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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 21 février 2024, n° 21/09001

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Eurelec Trading SCRL (Sté), Scabel (SA)

Défendeur :

Ministre de l’Economie, des Finances et de la Relance, Scabel (SA), Galec (SA), ACDLec (Association)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Brun-Lallemand

Conseillers :

Mme Depelley, M. Richaud

Avocats :

Me Laude, Me Boularbah, Me Derenne, Me Leboucq Bernard, Me de Sart, Me Dupont, Me Olivier, Me Parleani

T. com. Paris, 3e ch., du 15 avr. 2021, …

15 avril 2021

FAITS ET PROCEDURE

La société Eurelec Trading (ci-après "la société Eurelec"), société de droit belge, est une centrale de négociation des prix et d'achats fondée à parité par le groupe Leclerc, coopérative de commerçants d'origine française et le groupe Rewe, coopérative de commerçants d'origine allemande opérant notamment dans le secteur de la grande distribution alimentaire. L'objectif affiché de la création de cette société par les groupes Rewe et E. Leclerc, repris à l'article 3 de ses statuts, est de disposer d'une centrale de négociation des prix commune pour l'ensemble du territoire de l'Union européenne capable de répondre à leurs besoins de négociation avec des fournisseurs d'envergure internationale et de décloisonnement des marchés nationaux au sein du marché intérieur européen. Les activités exercées par la société Eurelec couvrent cinq États membres de l'Union : l'Allemagne, l'Autriche, la France, le Portugal et la Pologne.

La société Scabel est une société de droit belge, constituée en 2016, qui exerce un rôle d'intermédiaire entre la société Eurelec et les centrales d'achat régionales françaises, polonaises et portugaises du Mouvement E. Leclerc (les "SCAs"). Elle assure également un rôle de prestataire de services administratifs et techniques pour la société Eurelec.

La société Groupement d'Achat des Centres E. Leclerc (ci-après dénommée "le Galec"), société de droit français, est la centrale d'achat nationale du groupe Leclerc qui négocie les contrats-cadre annuels avec les fournisseurs français, lesquels sont mis en oeuvre par les centrales d'achat régionales.

L'association des centres distributeurs E. Leclerc (ci-après dénommée "ACDLEC"), association de droit français, est en charge de la stratégie de long terme du Mouvement E. Leclerc et a été à l'initiative de l'alliance entre les enseignes E. Leclerc et Rewe en Europe.

Entre 2016 et 2018, le ministre de l'économie et des finances (ci-après dénommé "le Ministre"), a mené une enquête qui l'a conduit à soupçonner l'existence de pratiques restrictives de concurrence exercée par la société Eurelec à l'égard de fournisseurs établis en France.

Estimant que la réalité des pratiques soupçonnées avait été confirmée par des visites et des saisies de documents effectuées au cours du mois de février 2018 dans les locaux du Galec et de l'ACDLEC, le Ministre a, par actes d'huissier des 19 juillet 2019 et 27 septembre 2019, assigné les sociétés Eurelec, Scabel, le Galec et ACDLEC devant le tribunal de commerce de Paris à l'effet de voir notamment :

- dire et juger que les pratiques de ces 4 sociétés consistant à :

* imposer à quinze de ses fournisseurs en 2016 et 2017, l'application de la loi belge au contrat conclu dans l'objectif de leur refuser le bénéfice des dispositions d'ordre public prévues par le titre IV du livre IV du code de commerce français, notamment celles permettant la libre négociation du contrat sur la base des conditions générale de vente (CGV) du fournisseur, d'une part,

* et imposer, par la mise en oeuvre de mesures de rétorsion organisées et de grande ampleur, à quinze de ces fournisseurs, en 2016 et 2017, de fortes déflations du prix "3xnet" de l'année précédente et sans aucune contrepartie, d'autre part sont constitutives d'une soumission à un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ;

- condamner in solidum ces 4 sociétés à une amende civile de 117,30 millions d'euros ;

- enjoindre à ces 4 sociétés de cesser les pratiques susvisées ;

- condamner in solidum ces 4 sociétés à des mesures de publication du jugement.

Devant le tribunal de commerce de Paris, les sociétés Eurelec et Scabel ont soulevé une exception d'incompétence pour contester, in limine litis, sa compétence internationale pour connaître du litige les opposants au Ministre. Au soutien de leur exception de procédure, les sociétés Eurelec et Scabel ont fait valoir d'une part que l'action ne relève pas de la matière civile et commerciale au sens du règlement Bruxelles I bis, et d'autre part que les juridictions belges étaient seules compétentes pour connaître du litige au titre de l'article 4.1 du règlement s'il devait être applicable et que le Ministre ne pouvait fonder ses demandes sur les articles 7.2 et 8.1 du règlement. A titre préalable, elles ont sollicité le renvoi de plusieurs questions préjudicielles.

Par jugement du 15 avril 2021, le tribunal de commerce de Paris a :

- Débouté la société coopérative à responsabilité limitée de droit belge Eurelec de sa demande en interprétation préjudicielle sur l'applicabilité de la matière civile et commerciale au présent litige ;

- Débouté la société coopérative à responsabilité limitée de droit belge Eurelec et la société anonyme de droit belge Scabel de leur demande en interprétation préjudicielle sur l'applicabilité de l'article 7.2 au présent litige ;

- Débouté la société coopérative à responsabilité limitée de droit belge Eurelec de sa demande en interprétation préjudicielle sur le lieu du dommage ;

- Débouté la société anonyme de droit belge Scabel, la SA Société Coopérative Groupements d'Achat des centres E. Leclerc (Galec) et l'Association des Centres Distributeurs E. Leclerc (ACDLEC) de leur demande en interprétation préjudicielle sur la légitimité du Ministre à se prévaloir de l'article 7.2 en tant que victime indirecte ;

- Débouté la SA Société Coopérative Groupements d'Achats des Centres E. Leclerc (Galec) et l'Association des Centres Distributeurs E. Leclerc (ACDLEC) de leur demande en interprétation préjudicielle sur l'article 8.1 du règlement Bruxelles 1bis ;

- Dit recevable mais mal fondée l'exception d'incompétence soulevée par la société coopérative à responsabilité limitée de droit belge Eurelec Trading, la société anonyme de droit bel Scabel, la SA Société Coopérative Groupements d'Achats des Centres E. Leclerc (Galec) et l'Association des Centres Distributeurs E. Leclerc (ACDLEC) ;

- Déclaré sa compétence pour statuer sur le respect de l'article L. 442-6 I (devenu L. 442-1

I) sur le territoire français dans le cadre du présent litige ;

- Renvoyé les parties à l'audience collégiale de la 3ème chambre du 26 mai 2021 à 14 heures, pour conclusions au fond de la société coopérative à responsabilité limitée de droit belge Eurelec, la société anonyme de droit belge Scabel, la SA Société Coopérative Groupements d'Achats des Centres E. Leclerc (GALEC) et l'Association des Centres Distributeurs E. Leclerc (ACDLEC) ;

- Débouté le Ministre de l'économie et des finances de sa demande de jonction de l'incident au fond ;

- Débouté la SA Société coopérative Groupements d'Achats des centres E. Leclerc (Galec) et l'Association des Centres Distributeurs E. Leclerc (ACDLEC) de leurs demandes en dommages et intérêts ;

- Dit que le greffe procèdera à la notification de la présente décision par lettre recommandée avec accusé de réception adressée exclusivement aux parties,

- Dit qu'en application de l'article 84 du code de procédure civile, la voie de l'appel est ouverte contre la présente dans le délai de quinze jours à compter de ladite notification,

- Condamné la société coopérative à responsabilité limitée de droit belge Eurelec, la société anonyme de droit belge Scabel, la SA Société Coopérative Groupements d'Achats des Centres E. Leclerc (GALEC) et l'Association des Centres Distributeurs E. Leclerc (ACDLEC) in solidum aux dépens de l'instance, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 226,58 € dont 37,55 € de TVA ;

- Dit que chaque partie conservera à sa charge les frais irrépétibles qu'elle a engagés,

- Réservé les autres demandes ;

Pour se déclarer compétent, le tribunal de commerce de Paris a retenu d'abord, l'application du Règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (dit Bruxelles 1Bis) au présent litige en ce qu'il se rapporte à la matière civile et commerciale au sens de ce règlement, et ensuite l'application de l'article 7.2 de ce règlement au regard de la nature quasi délictuelle de l'action du Ministre à l'encontre des sociétés défenderesses. Considérant que l'action du Ministre vise la protection de l'ordre économique français, il a retenu la France comme le lieu du dommage.

Par déclarations des 18 et 21 mai 2021, les sociétés Scabel et Eurelec ont respectivement interjeté appel de ce jugement.

Par arrêt du 2 février 2022, la cour d'appel de Paris a :

- Prononcé la jonction de l'instance enrôlée sous le RG 21/09369 avec celle enrôlée sous le RG n° 21/09001 ;

- Infirmé le jugement en ce qu'il a débouté la société coopérative à responsabilité limitée de droit belge Eurelec de sa demande en interprétation préjudicielle sur l'applicabilité de la matière civile et commerciale au présent litige ;

- Renvoyé à la Cour de justice de l'Union européenne la question suivante :

La matière "civile et commerciale" définie à l'article 1er, paragraphe 1 du Règlement n°1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit-elle être interprétée comme intégrant dans son champ d'application l'action - et la décision judiciaire rendue à son issue - (i) intentée par le Ministre français de l'économie et des finances sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 2° (ancien) du code de commerce français à l'encontre d'une société belge, (ii) visant à faire constater et cesser des pratiques restrictives de concurrence et à voir condamner l'auteur allégué de ces pratiques à une amende civile, (iii) sur la base d'éléments de preuve obtenus au moyen de ses pouvoirs d'enquête spécifiques ?

