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Décisions

CA Caen, 2e ch. civ., 15 février 2024, n° 22/01824

CAEN

Arrêt

Autre

PARTIES

Demandeur :

Époux

Défendeur :

Boucherie Normande (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Emily

Conseillers :

Mme Courtade, M. Gouarin

Avocats :

Me Prado, Me Levasseur, Me Delagrange

TJ Lisieux, du 10 juin 2022, n° 21/00004

10 juin 2022

EXPOSE DES FAITS, DE LA PROCEDURE ET DES PRETENTIONS

Selon acte notarié du 8 juillet 2010, M. [K] [V] et Mme [T] [M], épouse [V], ont donné à bail à la SARL Boucherie normande des locaux à usage commercial et d'habitation situés [Adresse 3] à [Localité 1], pour une durée de neuf ans à compter du 1er juillet 2010, moyennant un loyer annuel de 23.449,68 euros, indexé sur l'indice des loyers commerciaux, payable d'avance et mensuellement.

Le 30 janvier 2019, le preneur a fait signifier aux bailleurs une demande de renouvellement du bail aux mêmes conditions.

Le 25 octobre 2019, les bailleurs ont accepté le principe du renouvellement du bail mais sollicité une revalorisation du loyer annuel à un montant de 37.790 euros, invoquant un rapport amiable établi par M. [N], expert près cette cour.

En l'absence d'accord entre les parties, les bailleurs ont notifié un mémoire en demande par lettre recommandée du 20 décembre 2019.

Suivant acte d'huissier du 18 février 2020, les bailleurs ont fait assigner le preneur devant le juge des loyers du tribunal judiciaire de Lisieux aux fins, notamment, de voir fixer le loyer du bail renouvelé à la somme de 37.790 euros, outre les charges, à compter du 1er juillet 2019, avec application de la règle du déplafonnement pour les quatre premières années du bail, soit 28.957 pour la première année, 31.852 euros la deuxième année, 35.037 euros la troisième année et 37.790 euros quatrième année, avec intérêts de droit à compter du 25 octobre 2019 et, à défaut, à partir du 23 décembre 2019, avec capitalisation.

Selon jugement du 25 juin 2020, le juge des loyers commerciaux du tribunal judiciaire de Lisieux a, notamment, constaté le renouvellement du bail commercial litigieux à compter du 1er juillet 2019, ordonné avant dire droit une expertise judiciaire confiée à M. [D], expert près cette cour, fixé provisoirement le montant du loyer du bail renouvelé à la somme de 30.000 euros hors charges et sursis à statuer sur les autres demandes.

Le 24 décembre 2020, l'expert judiciaire a déposé son rapport.

Par jugement du 10 juin 2022, le juge des loyers du tribunal judiciaire de Lisieux a :

- rejeté la demande d'expertise comptable formée par les bailleurs,

- fixé à la somme annuelle de 26.882,80 euros hors charges, rétroactivement à compter du 1er juillet 2019, le montant du loyer du bail renouvelé entre les parties, toutes charges et conditions maintenues, avec intérêts au taux légal à partir du 20 décembre 2019,

- condamné les bailleurs à rembourser les sommes correspondant au surplus des loyers versés par le preneur à compter du 1er juillet 2019,

- condamné les bailleurs à payer au preneur la somme de 4.000 euros à titre d'indemnité de procédure ainsi qu'aux dépens comprenant les frais d'expertise judiciaire,

- débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires.

Selon déclaration du 19 juillet 2022, les bailleurs ont interjeté appel de cette décision.

Par dernières conclusions du 17 novembre 2023, les appelants demandent à la cour de réformer le jugement attaqué en toutes ses dispositions et, statuant à nouveau, à titre principal, d'ordonner avant dire droit un complément d'expertise confié à tel expert-comptable avec pour mission d'analyser et expliquer, sur la période de 2010 à 2019, la progression du chiffre d'affaires du preneur, d'examiner l'évolution et la structure des recettes afin de déterminer s'il y a ou non corrélation de cette progression avec l'évolution favorable des facteurs locaux de commercialité sur la [Adresse 6] et de réserver les demandes formées par les parties dans l'attente du dépôt du rapport.

Subsidiairement, ils demandent à la cour de dire et juger qu'il y a lieu à déplafonnement du loyer commercial, de dire et juger que le montant annuel du loyer des locaux loués sera fixé à la somme de 41.162 euros à compter du 1er juillet 2019, outre les charges prévues au bail avec application de la règle du plafonnement du déplafonnement pour les cinq premières années, le loyer plafonné s'établissant comme suit :

- 28.957 euros pour la première année,

- 31.852 euros pour la deuxième année,

- 35.037 euros pour la troisième année,

- 38.540 euros pour la quatrième année,

- 41.162 euros pour la cinquième année.

