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Décisions

CA Caen, 3e ch. civ., 18 janvier 2024, n° 22/03044

CAEN

Arrêt

Autre

CA Caen n° 22/03044

18 janvier 2024

AFFAIRE : N° RG 22/03044 - N° Portalis DBVC-V-B7G-HDRT

ARRET N°

CP

ORIGINE : Décision du tj hors jaf, jex, jld, j. expro, jcp d'Alençon du 21 octobre 2022

RG n° 21/00223

COUR D'APPEL DE CAEN

TROISIEME CHAMBRE CIVILE

ARRET DU 18 JANVIER 2024

APPELANT :

Monsieur [H] [V] - [B]

né le [Date naissance 3] 1994 à [Localité 8]

[Adresse 7]

[Localité 5]

représenté et assisté de Me Stéphanie LELONG, avocat au barreau d'ALENCON

INTIME :

Monsieur [K] [B]

né le [Date naissance 4] 1970 à [Localité 6]

[Adresse 2]

[Localité 5]

représenté par Me Marie-Françoise BRODIN, avocat au barreau d'ARGENTAN, et assisté de Me Nicolas DIRICKX, avocat au barreau de LAVAL

PARTIE JOINTE :

Vu la communication de la procédure au Ministère Public en vertu des articles 424 et suivants du code de procédure civile qui a fait connaître son avis le 27/06/2023

COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :

M. GARET, Président de chambre,

Mme DE CROUZET, Conseiller,

Madame LOUGUET, Conseiller,

DEBATS : A l'audience du 30 novembre 2023 prise en chambre du conseil

GREFFIERE : Mme FLEURY

ARRET prononcé publiquement par mise à disposition au greffe le 18 janvier 2024 et signé par M. GARET, président, et Mme FLEURY, greffier

FAITS ET PROCEDURE

Par jugement du 6 mai 2019, le tribunal de grande instance d'Alençon a prononcé l'adoption simple de M. [H] [V] par M. [K] [B], et dit que l'adopté s'appellerait désormais [H] [B].

Par acte du 16 mars 2021, l'adopté a fait assigner l'adoptant devant le tribunal judiciaire d'Alençon aux fins de révocation de l'adoption avec toutes conséquences de droit.

Par jugement du 21 octobre 2022, le tribunal a débouté M. [H] [B] de l'ensemble de ses demandes, dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, et a condamné le demandeur aux dépens.

Par déclaration reçue au greffe de la cour le 4 décembre 2022, M. [H] [B] a interjeté appel de cette décision.

L'appelant a notifié ses dernières conclusions le 13 novembre 2023, l'intimé les siennes le 20 octobre 2023.

Quant au ministère public, il a fait connaître son avis le 27 juin 2023.

La clôture a été prononcée par ordonnance du 15 novembre 2023.

MOYENS ET PRETENTIONS DES PARTIES

M. [H] [K] demande à la cour de :

- infirmer le jugement en toutes ses dispositions';

Statuant à nouveau,

- révoquer avec toutes conséquences de droit l'adoption simple par M. [K] [B] de M. [H] [B], né le [Date naissance 3] 1994 à [Localité 8], demeurant [Adresse 1], prononcée par jugement du tribunal d'Alençon le 6 mai 2019';

- dire que M. [H] [B] reprendra son nom de famille initial,soit [V]';

- ordonner la mention de la décision à intervenir sur les registres de l'état civil de la mairie de [Localité 8]';

- condamner M. [K] [B] au paiement d'une somme de 2.500 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens.

Au contraire, M. [K] [B] demande à la cour de :

- confirmer le jugement en toutes ses dispositions';

Y ajoutant,

- condamner M. [H] [B] au paiement d'une somme de 4.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile';

- condamner le même aux entiers dépens.

Quant au parquet général, il requiert la confirmation de la décision déférée.

En application de l'article 455 du code de procédure civile, la cour se réfère, pour un plus ample exposé des prétentions et des moyens des parties, à leurs dernières conclusions susvisées.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Sur la demande de révocation de l'adoption simple :

Au soutien de sa demande de révocation de son adoption par [K] [B], [H] [B] fait essentiellement valoir que l'adoptant adopte envers lui un comportement malsain et pervers, totalement incompatible avec la relation filiale qu'implique une adoption.

[H] [B] reproche en particulier à [K] [B] de l'avoir manipulé et d'avoir exercé sur lui une pression pour qu'il accepte de se masturber devant lui ou avec lui, et expose avoir déposé plainte contre celui-ci pour harcèlement et gestes déplacés.

