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Décisions

CA Nancy, 2e ch., 18 janvier 2024, n° 23/01500

NANCY

Arrêt

Autre

CA Nancy n° 23/01500

18 janvier 2024

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

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COUR D'APPEL DE NANCY

DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE

ARRÊT N° /24 DU 18 JANVIER 2024

Numéro d'inscription au répertoire général :

N° RG 23/01500 - N° Portalis DBVR-V-B7H-FGRF

Décision déférée à la cour :

Décision de la Commission d'Indemnisation des Victimes d'Infractions - tribunal judiciaire D'EPINAL - R.G. n° 21/00486, en date du 22 mai 2023

APPELANTE :

Le FONDS DE GARANTIE DES VICTIMES DES ACTES DE TERRORISME ET D'AUTRES INFRACTIONS

ayant son siège [Adresse 4]

Représentée par Me Bertrand GASSE de la SCP GASSE CARNEL GASSE TAESCH, avocat au barreau de NANCY

INTIMÉE :

Madame [R] [G],

née le [Date naissance 3] 1995 à [Localité 5] (54) domiciliée [Adresse 1]

en son nom personnel et au nom de sa fille mineure, intervenante volontaire, [O] [X] [G], née le [Date naissance 2] 2020 à [Localité 10] (88), domiciliée chez sa mère, [Adresse 1] à [Localité 7].

Représenté par Me Rémi STEPHAN de la SELARL WELZER, avocat au barreau d'EPINAL substitué par Me Aurore SUDOL, avocat au barrreau d'EPINAL, avocat plaidant.

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 786 et 907 du Code de Procédure Civile, l'affaire a été débattue le 07 Décembre 2023, en chambre du conseil, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Monsieur Francis MARTIN, président chargé du rapport, et Madame Fabienne GIRARDOT, conseiller.

Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :

Monsieur Francis MARTIN, président de chambre,

Madame Nathalie ABEL, conseiller,

Madame Fabienne GIRARDOT, conseiller,

Greffier, lors des débats : Madame Christelle CLABAUX- DUWIQUET .

A l'issue des débats, le président a annoncé que la décision serait rendue par mise à disposition au greffe le 18 Janvier 2024, en application du deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile ;

ARRÊT : contradictoire, rendu par mise à disposition au greffe le 18 Janvier 2024, par Madame Christelle CLABAUX-DUWIQUET, greffier, conformément à l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile ;

signé par Monsieur Francis MARTIN, président de chambre, et par Madame Christelle CLABAUX-DUWIQUET, greffier ;

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Copie exécutoire délivrée le à

Copie délivrée le à

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EXPOSE DU LITIGE

M. [Y] [V], compagnon de Mme [R] [G], est décédé au Québec le 21 janvier 2020 lors d'une randonnée en motoneige, encadrée par un guide professionnel. Mme [G] a donné naissance à leur fille [O] le 16 juillet 2020.

Par requête reçue le 18 mars 2021, Mme [R] [G] a saisi la Commission d'indemnisation des victimes d'infractions du tribunal judiciaire d'Epinal en son nom et au nom de sa fille mineure, [O] [G].

Mme [G] a demandé à la Commission d'indemnisation des victimes d'infractions du tribunal judiciaire d'Epinal de lui allouer, en son nom personnel, la somme de 40 000 euros au titre de son préjudice d'affection et la somme de 573 648 euros au titre de son préjudice économique, de lui allouer, en sa qualité de représentante légale de sa fille mineure, la somme de 40 000 euros au titre de son préjudice d'affection et la somme de 127 760 euros au titre de son préjudice économique et de lui allouer, en son nom personnel et en sa qualité de représentante légale de sa fille mineure, la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions a demandé à la Commission d'indemnisation des victimes d'infractions du tribunal judiciaire d'Epinal de déclarer les demandes de Mme [G] irrecevables en l'absence de preuve de l'existence d'une infraction pénale à l'origine du décès de M. [V].

Le ministère public s'en est rapporté aux observations du Fonds de garantie.

Par décision en date du 22 mai 2023, la Commission d'indemnisation des victimes d'infractions du tribunal judiciaire d'Epinal a :

- alloué une indemnité de 30 000 euros (trente mille euros) à Mme [G], au titre de son préjudice d'affection,

- alloué une indemnité de 30 000 euros (trente mille euros) à Mme [G], ès qualités de représentante légale de sa fille [O] [G], au titre du préjudice d'affection subi par l'enfant,

- alloué une indemnité de 482 069 euros (quatre cent quatre vingt deux mille soixante neuf euros) à Mme [G], au titre de son préjudice économique,

- alloué une indemnité de 65 729 euros (soixante cinq mille sept cent vingt neuf euros) à Mme [G], ès qualités de représentante légale de sa fille [O] [G], au titre du préjudice économique subi par l'enfant,

- alloué une indemnité de 1 000 euros (mille euros) à Mme [G] en son nom personnel et en sa qualité de représentante légale de sa fille mineure [O], au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- dit que ces sommes seront versées par le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions, dans le délai d'un mois à compter de la notification de la présente décision, conformément aux articles 706-9 dernier alinéa et R50-24 du code de procédure pénale,

- rappelé que les frais exposés devant la Commission d'indemnisation des victimes d'infractions sont à la charge du Trésor public en application des dispositions des articles R91 et R92 (15°) du code de procédure pénale.

