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Décisions

CA Paris, Pôle 4 - ch. 13, 16 janvier 2024, n° 20/17725

PARIS

Arrêt

Autre

CA Paris n° 20/17725

16 janvier 2024

Copies exécutoires REPUBLIQUE FRANCAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 4 - Chambre 13

ARRET DU 16 JANVIER 2024

(n° , 14 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 20/17725 - N° Portalis 35L7-V-B7E-CCYMO

Décision déférée à la Cour : Jugement du 04 Novembre 2020 -Tribunal Judiciaire de PARIS - RG n° 19/06433

APPELANTS :

Monsieur [F] [L]

[Adresse 4]

[Localité 5]

Représenté par Me William BOURDON de l'AARPI BOURDON & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : R143 substitué par Me Bertrand REPOLT, avocat au barreau de PARIS

Madame [T] [L]

[Adresse 4]

[Localité 5]

Représenté par Me William BOURDON de l'AARPI BOURDON & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : R143 substitué par Me Bertrand REPOLT, avocat au barreau de PARIS

INTIMES :

Monsieur [Z] [R], Président de l'Agence Spatiale Européenne

C/O AGENCE SPACIALE EUROPEENNE

[Adresse 2]

[Localité 8]

Ayant pour avocat postulant Me Luca DE MARIA de la SELARL SELARL PELLERIN - DE MARIA - GUERRE, avocat au barreau de PARIS, toque : L0018

Ayant pour avocat plaidant Me Eric DEZEUZE, avocat au barreau de PARIS substitué Me Aurélie PATRELLE, avocat au barreau de PARIS

Monsieur [X] [U] Président du CNES

C/O CNES [Adresse 1]

[Localité 7]

Ayant pour avocat postulant Me Luca DE MARIA de la SELARL SELARL PELLERIN - DE MARIA - GUERRE, avocat au barreau de PARIS, toque : L0018

Ayant pour avocat plaidant Me Eric DEZEUZE, avocat au barreau de PARIS substitué Me Aurélie PATRELLE, avocat au barreau de PARIS

AGENCE SPACIALE EUROPEENNE agissant poursuites et diligences en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

[Adresse 3]

[Localité 8]

Ayant pour avocat postulant Me Luca DE MARIA de la SELARL SELARL PELLERIN - DE MARIA - GUERRE, avocat au barreau de PARIS, toque : L0018

Ayant pour avocat plaidant Me Eric DEZEUZE, avocat au barreau de PARIS substitué Me Aurélie PATRELLE, avocat au barreau de PARIS

AUTRE PARTIE :

LE PROCUREUR GENERAL PRES LA COUR D'APPEL DE PARIS

[Adresse 6]

[Localité 7]

COMPOSITION DE LA COUR :

L'affaire a été débattue le 07 Novembre 2023, en audience publique, devant la Cour composée de :

Mme Marie-Françoise d'ARDAILHON MIRAMON, Présidente de chambre

Madame Estelle MOREAU, Conseillère

Mme Nicole COCHET, Magistrate honoraire juridictionnel

qui en ont délibéré, un rapport a été présenté à l'audience par Mme Marie-Françoise d'ARDAILHON MIRAMON dans les conditions prévues par l'article 804 du code de procédure civile.

Greffier, lors des débats : Mme Victoria RENARD

MINISTERE PUBLIC :

L'affaire a été communiquée le 03 novembre 2022, il a fait connaître son avis le 10 août 2023.

ARRET :

- contradictoire

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour le 09 janvier 2024 prorogé au 16 janvier 2024, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Marie-Françoise d'ARDAILHON MIRAMON, Présidente de chambre et par Victoria RENARD, Greffière, présente lors de la mise à disposition.

***

L'Agence spatiale européenne (ci-après l'Agence), dont le siège est situé à [Localité 10], est une organisation internationale créée et régie par la Convention internationale du 30 mai 1975 ratifiée par la France le 30 octobre 1980. Ses organes sont le conseil au sein duquel siègent les représentants des Etats membres et le directeur général de l'Agence.

La Convention de 1975 inclut dans son annexe I des dispositions relatives aux 'Privilèges et immunités' de l'Agence, des membres de son personnel et des représentants des Etats membres.

Le titre VIII du Statut du personnel de l'Agence spatiale européenne traite de litiges au sein de l'Agence et institue une Commission de recours indépendante de l'Agence pour connaître de ces litiges.

[D] [L], ingénieur, a été engagé par l'Agence et a travaillé dans l'un de ses établissements, le Centre européen de technologie spatiale, de février 2003 jusqu'au 20 décembre 2011, date à laquelle il s'est donné la mort à son domicile de [Localité 9] aux Pays-Bas, laissant une lettre à ses parents, M. [F] [L] et Mme [T] [N] épouse [L] pour expliquer les raisons de son geste.

Par décision du 10 décembre 2014, la Commission de recours de l'Agence a ordonné le versement au profit de ces derniers de la somme de 189 722, 40 euros au titre d'un complément du capital décès de 284 583,60 euros octroyé, reconnaissant que le suicide de leur fils était directement lié à sa situation professionnelle au sein de l'Agence et constituait un accident du travail au sens du règlement, après avoir refusé leur demande d'octroi de dommages et intérêts au titre de leurs préjudices matériels et moral, considérant que l'Agence n'était responsable d'aucune faute, ce suicide n'étant pas consécutif à un harcèlement moral.