Il ajoute qu'en dépit de cette plainte, [K] [B], qui ne supporte pas cet éloignement de la part de son adopté, a continué à se montrer harcelant, insultant voire menaçant envers lui et sa compagne, étant même entré en contact avec son employeur pour le dénigrer auprès de celui-ci et l'accuser à tort de vols.

Dès lors, [H] [B] considère qu'un tel comportement de la part de [K] [B] constitue un motif grave, au sens de l'article 370 du code civil, justifiant la révocation de l'adoption, laquelle est devenue pour lui une source de souffrance.

Au contraire et afin de s'y opposer, [K] [B], sans contester la nature des relations qu'il entretient depuis des années avec [H] [B], rappelle qu'elles pré-existaient à l'adoption, et par ailleurs qu'elles ne sont pas incompatibles avec une relation filiale.

Au demeurant, [K] [B] conteste toute pression et manipulation de sa part, rappelant d'ailleurs que les deux plaintes déposées par [H] [B] à son encontre ont été classées sans suite en l'absence d'infraction pénale.

En tout état de cause, il estime que les difficultés relationnelles qui existent aujourd'hui entre l'adoptant et l'adopté ne justifient pas de remettre en cause le lien de filiation ainsi créé entre eux, alors que l'adopté et l'adoptant continuent à se témoigner mutuellement un attachement et une complicité réciproques, [K] [B] reprochant en réalité à la compagne de [H] [B] d'être à l'origine de cette rupture.

S'agissant du message qu'il a adressé à l'employeur de [H] [B], [K] [B] le justifie par l'exercice d'une forme de «'droit de réponse'» pour rétablir la vérité, alors en effet que [H] [B] s'était permis de raconter à ses collègues de travail des faits manifestement contraires à la réalité.

Enfin, en dépit de l'ingratitude qu'il reproche à celui qu'il continue néanmoins à considérer comme son fils, [K] [B] s'oppose à la révocation de cette adoption, rappelant qu'elle a été prononcée entre deux personnes adultes et consentantes.

Sur ce, la cour s'interroge d'abord, au vu des éléments du dossier, sur le sens que les deux parties concernées ont entendu donner à cette adoption, certes prononcée entre deux adultes consentants et validée par une décision de justice, en l'occurrence le jugement du 6 mai 2019.

En effet, il convient de rappeler que l'adoption tend à l'établissement d'un lien de filiation, même si celui-ci, s'agissant d'une adoption simple, s'ajoute à la filiation d'origine sans la remplacer.

Ainsi, l'adoption a pour effet de créer un véritable rapport filial entre l'adoptant et l'adopté, avec toutes les conséquences qui en découlent, notamment :

- le respect dû par l'adopté à l'adoptant (article 371 du code civil),

- la prohibition du mariage entre l'adoptant et l'adopté (article 361),

- l'autorité parentale, du moins quand l'adopté est mineur,

- l'obligation alimentaire réciproque (article 364),

- enfin, la vocation successorale, dans les limites des articles 365 et 366.

A contrario, l'adoption n'a pas vocation à créer des liens juridiques entre deux concubins, ni entre deux personnes qui entretiennent des relations, même consenties, par nature incompatible avec un rapport de filiation, puisqu'elles tendent alors à devenir incestueuses.

Tel est pourtant le cas, ou du moins tel a été le cas, entre les deux parties qui évoquent en effet, dans plusieurs messages qu'ils se sont adressés mutuellement au cours des dernières années, des scènes de masturbation commune (cf la pièce n° 7 de l'appelant et la pièce n° 1 de l'intimé).

L'un comme l'autre le reconnaissent d'ailleurs, qui confirment l'ancienneté de ces relations, préexistantes même au jugement d'adoption.

De telles relations sont manifestement contraires à l'institution que constitue l'adoption, peu important qu'elles ne tombent pas sous le coup de la loi pénale.

Pour autant, aucune conséquence ne peut en être tirée, puisque [H] [B] n'agit pas en annulation de l'adoption, mais en révocation de celle-ci.

A cet égard, l'article 368 du code civil prévoit que l'adoption peut être révoquée, à la demande de l'adopté majeur ou de l'adoptant, 's'il est justifié de motifs graves'.