- Sursis à statuer sur les autres demandes présentées jusqu'à la décision de la Cour de justice de l'Union européenne ;

- Réservé les dépens.

Par arrêt du 22 décembre 2022 (ci-après "l'arrêt préjudiciel"), la Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit :

L'article 1er, paragraphe 1, du règlement (UE) n°1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale,

Doit être interprété en ce sens que :

La notion de "matière civile et commerciale", au sens de cette disposition, n'inclut pas l'action d'une autorité publique d'un État membre contre des sociétés établies dans un autre État membre aux fins de faire reconnaître, sanctionner et cesser des pratiques restrictives de concurrence à l'égard de fournisseurs établis dans le premier État membre, lorsque cette autorité publique exerce des pouvoirs d'agir en justice ou des pouvoirs d'enquête exorbitants par rapport aux règles de droit commun applicables dans les relations entre particuliers.

Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées le 28 juillet 2023, la société Eurelec, demande à la Cour de :

Vu l'article 267 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne,

Vu les articles 4.1, 7.1, 7.2 et 8.1 du Règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale,

Vu le jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris le 15 avril 2021,

Vu l'arrêt rendu par la cour d'appel de Paris le 2 février 2022,

Vu l'arrêt préjudiciel rendu par la Cour de justice de l'Union européenne le 22 décembre 2022,

Vu les articles 42 à 46 du code de procédure civile,

Vu les articles 83 et suivants du Code de procédure civile,

Vu les pièces versées aux débats,

Il est demandé à la cour d'appel de Paris de bien vouloir :

- Déclarer la société de droit belge Eurelec recevable et bien fondée en son appel,

En conséquence,

- Infirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris en date du 15 avril 2021 en toutes ses dispositions,

Et, statuant à nouveau,

À titre principal et in limine litis,

- Déclarer le tribunal de commerce de Paris incompétent pour connaître de l'action de Monsieur le Ministre français de l'économie et des finances en ce qu'elle est dirigée contre la société Eurelec, société de droit belge ayant son siège social à Bruxelles au motif que ni le Règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012, ni la Convention entre la France et la Belgique sur la compétence judiciaire, sur l'autorité et l'exécution des décisions judiciaires, des sentences arbitrales et des actes authentiques du 8 juillet 1899, ni les dispositions du code de procédure civile ne sont applicables au présent litige,

À titre subsidiaire, faire application du Règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012, et,

- Juger qu'en application de l'article 4.1 du Règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012, le tribunal de commerce de Paris n'est pas compétent pour connaître de l'action de Monsieur le Ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique en ce qu'elle est dirigée contre la société Eurelec, société de droit belge ayant son siège social à Bruxelles,

- Juger que l'article 8.1 du Règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 n'est pas applicable en l'espèce et ne saurait donc permettre de fonder la compétence du tribunal de commerce de Paris pour connaître de l'action de Monsieur le Ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique dirigée contre la société Eurelec, société de droit belge ayant son siège social à Bruxelles,

- Juger qu'en application de la règle spéciale de compétence prévue à l'article 7.2 du Règlement (UE) n°1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012, le tribunal de commerce de Paris n'est pas compétent pour connaître de l'action de Monsieur le Ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique dirigée contre la société Eurelec, société de droit belge ayant son siège social à Bruxelles,

À défaut,

- Poser à la Cour de justice les questions préjudicielles suivantes, en application de l'article 267 TFUE :

1. "La "matière délictuelle ou quasi délictuelle" définie à l'article 7.2 du Règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale doit-elle être interprétée comme intégrant dans son champ d'application l'action du Ministre français de l'économie et des finances fondée sur l'article L. 442-6, I,

2° (ancien) du Code de commerce visant à faire cesser des pratiques commerciales dont il n'est pas directement victime et à demander le prononcé d'une amende civile à titre de sanction non corrélée à la réparation d'un quelconque préjudice ?" ;

2. "Dans l'affirmative, la notion de "lieu où le fait dommageable s'est produit ou risque de se produire" au sens de l'article 7, paragraphe 2 du Règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale doit-elle être interprétée en ce sens qu'elle vise, dans le cas d'une action intentée par une autorité publique agissant au nom de l'ordre public économique, le lieu où serait subi un trouble économique généré par un préjudice subi par d'autres personnes, victimes directes du fait dommageable, et le lieu où un dommage serait subi par la filière d'approvisionnement de ces autres personnes, victimes directes du fait dommageable ?".

À titre plus subsidiaire, dans l'hypothèse où la Cour ferait application des règles de compétence du code de procédure civile étendues à l'ordre international,

- Juger qu'en application de l'article 42 alinéa 1, du code de procédure civile, le tribunal de commerce de Paris n'est pas compétent pour connaître de l'action de Monsieur le Ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique en ce qu'elle est dirigée contre la société Eurelec, société de droit belge ayant son siège social à Bruxelles,

- Juger qu'en application de l'article 42 alinéa 2, du code de procédure civile, le tribunal de commerce de Paris n'est pas compétent pour connaître de l'action de Monsieur le Ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique en ce qu'elle est dirigée contre la société Eurelec, société de droit belge ayant son siège social à Bruxelles,

- Juger qu'en application de l'article 46 alinéa 3, du code de procédure civile, le tribunal de commerce de Paris n'est pas compétent pour connaître de l'action de Monsieur le Ministre français de l'économie et des finances en ce qu'elle est dirigée contre la société Eurelec, société de droit belge ayant son siège social à Bruxelles,

À titre encore plus subsidiaire,

- Juger que le principe d'immunité juridictionnelle des États ne réserve pas la connaissance de l'action du Ministre de l'Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique aux tribunaux français.

À titre infiniment subsidiaire, dans l'hypothèse où par extraordinaire la Cour déclarerait le tribunal de commerce de Paris compétent pour connaître de l'action de Monsieur le Ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique à l'encontre de la société Eurelec :

- Juger que le tribunal de commerce de Paris n'est compétent pour juger de l'opportunité de prononcer une amende civile sur la base de l'article L. 442-6 (ancien) du code de commerce qu'à concurrence du montant des avantages indument perçus ou obtenus qui ont effectivement impacté négativement le marché français, et confirmer le jugement sur ce point ;

En tout état de cause :

- Débouter Monsieur le Ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique de l'ensemble de ses demandes et conclusions ;

- Condamner Monsieur le Ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique à verser à la société de droit belge Eurelec la somme de 50 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ; et

- Condamner Monsieur le Ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique à supporter les entiers dépens de première instance et d'appel.

Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées le 27 juillet 2023, la société Scabel, demande à la Cour de :

Vu les articles 4.1, 7.1, 7.2 et 8.1 du Règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale,

Vu le jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris le 15 avril 2021,

Vu l'arrêt rendu par la cour d'appel de Paris le 2 février 2022,

Vu l'arrêt préjudiciel rendu par la Cour de justice de l'Union européenne le 22 décembre 2022,

Vu les articles 42 à 46 du code de procédure civile,

Vu les articles 83 et suivants du code de procédure civile,

Vu les pièces versées aux débats,

- Déclarer la société de droit belge Scabel recevable et bien fondée en son appel,

En conséquence,

- Infirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris en date du 15 avril 2021 en toutes ses dispositions,

Et, statuant à nouveau,

A titre principal et in limine litis

- Déclarer le tribunal de commerce de Paris incompétent pour connaître de l'action de Monsieur le Ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique en ce qu'elle est dirigée contre la société Scabel, une société de droit belge ayant son siège social à Bruxelles au motif que ni le Règlement (UE) n°1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012, ni la Convention entre la France et la Belgique sur la compétence judiciaire, sur l'autorité et l'exécution des décisions judiciaires, des sentences arbitrales et des actes authentiques du 8 juillet 1899, ni les dispositions du code de procédure civile ne sont applicables au présent litige.

A titre subsidiaire, faire application du Règlement (UE) n°1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012, et

- Juger qu'en application l'article 4.1 du Règlement Bruxelles I bis, le tribunal de commerce de Paris n'est pas compétent pour connaitre de l'action intentée par Monsieur le Ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique à l'encontre de Scabel, société de droit belge ayant son siège à Bruxelles,

- Juger que l'article 8.1 du Règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 n'est pas applicable en l'espèce et ne saurait donc permettre de fonder la compétence du tribunal de commerce de Paris pour connaître de l'action de Monsieur le Ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique dirigée contre Scabel, société de droit belge ayant son siège à Bruxelles,

- Juger qu'en application de la règle spéciale de compétence prévue à l'article 7.2 du Règlement (UE) n°1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012, le tribunal de commerce de Paris n'est pas compétent pour connaître de l'action de Monsieur le Ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique dirigée contre Scabel, société de droit belge ayant son siège social à Bruxelles,

À titre plus subsidiaire, dans l'hypothèse où la Cour ferait application des règles de compétence du code de procédure civile étendues à l'ordre international,

- Juger qu'en application de l'article 42 alinéa 1, du code de procédure civile, le tribunal de commerce de Paris n'est pas compétent pour connaître de l'action de Monsieur le Ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique en ce qu'elle est dirigée contre Scabel, société de droit belge ayant son siège à Bruxelles,

- Juger qu'en application de l'article 42 alinéa 2, du code de procédure civile, le tribunal de commerce de Paris n'est pas compétent pour connaître de l'action de Monsieur le Ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique en ce qu'elle est dirigée contre Scabel, société de droit belge ayant son siège à Bruxelles,

- Juger qu'en application de l'article 46 alinéa 3, du code de procédure civile, le tribunal de commerce de Paris n'est pas compétent pour connaître de l'action de Monsieur le Ministre français de l'économie et des finances en ce qu'elle est dirigée contre Scabel, société de droit belge ayant son siège social à Bruxelles,

À titre encore plus subsidiaire,

- Juger que le principe d'immunité juridictionnelle des États ne réserve pas la connaissance de l'action du Ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique aux tribunaux français.