M. et Mme [F] [L] ont déposé, le 23 mai 2012, une plainte avec constitution de partie civile devant le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris pour harcèlement moral, non assistance à personne en danger, provocation au suicide et homicide involontaire, laquelle a donné lieu à l'ouverture d'une information judiciaire le 27 septembre 2012 devant un juge d'instruction du tribunal de grande instance de Paris saisi des mêmes chefs.

Le 7 janvier 2013, le juge d'instruction a délivré une commission rogatoire internationale à l'attention des autorités judiciaires des Pays-Bas afin que soient entendues 18 personnes domiciliées aux Pays-Bas, qui étaient presque tous membres du personnel de l'Agence, et afin d'obtenir la communication de documents internes de l'Agence, en particulier le dossier administratif de [D] [L].

Une première demande de levée de l'immunité de l'Agence et de membres de son personnel et de l'inviolabilité de leurs documents et papiers a été formulée par le magistrat instructeur, dans une lettre du 13 mai 2013, à laquelle le directeur général de l'Agence a refusé de faire droit dans sa réponse du 21 juin 2013, l'Agence n'ayant autorisé que le témoignage volontaire des membres du personnel sans que les documents réclamés dont le dossier administratif du défunt puissent être communiqués.

Le 26 juin 2014, le magistrat instructeur a sollicité du président du conseil de l'Agence la levée de l'immunité de juridiction du directeur général, afin que celui-ci soit entendu comme témoin dans le cadre de l'instruction.

Le 15 octobre 2014, le conseil de l'Agence a adopté une résolution sur le 'mode de coopération de l'Agence avec la justice française dans le cadre d'une procédure judiciaire en cours' aux termes de laquelle les Etats membres, à l'unanimité, ont décidé de ne pas lever l'immunité de juridiction du directeur général mais l'ont autorisé à témoigner volontairement dans le cadre de l'instruction judiciaire.

Saisis aux mêmes fins par M. et Mme [L] le 21 octobre 2015, le directeur général et les deux coprésidents du conseil de l'Agence leur ont répondu, par une lettre commune du 21 novembre 2015, qu'ils ne donnaient pas suite à leur demande au motif que l'Agence coopérait pleinement avec les autorités judiciaires.

Le 21 janvier 2016, M. et Mme [L] ont saisi la Commission de recours de l'Agence d'une requête aux fins d'obtenir l'annulation de la décision commune du directeur général et du conseil du 21 novembre 2015 de ne pas lever l'immunité de juridiction et l'inviolabilité des documents et archives et le prononcé d'une injonction de le faire, laquelle a rejeté la demande comme étant portée devant une juridiction incompétente pour en connaître, par décision du 20 octobre 2016.

Le 3 mars 2017, M. et Mme [L] ont mis en demeure le ministre des affaires étrangères français de lever l'immunité de juridiction du directeur général de l'Agence.

Saisie le 14 avril 2017 par M. et Mme [L] invoquant un déni de justice, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a déclaré leur recours irrecevable compte tenu de l'absence d'épuisement des voies de recours internes, la procédure à l'origine des questions litigieuses sur le terrain de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CESDH) étant toujours en cours.

Le 1er février 2019, M. et Mme [L] ont mis en demeure le directeur général et le conseil de 1'Agence de lever l'immunité de ses membres. Par deux lettres des 26 février et 1er mars 2019, ces deniers ont refusé de donner suite à leur demande.

C'est dans ces conditions que, par actes des 23, 27 et 28 mai 2019 régularisés par actes du 7 novembre 2019 transmis aux intimés par la voie diplomatique, M. et Mme [L] ont fait assigner l'Agence, M. [Z] [R], pris en qualité de directeur général de l'Agence et M. [X] [U], pris en qualité de président du conseil de l'Agence, devant le tribunal de grande instance de Paris afin qu'il se déclare compétent pour statuer sur leurs demandes et qu'il enjoigne au directeur général et au président du conseil de l'Agence de lever les immunités de l'Agence et des membres de son personnel et l'inviolabilité des papiers et documents officiels.

Saisi par les défendeurs de deux exceptions de procédure, le juge de la mise en état, par ordonnance du 21 janvier 2020 a sursis à statuer sur ces exceptions de procédure dans l'attente de la décision du tribunal saisi en parallèle d'une fin de non-recevoir tenant à l'immunité de juridiction.

Par jugement du 4 novembre 2020 rectifié par jugement du 16 novembre suivant, le tribunal judiciaire de Paris a :

- déclaré l'action de M et Mme [L] engagée à l'encontre de l'Agence spatiale européenne, de M. [U] et de M. [R] irrecevable compte tenu de leur immunité de juridiction,

- dit n'y avoir lieu à renvoyer l'affaire à la mise en état,

- condamné in solidum M et Mme [L] aux dépens,

- dit n'y avoir lieu à condamnation sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- rejeté toute demande plus ample ou contraire.

Par déclaration du 8 décembre 2020, M et Mme [L] ont interjeté appel de cette décision.

Le 4 janvier 2021, le magistrat instructeur a rendu une ordonnance de non-lieu contre laquelle M. et Mme [L] ont formé appel le 12 janvier 2021 sans qu'aucune des parties n'informe la cour d'une décision prise par la chambre de l'instruction..