En l'espèce, il résulte des différents éléments du dossier :

- que les relations entre l'adoptant et l'adopté se sont dégradées depuis que le second a rencontré une compagne, Mme [P] [R], avec laquelle [K] [B] s'est naturellement trouvé en concurrence dans ses relations avec [H] [B], dans la mesure où celle-ci refusait de se prêter à ce qu'elle décrit comme un 'couple à trois' (cf la pièce n° 5 de l'appelant);

- que [K] [B], qui ne parvenait plus à fréquenter [H] [B] autant qu'il l'aurait souhaité, n'a alors eu de cesse de lui adresser des messages (courriels, lettres, réseaux sociaux), ainsi qu'à Mme [R], dans lesquels il multiplie les reproches, les récriminations, le chantage affectif voire les insultes contre celui et celle qu'il accuse de l'avoir abandonné (cf les pièces n° 6, 7, 10, 12, 13 et 14 de l'appelant); qu'au vu de la teneur de ces messages comme de leur nombre, ils relèvent d'un véritable harcèlement moral de la part de l'adoptant;

- que [K] [B] s'est également cru autorisé à écrire à l'employeur de [H] [B], par un courriel du 17 avril 2021 (cf la pièce n° 23 de l'intimé), non seulement pour lui raconter sa propre version des difficultés qu'il rencontrait avec celui-ci, mais également pour l'informer d'une prétendue 'magouille' ourdie par le salarié qui, selon le délateur, procédait à des facturations frauduleuses, au préjudice de son employeur, pour faire profiter ses amis de tarifs préférentiels indus et se partager avec eux la différence de prix ; si [K] [B] peut à la rigueur se prévaloir, pour la première partie de son message, de ce qu'il appelle un 'droit de réponse' face à la version des faits tels que [H] [B] les avait rapportés à ses collègues, en revanche la seconde partie de son message relève d'une véritable intention de nuire, [K] [B] se permettant en effet de qualifier son fils adoptif, auprès de l'employeur de celui-ci, de 'quelqu'un qui n'a plus rien de respectable', de 'menteur pathologique' ou encore de 'manipulateur de haut vol', invitant même l'employeur à s'en 'méfier'.

Assurément, un tel comportement, qui relève pour le moins d'une grande animosité de la part de l'adoptant vis-à-vis de l'adopté, n'est pas compatible avec la relation normalement attendue d'un père envers son fils.

En conséquence et contrairement à l'appréciation des premiers juges, la cour considère qu'il s'agit là de motifs graves qui, survenus depuis le prononcé de l'adoption, justifient sa révocation afin de mettre un terme à une filiation devenue nocive pour l'adoptant comme pour l'adopté, et par ailleurs construite sur un artifice, qui a finalement montré toutes ses limites, issu d'un détournement de la loi.

La décision déférée sera donc infirmée en ce qu'elle a débouté [H] [B] de sa demande de révocation de son adoption par [K] [B].

Elle sera également infirmée en ce qu'elle l'a débouté de sa demande de reprendre son nom de famille initial, soit [V], aucune circonstance ne justifiant en l'espèce que l'intéressé, désormais délié de sa filiation adoptive, soit tenu de conserver le nom de l'adoptant, alors en effet qu'en application de l'article 369-1 du code civil, la révocation fait cesser pour l'avenir tous les effets de l'adoption, à l'exception seulement de l'éventuelle modification des prénoms.

Enfin, la nature du litige justifie que chacune des parties conserve la charge de ses propres frais irrépétibles ainsi que de ses dépens de première instance et d'appel.

PAR CES MOTIFS,

La cour,

Statuant contradictoirement et en dernier ressort :

- infirme le jugement en toutes ses dispositions;

- statuant à nouveau et y ajoutant :

* ordonne la révocation de l'adoption simple prononcée par jugement du tribunal de grande instance d'Alençon en date du 6 mai 2019 de M. [H] [X] [V], né le [Date naissance 3] 1994 à [Localité 8] (Eure-et-Loir), par M. [K] [B], né le [Date naissance 4] 1970 à [Localité 6] (Puy-de-Dôme);

* ordonne que l'ex-adopté reprendra son nom de famille initial, soit [V];

* ordonne la transcription de la présente décision sur les registres de l'état civil de la mairie de [Localité 8] qui, à cette fin, se verra transmettre par les soins du greffe une copie du dispositif seulement du présent arrêt et ce, conformément aux dispositions de l'article 1056 dernier alinéa du code de procédure civile;

* déboute les parties de toutes autres demandes, y compris de leurs demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile;

* laisse à chaque partie la charge définitive de ses propres dépens de première instance et d'appel.

LA GREFFIERE LE PRÉSIDENT

Estelle FLEURY Dominique GARET