Livv
Décisions

CA Rennes, 9e ch. securite soc., 14 février 2024, n° 22/01890

RENNES

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Défendeur :

Urssaf de Bretagne

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Serrin

Conseillers :

Mme Morillon-Demay, M. Ballereau

Avocat :

Me Hébert

TASS Rennes, du 25 janv. 2018, n° 213009…

25 janvier 2018

EXPOSÉ DU LITIGE

A l'issue d'un contrôle de l'application des législations de sécurité sociale, d'assurance chômage et de garantie des salaires 'AGS', réalisé par l'Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et allocations familiales Bretagne (l'URSSAF), il a été notifié à la SAS « [4] » (la société) une lettre d'observations.

Dans ce cadre, l'inspecteur a également opéré un contrôle de l'application de la législation sociale concernant les infractions aux interdictions de travail dissimulé, sur la période allant du 1er janvier 2010 au 31 octobre 2012 et lui a notifié une seconde lettre d'observations du 20 février 2013, d'un montant total de 184 494 euros pour :

- travail dissimulé avec verbalisation - dissimulation d'emploi salarié : assiette réelle (chef n°1 d'un montant de 45 638 euros) ;

- annulation des réductions suite au constat de travail dissimulé (chef n° 2 d'un montant de 138 856 euros).

Par jugement du 25 janvier 2018 auquel la cour entend expressément se référer pour l'exposé du surplus des faits et de la procédure antérieure, le tribunal des affaires de sécurité sociale d'Ille-et-Vilaine a :

- débouté la société de son recours, de ses demandes et prétentions,

- condamné la société à payer à l'URSSAF la somme de 211 189 euros sans préjudice des majorations de retard complémentaires,

- dit n'y avoir lieu à faire application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

- ordonné l'exécution provisoire de la décision.

Le 12 février 2018, la société a interjeté appel de cette décision qui lui a été notifiée le 5 février 2018.

Par arrêt du 30 juin 2020, cette cour a confirmé le jugement et y ajoutant, condamné la société à verser à l'URSSAF une indemnité de 1 500 euros en cause d'appel.

Par arrêt du 17 février 2022, la Cour de cassation a cassé et annulé cet arrêt dans toutes ses dispositions et a renvoyé les parties devant la cour d'appel de Rennes autrement composée.

Par communication électronique du 17 mars 2022, la société a saisi la cour de renvoi.

Par ses écritures parvenues au greffe le 2 mai 2022 auxquelles s'est référé et qu'a développées son conseil à l'audience, la société demande à la cour :

- d'infirmer le jugement ;

- d'annuler la décision implicite de rejet de la commission de recours amiable ;

- d'annuler la décision de la commission de recours amiable du 12 décembre 2013 ;

- d'annuler le redressement notifié ;

- de condamner l'URSSAF à lui verser une indemnité de 3 000 euros par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

Par ses écritures parvenues au greffe le 11 janvier 2023 auxquelles s'est référée et qu'a développées sa représentante à l'audience, l'URSSAF demande à la cour de :

- confirmer le jugement du 25 janvier 2018 rendu par le tribunal des affaires de sécurité sociale de Rennes dans toutes ses dispositions ;

- dire que la société est redevable de la somme de 201'649 euros (solde du redressement) sans préjudice des majorations de retard ;

- condamner la société au paiement de la somme supplémentaire de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- débouter la société de l'ensemble de ses demandes et prétentions.

Pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, la cour, conformément à l'article 455 du code de procédure civile, renvoie aux conclusions susvisées.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Au soutien de sa demande d'infirmation de la décision entreprise, la société fait valoir qu'en jugeant que M. [R], inscrit au registre des agents commerciaux, était lié à la société par un contrat de travail salarié aux motifs que le contrat de prestations de services conclu entre eux ne correspondait pas aux fonctions d'un agent commercial, que M. [R] était dans une dépendance économique à l'égard de la société qui lui versait une rémunération forfaitaire, qu'il participait aux réunions de la société sur sa stratégie commerciale et les points d'activité et qu'enfin ses missions avaient été ultérieurement confiées à un salarié de l'entreprise embauché à cet effet, sans qu'aucune de ces constatations ne permettent de révéler l'exercice par la société d'un pouvoir de direction de contrôle ou de sanction à son endroit, le jugement qui n'a pas même relevé l'intégration de l'activité dans un service organisé, a statué par des motifs impropres à caractériser l'existence d'un lien de subordination juridique entre les contractants et a violé les articles L. 242-1 et L. 311-2 du code de la sécurité sociale.