Dans leurs dernières conclusions, notifiées et déposées le 4 mars 2021, M. [F] [L] et Mme [T] [N] épouse [L] demandent à la cour de :

- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a :

déclaré leur action à l'encontre de l'Agence, de M. [U] et de M. [R] irrecevable compte-tenu de leur immunité de juridiction,

dit n'y avoir lieu à renvoyer l'affaire à la mise en état,

condamné in solidum M. et Mme [L] aux dépens,

rejeté toute demande plus ample ou contraire,

statuant de nouveau,

- rejeter la fin de non-recevoir tirée de l'immunité de juridiction de l'Agence, de M. [U] et de M. [R],

- dire recevables leurs demandes,

sur évocation des points du litige non jugés en première instance,

- inviter les parties à se mettre en état et à conclure sur lesdits points,

- renvoyer l'affaire devant le conseiller de la mise en état,

- réserver les dépens,

à défaut d'évocation,

- renvoyer l'affaire devant le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris pour statuer sur les exceptions de procédure soulevées par l'Agence, M. [U] et de M. [R],

- condamner les intimés aux entiers dépens de l'instance d'appel.

Dans leurs dernières conclusions, notifiées et déposées le 7 juin 2021, l'Agence spatiale européenne, M. [R] et M. [U] demandent à la cour de :

- confirmer le jugement,

à ce titre,

- dire et juger que l'action des époux [L] se heurte à leur immunité de juridiction aux motifs que cette immunité s'applique à la présente action et qu'ils sont parfaitement fondés à s'en prévaloir en l'absence de toute situation de déni de justice, les époux [L] ayant déjà obtenu une décision sur leurs prétentions indemnitaires en saisissant la commission de recours de l'Agence qui offre toutes les garanties de procès équitable au sens de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales,

en conséquence,

- déclarer l'action des époux [L] irrecevable,

en toute hypothèse,

- débouter M. et Mme [L] de l'ensemble de leurs demandes, fins et conclusions,

- condamner M. et Mme [L] à leur verser respectivement à chacun la somme de 7 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner M. et Mme [L] aux entiers dépens.

Le procureur général, dans son avis du 10 août 2023, conclut à la confirmation du jugement.

SUR CE,

Sur la fin de non-recevoir tirée de l'immunité de juridiction

Le tribunal a, en premier lieu, retenu que l'immunité de juridiction de l'Agence et des membres de son personnel peut s'appliquer aux motifs que :

- l'immunité de juridiction des organisations internationales est absolue et seulement limitée par les exceptions conventionnellement prévues,

- il résulte de l'application combinée des articles IV 1 et XXI de l'annexe 1 de la convention que l'Agence peut renoncer à l'immunité de juridiction expressément dans un cas particulier, que le directeur général a le devoir de lever cette immunité dans tous les cas où son maintien est susceptible d'entraver l'action de la justice et où elle peut être levée sans porter atteinte aux intérêts de l'Agence et que le conseil est compétent pour lever l'immunité du directeur général,

- la commission de recours est chargée de connaître des litiges opposant l'Agence à un de ses membres ou de ses ayants droit,

- en outre, les Etats membres ont la possibilité de saisir le tribunal d'arbitrage international pour mettre en cause le directeur général ou tout membre du personnel dans l'hypothèse où l'immunité n'a pas été levée,

- en l'espèce, l'Agence et ses membres peuvent valablement opposer l'immunité de juridiction dès lors que les griefs élevés par M. et Mme [L], notamment les faits de harcèlement au travail sont rattachables à l'exercice de leurs missions au sein de l'Agence,

- il n'est pas établi que l'exception faisant obligation de lever l'immunité est remplie car la condition de ne pas porter atteinte aux intérêts de l'Agence n'est pas nécessairement caractérisée et il ne revient qu'aux organes désignés par la convention de l'apprécier.

Il a, en second lieu, considéré qu'il lui revenait, s'estimant compétent pour le faire, de s'assurer que la reconnaissance par les juridictions françaises de cette immunité de juridiction ne contrevient pas in fine et in concreto aux droits fondamentaux des requérants tels que reconnus par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CESDH), en ce que :

- l'Agence qui revendique cette immunité doit, pour que la fin de non recevoir soit accueillie, avoir organisé en son sein une procédure garantissant suffisamment les droits du personnel, au regard des standards internationaux, afin que les salariés et leurs éventuels ayants droit ne soient pas privés, en fait, de la possibilité de soumettre leur contestation à une instance juridictionnelle,

- les garanties offertes doivent être envisagées au regard de la conception française de l'ordre public international qui intègre les exigences issues de la CESDH quand bien même l'Agence n'y a pas adhéré,

- l'article 6 § 1 de la CESDH garantit à toute personne le droit à ce qu'un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil et consacre donc un droit d'accès à un tribunal en matière civile,

- M. et Mme [L] ont eu accès à la commission de recours, organe indépendant ayant vocation à examiner les litiges de droit privé et ils ont eu pour partie gain de cause auprès d'elle,

- la Cour de cassation, dans un arrêt de la chambre sociale du 26 octobre 2016, a reconnu que le personnel de l'Agence disposait, pour le règlement de ses conflits de travail, d'un recours de nature juridictionnelle comportant des garanties d'impartialité et d'équité, de sorte que la procédure instituée par l'organisation internationale n'est pas contraire à la conception française de l'ordre public international,

- le point de savoir si l'immunité de juridiction constitue une entrave à l'action publique et notamment à l'information judiciaire ouverte devant le juge d'instruction du tribunal de grande instance de Paris sur plainte avec constitution de partie civile est indifférent dès lors que:

- l'Etat français bénéficie, le cas échéant, d'un recours auprès du tribunal arbitral international, recours que le ministère des affaires étrangères n'a pas entendu exercer,

- les époux [L] ne disposent pas, en vertu de l'article 6 § 1 précité, d'un droit à obtenir la condamnation pénale d'autrui,

