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Décisions

CA Amiens, ch. économique, 20 février 2024, n° 23/01567

AMIENS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Air'technologies (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Grevin

Conseillers :

Mme Leroy-Richard, Mme Dubaele

Avocats :

Me Doyen, Me Cuvier-Rodiere

TC Soissons; du 16 mars 2023

16 mars 2023

La société Sintra se décrit comme opérant dans le domaine du développement et de la production de systèmes de traitement de l'air ambiant. Les solutions qu'elle met au point sont commercialisées sur le marché français par une filiale Sintra France.

La société Air' technologies créée en 2013 est spécialisée dans la distribution de l'air et la conception de fabrique des gaines métalliques perforées à induction. Deux des co-gérants de cette société (M. [I] et [O]) sont d'anciens salariés de la société Sintra.

Depuis la création de la société Air' technologies, les parties s'opposent dans de multiples contentieux dont deux procédures pour concurrence déloyale (une pendante devant le tribunal judiciaire de Soissons), deux procédures pénales, deux procédures prud'homales, des procédures devant le juge de l'exécution consécutives à l' exécution de décisions et des procédures de référés.

Par acte de commissaire de justice en date du 31 janvier 2023 la SAS Sintra France, la SRL Sintra societa benefit de droit italien et M. [D] [S] ont assigné la SARL Air'technologies devant le président du tribunal de commerce de Soissons pour voir cesser un trouble manifestement illicite constitué d'actes de concurrence parasitaire par envoi de messages dénigrants à ses partenaires commerciaux.

Par ordonnance du 16 mars 2023 le président du tribunal de commerce de Soissons a déclaré M.[S] irrecevable en son action faute d'intérêt à agir, recevables les demandes de la société Sintra societa benefit SRL, écarté des débats la pièce numéro 19 de la société Sintra France communiquée tardivement, ordonné la cessation du trouble manifestement illicite constitué par l'envoi de messages de dénigrement par la société Air 'technologies à l'attention des partenaires des sociétés du groupe Sintra, débouté la société Sintra France de sa demande de provision, débouté les sociétés Sintra France et Sintra societa benefit SRL de leurs demandes de publication de la décision, débouté la société Air 'technologies de l'intégralité de ses demandes, condamné la société Air' technologies à payer à la société Sintra France la somme de 5 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile et à supporter les dépens.

Par déclaration en date du 30 mars 2023, la SARL Air'technologies a interjeté appel de cette ordonnance.

Par conclusions remises par voie électronique le 27 juillet 2023, auxquelles il convient de se reporter pour un exposé détaillé des moyens développés, la SARL Air 'technologies demande à la cour d'infirmer l'ordonnance dont appel, de débouter les sociétés Sintra France, la société Sintra de droit italien et M. [D] [S] de leurs demandes et de les condamner à payer la somme de 4 000 €sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et à supporter les dépens.

Par conclusions remises par voie électronique 31 octobre 2023, auxquelles il convient de se reporter pour un exposé détaillé des moyens développés, les intimés demandent à la cour de confirmer l'ordonnance en ce qu'elle a ordonné la cessation du trouble manifestement illicite et en ses dispositions portant sur l'application de l'article 700 du code de procédure civile et les dépens et de l'infirmer en ce qu'elle a déclaré irrecevable M. [S] faute d'intérêt à agir, débouté la société Sintra France de sa demande de provision, débouté les sociétés Sintra de leurs demandes de publication et statuant à nouveau de :

- déclarer recevables et bien fondées les sociétés Sintra et M. [D] [S] ;

- débouter la société Air' technologies de ses demandes ;

- condamner la société Air 'technologies à verser une provision de 50'000 € sur le préjudice subi par la société Sintra ;

- ordonner la publication du dispositif de la décision à venir dans un journal d'annonces légales et sur le site de la société Air' technologies à ses frais pendant une durée de 30 jours ;

- condamner la société Air' technologies au paiement de la somme de 5 000 €sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et à supporter les dépens.