À titre infiniment subsidiaire, dans l'hypothèse où la Cour déclarerait le tribunal de commerce de Paris compétent pour connaître de l'action de Monsieur le Ministre de l'Economie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique à l'encontre de Scabel :

- Juger que le tribunal de commerce de Paris n'est compétent pour juger de l'opportunité de prononcer une amende civile sur la base de l'article L. 442-6 (ancien) du code de commerce qu'à concurrence du montant des avantages indument perçus ou obtenus qui ont effectivement impacté négativement le marché français, et confirmer le jugement sur ce point ;

En tout état de cause,

- Condamner Monsieur le Ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique à verser à Scabel la somme de 10 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile

- Condamner Monsieur le Ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique à supporter les entiers dépens de première instance et d'appel.

Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées le 28 juillet 2023, la société le Galec, demande à la Cour de :

Vu l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne C-98/22, ensemble l'article 42 alinéa 2 du code de procédure civile, applicable dans l'ordre international,

Recevoir la société Galec en son appel incident, et l'y dire bien fondé,

Infirmer le jugement prononcé par le tribunal de commerce de Paris le 15 avril 2021 en ce qu'il a débouté les parties défenderesses des demandes de renvoi en interprétation préjudicielle devant la Cour de justice de l'union européenne présentées par la société de droit belge Eurelec, soutenue par la société concluante, et en ce qu'il a déclaré la compétence des juridictions françaises pour statuer à l'égard de toutes les parties  défenderesses sur les divers reproches formulés par le Ministre français de l'économie sur le fondement de l'article L. 442-6 du code de commerce dans sa rédaction en vigueur au moment des faits ;

Débouter Monsieur le Ministre de l'économie et des finances de toutes ses demandes, fins, et conclusions ;

Faire droit aux exceptions et demandes présentées par les sociétés de droit belge Eurelec et Scabel ;

Juger que la Cour est liée par l'interprétation préjudicielle de l'article 1er du règlement Bruxelles I Bis 1215/2012 donnée par la Cour de justice de l'Union dans l'affaire C-98/22 Eurelec,

Juger, par application de l'article 42 du code de procédure civile, qu'il n'y a aucune indivisibilité entre les questions que le Ministre demande à voir juger à l'encontre d'Eurelec, et celles qu'il demande à voir juger concernant la société Galec ;

Renvoyer le litige en ce qu'il concerne les sociétés de droit belge Eurelec et Scabel aux tribunaux francophones de Bruxelles compétents en matière commerciale ;

Condamner l'Etat français à 50 000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

Ainsi qu'en tous les dépens, frais, et préjudices de tous ordres, pour mémoire.

Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées le 28 juillet 2023, l'ACDLEC, demande à la Cour de :

Vu l'article 267 du traité FUE, ensemble l'article 1er du règlement Bruxelles I bis 1215/2012 du 12 décembre 2012, l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne prononcé le 22 décembre 2022 dans l'affaire C-98/22 (EURELEC), l'article 42 alinéa 2 du code français de procédure civile, ainsi que son article 122,

Infirmer le jugement prononcé par le tribunal de commerce de Paris en ce qu'il a débouté les parties des demandes de renvoi à la Cour de justice de l'Union européenne présentées par la société Eurelec soutenues par l'intervention de la concluante, et en ce qu'il s'est déclaré compétent pour statuer à l'égard de toutes les parties défenderesses sur les divers reproches formulés par le Ministre français de l'économie sur le fondement des dispositions de l'article L.442-6 du code de commerce en vigueur au moment des faits ;

Débouter Monsieur le Ministre de l'économie et des finances de toutes ses demandes, fins et conclusions,

Faire droit aux exceptions et demandes présentées par les sociétés de droit belge Eurelec et Scabel,

Juger que la Cour est liée par l'interprétation préjudicielle de l'article 1er du règlement Bruxelles I bis 1215/2012 donnée par la Cour de Justice dans l'affaire C-98/22,

Juger que, en application de l'article 42 alinéa 2 du code de procédure civile, les questions à trancher à la suite de l'assignation introductive d'instance délivrée à la demande du Ministre de l'économie ne sont pas les mêmes pour toutes les parties défenderesses,

Juger que le Ministre n'avance aucun reproche pertinent à l'ACDLEC, et que celle-ci est dès lors un défendeur non "sérieux", et purement artificiel attrait dans la cause uniquement pour permettre au Ministre d'assigner la société Eurelec devant une juridiction française,

Compte tenu de la position déraisonnable adoptée en l'espèce par l'administration qui agit au nom du Ministre de l'économie, le condamner à une amende civile de 10 000 € et en 108 000 € sur le fondement de l'article 700 du CPC, ainsi qu'en tous les dépens,

Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées le 27 avril 2023, le Ministre, demande à la Cour de :

Vu les dispositions du règlement Bruxelles I bis n°1215/2012 du 12 décembre 2012,

Vu les articles 42 alinéa 2, et 43 et 46 du code de procédure civile,

Vu le principe de droit coutumier international d'immunité juridictionnelle des Etats,

A titre principal,

- Dire et juger que l'action juridictionnelle du Ministre au titre de l'article L. 442-6 III du code de commerce dans sa version applicable aux faits de l'espèce relève de la matière " civile et commerciale,

- Dire et juger que le règlement (UE) n°1215/2012 du 12 décembre 2012 dit "Bruxelles I bis" est applicable au présent litige,

- Dire et juger à titre principal, que la compétence du juge français est affirmée par l'article 8§1 du règlement (UE) n°1215/2012,

- Dire et juger à titre subsidiaire que la compétence du juge français est confirmée par l'article 7§2 du règlement (UE) n01215/2012.

A titre subsidiaire,

- Dire et juger à titre principal que les règles de conflits de compétence posées par les articles 42 alinéa 2 et 34 du code de procédure civile sont applicables,

- Dire et juger qu'en application de ces derniers, le Ministre de l'économie a légitimement attrait Eurelec, Scabel, le Galec et l'ACDLEC devant le tribunal de commerce de Paris,

- Dire et juger à titre subsidiaire que la compétence du juge français est confirmée par l'article 46 du code de procédure civile.

A titre infiniment subsidiaire,

- Dire et juger que le principe de droit coutumier international d'immunité juridictionnelle des Etats est applicable,

- Dire et juger qu'en application de ce dernier, la connaissance de l'action du Ministre qui agit selon la CJUE "dans l'exercice de la puissance publique (acta jure imperii)" est réservée aux juridictions françaises.

En tout état de cause,

- Confirmer le jugement du tribunal de commerce de Paris du 15 avril 2021 en ce qu'il a :

* Débouté la société Eurelec et la société Scabel de leur demande en interprétation préjudicielle sur l'applicabilité de l'article 7.2 au présent litige,

* Débouté la société Eurelec de sa demande en interprétation préjudicielle sur le lieu du dommage,

* Débouté les sociétés Scabel, Galec et ACDLEC de leur demande en interprétation préjudicielle sur la légitimité du Ministre à se prévaloir de l'article 7.2 en tant que victime indirecte,

* Débouté les sociétés Galec et ACDLEC de leur demande en interprétation préjudicielle sur l'article 8.1 du règlement Bruxelles 1 bis,

* Dit recevable mais mal fondée l'exception d'incompétence soulevée par les sociétés Eurelec, Scabel, Galec, ACDLEC,

* S'est déclaré compétent pour statuer sur le respect de l'article L. 442-6 (devenu L. 442-1) sur le territoire français dans le cadre du présent litige,

- Rejeter l'ensemble des demandes, fins et conclusions des sociétés Eurelec, Scabel, Galec et ACDELEC, y compris celles relatives au paiement de dommages et intérêts et celles formulées au titre de l'article 32-1 et 700 du code de procédure civile,

- Condamner in solidum les sociétés Eurelec, Scabel, Galec et ACDLEC à 40 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,

- Condamner in solidum les sociétés Eurelec, Scabel, Galec et ACDLEC aux dépens.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 14 novembre 2023.

La Cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.

MOTIVATION

I- Sur l'application du règlement (UE) n°1215/2012 du 12 décembre 2012 dit Bruxelles I bis

Exposé des moyens des parties

Le Ministre maintient que le règlement Bruxelles I bis est applicable à son action en justice.