- l'article 6 § 1 de la CESDH ne s'applique à une procédure pénale avec constitution de partie civile qu'à partir du moment où la procédure pénale est déterminante pour le droit civil à la réparation revendiqué (voir notamment CEDH, 9 avril 2018, Arnoldi c./ Italie, n°35637/04),

- en l'espèce, les époux [L] ont entendu poursuivre une voie autre que pénale pour la réparation de leurs intérêts civils en sorte que la procédure pénale est dépourvue d'enjeux civils,

- M. et Mme [L] ne subissent aucun déni de justice au motif qu'ils ne pourraient pas contester le refus de lever l'immunité de juridiction opposé par le directeur général ou le conseil de l'Agence dès lors que le tribunal est, justement, saisi de ce recours,

- au regard du contrôle de proportionnalité ainsi exercé, il convient de retenir l'immunité de juridiction des défendeurs et de déclarer bien fondée la fin de non-recevoir qu'ils soulèvent.

M. et Mme [L] estiment que le tribunal a commis trois erreurs de droit ou de fait en :

- examinant si l'exception faisant obligation de lever l'immunité était remplie alors qu'il s'agissait d'une question de fond qui n'avait pas à être tranchée à l'occasion de l'examen préalable de la fin de non-recevoir tirée de l'immunité de juridiction,

- considérant que le déni de justice qu'ils invoquaient était inopérant dès lors qu'il était saisi du recours dont ils s'estimaient privés alors précisément qu'il s'est dessaisi de ce recours sans examiner au fond leurs prétentions en faisant droit à la fin de non-recevoir tirée de l'immunité de juridiction,

- estimant que la procédure pénale était dépourvue d'enjeux civils, ce qui est radicalement faux et contredit par l'ordonnance de non lieu.

Ils font valoir que :

- leur action porte sur la contestation de la décision commune prise par le directeur général et le conseil de l'Agence portant refus de lever les immunités de l'Agence et des membres de son personnel, sur le fondement de l'article XXI.2 de l'annexe I de la convention portant création de l'Agence,

- l'Agence et les membres de son personnel bénéficient d'une immunité de juridiction tant sur le plan civil que sur le plan pénal, excluant la compétence des juridictions des Etats où l'Agence est implantée et en particulier celles de la France où elle a son siège social,

- en principe, seuls la commission de recours interne et le tribunal arbitral international peuvent être saisis pour statuer sur les litiges impliquant l'Agence et les membres de son personnel ou leurs ayants droit,

- cependant, par exception, même en présence d'immunités de juridiction, les juridictions nationales retrouvent leur compétence en cas de risque de déni de justice, sur le fondement des articles 6 § 1 et 13 de la CESDH, protégeant le droit effectif d'accès à un juge et le droit d'accès à un juge national, ce qui est le cas en l'espèce puisque ni la commission de recours interne ni le tribunal d'arbitrage international ne sont compétents pour statuer sur le recours des ayants droit d'un ancien membre du personnel tendant à contester la décision du directeur général et du président du conseil de l'Agence ayant refusé de lever les immunités de l'Agence et de ses personnels et qu'il n'existe donc aucune voie de recours raisonnable pour contester les décisions de refus de levée des immunités,

- le Conseil constitutionnel a intégré le droit d'accès à un tribunal dans l'ordre public international français au visa de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen dans une décision du 9 avril 1996 (n°96-373) et la Cour de cassation a retenu la compétence des juridictions françaises lorsqu'il existe un risque de déni de justice contraire à l'ordre public international (Soc 25 janvier 2005 n° 04-41012),

- au titre de la recevabilité de leur action, l'immunité de juridiction doit céder devant le risque de déni de justice et le juge français doit retrouver compétence et pouvoir pour statuer sur leur demande de levée des immunités et de l'inviolabilité des documents,

- ils recherchent la levée des immunités de juridiction dans le cadre de l'action indemnitaire qu'ils poursuivent par le biais d'une plainte avec constitution de partie civile ayant entraîné l'ouverture d'une information judiciaire qui a été entravée par le jeu des immunités et de l'inviolabilité des documents et archives que les intimés refusent de lever,

- la levée de l'immunité permettra la reprise de l'information judiciaire, clôturée à ce stade par une ordonnance de non-lieu en date du 4 janvier 2021,

- la procédure pénale n'est pas dépourvue d'enjeux civils puisque la constitution de partie civile tend à obtenir réparation pour des faits n'entrant pas dans le champ de compétence de la commission de recours à savoir les faits relevant des qualifications pénales de provocation au suicide, non assistance à personne en danger et homicide involontaire,

- le juge d'instruction français était incompétent pour statuer sur la décision de refus de levée d'immunités ainsi qu'il l'a constaté lui-même dans son ordonnance de non-lieu et n'avait pas le pouvoir de saisir une juridiction qui serait compétente pour en connaître.

