Livv
Décisions

CA Nouméa, ch. com., 12 février 2024, n° 21/00072

NOUMÉA

Arrêt

PARTIES

Défendeur :

SOFROCAL (SARL), MARY LAURE GASTAUD (SELARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. ALLARD

Conseillers :

M. BILLON, Mme VERNHET-HEINRICH

Avocat :

Me MILLION

TC NOUMEA, du 30 juin 2021

30 juin 2021

Par requête introductive d'instance déposée le 8 octobre 2018, Mme [O], qui affirmait avoir exercé les fonctions d'agent commercial pour le compte de la société Sofrocal à compter de 2004 et avoir été victime d'une rupture brutale de la relation contractuelle le 31 mars 2017, a attrait la société Sofrocal devant le tribunal mixte de commerce de Nouméa pour obtenir la réparation de son préjudice.

La société Sofrocal s'est opposée à cette demande en déniant à Mme [O] la qualité d'agent commercial au sens de la loi n° 91-583 du 25 juin 1991 et en opposant la prescription de son action.

Par jugement en date du 30 juin 2021, le tribunal mixte de commerce de Nouméa a :

- déclaré Mme [O] irrecevable en son action et ses demandes,

- débouté la société Sofrocal de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamné Mme [O] aux dépens, dont distraction au profit de la selarl Briant.

Les premiers juges ont retenu en substance :

- que Mme [O] avait conservé la qualité d'agent commercial qui lui avait été reconnue dès l'origine de la relation contractuelle ;

- que l'action était prescrite dans la mesure où la demanderesse ne démontrait pas avoir notifié dans l'année de la rupture du contrat ses prétentions indemnitaires.

Par requête déposée le 19 juillet 2021, Mme [O] a interjeté appel de cette décision.

Par jugement du 5 septembre 2022, le tribunal mixte de commerce de Nouméa a prononcé le redressement judiciaire de la société Sofrocal.

Par lettre reçue le 25 octobre 2022, Mme [O] a déclaré une créance de 7.246.700 FCFP entre les mains du mandataire judiciaire.

Selon assignation délivrée le 22 février 2023, Mme [O] a appelé la selarl Gastaud, ès qualités de mandataire judiciaire de la société Sofrocal, à la cause (acte délivré à une personne habilitée).

Aux termes de ses conclusions transmises le 30 août 2023, Mme [O] demande à la cour de :

- infirmer le jugement déféré en toutes ses dispositions, hormis en ce qu'il a reconnu la qualité d'agent commercial de Mme [O] ;

- dire et juger que la société Sofrocal a rompu de manière abusive, sans préavis, le contrat d'agent commercial la liant à Mme [O] ;

- dire et juger que l'action engagée par Mme [O] n'est pas prescrite ;

- fixer la créance de Mme [O] dans le redressement judiciaire de la société Sofrocal aux sommes suivantes, majorées des intérêts au taux légal à compter du dépôt de la requête :

indemnité de rupture : 6.320.952 FCFP

indemnité compensatrice de la perte de préavis : 525.748 FCFP ;

à titre subsidiaire,

- dire et juger que la relation commerciale établie entre la société Sofrocal et Mme [O] a été rompue de manière brutale par la société Sofrocal ;

- fixer la créance de Mme [O] dans le redressement judiciaire de la société Sofrocal au titre de la rupture de la relation commerciale établie à la somme de 2.282.566 FCFP ;

- débouter la société Sofrocal de l'ensemble de ses demandes ;

- condamner la société Sofrocal à payer à Mme [O] la somme de 400.000 FCFP au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens, dont distraction au profit de la sarl [L] [G].