D'abord, il relève que l'arrêt préjudiciel considère que le Ministre agit "dans l'exercice de la puissance publique (acta jure imperii) au sens de l'article 1er, paragraphe 1, du règlement n°1215/2012", ce qui renvoie aux hypothèses particulières dans lesquelles la responsabilité d'un Etat est mise en cause, ce qui n'est pas le cas en l'espèce où le Ministre entend rechercher la responsabilité civile d'une entreprise devant une juridiction commerciale. Le Ministre observe que la solution dégagée par l'arrêt préjudiciel n'est pas adaptée à son action particulière et qu'en tout état de cause, l'arrêt indique expressément (point 29) qu'il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier que l'action du Ministre ne relève pas de la matière civile et commerciale au sens du règlement précité, notion autonome devant faire l'objet d'une interprétation large.

Ensuite, le Ministre soutient que son action, telle que mise en oeuvre dans le présent litige, relève de l'article L. 442-6 du code de commerce dans sa version applicable aux faits de l'espèce et se trouve soumise aux dispositions du code de procédure civile, et donc de la matière civile et commerciale. Il fait en outre valoir que dans l'affaire Movic (arrêt C-73/19) la CJUE n'a pas exclu l'application du règlement Bruxelles I bis, alors même que l'Etat belge produisait des preuves obtenues grâce à ses pouvoirs d'enquête et qu'il agissait en défense de l'intérêt général. Il soutient qu'au regard du dispositif de l'arrêt Movic et de ses motifs (points 34 et 37), en l'absence d'un rapport juridique existant entre le Ministre et les parties au litige, il convient de se référer uniquement à la seconde condition alternative posée par la CJUE, à savoir celle tenant au fondement et aux modalités d'exercice de l'action intentée. A cet effet, le Ministre relève que son action est soumise au code de procédure civile, est exercée devant les juridictions civiles, et a pour objet, notamment de formuler des demandes de sanctions civiles. Il prétend en outre, en se référant aux conclusions de l'avocat général dans le cadre de l'affaire Movic (points 56, 57 et 59) qu'écarter l'application du règlement Bruxelles 1 Bis du seul fait que le litige ait été introduit par une autorité publique avec les moyens de preuves obtenus par ses pouvoirs d'enquête, conduit à affaiblir la portée de son action visant la protection de l'ordre public économique et de l'équilibre des relations commerciales entre les opérateurs économiques.

Aussi, selon le Ministre, il importe de distinguer, pour la qualification de prérogatives de puissance publique, la phase d'enquête de celle de la procédure juridictionnelle, et donc la phase de recueil des éléments de preuve de celle de l'usage de ces derniers. A la lumière de cette distinction, il soutient que s'il a pu recueillir des éléments de preuve aux moyens de ses pouvoirs simples (communication de documents, prises de déclaration) ou sur autorisation du juge par des opérations de visites et de saisies (OVS) prévues à l'article L. 450-4 du code de commerce avant tout procès, en revanche l'usage de ces pièces ainsi collectées dans l'instance en cours ne relève en rien de prérogatives de puissance publique, dès lors que le Ministre se borne à formuler des demandes, comme toute personne privée, et que ses demandes sont soumises à l'appréciation de la juridiction civile qui tranche en toute indépendance dans l'exercice de son pouvoir souverain. Dès lors qu'aucune prérogative de puissance publique n'est exercée dans la phase juridictionnelle de l'instance au fond, le Ministre en déduit que le règlement Bruxelles I bis est applicable pour trancher l'exception d'incompétence soulevée par les sociétés appelantes.

En application de l'article 8§1 du règlement Bruxelles I bis, le Ministre conclut à la compétence du juge français. Il observe que sont assignées, non seulement les sociétés étrangères Eurelec et Scabel, mais également le Galec et l'ACDLEC immatriculée en France et ayant leur siège social en Ile de France, et que ses demandes sont dirigées à l'égard de l'ensemble de ces sociétés dont la responsabilité est recherchée in solidum sur l'unique fondement juridique de l'article L. 442-6, I, 2° du code de commerce. Il précise dénoncer un ensemble de faits reprochés de façon conjointe aux quatre entités assignées, ayant selon lui agit en étroite concertation pour la mise en oeuvre des pratiques litigieuses.

Il avance que nombres de pièces à l'appui desquelles il étaye son action ont été recueillies dans le cadre d'une OVS réalisée aux sièges de la société Le Galec et de l'ACDLEC à Ivry-sur-Seine (94). Il soutient que si le juge belge se déclare compétent, il existe un risque très important de solutions inconciliables, puisque la juridiction belge pourrait juger irrecevable l'action introduite à l'encontre des sociétés Eurelec et Scabel sur le fondement de dispositions n'existant pas en droit belge et qu'à l'inverse la juridiction française pourrait déclarer recevable une telle action à l'encontre de la société Le Galec et l'ACDLEC, alors que les faits reprochés sont identiques et ont produit leurs effets sur le territoire du même Etat membre.

A titre subsidiaire, le Ministre estime que la compétence du juge français peut être fondée sur l'article 7§2 du règlement Bruxelles I Bis. Il relève qu'au regard de la jurisprudence de la chambre commerciale de la Cour de cassation (Com. 18 octobre 2011, n°10-28.005), son action est clairement de nature délictuelle ou quasi-délictuelle, et que la compétence du juge français dans les contentieux initiés par le Ministre sur le fondement de l'article L. 442-6 du code de commerce est clairement reconnue (Civ 1ère, 6 juillet 2016, n°15-21.811), sans qu'il soit nécessaire de poser de nouvelles questions préjudicielles. Il soutient que l'arrêt Expédia rendu par la Cour d'appel de Paris le 21 juin 2017 et confirmé par la Cour de cassation dans son arrêt du 8 juillet 2020 résume la façon dont il convient d'appliquer les règles de conflit de juridictions posées par l'article 7§2 précité. A cet effet, il fait valoir d'une part que le lieu du fait dommageable est le territoire français. Le Ministre prétend, que si les sociétés appelantes ont tenu des réunions en Belgique, les négociations commerciales ont néanmoins été pilotées depuis la France à partir d'un guide de négociation établi par les entités françaises, que les courriers de déférencement ont été préparés par l'ACDLEC et diffusés par le Galec et que ces dernières ont imposé aux fournisseurs de contracter avec la société Eurelec. D'autre part, le Ministre fait valoir que le territoire français est également le lieu de survenance du dommage. Il explique que le dommage et l'atteinte à l'ordre public économique français, consistant pour les fournisseurs exerçant une activité d'approvisionnement en France à se voir priver des bénéfices de la loi protectrice française, se sont produits sur le territoire français. Il ajoute que ce trouble à l'ordre public économique est matérialisé par : les pertes de chiffre d'affaires liées aux demandes de déflation imposées sans contrepartie, l'impact sur les chiffres d'affaires des fournisseurs établis en France, les coûts des mesures de rétorsion infligées pour faire céder ces derniers, les répercussions sur l'amont de la filière d'approvisionnement et le consommateur final, ainsi que le jeu faussé de la concurrence entre les distributeurs opérant sur le marché français.

La société Eurelec fait valoir que l'arrêt préjudiciel s'impose à la juridiction de renvoi, en ce qu'il confirme clairement que l'action du Ministre devant le tribunal de commerce de Paris ne relève pas de la matière civile et commerciale au sens du règlement Bruxelles I bis. Elle observe que les deux éléments permettant d'analyser l'action du Ministre comme relevant de "l'exercice de la puissance publique" au sens de l'article 1.1 du règlement Bruxelles I bis sont d'une part que l'action a été introduite après la mise en oeuvre de pouvoirs d'enquête (visites domiciliaires, saisies de documents) exorbitant par rapport au droit commun en raison des sanctions pouvant être encourues en cas d'opposition (pouvoirs d'enquête), et d'autre part que seul le Ministre peut agir en condamnation à une amende civile contrairement à l'action d'un cocontractant ne pouvant aboutir qu'à la réparation du préjudice causé par les pratiques restrictives et la nullité de la clause concernée (pouvoirs d'agir en justice). La société Eurelec précise en outre que le concept "d'exercice de la puissance publique par l'autorité" posé à l'article 1.1 du règlement est plus large que celui donné par le Ministre, en ce que le règlement est inapplicable de manière générale aux litiges se rapportant aux acta jure imperii, à savoir aux actes accomplis dans l'exercice de la puissance publique. Au regard de ces éléments, la société Eurelec estime que la distinction que tente d'établir le Ministre entre la phase d'enquête et la phase juridictionnelle est artificielle, et que dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt Movic, les autorités belges cherchaient seulement à obtenir une injonction de cessation d'infractions de nature commerciale et n'avaient pas utilisé de prérogatives exorbitantes dans la collecte des preuves.

Si le règlement devait s'appliquer, la société Eurelec soutient que les juridictions belges sont seules compétentes en vertu de l'article 4.1 posant le principe du juge du for du domicile du défendeur. Elle estime que l'article 8.1 du règlement n'est pas applicable en l'espèce en raison de l'absence de lien de connexité entre les différentes demandes formulées à l'encontre des différents défendeurs. Elle soutient qu'il n'existe aucun risque de décisions contradictoires puisque d'éventuelles décisions divergentes ne s'inscriraient ni dans une même situation de fait, ni dans une même situation de droit. Selon elle, l'action du Ministre devant le tribunal de commerce de Paris se fonde sur l'article L. 442-6 du code de commerce français lequel lui permet d'agir devant les juridictions françaises exclusivement contre des sociétés établies en France, ou contre des pratiques dont l'évènement causal se situerait en France, ce qui n'est nullement établi par le Ministre.