L'Agence, M. [R] et M. [U] répondent que :

- toute immunité de juridiction d'une organisation internationale et de ses membres prive le juge français de pouvoir juridictionnel et constitue une fin de non-recevoir au sens du code de procédure civile,

- leur immunité de juridiction fait obstacle à l'action de M. et Mme [L] à leur encontre puisqu'il n'existe aucune situation de déni de justice au sens de l'article 6 § 1 de la CESDH ni aucune contrariété à l'ordre public international,

- en effet, M. et Mme [L] ont eu accès pour trancher leurs demandes indemnitaires au seul juge compétent, la commission de recours de l'Agence qui les a jugées sous l'angle d'un accident du travail et de l'accusation de harcèlement moral, laquelle présente toutes les garanties du procès équitable au sens de l'article 6 § 1 de la CEDSH ainsi que l'a jugé la Cour européenne des droits de l'homme dans deux arrêts du 18 février 1999 (CEDH, Waite et Kennedy c/ Allemagne n° 26083/94 et Beer et [P] contre Allemagne, n° 28934/95),

- la Cour de cassation a statué dans le même sens au sujet de l'immunité de juridiction de l'Agence spatiale européenne (Soc., 26 octobre 2016, n° 15-20123) au titre de la conception française de l'ordre public international,

- les époux [L] qui ont déjà eu accès au tribunal compétent pour trancher leurs prétentions indemnitaires qui ne sont pas différentes de celles formées dans le cadre de l'action pénale, ont donc pleinement exercé leur droit d'accès à un tribunal au sens de l'article 6 § 1 de la CEDSH et ne sauraient faire valoir aucun droit à une action purement répressive destinée à satisfaire 'leurs attentes légitimes de justice et de vérité' comme ils le mentionnent dans leur assignation,

- le magistrat instructeur aux termes de son ordonnance de non-lieu a constaté que la commission de recours a garanti aux époux [L] leurs droits protégés par l'article 6 § 1 de la CESDH,

- en tout état de cause, les conditions qui président à la levée des immunités de juridiction ne sont pas remplies.

Le ministère public est d'avis que :

- l'immunité de juridiction a vocation à jouer en l'espèce, sans que le juge national ne soit compétent pour l'écarter, seuls le conseil de l'Agence et son directeur général étant compétents pour apprécier l'opportunité de lever l'immunité de juridiction,

- le représentant de la France n'a pas jugé nécessaire d'exercer un recours devant le tribunal arbitral,

- le droit d'accès à un tribunal des époux [L] a été respecté dès lors que la commission de recours a été saisie d'une action indemnitaire et s'est prononcée sur le harcèlement moral,

- en vertu de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, les limitations au droit d'accès au juge doivent poursuivre un but légitime et être un moyen proportionné de réalisation du but poursuivi,

- en l'espèce, M. et Mme [L] ont pu porter leurs contestations relatives à leurs droits de nature

civile devant la commission des recours indépendante de l'Agence laquelle a été saisie de tous les faits ayant résulté du décès de leur fils et obtenir intégralement satisfaction eu égard à leurs droits et obligations de caractère civil et ne font l'objet d'aucune accusation en matière pénale,

- en l'absence de démonstration d'un déni de justice, il convient de retenir l'immunité de juridiction de l'Agence et de ses membres et confirmer l'irrecevabilité de l'action.

La Convention portant création de l'Agence spatiale européenne prévoit que :

Article XV :

2. L'Agence, les membres de son personnel et les experts, ainsi que les représentants de ses Etats membres, jouissent de la capacité juridique, des privilèges et des immunités prévus à l'annexe 1.

Article XVII :

1. Tout différend entre deux ou plusieurs Etats membres, ou entre un et plusieurs Etats membres

et l'Agence, au sujet de l'interprétation ou de l'application de la présente Convention et de ses annexes, ainsi que tout différend visé à l'article XXVI de l'annexe I qui n'auront pas été réglés par l'entremise du Conseil sont soumis à l'arbitrage sur demande d'une des parties au différend.

L'annexe 1 de la Convention portant création de l'Agence spatiale européenne stipule :

Article IV :

1. L'Agence bénéficie de l'immunité de juridiction et d'exécution sauf :

a. dans la mesure où, par décision du Conseil, elle y renonce expressément dans un cas particulier ; le Conseil a le devoir de lever cette immunité dans tous les cas où son maintien est susceptible d'entraver l'action de la justice et où elle peut être levée sans porter atteinte aux intérêts de l'Agence ;

c. En cas d'exécution d'une sentence arbitrale rendue en application soit de l'article XXV, soit de l'article XXVI ;

Article XIV :

Les représentants des Etats membres jouissent, dans l'exercice de leurs fonctions et au cours de leurs voyages à destination ou en provenance du lieu des réunions, des privilèges et immunités suivants :

[']

b. immunité de juridiction, même après la fin de leur mission, pour les actes, y compris leurs paroles et écrits, accomplis par eux dans l'exercice de leurs fonctions.

Article XV :

Outre les privilèges et immunités prévus à l'article XVI, le Directeur général de l'Agence, ainsi que, pendant la vacance de son poste, la personne désignée pour agir en ses lieu et place, jouissent des privilèges et immunités reconnus aux agents diplomatiques de rang comparable.

Article XVI :

Les membres du personnel de l'Agence :

a. jouissent, même après qu'ils ont cessé d'être au service de l'Agence, de l'immunité de juridiction pour les actes, y compris leurs paroles et écrits, accomplis dans l'exercice de leurs fonctions.

(Article XVII : concerne l'immunité des experts.)

Article XXI :

1. Les privilèges et immunités prévus par la présente annexe ne sont pas accordés au Directeur général, aux membres du personnel et aux experts de l'Agence pour leur bénéfice personnel. Ils sont institués uniquement afin d'assurer, en toutes circonstances, le libre fonctionnement de l'Agence et la complète indépendance des personnes auxquelles ils sont accordés.

2. Le Directeur général a le devoir de lever toute immunité dans tous les cas où son maintien est susceptible d'entraver l'action de la justice et où elle peut être levée sans porter atteinte aux intérêts de l'Agence. A l'égard du Directeur général, le Conseil a compétence pour lever cette immunité.

