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Décisions

CA Bordeaux, 1re ch. civ., 13 février 2024, n° 22/04928

BORDEAUX

Arrêt

Autre

PARTIES

Défendeur :

Conseil des Vins de Saint-Émilion (Syndicat professionnel)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Poirel

Conseillers :

Mme Heras de Pedro, M. Breard

Avocats :

Me Fonrouge, Me Cazeau, Me Moreau, Me Develle

CA Bordeaux n° 22/04928

12 février 2024

EXPOSE DU LITIGE ET DE LA PROCÉDURE

Le 8 avril 2021, le Conseil des Vins de Saint-Emilion, syndicat professionnel, a présenté une demande en déchéance enregistrée sous la référence DC21-0056 contre la marque 'SAINTEM' n°01/3090228 déposée le 21 mars 2001.

L'enregistrement de cette marque, dont la Sarl [O] [U] est titulaire, a été publié au BOPI n°2001-52 du 28 décembre 2001 et régulièrement renouvelé.

La demande, invoquant le motif selon lequel 'la marque n'a pas fait l'objet d'un usage sérieux', porte sur la totalité des produits et services pour lesquels la marque contestée est enregistrée, à savoir :

- Classe 32 : bières ;

- Classe 33 : vins ;

- Classe 35 : publicités.

Par décision DC 21-0056 du 26 septembre 2022, l'INPI a :

- reconnu la demande en déchéance justifiée,

- déclaré la société [O] [U] déchue de ses droits sur la marque n°01/3090228 à compter du 8 avril 2021 pour l'ensemble des produits et services désignés à l'enregistrement.

Par déclaration enregistrée au greffe le 26 octobre 2022, la Sarl [O] [U] a formé un recours contre la décision rendue par l'INPI. Dans ses dernières conclusions déposées et signifiées le 4 décembre 2023, elle demande à la cour de :

- la déclarer recevable et bien fondée en son appel, ses demandes et ses conclusions,

- réformer la décision rendue par M. Le directeur de l'INPI le 26 septembre 2022, dans l'instance DC 21-0056 en toutes ses dispositions,

- juger l'exploitation sérieuse de la marque 'SAINTEM' détenue par la SARL [O] [U],

En conséquence :

- rejeter la demande en déchéance du syndicat Conseil des Vins de Saint-Emilion relative à la marque SAINTEM appartenant à la Sarl [O] [U],

- débouter le syndicat Conseil des Vins de Saint-Emilion de sa demande de déchéance et de manière générale de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,

- condamner le syndicat Conseil des Vins de Saint-Emilion à payer à la Sarl [O] [U] une indemnité de 6000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner le syndicat Conseil des Vins de Saint-Emilion aux entiers dépens de première instance dont distraction pour ceux la concernant au profit de la Selarl Lexavoué Bordeaux conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

Le Conseil des Vins de Saint-Emilion, dans ses dernières conclusions déposées le 16 mars 2023, demande à la cour de :

- le déclarer recevable et bien fondé en ses demandes et conclusions,

- confirmer la décision déférée rendue le 26 septembre 2022 par l'INPI dans la procédure en déchéance n° DC 21-0056 en toutes ses dispositions et en ce qu'elle a :

- décidé que la demande en déchéance est justifiée,

- déclaré la société [O] [U] déchue de ses droits sur la marque SAINTEM n°3090228 à compter du 8 avril 2021 pour l'ensemble des produits et services désignés à l'enregistrement.

Au surplus, y ajouter :

- juger l'absence d'usage sérieux de la marque SAINTEM n°3090228,

- prononcer la déchéance totale des droits de la Sarl [O] [U] sur la marque SAINTEM n°3090228,

- condamner la Sarl [O] [U] au paiement de la somme de 5 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner la Sarl [O] [U] au paiement des entiers dépens de la procédure de première instance et d'appel.

Le directeur général de l'INPI a présenté ses observations par courriers transmis au greffe les 24 août et 10 novembre 2023 dans lesquels il fait valoir que l'usage du signe SAINTAYME constitue un usage de la marque SAINTEM sous une forme modifiée, qui en altère la distinctivité. Il considère en outre que les documents fournis ne permettent pas d'établir qu'il a été fait un usage sérieux de la marque au cours de la période pertinente (du 8 avril 2016 au 8 avril 2021), compte tenu du faible volume de vente au regard des produits et du marché concerné. Au vu des pièces finalement produites, l'INPI s'en remet à l'appréciation de la cour s'agissant de l'existence d'un usage sérieux pour la catégorie 'vins', mais indique que la preuve de l'usage de la marque doit être apportée en relation avec chacun des produits et services pour lesquels elle a été enregistrée et qu'en l'espèce, aucune preuve n'a été rapportée concernant les produits et services 'bières ; publicité'.

Le 28 novembre 2023, le ministère public a indiqué s'en rapporter.

L'affaire a été fixée à l'audience collégiale du 19 décembre 2023.