Soulignant que la société Eurelec est une entité distincte et que ce sont les seules conditions décidées lors des réunions de négociations tenues par et avec Eurelec qui sont dénoncées par le Ministre ainsi que les seuls contrats conclus avec cette entité, cette dernière en déduit que le Ministre a de façon purement opportuniste impliqué les deux sociétés françaises Galec et ACDLEC dans l'unique but de créer un for de juridiction artificiel en France.

La société Eurelec soutient que l'article 7.2 du règlement Bruxelles I bis n'est pas davantage applicable, le litige ne relevant pas de la matière délictuelle au sens de ce règlement et de la jurisprudence de la CJUE, dès lors que l'action du Ministre n'a pas, au premier chef, pour objet de mettre en jeu la responsabilité de la société Eurelec pour obtenir la réparation d'un préjudice, mais tend uniquement à faire sanctionner un comportement par l'application d'une amende civile. Selon elle, de l'aveu même du Ministre, son action n’est ni contractuelle, ni délictuelle, mais autonome. La société Eurelec soutient, à titre subsidiaire, que le Ministre, en ce qu'il tente d'intervenir devant le tribunal de commerce de Paris comme gardien de l'ordre public économique français dans l'objectif de protéger le marché français et la concurrence en France, n'est pas la victime directe des agissements dénoncés pour justifier la compétence des juridictions françaises au sens de la jurisprudence européenne. A tout le moins, la société Eurelec estime nécessaire de poser la question préjudicielle pour savoir si un trouble à l'ordre public économique ou un impact sur la filière d'approvisionnement des supposées victimes directes peuvent être considérés comme des dommages directes au sens de l'article 7.2 du Règlement. Dans tous les cas, la société Eurelec prétend qu'il n'est pas démontré que le dommage allégué des victimes directes soit subi sur le territoire français notamment au regard de l'envergure internationale des fournisseurs prétendus victimes et des pétitions de principe du Ministre quant à l'existence d'un trouble causé à l'économie française. Il est en outre souligné que le lieu du fait dommageable allégué, à savoir l'application de la loi belge aux contrats conclus en Belgique imposés aux moyens de mesures de rétorsion lors des négociations tenues à Bruxelles, ne s'est pas produit sur le territoire français.

La société Scabel développe des moyens similaires à ceux de la société Eurelec pour conclure à l'incompétence du tribunal de commerce de Paris pour connaître de l'action du Ministre, tout en insistant sur sa situation particulière. A cet effet, elle expose que son rôle se limite à celui d'intermédiaire entre Eurelec et les SCAs pour ce qui est de la centralisation et la passation des commandes mais n'intervient jamais dans le processus de négociation et de conclusions des contrats avec les fournisseurs. Elle relève que de ce fait, aucun comportement ne lui est reproché par le Ministre, seule la société Eurelec est en réalité visée par l'action du Ministre.

Le Galec fait valoir pour l'essentiel que l'arrêt préjudiciel s'impose à la juridiction de renvoi, sauf à constituer un manquement d'Etat, et s'étonne que l'administration française demande à la Cour de reprendre la discussion portée devant la Cour de justice, alors que celle-ci a pris en compte la différence de situation ayant donné lieu à l'arrêt Movic. En reprenant les termes de l'assignation, elle affirme que le Ministre français ne peut sérieusement contester qu'il agît contre la société Eurelec "jure imperii".

L'ACDLEC développe les mêmes moyens que le Galec.

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Réponse de la Cour,

Aux termes de son article 1er, paragraphe 1, le règlement n° 1215/2012 s'applique en matière civile et commerciale et quelle que soit la nature de la juridiction. Il ne s'applique notamment ni aux matières fiscales, douanières ou administratives, ni à la responsabilité de l'État pour des actes ou omissions commis dans l'exercice de la puissance publique (acte jure imperii).

L'identification des hypothèses dans lesquelles la responsabilité de l'Etat est mise en cause, n'est pas un critère de distinction entre les litiges qui relèvent de la notion de "matière civile et commerciale" et ceux qui n'en relèvent pas, comme le soutient le Ministre à partir d'une interprétation littérale de l'article précité.

En effet, selon une jurisprudence itérative de la Cour de justice, rappelée dans l'arrêt préjudiciel (points 21 à 23), c'est la manifestation de prérogatives de puissance publique par l'une des parties au litige qui exclut un tel litige du champ d'application du Règlement (voir, en ce sens, arrêts du 15 février 2007, Lechouritou e.a., C 292/05, point 34 et du 28 février 2019, Gradbeništvo Korana, C 579/17, point 49). Il s'ensuit que pour déterminer si tel est le cas, il y a lieu selon la Cour de justice d'examiner les éléments qui caractérisent la nature des rapports juridiques entre les parties au litige et l'objet de celui-ci ou, alternativement, le fondement et les modalités d'exercice de l'action intentée dans le cadre de ce litige (arrêts du 16 juillet 2020 Movic, C-73/19, point 37 et jurisprudence citée).

Tout en relevant la différence de situation avec l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt Movic précité (points 25 et 28), l'arrêt préjudiciel retient d'abord qu'il ressort de la décision de renvoi que, l'action en cause au principal, qui a pour objet la défense de l'ordre public économique français, a été introduite sur la base d'éléments de preuve obtenus dans le cadre de visites sur les lieux et de saisies de documents. Or, de tels pouvoirs d'enquête, même si leur exercice doit être préalablement autorisé par le juge, n'en demeurent pas moins exorbitants par rapport au droit commun, en particulier parce qu'ils ne peuvent être mis en oeuvre par des personnes privées et parce que, conformément aux dispositions nationales pertinentes, toute personne s'opposant à l'exercice de telles mesures encourt une peine d'emprisonnement ainsi qu'une amende de 300 000 euros (point 26).

En effet, de la lecture de l'assignation délivrée par le Ministre à l'encontre des entités en cause, il ressort que les pièces cruciales invoquées en tant que preuve juridique au soutien de son action, sont d'une part les procès-verbaux de déclarations de fournisseurs recueillies dans le cadre des pouvoirs d'enquête des services de la DGCCRF et d'autre part, les documents saisis dans les locaux de l'ACDLEC et du Galec à Ivry-Sur-Seine à l'occasion d'une opération de visite et de saisie (OVS) à la suite d'une ordonnance du juge des libertés et de la détention du 26 février 2018. Concernant cette opération de saisie, l'assignation précise (page19) que :

"Au cours de cette opération, de nombreux documents ont été saisis, détaillant la pratique du mouvement E. Leclerc consistant à mener une partie de ses négociations commerciales à destination du marché français hors du territoire national, afin de soumettre ses fournisseurs aux dispositions du droit belge et d'obtenir de leur part d'importantes baisses de prix de leurs produits, sans aucune contrepartie, et dans un contexte de fortes rétorsions, tel que des déréférencements, les obligeant à accepter ses demandes."

Ces investigations et opérations de visite et de saisie ont été réalisées dans le cadre des dispositions des articles L. 450-1 et L.450-4 du code de commerce qui réservent, notamment pour l'application de l'article L. 442-6 du Livre IV du même code, aux fonctionnaires habilités à cet effet par le Ministre chargé de l'économie de procéder à des visites en tous lieux ainsi qu'à la saisie de documents et de tout support d'information dans le cadre d'enquêtes demandées par le Ministre chargé de l'économique. L'article L.450-8 dudit code punit d'une peine d'emprisonnement et d'une amende pour quiconque tente de s'opposer, de quelque façon que ce soit, à l'exercice des fonctions des agents chargés de ces enquêtes. L'article L.470-5 précise que pour l'application des dispositions du Livre IV, le Ministre chargé de l'économie ou son représentant peut, devant les juridictions civiles déposer des conclusions et les développer oralement à l'audience, et peut également produire les procès-verbaux et les rapports d'enquête.

Il est constant que ces pouvoirs d'enquêtes, de visite et de saisie ne peuvent être mis en oeuvre par les personnes privées également visées par l'article L.442-6, III du code de commerce pour recueillir des éléments de preuve afin d'introduire une action sur le fondement de pratiques restrictives de concurrence. Autrement dit, le Ministre produit au soutien de son action des éléments de preuve obtenus suivant des pouvoirs exorbitants par rapport au droit commun, peu important que ces éléments de preuve soient soumis à l'appréciation souveraine des juridictions commerciales.

Ensuite, l'arrêt préjudiciel retient que l'action au principal tend, notamment, au prononcé de l'amende civile visée à l'article L 442-6, III, deuxième alinéa, du code de commerce. Or, s'il est vrai qu'une telle amende doit être infligée par la juridiction compétente, seuls le ministre chargé de l'économie et le ministère public peuvent en demander le prononcé (point 27). Il ajoute qu'à cet égard, l'action en cause au principal se distingue de celle en cause dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt du 16 juillet 2020, Movic e.a. (C 73/19), dès lors que, dans cette affaire, les autorités publiques compétentes demandaient, contre des sociétés auxquelles des infractions de nature commerciale étaient reprochées non pas le prononcé d'une amende, mais seulement la délivrance d'une injonction de cessation desdites infractions, faculté dont disposaient également les personnes intéressées et les associations de protection des consommateurs (point 28).

Aux termes de son assignation, le Ministre demande en application de l'article L.442-6, III dans sa version applicable au litige, la condamnation in solidum des entités en cause au paiement d'une amende civile de 117,30 millions d'euros pour des pratiques alléguées de déséquilibre significatif telles que visées à l'article L.442-6, I, 2°.

Or en application du même article L.442-6 III, toute personne ayant intérêt dont la victime de pratiques de déséquilibre significatif ne peut agir en justice que pour solliciter la cessation des dites pratiques ou la réparation du préjudice causé par de telles pratiques.