Article XXVI :

Tout Etat membre peut saisir le tribunal d'arbitrage international visé à l'art. XVII de la Convention de tout différend:

(c) mettant en cause le Directeur général, un membre du personnel ou un expert de l'Agence et pour lequel l'intéressé peut se réclamer de l'immunité de juridiction conformément aux art. XV, XVI (a) ou XVII (a), si cette immunité n'est pas levée conformément à l'art. XXI. Dans les différends où l'immunité de juridiction est réclamée conformément aux art. XVI (a) ou XVII (a), la responsabilité de l'Agence est substituée, pour cet arbitrage, à celle des personnes visées auxdits articles.

Le titre VIII du Statut du personnel de l'Agence spatiale européenne traitant de litiges au sein de l'Agence prévoit en son article 33 :

33.1 Il est institué une Commission de recours indépendante de l'Agence qui connaît des litiges relatifs à toute décision explicite ou implicite prise par l'Agence et l'opposant à un membre du personnel en fonctions, un ancien membre du personnel ou ses ayants droit.

33.2 La Commission annule la décision qui fait l'objet du recours si elle est contraire à la Réglementation applicable au personnel, aux conditions d'engagement de l'intéressé ou à ses droits acquis, dès lors qu'elle porte atteinte à un intérêt personnel et direct du requérant.

33.3 La Commission de recours peut également condamner l'Agence à réparer tout dommage subi par le requérant à la suite de la décision visée au paragraphe 33.2.

(...)

33.5 La Commission de recours est également compétente dans le cas où un membre du personnel désire intenter une action en justice contre un autre membre du personnel et lorsque cette action a été empêchée par le refus du Directeur général de lever l'immunité de juridiction du membre du personnel en cause.

Aux termes de l'article 6 § 1 de la CESDH,

Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui

décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.

La Cour européenne des droits de l'homme considère que l'article 6 § 1 de la CESDH sous son volet civil est applicable à une plainte avec constitution de partie civile lorsque 'la procédure pénale est déterminante pour le droit civil à réparation revendiqué' et n'exclut cette application que 'dans le cas d'une action civile engagée uniquement à des fins punitives' ( CEDH, 9 avril 2018, Arnoldi c./ Italie, n°35637/04, 24 septembre 2019, Turgay et autres c. Turquie n° 37747/11, 16 mars 2021, « Hussein et autres c. Belgique », n° 45187).

Aux termes de l'article 13 de la CESDH,

Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles.

Les intimés se prévalent d'une fin de non-recevoir tirée de l'immunité de juridiction dont ils bénéficient pour voir déclarer irrecevable l'action intentée par les appelants sans examen au fond en arguant de la compatibilité de leur immunité de juridiction au droit européen et international au regard du recours effectif devant la commission dont ont bénéficié les appelants s'agissant de leur demande d'indemnisation consécutive au décès de leur fils alors que ceux-ci demandent à la juridiction française de statuer sur leur demande de levée des immunités, en faisant valoir l'absence de recours effectif contre la décision de refus de levée de l'immunité de juridiction, la Commission de Recours s'étant déclarée incompétente pour en connaître.

Les parties font porter le débat, d'une part, sur la CESDH telle qu'appliquée par la CEDH et, d'autre part, sur l'ordre public international tel que reconnu par la Cour de cassation en citant les arrêts suivants :

Dans l'arrêt Waite et Kennedy c/ Allemagne du 18 février 1999 (req. n° 26083/94) relatif à une affaire ayant opposé devant un tribunal du travail allemand deux agents d'une société britannique mis à la disposition de l'Agence spatiale européenne (ASE) et travaillant sur un site en Allemagne, et qui sollicitaient la reconnaissance du statut d'agents de cette organisation, la Cour européenne des droits de l'homme a jugé :

59. La Cour rappelle que le droit d'accès aux tribunaux, reconnu par l'article 6 § 1, n'est pas absolu : il se prête à des limitations implicitement admises car il commande de par sa nature même une réglementation par l'Etat. Les Etats contractants jouissent en la matière d'une certaine marge d'appréciation. Il appartient pourtant à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention ; elle doit se convaincre que les limitations mises en œuvre ne restreignent pas l'accès offert à l'individu d'une manière ou à un point tels que le droit s'en trouve atteint dans sa substance même. En outre, pareille limitation ne se concilie avec l'article 6 § 1 que si elle tend à un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

63. A l'instar de la Commission, la Cour observe que l'octroi de privilèges et immunités aux organisations internationales est un moyen indispensable au bon fonctionnement de celles-ci, sans ingérence unilatérale de tel ou tel gouvernement.

Le fait pour les Etats d'accorder généralement l'immunité de juridiction aux organisations internationales en vertu des instruments constitutifs de celles-ci ou d'accords additionnels constitue une pratique de longue date, destinée à assurer le bon fonctionnement de ces organisations. L'importance de cette pratique se trouve renforcée par la tendance à l'élargissement et à l'intensification de la coopération internationale qui se manifeste dans tous les domaines de la société contemporaine.

Dans ces conditions, la Cour estime que la règle de l'immunité de juridiction, que les tribunaux allemands ont appliquée à l'ASE, poursuit un but légitime.

64. Quant à la question de la proportionnalité, la Cour doit apprécier la limitation litigieuse apportée à l'article 6 à la lumière des circonstances particulières de l'espèce.