L'instruction a été clôturée par ordonnance du 5 décembre 2023.

M. Le directeur de l'INPI a fait parvenir au greffe le 7 décembre 2023 des observations et une pièce complémentaire.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Il convient de déclarer d'office irrecevables les observations du directeur de l'INPI en date du 7 décembre 2023, comme postérieures à l'ordonnance de clôture.

Sur le fond :

La décision de déchéance entreprise est motivée par le fait que ' le titulaire de la marque contestée n'a démontré son usage sérieux pour aucun des produits et services visés dans la marque contestée, en sorte qu'il doit être totalement déchu de ses droits sur cette dernière'.

Selon l'article L 714-5 du code de la propriété intellectuelle dans sa rédaction résultant de l'ordonnance du 13 novembre 2019 applicable à la présente espèce 'Encourt la déchéance de ses droits le propriétaire de la marque qui, sans justes motifs, n'en a pas fait un usage sérieux, pour les produits et services visés dans l'enregistrement, pendant une période ininterrompue de cinq ans'.

Selon l'alinéa 2 , 'est assimilé à un tel usage notamment :

3° - L'usage de la marque, par le titulaire ou avec son consentement, sous une forme modifiée n'en altérant pas le caractère distinctif que la marque soit ou non enregistrée au nom du titulaire sous la forme utilisée.'

Selon l'article L 716-3-1 la preuve de l'exploitation incombe au titulaire de la marque dont la déchéance est demandée et, selon l'article L714-5, les pièces produites par le titulaire de la marque doivent établir qu'il en a été fait un usage sérieux au cours des cinq années précédant la demande de déchéance.

La preuve de l'exploitation qui incombe au titulaire de la marque peut être apportée par tous moyens et le caractère sérieux de l'usage s'apprécie globalement au regard de l'ensemble des circonstances de nature à établir la réalité de l'exploitation commerciale, selon le sens le plus probable ressortant de leur conjonction.

Il est par ailleurs constant que la déchéance peut n'être que partielle selon que la demande ne porte que sur une partie des produits ou des services visés dans l'enregistrement.

Il convient de relever préalablement que la période litigieuse pour laquelle la Sarl [U] est tenue de justifier d'un usage sérieux de sa marque au regard de la date du dépôt de la demande de déchéance, le 8 avril 2021, et de la date d'enregistrement de la marque depuis plus de cinq ans à cette date, court du 8 avril 2016 au 8 avril 2021 et qu'il n'y aura lieu de rechercher si les marques SAINTAYME ou CHATEAU SAINTEM, constituent une modification altérant la marque SAINTEM que dans la mesure où l'usage sérieux de la marque SAINTEM ne serait pas suffisamment établi par la Sarl [U].

Le Directeur de l'Inpi a retenu qu'il résultait des différentes factures versées aux débats que sur la période quinquennale en litige, il était justifié de la vente de 144 bouteilles de SAINTEM (24 de SAINTEM 2013 selon facture du 12 septembre 2017 et 120 de SAINTEM 2016 selon facture du 2 mars 2021) ayant exclu un bordereau de commande n°3514 portant sur 18 bouteilles à défaut de factures y afférentes, tout en observant que même en prenant en compte ces 18 bouteilles, l'usage de la marque sur les cinq années en litige n'apparaissait pas un usage suffisant au regard du domaine d'activité, en quantité, ni suffisamment constant dans la durée pour constituer un usage 'sérieux' au sens des dispositions précitées, ayant exclu les factures afférentes à la commercialisation de bouteilles SAINTAYME, comme constituant une modification altérant la marque SAINTEM.

Le Conseil des Vins de Saint Emilion retient que seules 486 bouteilles auraient été commercialisées sous la marque SAINTEM sur la période litigieuse, ce qui apparaît tout à fait insuffisant, alors que l'usage de marque SAINTAYME qui constitue une modification substantielle altérant la marque SAINTEM, ou CHATEAU SAINTEM qui confère à une marque strictement commerciale une dimension 'domaniale' conceptuellement très différente, ne saurait être pris en compte pour caractériser cet usage sérieux.

Cependant la Sarl [U] produit en appel la preuve de ventes de bouteilles sous la marque SAINTEM 2016,2017, 2018 et 2019, résumées dans le tableau repris dans ses écritures, conformément à ses pièces 22 à 25 et 37 au profit de divers distributeurs, soit huit clients qui ont attesté des dits achats (ses pièces 35 à 40) portant sur un total de 25 413 bouteilles.

Il s'y ajoute, pour le client [C] [G], des commandes entre le 8 avril 2016 et le 8 avril 2021, portant 4 200 bouteilles de la marque SAINTEM, la sarl [U] justifiant de la publicité faite le 10 août 2020 par ce même distributeur sur son compte Amstagram pour la vente de SAINTEM (pièces 41 et 42).

La sarl [U] justifie également que le primeur SAINTEM 2016 a fait l'objet d'une mention au Gault & Millau du 28 avril 2017, qui lui attribué la note de 16,5/17.