Selon conclusions transmises le 12 juin 2023, la société Sofrocal prie la cour de :

à titre principal,

- infirmer le jugement déféré en ce qu'il a dit qu'il existait entre Mme [O] et la concluante un contrat d'agent commercial ;

- juger que le statut d'agent commercial tel que prévu par la loi n° 91-583 du 25 juin 1991 est inapplicable aux relations d'affaires s'étant tenues entre Mme [O] et la concluante « sur la période mars 2015 2016/mars 2017 » ;

- juger que lesdites relations d'affaires doivent être requalifiées en contrat de louage de services ;

- juger que Mme [O] ne peut prétendre au bénéfice de l'indemnité prévue à l'article 12 de la loi n° 91-583 du 25 juin 1991 ;

- juger que Mme [O] ne peut prétendre au bénéfice de l'indemnité compensatrice de préavis prévue à l'article 11 de la loi n° 91-583 du 25 juin 1991 ;

- débouter Mme [O] de toutes ses demandes ;

à titre subsidiaire,

- juger que Mme [O] ne démontre pas avoir informé la concluante qu'elle entendait faire valoir ses droits dans le délai prévu à l'article 12 de la loi n° 91-583 du 25 juin 1991 ;

- juger que Mme [O] a perdu le droit d'obtenir toute réparation à l'encontre de la société Sofrocal ;

- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a déclaré Mme [O] irrecevable en son action ;

à titre très subsidiaire,

- juger que la cessation des relations d'affaires s'étant tenues entre Mme [O] et la société Sofrocal à l'initiative de cette dernière est justifiée par une faute grave ;

- juger que Mme [O] ne peut prétendre au bénéfice de l'indemnité prévue à l'article 12 de la loi n° 91-583 du 25 juin 1991 ;

- juger que Mme [O] ne peut prétendre au bénéfice de l'indemnité compensatrice de préavis prévue à l'article 11 de la loi n° 91-583 du 25 juin 1991 ;

- débouter Mme [O] de toutes ses demandes ;

à titre infiniment subsidiaire,

- juger que l'indemnité de rupture ne pourra en tout état de cause excéder la somme de 4 389 952 FCFP ;

sur la demande formée au titre de la supposée brutalité de la rupture des relations commerciales,

in limine litis

- déclarer prescrite et donc irrecevable l'action introduite par Mme [O] et fondée sur la supposée brutalité de la rupture des relations commerciales établies ;

- débouter Mme [O] de sa demande indemnitaire ;

au principal

- juger que la rupture des relations commerciales établies est exclusivement imputable aux manquements de Mme [O] ;

- débouter Mme [O] de sa demande indemnitaire ;

à titre subsidiaire,

- juger que Mme [O] ne démontre pas qu'elle se serait trouvée dans un état de dépendance économique vis-à-vis de la société Sofrocal ;

- juger que la somme allouée à Mme [O] ne saurait excéder trois mois de recettes mensuelles, soit 526.746 FCFP ;

en tout état de cause,

- condamner Mme [O] à payer à la société Sofrocal la somme de 400 000 FCFP au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamner Mme [O] aux dépens de l'instance, dont distraction au profit de la selarl Sophie Briant.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 4 octobre 2023.

Sur ce, la cour,

1) Pour s'opposer à la demande d'indemnisation formulée par Mme [O], la société Sofrocal lui dénie la qualité d'agent commercial et excipe de la déchéance de son droit à réparation.

2) L'article 12 de la loi n° 91-593 du 25 juin 1991 relative aux rapports entre les agents commerciaux et leurs mandants, telle qu'applicable en Nouvelle-Calédonie, dispose :

« En cas de cessation de ses relations avec le mandant, l'agent commercial a droit à une indemnité compensatrice en réparation du préjudice subi.

L'agent commercial perd le droit à réparation s'il n'a pas notifié au mandant, dans un délai d'un an à compter de la cessation du contrat, qu'il entend faire valoir ses droits.

Les ayants droit de l'agent commercial bénéficient également du droit à réparation lorsque la cessation du contrat est due au décès de l'agent. »

Mme [O] affirme avoir, dans l'année qui a suivi la fin de la relation contractuelle, fait valoir son droit à réparation auprès de la société Sofrocal selon lettre recommandée retirée le 8 mars 2018.

La société Sofrocal estime insuffisante la production de l'avis de réception dans la mesure où son adversaire ne verse aucune copie de la lettre et qu'il est dès lors impossible d'en connaître la teneur. Cette thèse a été adoptée par les premiers juges pour déclarer irrecevable l'action de Mme [O].

Il est admis que la notification prévue à l'article 12 de la loi n° 91-593 du 25 juin 1991 n'est soumise à aucun formalisme particulier et qu'il suffit seulement qu'elle manifeste l'intention non équivoque de l'agent de faire valoir ses droits à réparation.

