortiori démontré par les appelants qu'ils n'ont pas été destinataires des informations relatives aux opérations de paiement sus-visées.

Ce délai de treize mois est repris dans la Convention de compte de dépôt et de service associés de la CERA applicable au 15 février 2016, dont les appelants ont eu nécessairement connaissance dès lors qu'ils communiquent eux-mêmes cette pièce.

Il est par ailleurs établi par les pièces du dossier que les opérations de paiement critiquées (paiements par carte bancaire, retraits d'espèces au distributeur automatique, virements) ont été effectuées pour les dernières le 11 septembre 2017.

Or, la lettre de signalement envoyée le 29 juin 2017 par la CERA au procureur de la République ne revêt pas la qualification de signalement par l'utilisateur de ces opérations de paiement au sens du texte précité.

Le signalement à la CERA par M. [M] et sa fille [G] [M] suivant courrier de leur conseil daté du 26 juin 2019 d'irrégularités au titre de retraits d'espèces en distributeur automatique et de virements, sur une période (selon les termes mêmes de ce courrier,) courant du 1er décembre 2016 au 26 septembre 2017 pour le compte joint, du 5 décembre 2016 au 13 octobre 2017 pour le compte de Mme [G] [M], et du 1er décembre 2016 au 5 juillet 2017 pour les comptes de [N] [M] (livret A et plan épargne logement) s'avère en conséquence être intervenu au-delà du délai de treize mois prévu par ce même texte.

Il en résulte que l'action des appelants au titre des virements, retraits d'espèces et paiements par carte bancaire en ce compris ceux opérés au cours de la période de validité de la procuration sur le compte joint (du 8 au 21 juillet 2027) et y compris également l'action indemnitaire subséquente, sont irrecevables comme étant forclose.

Le jugement déféré est infirmé en ce sens.

Sur la responsabilité de la CERA au titre de la procuration et des chèques

S'il est exact que la CERA a commis une faute contractuelle envers M. et Mme [M], co-titulaires du compte joint en recueillant une procuration sur ce compte donnée par [N] [M] à M. [F], sans que M. [M] soit présent à l'acte, il n'en est résulté aucun préjudice pour les consorts [M]-[A], à savoir qu'il n'est pas établi que M. [F] a émis durant la période du 8 juillet 2017 (date de signature de la procuration) au 21 juillet 2017 des chèques sur le compte joint, le seul chèque apparaissant avoir été émis dans le laps de temps étant le chèque n°5142212 d'un montant de 318,18€ et signé par Mme [G] [M].

En conséquence, les demandes d'indemnisation des appelants du chef de cette procuration sont rejetées.

S'agissant des chèques, la CERA tenue à un devoir de non ingérance dans les affaires de ses clients, n'était donc pas tenue d'alerter M. [M] et son épouse sur le fait qu'ils émettaient plusieurs chèques sur de courtes périodes tant que les chèques émis ne présentaient pas d'anomalies apparentes ou des traces de falsification, notamment au niveau de la signature du tiré.

S'il est avéré que la CERA a alerté le procureur de la République sur un possible abus de faiblesse dont ses clients, M. et Mme [M] lui semblaient être victimes, et a satisfait à son devoir de vigilance en rejetant 42 chèques et en recréditant le compte joint pour un montant total de 115.820,23€ au motif d'une signature non conforme, il est tout aussi établi qu'elle a payé plusieurs autres chèques (au nombre de 5) dont la signature n'était pas celle des titulaires du compte joint, mais celle de Mme [G] [M].

Les consorts [M]-[A] font observer à juste titre que 25 autres chèques (cf leur pièce 16 et 17 ) ont été payés bien que leurs signatures soient identiques à 29 (dont le chèque n°5142128 correspondant au n°5142158 à la suite d'une erreur matérielle) des 42 chèques rejetés pour signature non conforme (cf pièce 15 ).

En définitive, quand bien même M. et Mme [M] n'ont pas alerté la CERA sur l'encaissement de chèques dont ils ne pouvaient pas ignorer qu'ils n'en étaient pas les signataires au simple examen de leurs relevés de compte, et quand bien même, ils ont pu laisser à disposition de M. [F] leur chéquier à la faveur de l'abus de faiblesse dont celui-ci s'était rendu coupable à leur égard, contribuant ainsi pour partie à la réalisation de leur préjudice, il est établi que la CERA a manqué à son devoir de vigilance en ne refusant pas le paiement de ces 30 chèques (5+25) dont la signature n'était pas conforme, ce qui constituait une anomalie apparente ; à ce titre, elle a commis une faute engageant sa responsabilité civile professionnelle envers M. [M], en son nom personnel et ès qualités d'héritier de son épouse et envers Mme [A], ès qualités.