Elle ajoute que lorsqu'il n'est pas possible de retrouver la trace évidente de l'exercice, par l'employeur, de ses pouvoirs de direction, de contrôle et de sanction, il est encore admis de déduire leur existence des conditions dans lesquelles les tâches dévolues au travailleur sont en réalité exécutées.

C'est ainsi que conformément au second principe énoncé par la chambre sociale de la Cour de cassation le «travail au sein d'un service organisé» demeure un indice de l'existence d'un lien de subordination.

A cet égard, l'accomplissement d'un travail selon des horaires préétablis par le donneur d'ordres, sur le lieu de l'entreprise, au moyen du matériel qu'elle fournit, avec interdiction de développer une clientèle propre, constitue autant d'éléments révélateurs de l'existence d'un travail au sein d'un service organisé.

Ils caractérisent surtout les indices de l'existence d'un lien de subordination juridique dès lors qu'ils révèlent l'emprise, caractéristique d'un travail salarié, exercée par l'entreprise sur le travail effectué par le prestataire.

C'est ce qui ressort par exemple du contentieux topique des travailleurs de plate-forme où, dans chaque affaire, la Cour de cassation a pris soin de motiver ses arrêts en relevant les éléments du service organisé qui permettaient de caractériser l'exercice par le donneur d'ordres d'un pouvoir de direction et de sanction (pour un exemple topique : Soc., 4 mars 2020, pourvoi n°19-13.316).

En revanche, quand bien même un travailleur serait soumis à des contraintes horaires ou serait tenu d'effectuer sa prestation en utilisant le matériel de l'entreprise, s'il est clairement établi qu'il n'a pour autant jamais été soumis aux directives de l'employeur, l'état de dépendance est automatiquement écarté (Soc., 3 décembre 1986, pourvoi n° 84-12.546 ; dans le même sens : Soc., 2 décembre 2015, pourvoi n°14-22.609).

Au soutien de sa demande de confirmation de la décision entreprise, l'URSSAF souligne qu'elle ne nie pas que M. [R] bénéficie de la présomption de non-salariat édictée à l'article L. 8221-6-du code du travail qui prévoit qu'est présumé travailleur indépendant celui dont les conditions de travail sont définies exclusivement par lui-même ou par le contrat les définissant avec son donneur d'ordre.

Elle rappelle que toutefois cette présomption de non-salariat est une présomption simple et qu'elle peut être renversée par tout moyen, la preuve consistant en l'existence d'un contrat de travail qui peut être établi lorsque les personnes fournissent directement ou par une personne interposée des prestations à un donneur d'ordre dans des conditions qui les placent dans un lien de subordination juridique permanente à l'égard de celui-ci.

Elle indique que la définition d'un lien de subordination juridique est commune en droit du travail et de la sécurité sociale : « le lien de subordination est caractérisé par l'exécution d'un travail sous l'autorité d'un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ; le travail au sein d'un service organisé peut constituer un indice du lien de subordination lorsque l'employeur détermine unilatéralement les conditions d'exécution du travail (Soc., 13 novembre 1996, pourvoi n° 94-13.187, Bulletin 1996 V N° 386).

Elle ajoute que l'existence d'une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties, ni de la dénomination qu'elles ont donnée à leur convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l'activité des travailleurs (Soc., 28 avril 2011, pourvoi n° 10-15.573, Bull. 2011, V, n° 100).

Elle soutient que contrairement aux affirmations de la société dans ses conclusions, la notion de service organisé n'a pas été abandonnée par la jurisprudence depuis des années et cite pour les besoins de sa démonstration les arrêts suivants : 2e Civ., 10 mars 2016, pourvoi n° 15-12.308 relatif à un rédacteur en chef ; 2e Civ., 7 juillet 2016, pourvoi n° 15-16.110, Bull. 2016, II, n° 190, relatif à des formateurs, salariés en 2008 recrutés sous le statut d'auto-entrepreneur au cours de l'année 2009, à la suite de l'entrée en vigueur de la loi de modernisation de l'économie du 4 août 2008 ; Soc., 4 mars 2020, pourvoi n° 19-13.316, relatif à des chauffeurs [6].