Elle justifie encore par une attestation de l'imprimerie MCC (sa pièce n° 44) d'une commande d'environ 10 000 étiquettes 'SAINTEM' pour chaque millésime à savoir :

- 10 400 étiquettes (75cl) pour le millésime 2016,

- 9 500 étiquettes (75cl) pour le millésime 2017,

- 9 000 étiquettes (75cl) pour le millésime 2018,

- 9 400 étiquettes (75cl) pour le millésime 2019,

- 8 500 étiquettes (75cl) pour le millésime 2020.

Elle justifie en outre du chiffre d'affaires de la société relativement aux facturations de SAINTEM pour les années 2016 à 2021 à hauteur de 459 896,22 euros (619 232,70 - 82 342,82) par une attestation de son expert comptable.

L'ensemble confère à l'usage de la seule marque 'SAINTEM' un caractère régulier et suffisant de l'ordre de 6 000 bouteilles par an, s'agissant d'un vin vendu au prix public de 20 euros la bouteilles, pour caractériser une réelle justification commerciale n'ayant dès lors pas pour seule finalité de maintenir les droits sur la marque mais constituant, indépendamment de la question de l'usage des marques modifiées 'SAINTAYM' voire 'CHATEAU SAINTEM', un usage sérieux au sens de l'article L 714-5 du code de la propriété intellectuelle justifiant qu'il soit fait droit au recours de la Sarl [U] et que soit annulée la décision du Directeur de L'Inpi ayant déclaré la Sarl [U] déchue de ses droits sur la marque n° 01/3090228 pour les produits en classe 33: Vins.

Se pose alors la question de la déchéance des droits sur la même marque pour les produits et services enregistrés en classe 32 : Bières et 33 : Publicité.

Le directeur de L'inpi fait valoir que la preuve de l'usage sérieux doit être établie pour chacun des produits ou services visés par l'enregistrement en sorte qu'il soutient que la décision de déchéance ne saurait être annulée s'agissant des produits et services 'bières' et 'publicité' pour lesquels aucune preuve quelconque d'usage de la marque n'est rapportée

Le Conseil des Vins de Saint Emilion demande la confirmation de la décision s'agissant de ces produits ou services

La Sarl [U] fait valoir qu'en application des dispositions des articles L 713-2 et L 713-3-1 du code de la propriété intellectuelle le titulaire d'une marque est protégé de l'usage de la marque pour des produits similaires ainsi que de l'usage du signe dans la vie des affaires et la publicité. Elle en déduit que l'usage sérieux de la marque en classe vin lui permet de bénéficier de droits sur le produit 'bières' et le service 'publicité' qui bénéficient de l'enregistrement.

Il est cependant constant que la preuve de l'usage sérieux doit être apportée pour chacun des produits ou services de la marque, y compris pour des produits d'une même classe, sauf produits ou services similaires.

Or, en tout état de cause, si la bière constitue comme le vin une boisson faiblement alcoolisée, contrairement à ce que soutient la Sarl [U], il ne s'agit pas de produits similaires. Certes le vin peut se boire à l'apéritif, mais il a vocation à être servi à table au cours du repas et certes la bière peut se consommer au repas en accompagnement de certains plats, mais il s'agit cependant plus communément d'une boisson se consommant en dehors du repas. Leur tradition de consommation n'est donc pas la même, ne visant pas les mêmes consommateurs, l'univers du vin n'ayant rien de commun avec celui de la bière et ces produits n'étant pas davantage complémentaires.

Enfin, le fait que les dispositions de l'article L 713-3-1 du code de la propriété intellectuelle protègent l'usage du signe en interdisant notamment l'usage du signe dans les papiers et la publicité, ne signifie pas que la Sarl [U] est dispensée, pour conserver ses droits sur la marque, de rapporter la preuve de l'usage sérieux du signe également en publicité. Dès lors, la Sarl [U] qui est défaillante dans l'administration de la preuve de l'usage du signe en publicité, a été justement déchue de ses droits sur la marque pour les produits et services suivant, 32 : Bières et 35 : Publicité.

Il est statué en la matière sans dépens et l'équité ne justifie pas qu'il soit fait application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La Cour

Déclare irrecevables les observations de M. Le Directeur de l'INPI en date du 7 décembre 2023;

Déclare le recours recevable en la forme.

Sur le fond :

Annule la décision du Directeur de l'INPI du 26 septembre 2022 en ce qu'elle a prononcé la déchéance de la société [O] [U] sur la marque n° 01/3090228 à compter du 8 avril 2021 mais uniquement sur les produits enregistrés en classe 33: Vins.

Rejette le recours pour le surplus.

Rejette les demandes en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

Dit que la présente décision sera notifiée par les soins du greffe et par lettre recommandée avec accusé de réception aux parties et à M. le directeur Général de l'Institut National de la Propriété Industrielle.

Le présent arrêt a été signé par Madame Paule POIREL, président, et par Madame Véronique SAIGE, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.