Il résulte de ce qui précède, que l'action intentée par le Ministre à l'encontre des sociétés belges Eurelec et Scabel aux fins de faire reconnaitre, sanctionner et cesser des pratiques restrictives de concurrence à l'égard de fournisseurs établis en France, constitue un acte accompli dans l'exercice de la puissance publique au sens du Règlement tel qu'interprété par l'arrêt préjudiciel, en exerçant des pouvoirs d'agir en justice et des pouvoirs d'enquête exorbitants par rapport aux règles de droit commun applicables dans les relations entre particuliers pour de telles pratiques.

L'action du Ministre telle qu'engagée dans la présente instance ne relève donc pas de la "matière civile et commerciale" de l'article 1er, paragraphe 1 du règlement (UE) n°1215/2012 tel qu'interprété par l'arrêt préjudiciel, en sorte que l'action du Ministre est exclue du champ d'application de ce règlement.

II-Sur l'application des règles de compétence interne, à l'ordre international

Exposé des moyens des parties

Le Ministre fait valoir qu'il est possible de se référer aux règles de droit international privé qui ne se trouvent pas écartées au motif que son action ne serait pas de nature civile et commerciale au sens du règlement Bruxelles I bis. Il rappelle qu'en droit interne, son action exercée sur le fondement de l'article L. 442-6, III du code de commerce est de nature civile (en ce sens Com.18 octobre 2011 n°10-28.005) et est soumise aux règles du code de procédure civile (en ce sens CA Paris, 15 mars 2023 n°21-13227 et n°21-13481). Relevant que son action a été confiée par le législateur français à la connaissance des tribunaux de l'ordre judiciaire, il soutient qu'il appartient de se référer à la "Convention entre la France et la Belgique sur la compétence judiciaire, sur l'autorité et l'exécution des décisions judiciaires, des sentences arbitrales et des acte authentiques" conclue le 8 juillet 1899. Il prétend qu'aucune des règles de cette convention ne trouvent à s'appliquer à son action et que dans cette hypothèse l'article 10 prévoit que "Pour tous les cas où la présente convention n'établit pas de règles de compétence commune, la compétence est réglée dans chaque pays par la législation qui lui est propre". Le Ministre en déduit que cette convention soit ou non applicable, il y a lieu d'appliquer les règles posées par le code de procédure civile en matière de compétence des juridictions de l'ordre judiciaire. A cet effet, il soutient que le juge français est compétent en application des articles 42 alinéa 2 et 43 du code de procédure civile, dès lors que l'ensemble de ses demandes sont formulées à l'encontre des quatre parties assignées dont la responsabilité est recherché in solidum (en ce sens Civ 1ère 6 décembre 1989 n°87-11.747 et Civ 2ème, 10 mars 2004, n°01-15.725). Il précise que le tribunal de commerce de Paris est compétent en raison du siège social de la société Le Galec et de l'ACDLEC à Ivry-sur-Seine. Il ajoute qu'en toute hypothèse, en application de l'article 46 du même code, le juge français est également compétent, le territoire français étant le lieu du fait dommageable.

La société Eurelec soutient d'abord que la convention franco-belge n'est pas applicable, au regard de son champ d'application matériel défini à l'article 1.1 "en matière civile et en matière commerciale". Elle avance que selon la doctrine, dès lors que ce champ d'application est identique à celui du règlement Bruxelles I bis, il doit recevoir la même portée. Elle en déduit que dès lors que l'arrêt préjudiciel a considéré que l'action du Ministre ne relevait pas de la "matière civile et commerciale" au sens du règlement Bruxelles I bis, il a nécessairement exclu, par identité de motifs, cette action du champ d'application de la convention franco-belge.

Ensuite, la société Eurelec fait valoir que les dispositions du code de procédure civile ne sont pas non plus applicables au litige.

A cet effet, la société Eurelec fait d'abord observer qu'il a fallu attendre mars 2023 pour que soit promulgué un texte de loi, après une procédure d'examen accélérée, prévoyant expressément la compétence des juridictions françaises pour connaître de l'action du Ministre fondée sur le Titre IV du Livre IV du code de commerce (article L.444-1-A) en réaction à la présente affaire, démontrant qu'avant l'entrée en vigueur de cette loi, il n'existait pas de règle de droit français permettant de fonder la compétence des juridictions françaises pour connaître d'une telle action et a fortiori que cette compétence ne pouvait pas résulter des articles 42 et 46 du code de procédure civile.

Puis, la société Eurelec soutient que le Ministre échoue à démontrer que son action est de nature civile en droit interne en se fondant sur l'arrêt du 18 octobre 2011 de la Cour de cassation (Com. 18 octobre 2011 n°10-28005). Selon elle, non seulement cet arrêt est isolé mais en plus il ne s'est pas prononcé sur la qualification de la demande visant au prononcé d'une amende civile. Elle ajoute que cet arrêt est contraire, au moins dans son esprit, à l'arrêt préjudiciel lequel a souligné que l'action du Ministre est une "manifestation de prérogatives de puissance publique" admettant en creux que l'action pourrait ressortir non de la matière civile mais de la matière administrative, voire de la matière répressive. Elle prétend également que les arrêts de la cour d'appel de Paris du 15 mars 2023 n°21/13227 et n°21/13481 affirmant que l'action du Ministre fondée sur l'article L. 442-6 du code de commerce est de nature civile et soumise aux règles du code de procédure civile sont de portée limitée et remis en cause par l'arrêt préjudiciel. Pour autant, même si la définition de la "matière civile et commerciale" au sens du règlement Bruxelles I Bis est autonome, selon la société Eurelec, il n'apparaît pas possible de considérer que la notion d' "action civile" au sens du droit français devrait recouper autre chose que la "matière civile et commerciale" telle qu'interprétée par la CJUE. Aussi elle soutient que sauf à céder "à un réflexe anti-européen", il appartient à la cour d'appel de réexaminer la nature de l'action du Ministre à la lumière des enseignements de l'arrêt préjudiciel. La société Eurelec fait en outre observer qu'il n'existe, avant l'entrée en vigueur de l'article L.444-1-A non applicable au litige, aucune disposition permettant de fonder la compétence des tribunaux français pour connaître d'une action initiée par le Ministre au titre de l'article L.442-6 du code de commerce à l'encontre d'une entreprise étrangère, sauf à reconnaître au Ministre français de l'économie une fonction de "gendarme du monde" lui permettant d'assigner toute entité étrangère, sans fondement légal devant les juridictions françaises.

A titre subsidiaire, la société Eurelec fait valoir qu'en l'absence de convention internationale applicable, la règle de principe de la compétence du tribunal de celui du lieu du défendeur prévue à l'article 42 alinéa 1 du code de procédure civile, est étendue dans l'ordre international. L'exception posée à ce principe par l'article 42 alinéa 2, suppose selon elle, les conditions cumulatives que la chose à juger à l'égard des différents défendeurs soit identique et que le codéfendeur, dont le lieu d'établissement permet d'asseoir la compétence territoriale du tribunal saisi, doit être un défendeur réel et sérieux. A cet effet, la société Eurelec prétend que les mêmes faits ne sont pas reprochés à toutes les parties et qu'en réalité, il ressort de l'assignation, que les pratiques restrictives alléguées sont exclusivement imputées à la société Eurelec, celle-ci ayant mené seule les négociations avec les fournisseurs concernés et conclu les contrats faisant l'objet des poursuites initiées par le Ministre. Elle soutient qu'il ne suffit pas pour le Ministre de solliciter une condamnation in solidum de l'ensemble des parties pour démontrer un lien étroit de connexité. Elle avance que la situation est également différente en droit dès lors qu'elle ne peut être attraite devant les juridiction belge qu'au titre d'actes reprochés en vertu du code de droit économique belge, et en déduit que la chose à juger à son égard est nécessairement différente de celle de ses codéfendeurs français et ce faisant il n'existe aucun risque de contrariété de décision. Enfin, la société Eurelec insiste sur le fait que c'est de manière très artificielle que le Ministre a choisi d'assigner le Galec et l'ACDLEC devant le tribunal de commerce de Paris et ce dans l'unique but de créer un for de compétence en France à l'égard du seul défendeur sérieux qu'est la société Eurelec.

La société Eurelec fait encore valoir que l'action du Ministre ne relève pas de la matière délictuelle et que la compétence des juridictions françaises ne peut être fondée sur l'article 46 du code de procédure civile. Elle soutient que la demande du Ministre n'a ni pour objet ni pour effet de réparer un quelconque préjudice et ne vise qu'au prononcé d'une amende civile, dont le montant correspond au triple du montant total des déflations sans contrepartie prétendument obtenues par la société Eurelec auprès des fournisseurs. Il est également soutenu que ni le fait dommageable ni le dommage allégué n'ont été subis en France.

Enfin, dans l'hypothèse où la Cour retiendrait la compétence du tribunal de commerce de Paris pour connaître de l'action du Ministre, la société Eurelec demande à la Cour de juger que celui-ci n'est compétent pour juger de l'opportunité de prononcer une amende civile sur la base de l'article L. 442-6 du code de commerce qu'à concurrence du montant des avantages indument perçus ou obtenus qui ont effectivement impacté négativement le marché français, et confirmer le jugement sur ce point.

La société Scabel, pour soutenir l'inapplicabilité de la convention franco-belge et des articles 42 et 46 du code de procédure civile français, développe des moyens similaires à ceux de la société Eurelec et de conclure à l'incompétence du tribunal de commerce de Paris.