Sur ce :

Selon la lettre d'observations (pièce 1 des productions de l'URSSAF) les constatations de l'inspecteur du recouvrement sont les suivantes :

« Lors du contrôle comptable d'assiette débuté le 3 octobre 2012, j'ai été amené à vérifier la situation des agents commerciaux travaillant pour le compte de votre société. La situation de M. [R] fait l'objet de la présente analyse.

Historique :

M. [R] a signé un contrat d'agent commercial avec la société le 2 janvier 2007. Ce contrat visait à développer les ventes des produits de la société sur un secteur déterminé auprès de clients déterminés.

À ce titre, M. [R] percevait des commissions basées sur un pourcentage du chiffre d'affaires réalisé.

M. [R] est inscrit en qualité de travailleur indépendant « agent commercial ».

Le 31 décembre 2009, M. [R] met fin à la collaboration commerciale (courrier du 28 décembre 2009).

Au 1er janvier 2010 (contrat signé le 28 décembre 2009), un contrat de prestation de services est signé entre les deux parties pour une durée indéterminée.

Ce contrat a pour objectif de confier à M. [R] le suivi commercial de plusieurs clients déterminés dans le contrat.

M. [R] est toujours déclaré en qualité de travailleur indépendant. À ce titre, M. [R] perçoit une rémunération forfaitaire mensuelle de 2000 euros hors-taxes.

Analyse des faits :

A compter du 1er janvier 2010, l'activité de M. [R] est substantiellement modifiée.

En effet, M. [R] n'assure plus le développement commercial des produits de l'entreprise. Il assure uniquement le suivi des clients déterminés par la société.

M. [R] perçoit une rémunération forfaitaire, peu importe les commandes effectuées par les clients concernés par le suivi. Il assume donc aucun risque financier.

M. [R] participe à des réunions de travail au sein de la société (point d'activité, la stratégie et concurrence'). Des directives lui sont données verbalement.

Ce contrat d'ailleurs été mis en place dans l'attente de l'embauche d'un salarié commercial ayant pour mission le suivi de ces mêmes clients dans les mêmes conditions d'activité que M. [R].

M. [R] a été remplacé par M. [S], embauché le 20 août 2012 en qualité de chef de secteur, secteur qui couvre la zone géographique où M. [R] intervient.

Le 15 novembre 2012, l'entreprise a résilié sa collaboration avec M. [R] avec effet au 31 janvier 2013.

Conclusion :

L'entreprise a dans l'attente de l'embauche d'un commercial signé un pseudo contrat avec M. [R] pour effectuer le suivi de ses clients. En aucun cas, il ne s'agit d'une activité d'agent commercial. D'ailleurs dès lors que M. [S] a terminé sa période d'essai, l'entreprise a cessé sa collaboration avec M. [R].

À la suite du contrat d'agent commercial, c'est donc sciemment que la société a sollicité M. [R] pour effectuer le suivi commercial des clients déterminés dans l'attente de l'embauche d'un commercial qui effectue la même activité. M. [T] ne pouvant ignorer la situation, ce dernier aurait dû déclarer les sommes versées comme des salaires.

Les sommes relevées en comptabilité doivent donc être intégrées à l'assiette des cotisations et contributions. Ces sommes ont été remontées en brut.

Force est bien de revenir à la définition du lien de subordination juridique exactement rappelé par les parties et de rappeler que si l'intégration dans un service organisé est un indice du lien de subordination, il est à lui seul insuffisant.

Les faits de l'espèce ayant donné lieu au dernier arrêt cité par l'intimée (Soc., 4 mars 2020, pourvoi n° 19-13.316) avaient permis aux premiers juges de constater que le statut de travailleur indépendant était fictif en ce que la société [6] avait adressé des directives, en avait contrôlé l'exécution et avait exercé un pouvoir de sanction.

Aux termes de l'article L. 134-1 du code de commerce, l'agent commercial est un mandataire qui, à titre de profession indépendante, sans être lié par un contrat de louage de services, est chargé, de façon permanente, de négocier et, éventuellement, de conclure des contrats de vente, d'achat, de location ou de prestation de services, au nom et pour le compte de producteurs, d'industriels, de commerçants ou d'autres agents commerciaux. Il peut être une personne physique ou une personne morale.