Les bailleurs sollicitent la condamnation du preneur à leur payer le loyer ainsi fixé à compter du 1er juillet 2019, de dire et juger que tout complément d'arriéré de loyer qui viendra à être fixé par la cour portera intérêt de droit à compter du 25 octobre 2019, à défaut, à compter du 23 décembre 2019, avec capitalisation, de débouter l'intimée de toutes ses demandes contraires et de condamner celle-ci à leur verser la somme de 4.800 euros à titre d'indemnité de procédure ainsi qu'aux entiers dépens.

Par dernières conclusions du 21 novembre 2023, le preneur demande à la cour de confirmer le jugement attaqué et, y ajoutant, de condamner les appelants au paiement de la somme de 14.000 euros à titre d'indemnité de procédure ainsi qu'aux entiers dépens d'appel.

La mise en état a été clôturée le 22 novembre 2023.

Pour plus ample exposé des prétentions et moyens, il est référé aux dernières écritures des parties.

MOTIFS

1. Sur la demande de complément d'expertise

Les appelants font grief au premier juge d'avoir rejeté leur demande de complément d'expertise, alors qu'il y a lieu de déterminer si l'évolution du chiffre d'affaires du preneur est en lien avec l'évolution favorable des facteurs locaux de commercialité à [Localité 1].

Toutefois, c'est par des motifs pertinents adoptés par la cour que le premier juge a rejeté la demande de complément d'expertise formée par les bailleurs, étant en outre relevé que sont produites des pièces comptables, examinées par l'expert judiciaire, mettant la cour en mesure de statuer sur l'entier litige.

Le jugement entrepris sera donc confirmé de ce chef.

2. Sur le loyer du bail renouvelé

Le renouvellement du bail litigieux pour une durée de neuf ans à compter du 1er juillet 2019 a été irrévocablement constaté par le jugement rendu le 20 juin 2020 par le juge des loyers commerciaux du tribunal judiciaire de Lisieux.

L'expert judiciaire a, dans son rapport du 24 décembre 2020, conclu que le loyer du bail renouvelé en cause devait être plafonné et fixé, aux charges et conditions du bail expiré, à la somme annuelle de 26.169 euros et, si était retenu le déplafonnement dudit loyer, celui-ci devait être fixé à la somme annuelle de 34.971 euros.

L'emploi par l'expert de la méthode par comparaison avec des valeurs de référence pour déterminer la valeur locative des locaux loués n'est pas discutée par les parties.

Au 1er juillet 2010, le loyer annuel s'élevait à la somme de 23.449,68 euros. Au 30 juin 2019, le loyer annuel révisé s'élevait à la somme de 26.522 euros.

Aux termes de l'article L. 145-33 du code de commerce, le montant des loyers des baux renouvelés ou révisés doit correspondre à la valeur locative.

À défaut d'accord, cette valeur est déterminée d'après :

1° les caractéristiques du local considéré,

2° la destination des lieux,

3° les obligations respectives des parties,

4° les facteurs locaux de commercialité,

5° les prix couramment pratiqués dans le voisinage.

Ces éléments s'apprécient dans les conditions fixées aux articles R. 145-3 à R. 145-11.

L'article L. 145-34 plafonne les variations des loyers des baux renouvelés ou révisés à la variation de l'indice trimestriel des locaux commerciaux ou de l'indice trimestriel des loyers des activités tertiaires depuis la fixation initiale du loyer du bail expiré, sauf modification notable des éléments de détermination de la valeur locative mentionnés aux 1° à 4° de l'article L. 145-33 et sauf clause du contrat relative à la durée du bail.

Selon ce même texte, en cas de modification notable des éléments mentionnés aux 1° à 4° de l'article L. 145-33 ou s'il est fait exception aux règles de plafonnement par suite d'une clause du contrat relative à la durée du bail, la variation de loyer qui en découle ne peut conduire à des augmentations supérieures pour une année à 10 % du loyer acquitté au cours de l'année précédente.

Il résulte de ces dispositions qu'une modification notable des facteurs locaux de commercialité ne peut constituer un motif de déplafonnement du nouveau loyer qu'autant qu'elle est de nature à avoir une incidence favorable sur l'activité commerciale exercée par le preneur.

2-1 Sur les caractéristiques du local loué

Il ressort du rapport d'expertise judiciaire non utilement discuté par les parties que les locaux loués sont constitués d'un immeuble à usage de commerce et d'habitation, situé [Adresse 3] à [Localité 1], comprenant un bâtiment principal et un abri en fond de cour.