'67. De l'avis de la Cour, lorsque des Etats créent des organisations internationales pour coopérer dans certains domaines d'activité ou pour renforcer leur coopération, et qu'ils transfèrent des compétences à ces organisations et leur accordent des immunités, la protection des droits fondamentaux peut s'en trouver affectée. Toutefois, il serait contraire au but et à l'objet de la Convention que les Etats contractants soient ainsi exonérés de toute responsabilité au regard de la Convention dans le domaine d'activité concerné. Il y a lieu de rappeler que la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs. La remarque vaut en particulier pour le droit d'accès aux tribunaux, vu la place éminente que le droit à un procès équitable occupe dans une société démocratique.

68. Pour déterminer si l'immunité de l'ASE devant les juridictions allemandes est admissible au regard de la Convention, il importe, selon la Cour, d'examiner si les requérants disposaient d'autres voies raisonnables pour protéger efficacement leurs droits garantis par la Convention.'

69. La Convention de l'ASE et son annexe I prévoient expressément divers modes de règlement des litiges de droit privé, qu'il s'agisse de différends touchant son personnel ou d'autres litiges (paragraphes 31 à 40 ci-dessus).

Les requérants ayant fait valoir l'existence d'une relation de travail avec l'ASE, ils auraient pu et dû saisir la Commission de recours de l'organisation. Conformément à l'article 33 § 1 du Statut du personnel de l'ASE, la Commission de recours, « indépendante de l'Agence », « connaît des litiges relatifs à toute décision explicite ou implicite prise par l'Agence et l'opposant à un membre du personnel » (paragraphe 40 ci-dessus).

Quant à la notion de « membre du personnel », il appartenait à la Commission de recours de l'ASE, en vertu de l'article 33 § 6 du Statut du personnel, de se prononcer sur la question de sa juridiction et, dans ce contexte, de décider si la notion de « membre du personnel » s'appliquait en substance aux requérants.

73. Compte tenu de l'ensemble des circonstances, la Cour estime que les tribunaux allemands n'ont pas excédé leur marge d'appréciation en entérinant, par le jeu de l'article 20 § 2 de la loi sur l'organisation judiciaire, l'immunité de juridiction de l'ASE. Eu égard en particulier aux autres voies de droit qui s'offraient aux requérants, on ne saurait dire que les restrictions de l'accès aux juridictions allemandes pour régler le différend des intéressés avec l'ASE aient porté atteinte à la substance même de leur « droit à un tribunal » ou qu'elles aient été disproportionnées sous l'angle de l'article 6 § 1 de la Convention.

Elle a statué dans les mêmes termes dans l'arrêt Beer et [P] contre Allemagne, n° 28934/95 rendu le même jour et intéressant également des membres du personnel de l'Agence d'un litige relatif à leur relation de travail avec l'Agence.

Aux termes d'un arrêt du 26 octobre 2016 (Soc., 26 octobre 2016, n° 15-20123) intéressant l'Agence spatiale européenne dans le règlement d'un conflit de travail, la Cour de cassation a jugé :

' Qu'en l'état de ces constatations et énonciations, faisant apparaître que le personnel de l'Agence spatiale européenne, laquelle n'a pas adhéré à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, dispose, pour le règlement de ses conflits de travail, d'un recours de nature juridictionnelle comportant des garanties d'impartialité et d'équité, ce dont il se déduit que la procédure instituée par l'organisation internationale n'est pas contraire à la conception française de l'ordre public international, la cour d'appel, après avoir rappelé qu'il ne lui appartenait pas d'apprécier le bien-fondé des décisions de la commission de recours, a exactement décidé que cette organisation était fondée à revendiquer le bénéfice de son immunité de juridiction'.

Par ailleurs, dans un arrêt du 25 janvier 2005 (Soc. pourvoi n° 04-41.012) statuant dans un litige opposant une organisation internationale à un salarié, elle a jugé que :

'La Banque africaine de développement ne peut se prévaloir de l'immunité de juridiction dans le litige l'opposant au salarié qu'elle a licencié dès lors qu'à l'époque des faits elle n'avait pas institué en son sein un tribunal ayant compétence pour statuer sur des litiges de cette nature, l'impossibilité pour une partie d'accéder au juge chargé de se prononcer sur sa prétention et d'exercer un droit qui relève de l'ordre public international constituant un déni de justice fondant la compétence de la juridiction française lorsqu'il existe un rattachement avec la France'.

Il ressort des décisions précitées que l'immunité de juridiction, pour être compatible tant avec la CESDH qu'avec la conception française de l'ordre public international, doit prévoir un recours effectif devant une juridiction présentant la garantie d'indépendance pour connaître du litige opposant un membre de l'Agence ou ses ayants droit, avec celle-ci.

Les moyens de défense opposés par les intimés qui portent sur l'effectivité d'un recours devant la commission, ayant statué sur la demande indemnitaire formée par les appelants, sont inopérants dès lors qu'est en débat l'absence de recours effectif contre la décision de refus de levée de l'immunité opposé par l'Agence et son directeur général.

Le droit d'accès à un tribunal, reconnu par l'article 6 § 1 de la CESDH, n'est pas absolu et les limitations mises en œuvre, telles les immunités de juridictions ne doivent pas restreindre l'accès offert à l'individu d'une manière ou à un point tels que le droit s'en trouve atteint dans sa substance même.

L'immunité de juridiction de l'Agence et des membres de son personnel devant le tribunal judiciaire de Paris n'est admissible au regard de l'article 6 § 1 que si M. et Mme [L] disposaient d'une autre voie raisonnable pour contester le refus de levée des immunités de juridictions de l'agence et des membres de son personnel de nature à protéger efficacement leur droit garanti par cet article.