SUR CE :

M. [S] prétend au visa des article 31 et 122 du code de procédure civile avoir intérêt à agir pour faire cesser le dénigrement commis par la société Air' technologies dont il est victime directement.

Il soutient qu'il rapporte la preuve de ce préjudice direct qu'il subit, par la production d'échanges de courriels du 8 décembre 2022.

La société Air' technologies demande au dispositif de ses conclusions l'infirmation de l'ordonnance en totalité et ne développe en cause d'appel aucun moyen portant sur son défaut d'intérêt à agir.

Cependant il ressort de la lecture du courriel litigieux que ce dernier a été envoyé par [Z] [O] - Air technologies à un destinataire dont les coordonnées sont cachées, [X] [V] de Thereco europe ayant été mis en copie, que ce dernier fait état de 'notre confrère italien' sans faire référence à son nom ou son prénom, de sorte que dans l'esprit du courriel il s'agit du confrère italien représentant la société de droit italien Sintra.

Dans ces conditions l'ordonnance dont appel est confirmée en ce que, considérant que M. [D] [S] ne justifiait pas d'un intérêt à agir propre et distinct de celui de la société Sintra societa benefit SRL, elle l'a déclaré irrecevable à agir.

La société Air' technologies qui demande l'infirmation en totalité de l'ordonnance dont appel au visa notamment de l'article D. 211-6 du code de l'organisation judiciaire, L. 716-5 du code de la propriété intellectuelle, ne développe aucun moyen au soutien de cette demande et se contente de dire que le premier juge n'a pas répondu à l' exception d'incompétence soulevée.

Le premier juge a mentionné pour répondre à cette exception qu'il s'agissait d'une action fondée sur l'article 1240 du code civil, de sorte qu'il était compétent. Par ailleurs la société Air' technologies ne mentionne pas au dispositif de ses conclusions la juridiction que serait compétence pour connaître de ce litige selon elle.

En conséquence l'ordonnance est confirmée en ce qu'elle a déclaré recevables les demandes des société Sintra.

Pour ordonner la cessation du trouble manifestement illicite constitué de l'envoi de messages de dénigrements, le président du tribunal de commerce de Soissons a considéré que, même en présence d'une contestation sérieuse constituée par l'existence de multiples litiges opposant de longue date les sociétés Sintra à la société Air'technologies, cette dernière dans ses communications du 8 décembre 2022 et dans une réelle intention de nuire et de porter atteinte à leur image de façon déloyale, a nommément dénigré les sociétés du groupe Sintra et alors qu'elle avait déjà été condamnée le 10 octobre 2016 et le 14 novembre 2019.

L'appelante soutient que c'est à tort que pour motiver son ordonnance, le Président du tribunal de commerce de Soissons a fait référence à deux décisions de justice à savoir un jugement du tribunal correctionnel de Soissons du 10 octobre 2016 et un arrêt de la cour d'appel de Paris du 14 novembre 2019 alors que pour le premier il ne la concerne pas mais M. [O] et [I] personnellement et que si l'arrêt de la cour d'appel de Paris porte sur des actes de dénigrement, les parties ont été toutes deux déboutées de leurs demandes.

Concernant les envois litigieux elle exclut être à l'origine d'actes de dénigrement en ce que pour le premier du 8 décembre 2022 il a été envoyé par un agent indépendant qui au demeurant n'a fait qu'exprimer un point de vue sur un périmètre dont il a la charge sur l'île de la Réunion et dans le cadre de relation avec ses propres clients.

S'agissant du second elle explique qu'il émane de M. [O] qui n'a fait que rétablir la vérité contre des dénigrements répandus à tort contre elle.

Enfin s'agissant du courriel complémentaire du même jour envoyé selon elle pour préciser sa pensée elle a voulu l'étayer d'une décision de justice condamnant les sociétés Sintra pour actes de concurrence déloyale notamment le 8 février 2022 en faisant observer qu'à cette date la société Sintra n'avait pas fait évoluer son site internet et continuait à mélanger brevet et savoir-faire.