La partie commerciale est d'une surface utile totale de 74,59 m2, comprenant deux caves de 13 m2 au sous-sol, une boutique sur rue, une chambre froide de 5,10 m2, un préparatoire de 8,76 m2, un dégagement avec réfrigérateur de 11,29 m2, un coin cuisine de 5,50 m2, une cuisine avec chambre froide de 14,80 m2 et un appentis en fond de cour comportant des sanitaires et des rangements de 2 m2.

La partie logement est située aux premier et second étages, est d'une surface totale de 120,90 m2, comprenant un dégagement de 3,67 m2, une cuisine de 6,63 m2, une salle à manger de 12,14 m2, un séjour de 25,34 m2, un dégagement de 9,60 m2, des sanitaires de 1,01 m2, une salle de bains de 7,48 m2, une chambre de 12,91 m2, un palier de 0,40 m2, un dégagement de 3,25 m2, une salle d'eau de 6,13 m2, une chambre de 22,50 m2, une chambre de 9,84 m2.

La surface pondérée retenue par l'expert judiciaire, de 44,04 m2 pour le local commercial et de 121 m2 pour le local d'habitation, n'est pas contestée par les parties.

Le gros-oeuvre de l'immeuble est en bon état, la couverture ayant fait l'objet de travaux de réfection en cours de bail. Les locaux commerciaux et d'habitation offrent des prestations anciennes en état d'usage et parfois dégradées.

Les commodités d'accès pour le public sont satisfaisantes, le stationnement réglementé étant possible sur l'ensemble du secteur de la [Adresse 7].

2-2 Sur la destination des lieux loués

Le bail précise que la destination des lieux loués est la boucherie, triperie, volailles, charcuterie, traiteur et conserves.

La destination des locaux loués doit donc être considérée comme restrictive.

2-3 Sur les obligations respectives des parties

Le bail initial met à la charge du preneur toutes les réparations autres que celles relatives à la couverture et au ravalement, y compris celles rendues nécessaires par la mise en conformité, la vétusté, les vices cachés des lieux loués ou par cas fortuit ou force majeure ainsi que le remboursement aux bailleurs de la moitié de la taxe foncière.

Or sont applicables au bail litigieux renouvelé le 1er juillet 2019 les dispositions de l'article R. 145-35 du code de commerce dans leur rédaction issue du décret n°2014-1317 du 3 novembre 2014 interdisant d'imputer au preneur notamment les dépenses relatives aux grosses réparations mentionnées à l'article 606 du code civil, celles relatives aux travaux remédiant à la vétusté ou de mise en conformité avec la réglementation des lieux loués dès lors qu'ils relèvent des grosses réparations de l'article 606 du code civil, les impôts, taxes et redevances dont le redevable légal est le bailleur hormis ceux telle la taxe foncière liés à l'usage du local.

Ainsi, comme l'a justement retenu l'expert judiciaire, la clause relative à la prise en charge par le preneur de tous les travaux hormis les grosses réparations ne sera pas reprise dans le bail renouvelé et ne peut plus être considérée comme une charge augmentative du loyer.

La prise en charge de la moitié de la taxe foncière par le preneur est exactement estimée à 5 % de la valeur locative par l'expert judiciaire, non démenti sur ce point par le rapport d'expertise amiable établi par M. [N].

La configuration des locaux loués, leur destination et les obligations respectives des parties n'ont pas évolué durant le bail initial.

2-4 Sur les facteurs locaux de commercialité

Selon l'article R. 145-6 du code de commerce, les facteurs de commercialité dépendent principalement de l'intérêt que présente, pour le commerce considéré, l'importance de la ville, du quartier ou de la rue où il est situé, du lieu de son implantation, de la répartition des diverses activités dans le voisinage, des moyens de transport, de l'attrait particulier ou des sujétions que peut présenter l'emplacement pour l'activité considérée et des modifications que ces éléments subissent d'une manière durable ou provisoire.

L'évolution des facteurs de commercialité doit s'apprécier sur la période du bail initial, du 1er juillet 2010 au 30 juin 2019.

Les locaux loués sont situés dans une station balnéaire de réputation internationale, sur la [Adresse 7], qui occupe un emplacement central, proche de la place du marché, dans un secteur commercialement très actif.

Les facteurs locaux de commercialité ont évolué favorablement au cours de la période considérée grâce à l'augmentation du parc de logements, du nombre de résidences secondaires, de la fréquentation touristique, de l'offre hôtelière, de la fréquentation du centre international de [Localité 1], du programme immobilier développé sur la [Adresse 8] avec l'ouverture d'une résidence de tourisme Pierre & vacances et l'installation de nouvelles enseignes dans le secteur dont une fromagerie et une pâtisserie qui a cessé son activité en juin 2019, même si la population permanente et le nombre de résidences principales ont connu une baisse.