Sur les préjudices

Le préjudice résultant du manquement de la CERA à son devoir de vigilance à l'égard des 30 chèques précités s'analyse objectivement en une perte de chance de ne pas voir débiter du compte bancaire le montant des chèques en cause.

Il est constant qu'en droit la perte de chance indemnisable qui consiste en la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable, doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procurée cette chance si elle s'était réalisée.

Le préjudice financier dont excipent M. [M] en son nom personnel et en sa qualité d'héritier et Mme [A], en sa qualité d'héritière a déjà été indemnisé en tant que tel dans le cadre de l'instance sur intérêts civils par le jugement correctionnel du 17 février 2020.

Or, les sommes prélevées indûment figuraient au crédit d'un compte courant, dont la vocation est de financer toutes dépenses de son titulaire, sa finalité n'étant pas de constituer une épargne.

Il résulte de ces constatations et considérations, que « la perte de chance de bénéficier du capital dilapidé dans l'avenir » revendiquée par M. [M] et Mme [A] n'est donc pas établie et le jugement querellé doit être confirmé en ce qu'il a débouté ces parties de ce chef de prétention.

Au soutien de leur demande d'indemnisation du préjudice moral, les consorts [M] -[A] font valoir la négligence de la CERA qui a contribué à ce préjudice dans la mesure où M. [M] ayant perdu son habitation dans un incendie, puis ayant été hospitalisé pour un AVC, son épouse a été contrainte d'emménager dans un logement provisoire modulaire et que se retrouvant seule, et ne sachant ni lire ni écrire, elle a été victime des agissements de M. [F] qui a notamment émis des chèques et effectué des retraits et des virements à l'insu du couple, à la suite desquels lui et son épouse ont été interdits bancaires, situation encore d'actualité à l'égard de M. [M] , ce dernier et Mme [A] s'étant trouvés psychologiquement affectés par toute cette situation.

Toutefois, comme relevé à bon droit par le premier juge, outre que la preuve n'est pas établie d'un lien de causalité direct et exclusif entre le manquement de la CERA à son devoir de vigilance à l'égard du paiement des 30 chèques à la signature non conforme et le préjudice allégué qui trouve également sa source dans le comportement de M. [F], il doit être rappelé que le préjudice moral allégué a été indemnisé par jugement correctionnel précité du 25 juillet 2019 et que la demande des appelants du même chef se heurte au principe de la réparation intégrale.

Par suite, le jugement querellé est confirmé sur le rejet des demandes indemnitaires des consorts [M]-[A]

Sur les mesures accessoires

Succombant dans leur recours, les consorts [M]-[A] sont condamnés aux dépens d'appel et conservent la charge de leurs frais irrépétibles exposés devant la cour ; ils sont dispensés en équité de verser une indemnité de procédure à la CERA pour l'instance d'appel ; le jugement querellé est confirmé en ses dispositions relatives aux mesures accessoires.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire,

Constatant l'irrecevabilité de l'appel de Mme [G] [M] prononcée par ordonnance juridictionnelle du conseiller de la mise en état le 8 novembre 2022,

Disant la Caisse d'épargne et de prévoyance Rhône Alpes recevable et bien fondée la la fin de non-recevoir tirée de la forclusion à l'égard des demandes relatives aux opérations de paiement,

Infirme le jugement déféré en ce qu'il a dit recevable l'action de M. [I] [M], et Mme [P] [A],

Statuant à nouveau sur ce point,

Dit les demandes de M. [I] [M] en son nom personnel et ès qualités d'héritier de [N] [O] épouse [M] et de Mme [P] [A], ès qualités d'héritière de [N] [O] épouse [M] relatives aux opérations de paiement contestées autres que celles relatives aux chèques irrecevables pour cause de forclusion,

Dit recevable l'action de M. [I] [M] en son nom personnel et ès qualités d'héritier de [N] [O] épouse [M] et de Mme [P] [A], ès qualités d'héritière de [N] [O] épouse [M] relatives aux chèques, et à la procuration,

Confirme le jugement pour le surplus,

Ajoutant,

Dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile au profit de l'une ou l'autre des parties en appel,

Condamne in solidum M. [I] [M] en son nom personnel et ès qualités d'héritier de [N] [O] épouse [M] et Mme [P] [A], ès qualités d'héritière de [N] [O] épouse [M], aux dépens d'appel avec recouvrement selon les dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

Prononcé par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de la procédure civile,

Signé par madame Clerc, président, et par madame Burel, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

LE GREFFIER LE PRESIDENT