Cette décision a été notifiée aux parties par lettre recommandée du 13 juin 2023.

Par déclaration au greffe en date du 11 juillet 2023, le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions (ci-après 'le Fonds de garantie') a interjeté appel en sollicitant l'infirmation du jugement rendu le 22 mai 2023 en toutes ses dispositions.

Par conclusions déposées le 21 septembre 2023, le Fonds de garantie demande à la cour de :

- infirmer la décision rendue par la CIVI du tribunal judiciaire d'Epinal en date du 22 mai 2023,

- dire irrecevable l'action engagée par Mme [G] tant pour elle-même qu'ès qualités de représentante légale de sa fille [O] [G],

- en conséquence, l'en débouter,

- dire que les dépens incomberont à l'Etat Français.

A l'appui de son appel, le Fonds de garantie expose notamment :

- que la preuve n'est pas rapportée qu'une infraction pénale a été commise dans cette affaire,

- que le rapport établi par le bureau du coroner du Québec ne met en évidence aucune maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement, de sorte que l'infraction d'homicide involontaire ne peut être caractérisée,

- que les faits ont un caractère accidentel, cas fortuit, ne pouvant engager que la responsabilité civile de l'organisateur de la sortie, lequel est assuré,

- que par décision du 29 juin 2023, la CIVI du tribunal judiciaire de Paris a déclaré irrecevable la demande des ayants droit d'une autre personne décédée dans cet accident de motoneige du 21 janvier 2020, faute d'infraction pénale.

Par conclusions déposées le 18 octobre 2023, Mme [G] demande à la cour de :

- confirmer la décision dont appel en toutes ses dispositions.

Y ajoutant,

- allouer à Mme [G] en son nom personnel et en sa qualité de représentante légale de [O] [G] une somme de 2 000 euros de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner l'appelant aux entiers dépens.

Mme [R] [G] fait valoir notamment :

- que le jour de l'accident, bien qu'accompagnant des touristes non formés, le guide professionnel a fait le choix d'un raccourci dans un secteur qu'il ne connaissait pas et qui était un secteur à risque, où les glaces sont instables,

- que ces imprudences et négligences du guide constituent une faute caractérisée et l'infraction d'homicide involontaire apparaît elle-même caractérisée.

MOTIFS DE LA DECISION

Sur la recevabilité de l'action de Mme [R] [G]

Pour obtenir réparation de son dommage de la part du Fonds de garantie, la victime requérante doit, notamment, prouver qu'elle a subi un préjudice résultant de faits volontaires ou non qui présentent le caractère matériel d'une infraction.

Mme [R] [G] soutient que son compagnon, [Y] [V], est décédé à cause des imprudences et négligences du guide qui encadrait la randonnée en motoneige et qui a commis des fautes caractérisées constitutives du délit d'homicide involontaire.

L'article 121-3 alinéas 3 et 4 du code pénal dispose :

'Il y a délit, lorsque la loi le prévoit, en cas de faute d'imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, s'il est établi que l'auteur des faits n'a pas accompli les diligences normales compte tenu, le cas échéant, de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait.

Dans le cas prévu par l'alinéa qui précède, les personnes physiques qui n'ont pas causé directement le dommage, mais qui ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ou qui n'ont pas pris les mesures permettant de l'éviter, sont responsables pénalement s'il est établi qu'elles ont, soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d'une particulière gravité qu'elles ne pouvaient ignorer'.

En application de ces dispositions, Mme [R] [G] n'est fondée à soutenir que le guide a commis le délit d'homicide involontaire que si elle établit à son encontre qu'il a soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d'une particulière gravité qu'il ne pouvait ignorer.

Nul n'invoque en l'occurrence la violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, de sorte que c'est la preuve d'une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d'une particulière gravité que son auteur ne pouvait ignorer qui doit être rapportée.

Pour ce faire, Mme [R] [G] se prévaut des informations contenues dans le rapport d'investigation du coroner du Québec, autorité étatique indépendante, produit aux débats.