La société le Galec fait valoir que, dans l'ordre international, la simple connexité entre les demandes formées contre plusieurs défendeurs n'est pas un motif suffisant pour faire jouer la prorogation de compétence territoriale de l'article 42 alinéa 2 du code de procédure civile, et qu'il appartient au Ministre de démontrer le caractère indivisible des demandes formulées contre le Galec, l'ACDLEC, les sociétés Scabel et Eurelec. Le Galec ne conteste pas avoir mis un terme à certains contrats le liant aux fournisseurs concernés par la création d'Eurelec, dans des conditions non reprochables sur le terrain de l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce, mais il précise avoir seulement mis un terme à la relation d'achat et non pas à la relation commerciale formalisée dans le "contrat de collaboration commerciale".

Il soutient que ces faits sont distincts de la conduite des négociations d'achat menées par la société Eurelec pour le compte commun des enseignes E. Leclerc et Rewe et à laquelle il est reproché des mesures de rétorsions pour la conclusion de contrat en application de la loi belge. Il en déduit que le litige peut être jugé en France pour ce qui concerne le Galec et l'ADLEC, et en Belgique pour ce qui concerne les griefs de déflations, rétorsions et de choix de la loi applicable, faisant observer qu'aucune contrariété de décision n'est envisageable ayant peu de chance qu'une juridiction belge entre en voie de condamnation pour les faits reprochés. Il conclut au renvoi du litige en ce qu'il concerne les sociétés de droit belge Eurelec et Scabel aux tribunaux francophones de Bruxelles compétents en matière commerciale.

L'ACDLEC fait valoir que les règles françaises de compétence sont a priori applicables dans le litige international engagé par le Ministre, dès lors que ce litige ne rentre pas dans le champ d'application du règlement Bruxelles I bis. Néanmoins, l'ACDLEC soutient que le Ministre n'avance à son encontre aucun reproche pertinent, qu'elle est dès lors un défendeur non "sérieux" et purement artificiel attrait dans la cause uniquement pour permettre au Ministre d'assigner la société Eurelec devant une juridiction française. A cet effet elle précise que l'ACDLEC est une association des dirigeants personnes physiques des centres distributeurs E. Leclerc et constitue l'organe stratégique du Mouvement E. Leclerc.

Si la société Eurelec a été constituée à l'instigation première de l'ACDLEC, il est soutenu que celle-ci ne joue aucun rôle ni dans la gestion d'Eurelec ni dans les négociations commerciales conduites par cette dernière. L'ACDLEC relève en outre que les questions à juger ne sont pas les mêmes pour toutes les parties dès lors que l'administration ne critique pas un seul déséquilibre significatif mais plusieurs. Considérant la vacuité des reproches qui lui sont adressés, l'ACDLEC demande à la Cour de débouter le Ministre en ce qu'il demande l'application de l'article 42 alinéa 2 du code de procédure civile pour déclarer compétente les juridictions françaises, dès lors qu'elle n'est pas un défendeur "sérieux".

***

Réponse de la Cour,

Préalablement, la Cour rappelle que l'extranéité des parties n'est pas en soi une cause d'incompétence des juridictions françaises, et que lorsqu'il n'y a ni convention internationale ni règlement européen relatif à la compétence judiciaire, la compétence internationale se détermine par extension des règles de compétence territoriale interne, (1ère Civ., 30 octobre 1962, Bull N°1 n° 449 ; 1ère Civ., 13 avril 2023, pourvoi n° 22-15.689).

1- Sur la Convention entre la France et la Belgique sur la compétence judiciaire, sur l'autorité et l'exécution des décisions judiciaires, des sentences arbitrales et des actes authentiques conclue le 8 juillet 1899

Cette convention dispose :

Au titre 1er - De la Compétence -

Article 1er :

§ 1er- En matière civile et en matière commerciale les Français en Belgique et les Belges en France sont régis par les mêmes règles de compétence que les nationaux.

§2 - Toutefois les Belges ne peuvent invoquer en France l'article 14 du code civil pour traduire d'autres étrangers devant les tribunaux français que s'ils ont été autorisés par le gouvernement français à établir leur domicile en , et tant qu'ils continuent d'y résider.

§3 - L'article 15 du code civil cesse d'être applicable dans les rapports entre Français et Belges article 2 :

Si le défendeur n'a ni domicile ni résidence en France ou en Belgique, le demandeur belge ou français peut saisir de la contestation le juge du lieu où l'obligation est née, a été ou doit être exécutée.

Les Belges conserveront en France les droits que leur confère, en matière commerciale, l'article 420 du code de procédure civile, aussi longtemps que cette disposition restera en vigueur.

Les articles suivants édictent des règles de compétence directe suivant différentes situation ou matière particulière : domicile attributif de compétence élu pour l'exécution d'un acte (article 3), situation de litispendance ou connexité (article 4), validité ou mainlevée de saisie-arrêt (article5), tutelle des mineurs (article 6), succession (article7), faillite (article

8), les mesures provisoires ou conservatoires (article 9).

Enfin l'article 10 dispose que :

Pour tous les cas où la présente convention n'établit pas de règles de compétence commune, la compétence est réglée dans chaque pays par la législation qui lui est propre.

Ainsi, le principe de compétence posé par l'article 1er, alinéa 1er, est celui de l'assimilation de l'étranger au national : assimilation, en France, du Belge au Français ; en Belgique, du Français au Belge ; ce qui signifie que, dans les rapports entre Belges et Français, la détermination du tribunal compétent se fait en vertu de ce principe d'assimilation, sauf disposition particulière du traité.

Comme le soutient le Ministre, il ressort de ces dispositions combinées à celles de l'article 10 que, l'action du Ministre relève ou non de la matière civile et commerciale visée à l'article 1er, sont applicables les règles de compétence territoriale interne du for du juge saisi, à savoir les règles de compétence territoriale françaises.

2- Sur l'extension à l'ordre international des règles internes de compétence territoriale

La compétence internationale se déterminant par extension des règles de compétence territoriale interne, les tribunaux français sont compétents, même si les parties sont étrangères, lorsque le critère de compétence ou l'un des critères de compétence retenu par une règle interne de compétence territoriale est réalisé en France.

Pour déterminer les règles de compétence territoriale internes applicables, il convient de revenir sur la nature de l'action du Ministre.

Il est rappelé qu'en vertu de l'article L.442-6 III du code de commerce dans sa version antérieure à l'ordonnance du n°2019-359 du 24 avril 2019 applicable au litige (devenu article L. 442-4) le législateur a attribué à l'autorité publique le pouvoir d'introduire une action en justice devant la juridiction civile ou commerciale pour faire cesser des pratiques restrictives de concurrence mentionnées au même article, constater la nullité de clauses ou contrats illicites, ordonner le remboursement des paiements indus faits en application des clauses annulées, réparer les dommages qui en ont résulté et prononcer une amende civile contre l'auteur desdites pratiques ; qu'ainsi, il a entendu réprimer ces pratiques, rétablir un équilibre des rapports entre partenaires commerciaux et prévenir la réitération de ces pratiques ; qu'eu égard aux objectifs de préservation de l'ordre public économique qu'il s'est assignés, le législateur a opéré une conciliation entre le principe de la liberté d'entreprendre et l'intérêt général tiré de la nécessité de maintenir un équilibre dans les relations commerciales (CC décision n° 2011-126 QPC du 13 mai 2011).

Aussi, en droit interne, l'action du Ministre chargé de l'économie exercée sur le fondement de l'article L. 442-6 III du code de commerce est de nature civile (en ce sens, Com., 18 octobre 2011, pourvoi n° 10-28.005, Bull. 2011, IV, n° 160 qui valide la qualification d'action en responsabilité quasi délictuelle) et est soumise aux règles du code de procédure civile.

L'analyse faite par l'arrêt préjudiciel de l'action du Ministre telle qu'engagée dans la présente instance pour l'interprétation de la notion autonome en droit de l'Union de " matière civile et commerciale " et l'exclure du champ d'application du règlement Bruxelles I bis, est sans incidence sur la nature de l'action attribuée par le législateur français à l'autorité publique pour saisir les juridictions civile ou commerciale afin de prévenir des pratiques restrictives de concurrence entre partenaires commerciaux opérant sur le marché français.

En réalité, les sociétés Eurelec et Scabel contestent le pouvoir du Ministre d'attraire des sociétés étrangères sur le fondement de l'article L442- 6 du code de commerce, contestation qui relève de l'application de la loi substantielle sans incidence sur la détermination de la compétence internationale de l'ordre juridictionnel français.

Il y a donc lieu de se référer aux règles de droit commun de compétence territoriale du code de procédure civile interne, étendues à l'ordre international.

L'article 42 du code de procédure civil dispose :

La juridiction territorialement compétente est, sauf disposition contraire, celle du lieu où demeure le défendeur.

S'il y a plusieurs défendeurs, le demandeur saisit, à son choix, la juridiction du lieu où demeure l'un d'eux.

Si le défendeur n'a ni domicile ni résidence connus, le demandeur peut saisir la juridiction du lieu où il demeure ou celle de son choix s'il demeure à l'étranger.