M. et Mme [L] invoquent à bon droit l'article 6 § 1 de la CESDH puisque la décision commune de refus de levée d'une immunité de juridiction des membres de l'Agence prises par le directeur général et le conseil de 1'Agence le 21 novembre 2015, qu'ils contestent devant le juge civil de droit commun, leur a été opposée à la suite de leurs requêtes effectuées consécutivement au refus opposé au juge d'instruction dans le cadre d'une information judiciaire ouverte sur leur plainte avec constitution de partie civile qui a un caractère indemnitaire de nature civile puisqu'elle tend à obtenir la réparation d'un préjudice pour des faits n'entrant pas dans le champ de compétence de la Commission de recours à savoir ceux relevant des qualifications pénales de provocation au suicide, omission de porter secours et homicide involontaire dont le juge d'instruction français a été saisi, lequel préjudice excède celui sur lequel la Commission de recours a statué en qualifiant le suicide de [D] [L] d'accident du travail, étant rappelé que la Commission de recours institué par le Règlement portant Statut du personnel de l'Agence ne connaît que des litiges relatifs à toute décision explicite ou implicite prise par l'Agence et l'opposant à un membre du personnel en fonctions, un ancien membre du personnel ou ses ayants droit.

La commission de recours prévue à l'article 33 du Statut du personnel de l'Agence s'est déclarée incompétente pour statuer sur leur demande de contestation du refus de levée des indemnités de juridiction, au visa du paragraphe 5 de cet article, aux motifs que :

- elle n'est pas compétente pour statuer sur la contestation du refus opposé par le Conseil de l'Agence de lever l'immunité du Directeur général laquelle relève d'une procédure dérogatoire dont il n'est pas fait mention à l'article 33.5,

- s'agissant de la contestation du refus du Directeur général de lever l'immunité d'un membre du personnel, le texte semble exclure les ayants droit et surtout ne permet de contester un refus que lorsque celui-ci empêche de saisir un juge, ce qui n'est pas le cas en l'espèce puisque les époux [L] ont obtenu l'ouverture d'une instruction, que leur demande tend donc à obtenir une mesure procédurale qui s'inscrit en réalité dans le cadre de la procédure judiciaire pénale en cours devant une juridiction française dans laquelle la Commission de recours ne saurait s'immiscer et qu'en tout état de cause, les époux [L] ont donc bien eu accès à un juge et ne sont pas dans la situation où ils auraient désiré intenter une action en justice contre des membres du personnel et en auraient été empêchés par le refus de lever l'immunité,

- il ne lui appartient pas de se prononcer sur des mesures de nature procédurale que seul le juge d'instruction français est compétent à considérer indispensable pour l'accomplissement de la tâche dont il est saisi.

Par ailleurs, seuls les Etats membres de l'organisation internationale que constitue l'Agence spatiale européenne ont le pouvoir de saisir le tribunal d'arbitrage international mentionné à l'article XVII de la convention pour mettre en cause le directeur général ou tout membre du personnel dans l'hypothèse ou l'immunité n'a pas été levée.

Alors que le procureur de la République dans son réquisitoire définitif requérait la constatation de l'immunité de juridiction accordée à l'Agence et que les parties civiles faisaient valoir que les immunités invoquées par l'Agence leur paraissaient engager la responsabilité de la France devant la CEDH pour violation du droit d'accès à un tribunal prévu à l'article 6 § 1 de la CESDH et demandaient au juge d'instruction de 's'affranchir' des immunités de juridiction invoquées par l'Agence et de procéder aux investigations utiles, au besoin de manière coercitive, ce dernier, dans

son ordonnance de non-lieu du 4 janvier 2021, a seulement jugé qu'il n'a pas été en mesure de s'affranchir des décisions de refus de levée d'immunité qui lui ont été opposées par l'Agence spatiale européenne et qui s'imposaient à lui au regard des règles internes et de droit national applicables, sans statuer sur le bien fondé d'une demande de mainlevée.

Il se déduit des articles XXI et XXVI de l'annexe 1 de la Convention portant création de l'Agence spatiale européenne précités l'absence de recours du membre de l'Agence ou de ses ayants droit contre une décision de refus de levée d'immunité de juridiction prise par le directeur de l'Agence ou le conseil de l'Agence.

D'ailleurs, la commission a statué en ce sens en se déclarant incompétente.

Cette absence de recours effectif devant une juridiction présentant les garanties d'indépendance est contraire à l'article 6 £ 1 de la CESDH et à l'ordre public international.

Dès lors, à défaut de recours effectif contre les décisions de refus de levée de l'immunité de juridiction qui ont été notifiées aux appelants, la fin de non recevoir tirée de l'immunité de juridiction opposée par les intimés devant le tribunal judiciaire de Paris est mal fondée et doit être rejetée.

M. et Mme [L] doivent être déboutés de leur demande d'évocation du litige qui n'a pas de base légale.

Sur les dépens et les frais irrépétibles

Les dispositions relatives aux dépens et aux frais de procédure de première instance sont infirmées.

Les dépens de première instance et d'appel doivent incomber à l'Agence spatiale européenne, M. [R] et M. [U] in solidum.

PAR CES MOTIFS :

La cour,

Infirme le jugement en toutes ses dispositions,

Statuant à nouveau,

Rejette la fin de non-recevoir tirée de l'immunité de juridiction,

Rejette la demande d'évocation,

Renvoie l'affaire devant le tribunal judiciaire de Paris et le juge de la mise en état dudit tribunal,

Condamne l'Agence spatiale européenne, M. [Z] [R] et M. [X] [U] aux dépens.

LA GREFFIERE LA PRESIDENTE