Nonobstant la taille moyenne de la ville de [Localité 1], l'expert judiciaire a justement retenu une zone de chalandise de 400 mètres compte tenu de la nature de l'activité de boucherie exercée par le preneur, de la concentration des commerces de bouche dans le secteur des locaux loués, de l'existence de deux autres boucheries et d'une superette sur la commune et de la présence de commerces de bouche sur les communes de [Localité 4], [Localité 10] et [Localité 12], limitrophes ou proches de [Localité 1].

Sont ainsi exclues de cette zone de chalandise la [Adresse 9] et la résidence Pierre & vacances, étant relevé que l'un des concurrents directs du preneur, la Boucherie du centre, est située [Adresse 2], soit à plus grande proximité de ces résidences.

Comme exactement considéré par l'expert judiciaire, l'ouverture à proximité de restaurants ou de cafés n'a pas profité directement au commerce de bouche exploité par le preneur, dont la clientèle est essentiellement constituée de résidents principaux et non de touristes de passage.

Enfin, l'augmentation du chiffre d'affaires du preneur sur la période du bail initial ne saurait traduire une modification des facteurs locaux de commercialité favorable à l'activité commerciale du preneur, dès lors, d'une part, que cette augmentation est due en l'espèce, comme attesté par son expert-comptable, à l'orientation commerciale donnée par le preneur en faveur d'une offre plus variée et de plus haut de gamme ainsi qu'à une nouvelle répartition des tâches administratives et de production, d'autre part, que le résultat net sur la même période est stable et demeure inférieur à celui réalisé par le précédent preneur des locaux litigieux.

Ainsi, les bailleurs échouent à rapporter la preuve, dont la charge leur incombe, de l'existence d'une modification notable des facteurs de commercialité ayant une incidence favorable sur l'activité commerciale du preneur.

2-5 Sur les prix couramment pratiqués dans le voisinage

Les références retenues par l'expert judiciaire pour la partie commerciale des lieux loués consistent en quatre locaux de superficie comparable situés sur la [Adresse 7] et dans lesquels sont exploitées des activités de restauration, de banque ou de vente de vêtements, différentes de celle du preneur, pour un loyer moyen mensuel de 490 euros/m2 pondéré, soit une valeur locative de 21.560 euros.

Cette évaluation n'est pas sérieusement remise en cause par le rapport amiable établi par M. [N], fondé notamment sur deux références de pharmacies et une référence de salon de thé situés sur la [Adresse 7], aux superficies et aux activités non comparables.

La référence au loyer de la Boucherie du centre n'apparaît pas pertinente, dès lors que ce local est situé [Adresse 2], soit en dehors de la zone d'implantation du local litigieux et à plus grande proximité des résidences construites dans le secteur de la gare.

S'agissant de la partie logement, l'expert judiciaire a justement retenu, au regard des constatations de l'observatoire des marchés locatifs, du marché locatif local sur la période considérée ne comportant que peu d'appartements d'une superficie comparable et compte tenu de l'accès au logement séparé du commerce mais commun à celui-ci, un prix moyen de 10,50 euros/m2 et une valeur locative mensuelle de 1.271 euros et annuelle de 15.252 euros. Cette analyse n'est pas remise en cause par le rapport amiable établi par M. [N] à la demande des bailleurs, lesquels ne justifient d'aucune référence de comparaison.

Non autrement critiqué, le jugement entrepris sera donc confirmé, le loyer du bail renouvelé au 1er juillet 2019 étant fixé, conformément à la demande du preneur, à la somme annuelle de 26.882,80 euros hors charges, outre les intérêts au taux légal à compter du 20 décembre 2019, date de dépôt du premier mémoire en demande des bailleurs.

3. Sur les demandes accessoires

Les dispositions du jugement entrepris relatives aux frais irrépétibles et aux dépens de première instance, fondées sur une exacte appréciation, seront confirmées.

Les bailleurs, qui succombent, seront condamnés aux dépens d'appel, déboutés de leur demande d'indemnité de procédure et condamnés à payer au preneur la somme de 3.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire mis à disposition au greffe,

Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions ;

Y ajoutant,

Condamne M. [K] [V] et Mme [T] [M], épouse [V], aux dépens d'appel et à payer à la SARL Boucherie normande la somme de 3.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

Rejette la demande d'indemnité de procédure formée par M. [K] [V] et Mme [T] [M], épouse [V].