La règle dite des codéfendeurs figurant à l'alinéa 2, est applicable dans l'ordre international et, comme dans l'ordre interne, il convient que la demande formée contre le défendeur attrait devant le tribunal français de son domicile ait un caractère sérieux et qu'il y ait un lien suffisant avec les demandes formées contre les autres défendeurs résidant à l'étranger pour que le tribunal français soit aussi compétent à l'égard de ces derniers (en ce sens Com., 13 avril 2010, pourvoi n° 09-11.885, Bull. 2010, IV, n° 77 ; 1ère Civ., 26 juin 2019, pourvoi n° 18-12.541).

Le Ministre a assigné les sociétés Eurelec et Scabel, le Galec et l'ACDLEC devant le tribunal de commerce de Paris aux fins de les voir condamner in solidum, sur le fondement de l'article L. 442-6 du code de commerce, à une amende de 117,30 M€, pour des pratiques de soumission de 15 fournisseurs disposant de filiales en France à des déséquilibres significatifs, et à la cessation de ces pratiques et à des mesures de publication judiciaire.

Outre le fait que l'objet de la demande est le même à l'égard de chacune des parties attraites dans la cause, le Ministre fait notamment valoir aux termes de son assignation les éléments suivants :

- Le mouvement E. Leclerc a fait le choix à partir de 2016 de créer deux entités juridiques en Belgique et de transférer vers ce pays la signature d'un certain nombre de conventions de distribution antérieurement conclues avec le Galec (centrale nationale d'achat et de référencement). Bien que les flux financiers aient été modifiés pour désormais passer par la Belgique, ce changement n'a en pratique pas impacté les flux physiques de marchandises qui continuent d'approvisionner les 721 magasins à enseigne E. Leclerc répartis sur tout le territoire national ;

- Les pratiques dénoncées de déséquilibre significatif découlent, d'une part, de l'imposition de la loi belge aux fournisseurs dans le but de les priver d'un certain nombre de garanties offertes par le code de commerce français, et d'autre part, de l'imposition de très fortes baisses de prix sans contrepartie, grâce à l'application de sévères mesures de rétorsion ;

- Le "basculement des négociations vers la Belgique" s'est principalement opéré sur le territoire français avec le concours actif de l'ACDLEC et du Galec et aux moyens de mesures de rétorsion (appliquées dans les magasins en France) organisées de concert par l'ensemble des entités assignées ;

- Pour justifier de pratiques restrictives de concurrence concertées, le Ministre s'appuie sur de nombreux courriels d'interlocuteurs du Galec et de l'ACDLEC, sur des documents élaborés par ces entités domiciliées en France (tels que le guide de la négociation, les notes juridiques ou d'actions et les modèles de courrier de résiliation du contrat-cadre le Galec) ainsi que sur les déclarations des fournisseurs relatant le déroulement des négociations ;

- Avec ces moyens de preuve, le Ministre entend démontrer la part active du Galec et de l'ACDLEC, non seulement dans les activités et la direction de la société Eurelec Trading, mais également dans les conseils juridiques et la conduite des négociations pour substituer à la centrale de référencement le Galec la centrale d'achat Eurelec, ainsi que dans la conception et dans la mise en oeuvre des mesures de "rétorsions" (arrêts de commandes, interdiction de force de vente dans les magasins, arrêts de certaines gammes de produits, baisse du volume de commande) destinées selon le Ministre à contraindre les fournisseurs à accepter les conditions des centrales d'achat et de distribution Eurelec et Scabel,

- Plus généralement, le Ministre fait état de différents documents, dont de nombreux courriels, pour décrire l'étroite collaboration entre les salariés des sociétés Le Galec, Scabel et Eurelec.

Sans apprécier la pertinence des éléments de preuve versés aux débats par le Ministre, ni le bien-fondé de ses moyens et prétentions formulés à l'encontre du Galec et de l'ACDLEC ayant leur siège social en France, la Cour constate en première analyse leur lien étroit avec les griefs et moyens formulés à l'encontre des sociétés Scabel et Eurelec ayant leur siège social en Belgique, en sorte que l'attrait du Galec et de l'ACDLEC dans la cause n'est pas artificiel. La prorogation de compétence prévue à l'article 42 alinéa 2 du code civil est dès lors applicable pour reconnaître la compétence des juridictions françaises.

Le siège de l'ACDLEC et du Galec se situant à Ivry-Sur-Seine (94200), le tribunal de commerce de Paris juridiction désignée par les dispositions de l'article D.442-3 du code de commerce pour les litiges relatifs à l'application de l'article L.442-6 du code de commerce dans sa version applicable au litige, est compétent.

Dès lors, le tribunal de commerce de Paris est territorialement compétent pour connaître de l'action du Ministre engagée à l'encontre des sociétés Eurelec et Scabel.

A titre surabondant,

En principe, le caractère d'ordre public de la loi de fond, ne suffit pas à justifier la compétence judicaire française (en ce sens Ass. plén., 14 octobre 1977, pourvoi n° 75-40.119 - et pour le cas particulier des lois de police Com., 24 novembre 2015, pourvoi n° 14-14.924, Bull. 2015, IV, n° 161). Toutefois l'action du Ministre mise en oeuvre sur le fondement de l'article L. 442-6 du code de commerce vise la protection de l'ordre public économique et les dispositions de fond confèrent au Ministre des pouvoirs d'enquête exorbitants de droit commun et lui attribuent seul la qualité pour demander le prononcé d'une amende, en sorte qu'il peut être justifié que cette action soit réservée à la compétence des juridictions civiles ou commerciales françaises (en ce sens, civ 1ère, 6 juillet 2016 n°15-21.811- qui écarte l'application d'une clause compromissoire pour réserver une telle action aux juridictions étatiques notamment au motif que l'action attribuée au Ministre chargée de l'économie est fondée sur une mission de gardien de l'ordre public économique). Contrairement à ce qu'avancent les sociétés appelantes, l'introduction de l'article L. 444-1 A par la loi n°2023-221 du 30 mars 2023 en ce qu'il affirme le caractère d'ordre public des dispositions de l'article L. 442-6, devenu les articles L. 442-1 et L. 442-4, et la compétence exclusive des tribunaux français pour tout litige portant sur leur application à des conventions portant sur des produits ou services commercialisés en France, est de nature à confirmer cette interprétation.

Le jugement entrepris sera confirmé, par motifs substitués, en ce qu'il a déclaré recevable mais mal-fondée l'exception d'incompétence territoriale soulevée par les sociétés Eurelec, Scabel, le Galec et l'ACDLEC.

Le jugement sera en revanche infirmé en ce qu'il a précisé se déclarer compétent "pour statuer sur le respect de l'article L.442-6, I (devenue L.442-1, I°) sur le territoire français dans le cadre du présent litige", ce qui relève de la détermination de la loi applicable au fond du litige et de l'appréciation du bien-fondé de l'action et non de l'exception d'incompétence territoriale.

Par ailleurs, il n'y a pas lieu de faire droit à la demande des sociétés Eurelec et Scabel de "cantonner" la compétence du tribunal de commerce de Paris pour juger de l'opportunité de prononcer l'amende civile "qu'à concurrence du montant des avantages indument perçus ou obtenus par Eurelec qui ont effectivement impacté négativement le marché français", cette demande relevant également de l'appréciation du fond du litige.

III- Sur l'amende civile, les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile

Compte tenu du sens de la décision rendue, l'ACDLEC sera déboutée de sa demande de condamnation du Ministre à une amende civile de 10 000 euros.

Le jugement sera confirmé en ce qu'il a condamné in solidum les sociétés Eurelec, Scabel, le Galec et l'association ACDLEC aux dépens de première instance, et laissé à chacune des parties la charge de ses frais irrépétibles.

Les sociétés Eurelec, Scabel, le Galec et l'association ACDLEC, parties perdantes en appel, seront condamnées in solidum aux dépens.

En application de l'article 700 du code de procédure civile, les sociétés Eurelec, Scabel, le Galec et l'association ACDLEC seront condamnées à verser au Ministre la somme de 20 000 euros.

PAR CES MOTIFS

La Cour,

Vu l'arrêt du 2 février 2022 de la Cour d'appel infirmant le jugement entrepris en ce qu'il a débouté la société de droit belge EURELEC TRADING de sa demande en interprétation préjudicielle sur l'applicabilité au litige du règlement (UE) n°1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, et posant une question préjudicielle sur le champ d'application de ce règlement à la Cour de justice de l'Union européenne ;

Vu l'arrêt C-98/22 du 22 décembre 2022 de la Cour de justice de l'Union européenne ;

Infirme le jugement en ses dispositions soumises à la Cour en ce qu'il s'est déclaré compétent pour statuer sur le respect de l'article L.442-6, I (devenue L.442-1 I) sur le territoire français dans le présent litige ;

Statuant de nouveau sur ce chef de dispositif et y ajoutant,

Déclare le tribunal de commerce de Paris territorialement compétent pour connaître de l'action du Ministre de l'économie et des finances à l'encontre des sociétés Eurelec Trading et Scabel ;

Déboute l'association des Centres Distributeurs E. Leclerc (ACDLEC) de sa demande d'amende civile ;

Condamne in solidum la société Eurelec Trading, la société Scabel, la société le Groupement d'achat des centres Edouard Leclerc (Galec) et l'association des Centres Distributeurs E. Leclerc (ACDLEC) aux dépens d'appel ;

Condamne in solidum la société Eurelec Trading, la société Scabel, la société le Groupement d'achat des centres Edouard Leclerc (Galec) et l'association des Centres Distributeurs E. Leclerc (ACDLEC) à payer au ministre de l'économie et des finances la somme de 20 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

Rejette toute autre demande.