Au cas particulier, s'il n'est pas contestable comme le soutient l'URSSAF qu'il avait été confié à M. [R] le suivi de clients dénommés, moyennant une rémunération fixe dans le cadre d'un contrat à durée indéterminée, que les missions qui lui étaient confiées ne lui étaient pas profitables mais qu'elles étaient exécutées pour le seul compte de la société, qu'il n'assumait aucun risque économique, qu'il n'avait pas d'autres clients, qu'il était intégré au sein d'un service organisé, que sa mission était indispensable à la société puisque celle-ci a reconnu la nécessité de la poursuivre sous la forme du salariat, qu'il n'a pas eu d'autre donneur d'ordre que la société, qu'il participait à des réunions organisées par la société sur sa stratégie commerciale, pour autant, aucune des constatations faites par l'inspecteur ne permettent de caractériser un quelconque pouvoir de contrôle ou de sanction dont la société aurait disposé ou qu'elle aurait mis en œuvre à l'égard de M. [R].

Les constatations de l'inspecteur ne permettent pas de contredire la société qui indique que M. [R] a maintenu son inscription au registre des agents commerciaux, qu'il était libre de gérer son temps comme il l'entendait et n'avait pas de poste de travail dans la société, qu'il supportait l'ensemble de ses frais professionnels et que les réunions auxquelles il a participé n'ont jamais excédé le cadre normal d'une reddition de comptes sur l'exécution de sa mission de prestataire, quand bien même des « directives orales », sans autre précision, lui auraient été données.

De fait, les constations de l'inspecteur ne permettent pas de retenir que M. [R] était soumis à des horaires de travail précisément fixés et contrôlés par la société.

Dès lors, le faisceau d'indices que retient l'URSSAF est insuffisant pour démontrer l'existence d'un lien de subordination existant entre M. [R] et la société et renverser la présomption de non-salariat attachée à son statut.

Il s'ensuit que la décision entreprise sera infirmée et le redressement annulé, sans qu'il y ait lieu de rechercher les conséquences qu'il conviendrait de tirer de ce que l'inspecteur a procédé à une reconstitution de l'assiette sur une base brute (au sens de 2e Civ., 24 septembre 2020, pourvoi n° 19-13.194).

Cette pratique est en effet censurée par la Cour de cassation (2e Civ., 18 février 2021, pourvoi n° 20-14.262 ; 2e Civ., 16 février 2023, pourvoi n° 21-12.005) lorsqu'il n'a pas été procédé au précompte des cotisations et contributions dues, ce qui est le cas en l'espèce.

Il n'y a pas lieu en revanche d'annuler la décision de la commission de recours amiable, les juridictions de l'ordre judiciaire n'étant pas juridictions de recours de ces commissions.

Il résulte des dispositions de l'article L. 151-1 du code de la sécurité sociale que les décisions de la commission de recours amiable sont soumises au contrôle de l'autorité compétente de l'Etat, qui seule peut les annuler lorsqu'elles sont contraires à la loi.

Si leur saisine préalable s'impose à peine d'irrecevabilité aux professionnels comme aux assurés, il n'appartient pas à la juridiction de la sécurité sociale de les confirmer, de les infirmer ou de les annuler.

Il serait inéquitable de laisser à la société la charge des frais irrépétibles qu'elle a exposés. L'URSSAF sera condamnée en conséquence à lui verser une indemnité de 3 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile. Elle sera également condamnée aux dépens, pour ceux exposés postérieurement au 31 décembre 2018.

PAR CES MOTIFS :

LA COUR, statuant publiquement par arrêt contradictoire mis à disposition au greffe,

Infirme le jugement du 25 janvier 2018 du tribunal des affaires de sécurité sociale d'Ille-et-Vilaine ;

Statuant à nouveau et y ajoutant :

Annule le redressement opéré pour travail dissimulé ;

Condamne l'Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et allocations familiales Bretagne à verser à la SAS « [4] » une indemnité de 3 000 euros par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamne l'Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et allocations familiales Bretagne aux dépens, pour ceux exposés postérieurement au 31 décembre 2018.