Elle concède que si les termes ont pu paraître excessifs au premier juge, ils s'inscrivaient dans un contexte visant à prévenir auprès des clients le risque de confusion.

Les sociétés Sintra soutiennent que le président du tribunal de commerce a à juste titre fait référence à l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 14 novembre 2019 au motif que dans cette décision un acte de dénigrement constitutif de concurrence déloyale a été retenu bien que la demande fondée sur le trouble manifestement illicite ait été écartée, que de nouveaux actes de dénigrement ont été commis nécessitant de saisir à nouveau en référé, cette fois-ci le tribunal de commerce en urgence pour faire cesser un trouble manifestement illicite.

S'agissant des messages litigieux elles font remarquer que le statut d'indépendant de l'agent commercial n'exclut pas qu'il représente la société Sintra de sorte qu'elle peut être poursuivi pour ses agissements et que la référence à des pratiques douteuses constitue un acte de dénigrement.

Concernant l'envoi de M. [O], elles soutiennent, qu'outre les termes employés dépassant le droit de libre critique (manœuvres étranges...), il est envoyé à un client potentiel et leur a causé préjudice.

En application de l'article 873 du code de procédure civile, le président du tribunal de commerce même en présence d'une contestation sérieuse, peut prescrire en référé les mesures conservatoires de remise en état qui s'impose soit pour prévenir un trouble imminent soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite.

Le trouble manifestement illicite résulte de toute perturbation résultant d'un fait qui directement ou indirectement constitue une violation évidente de la règle de droit. Il s'ensuit que pour que la mesure sollicitée soit prononcée, il doit être nécessairement constaté à la date à laquelle le juge statue et avec l'évidence qui s'impose à la juridiction des référés, la méconnaissance d'un droit sur le point de se réaliser et dont la survenance et la réalité sont certaines.

Le dénigrement consiste à jeter publiquement le discrédit sur les services d'une entreprise et trouve sa sanction dans la mise en œuvre de l'article 1240 du code civil.

Les pièces litigieuses comprenant selon les société Sintra des termes dénigrant se présentent comme suit :

Envoi de l'agent commercial '[K]' à 8h36, à (le nom est caché) et sont mis en copie de l'envoi : [V] [X] de Therecoeurope et [Z] [O] d'Air technologies avec comme objet : D559 SU Goodlands.

'Bonsoir, nous n'arrivons pas à vous joindre et comprenons que nos confrères ont lourdement manouvre entre temps pour vous convaincre de changer d'avis. (..) C'est pour cela que (un blanc) insiste autant pour nous discréditer techniquement et ainsi les avantager par rapport à nous depuis le début. Automatiquement leurs offres vont être nettement plus chères que les nôtres. Et alors ils vous sortiront de nombreuses argumentations sur leur supériorité technique. Ne vous faites pas berner par ces très bons vendeurs. Si vous êtes OK, [V] [X] et [Z] [O] venir vous voir personnellement.'

Envoi de [Z] [O] Air technologies à (le nom est caché) et sont mis en copie [N], [V] [X] de Therecoeurope avec comme objet le même que le précédent envoi :

'Messieurs bonjour, je viens de découvrir les pratiques anti-commercial de notre confrère italien, qui, il paraît, colporte des informations erronées sur notre société.

Air technologies est une société saine et en constante évolution (...) Concernant leur chiffre d'affaires s'établit à moins de 3 000 K€ ce qui fait d'Air technologies le premier fabricant non plus français mais sur le territoire français. Ils affichent à nouveau une perte importante de plus de 65 K€ et les capitaux propres fondent (...) Nous avons travaillé à plusieurs reprises ensemble sans souci pour un fonctionnement mal, tout en livrant correctement selon des délais demandés. Sur ce dossier SU Goodland nous avons effectué des dizaines de variantes de solutions techniques il me paraît normal qu'en ayant la paternité de ce dossier nous puissions récolter la commande, fort de notre collaboration et des prix toujours cohérents.