Il résulte de ce rapport d'enquête que :

- [Y] [V], âgé de 25 ans, devait effectuer une randonnée en motoneige du 20 au 24 janvier 2020, avec sept autres ressortissants français, cette randonnée étant encadrée par un guide professionnel,

- le 21 janvier 2020, après que les motoneigistes ont fait une halte à [Localité 6] pour faire le plein d'essence des motoneiges afin de rejoindre [Localité 11] où ils devaient passer la nuit, le guide a suivi dans un premier temps le chemin balisé qui longeait les berges du lac [Localité 9], puis il a décidé de quitter ce chemin afin de couper au court en passant directement par le lac [Localité 9],

- les motoneigistes suivaient leur guide en file indienne lorsqu'un trou s'est formé dans la glace et dans lequel ont sombré les cinq premiers motoneigistes qui suivaient le guide, le guide a lui-même disparu en partant à leur recherche, seuls les trois derniers motoneigistes de la file ont survécu (bien que deux d'entre eux soient également tombés dans l'eau),

- selon les informations recueillies par les policiers, le guide était expérimenté et détenait toutes les formations nécessaires pour mener le groupe à bon port,

- suivant les propos que le guide a tenus avec les personnes rencontrées sur son chemin, il est possible de conclure que le raccourci qu'il a décidé de prendre ne lui était pas familier,

- lorsque le groupe s'est aventuré sur les glaces du lac [Localité 9], les conditions météo et la visibilité étaient bonnes,

- le secteur vers où le guide a entraîné le groupe était à risque, car 'les courants forts de la rivière Grande Décharge combinés aux conditions climatiques contribuent à rendre les glace très friables à certains endroits sans que cela puisse être perceptible',

- il n'y avait aucune signalisation permettant de connaître le danger auquel s'exposait le groupe en quittant le sentier balisé à l'endroit auquel il l'a fait ; en outre, selon les informations recueillies par les policiers, des traces de motoneiges quittant le sentier à l'intersection en direction du lac étaient déjà visibles avant le passage de ce groupe, ce qui a très certainement pu contribuer à créer un faux sentiment de sécurité tant chez le guide que chez les touristes qui le suivaient.

Il apparaît ainsi que le guide professionnel a commis une faute d'imprudence en quittant le sentier balisé et en s'élançant sur les eaux gelées du lac [Localité 9] avec des motoneigistes peu expérimentés, alors qu'il ne connaissait manifestement pas suffisamment les lieux pour faire une juste appréciation des risques qu'il prenait.

Toutefois, cette faute ne peut être qualifiée de 'faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d'une particulière gravité que son auteur ne pouvait ignorer'. En effet, rien ne permet d'affirmer que le guide ne pouvait ignorer le risque d'une particulière gravité qu'il faisait encourir aux motoneigistes qu'il encadrait. Au contraire, l'absence de toute signalisation du danger au croisement auquel aboutissait le chemin balisé fait écrire au coroner que le guide a 'très certainement' pu ressentir 'un faux sentiment de sécurité' (le coroner préconise d'ailleurs la mise en place d'une signalisation pour interdire à cet endroit de quitter le sentier balisé). En outre, la pré-existence de traces de motoneiges quittant le sentier balisé à cette intersection en direction du lac n'a pu que conforter le guide dans la fausse appréciation qu'il a faite sur le danger encouru. Enfin, le guide avait fait part à des tiers locaux de son projet de quitter le sentier balisé et de traverser le lac gelé pour rejoindre [Localité 8], notamment à la caissière de la station-service de [Localité 12] où le groupe avait fait le plein d'essence à 15h30 et à d'autres personnes rencontrées en chemin ('il s'est également entretenu avec quelques personnes sur sa route et leur aurait mentionné son intention de prendre un raccourci à partir du secteur de [Localité 12]' rapporte le coroner) sans qu'il soit mentionné que ces personnes l'aient jamais dissuadé de prendre un tel raccourci.

Par conséquent, la preuve n'est pas rapportée que les circonstances tragiques dans lesquelles [Y] [V] a trouvé la mort permettent de caractériser le délit d'homicide involontaire. Il y a donc lieu de déclarer irrecevables les demandes de Mme [R] [G] et d'infirmer la décision de la CIVI du tribunal judiciaire d'Epinal.

Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile

Mme [R] [G], échouant à justifier de la recevabilité de ses demandes, ne pourra qu'être déboutée de sa prétention sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile. La décision de la CIVI sera également infirmée sur ce point.

PAR CES MOTIFS

LA COUR, statuant en chambre du conseil, par arrêt contradictoire en dernier ressort prononcé par mise à disposition au greffe, conformément aux dispositions de l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile,

DECLARE l'appel recevable,

INFIRME la décision déférée en toutes ses dispositions et, statuant à nouveau,

DECLARE irrecevables les demandes d'indemnisation formées par Mme [R] [G] tant pour elle-même que pour sa fille mineure [O] [G],

DEBOUTE Mme [R] [G] de sa demande sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

LAISSE les dépens à la charge du Trésor public.

Le présent arrêt a été signé par Monsieur Francis MARTIN, président de chambre à la cour d'appel de NANCY, et par Madame Christelle CLABAUX-DUWIQUET, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

LE GREFFIER, LE PRÉSIDENT,

Minute en sept pages.