Le complément d'envoi du 8 décembre 2022 est rédigé comme suit :

'En complément ci-joint la décision de justice qui condamne notre confrère à des actes de concurrence déloyale contre Air technologies...'

L'analyse de ces envois renseigne sur le fait qu' une société en lien avec l'agent commercial de la société Air'technologies, était en relation avec d'une part les sociétés Sintra et d'autre part la société Air' technologies pour un projet 'Goodlands', que n'obtenant pas de réponse suite à l'émission d'une proposition, l'agent commercial pour la société Air'technologies a relancé ce client potentiel en relatant la campagne de discrédit mise en oeuvre contre cette dernière en développant des arguments pour décrocher l'affaire, a tenté de contredire des argumentaires commerciaux en sa défaveur dont il avait connaissance et qu' un dirigeant d' Air'technologies, pour argumenter en faveur de son projet et en suite de ceux développés par son agent commercial, s'est prévalu de la mauvaise santé financière des sociétés Sintra et a envoyé une décision de justice rendue en sa défaveur.

La cour observe que les sociétés Sintra ne s'expliquent pas sur les circonstances leur ayant permis d'intercepter ces envois qui ne leur étaient pas destinés, dont elles critiquent le contenu s'agissant d'envois entre la société Air technologies et /ou son agent commercial avec le client démarché pour un projet 'Goodlands'.

Elles n'informent pas plus la cour sur le fait de savoir si ces envois ont eu pour conséquence de leur faire perdre le marché 'Goodlands'.

Ces envois ne concernent qu'un client potentiel dans le cadre d'un marché précis où les deux sociétés étaient en concurrence de sorte qu'il ne s'agit pas de dénigrement public et qu'il n'est pas démontré un envoi aux partenaires des sociétés Sintra comme l'a retenu le premier juge.

Les éléments comptables joints à l'envoi et les chiffres allégués ne sont pas contestés, ils sont au demeurant accessibles à tous clients potentiels et les décisions de justice dont celles litigieuses rendues publiquement.

Les sociétés qui évoluent dans l'univers professionnel des parties ont connaissance du conflit tendu qui perdure entre elles.

Par ailleurs les sociétés Sintra font état dans leur développement devant la cour de façon inopérante de comportements parasitaires autre que le dénigrement dans la mesure où ils n'ont pas fondé l'action initiale et qu'il n'est pas demandé au dispositif des conclusions qu'ils cessent.

Dans ces circonstances, les trois courriels litigieux envoyés le 8 décembre 2022, dans un contexte de guerre commerciale nourrie et alimentée réciproquement depuis plusieurs années sont insuffisants à caractériser au jour de leur envoi, que la société Air'technologies commettait de façon habituelle des actes de dénigrement publics à l'égard des partenaires des sociétés du groupe Sintra pouvant constituer un trouble manifestement illicite qu'il faille faire cesser dans l'urgence.

L'ordonnance est en conséquence infirmée en ce qu'elle a ordonné la cessation du trouble manifestement illicite constitué par l'envoi de messages dénigrants par la société Air' technologies à l'attention des partenaires des sociétés du groupe Sintra.

Les sociétés Sintra et M.[S] qui succombent supportent les dépens de première instance et d'appel et sont condamnés à payer à la société Air'technologies la somme de 2 500 €sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour statuant publiquement par arrêt contradictoire rendu par mise à disposition au greffe ;

Infirme l'ordonnance du 16 mars 2023 sauf en ce qu'elle a déclaré irrecevable M.[S] en son action faute d'intérêt à agir, déclaré recevable la demande de la société de droit Italien Sintra, écarté des débats la pièce numéro 19, débouté la société Sintra France de sa demande de provision, débouté les sociétés Sintra de leurs demandes de publication.

Statuant des chefs infirmés et y ajoutant ;

Déboute les sociétés Sintra de leur demande tendant à ordonner la cessation du trouble manifestement illicite constitué par l'envoi de messages dénigrants ;

Condamne les sociétés Sintra à supporter les dépens de première instance et d'appel et à payer à la société Air'technologies la somme de 2 500 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.