En l'espèce, il est constant que les relations contractuelles ont pris fin le 31 mars 2017. Mme [O] démontre avoir adressé une réclamation solennelle à la société Sofrocal dans l'année de la rupture des relations contractuelles puisqu'elle produit un accusé de réception daté du 8 mars 2018 et signée par la gérante de la société Sofrocal (pièce n° 4).

Sans doute, Mme [O] n'a pas eu la présence d'esprit de conserver une copie de la lettre adressée à la société Sofrocal. Toutefois, deux anciennes collègues de Mme [O], Mmes [M] et [S], attestent avoir lu la lettre de Mme [O], qui « traine» sur le bureau de la gérante et rapportent que Mme [O] y expliquait qu'elle « comptait donner suite à son licenciement sans motif donc injustifié » (annexes n° 7 et 8 de première instance). Mme [M] a complété son témoignage et ajouté dans une attestation datée du 28 juillet 2021 que Mme [O] avait signifié « son intention de lui demander des dommages et intérêts suite à sa révocation sans aucun motif » (annexe n° 1A).

La cour n'a aucun motif de dénier toute force probante à ces attestations, au seul motif qu'elles émanent de témoins avec lesquels la société Sofrocal serait en litige, dès lors que ceux-ci expliquent les circonstances dans lesquelles ils ont pris connaissance du contenu de la lettre et rendent compte de l'intention de Mme [O] de faire valoir ses droits, et que la société Sofrocal qui a été destinataire de la lettre, est en mesure de la produire et de prouver que Mme [O] n'avait formé aucune réclamation utile au sens de l'article précité.

C'est à tort que les premiers juges ont déclaré irrecevable l'action de Mme [O] : le jugement doit être infirmé.

3) L'article 1 de la loi n° 91-593 du 25 juin 1991 définit l'agent commercial comme un mandataire qui, à titre de profession indépendante, sans être lié par un contrat de louage de services, est chargé, de façon permanente, de négocier et, éventuellement, de conclure des contrats de vente , d'achat, de location ou de prestation de services, au nom et pour le compte de producteurs, d'industriels, de commerçants ou d'autres agents commerciaux.

La société Sofrocal admet que Mme [O] exerçait sa profession, de façon indépendante et permanente, mais conteste qu'elle ait été investie du pouvoir de négocier, « notamment de négocier les tarifs ». A cet effet, elle observe que Mme [O] « ne verse aux débats aucun élément permettant d'établir qu'elle pouvait négocier la détermination du prix des commandes avec les clients de la sarl Sofrocal, ou encore d'accorder des remises tarifaires » et qu'elle conservait le contrôle de la facturation.

Ainsi que l'observe Mme [O], il est désormais admis que le pouvoir de négociation auquel se réfère l'article précité n'implique pas nécessairement la faculté de modifier les prix des marchandises dont l'intermédiaire assure la vente pour le compte du commettant.

Selon les conclusions mêmes de la société Sofrocal, Mme [O] accomplissait « les missions suivantes :

- Rechercher ou faire rechercher toute information susceptible d'intéresser la sarl Sofrocal et de lui faire connaître les besoins du marché ;

- Etablir tous contacts commerciaux avec tout client potentiel ;

- Prendre des commandes pour le compte de la sarl Sofrocal à condition que lesdites commandes au prix de cession et aux barèmes de la sarl Sofrocal et à ses conditions générales de distribution et de vente ;

- Entreprendre toute démarches et exécuter toutes les formalités nécessaires à la conclusion de la vente et pour après le règlement effectif à la sarl Sofrocal, soit à la livraison si le règlement est différé à cette date. »

En d'autres termes, la société intimée admet que Mme [O] démarchait les clients potentiels pour conclure des contrats de vente portant sur les produits distribués par la société Sofrocal sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie (« prendre des commandes »), pour le compte de cette dernière. Il appartenait à Mme [O] de convaincre cette clientèle de passer commande. Ces discussions, ces efforts de persuasion relevaient de la négociation qui constitue le coeur de l'activité de l'agent commercial au sens de la loi n° 91-593 du 25 juin 1991. Le rôle de Mme [O] était d'autant plus notable que le prix pouvait être payable à terme, ainsi que le reconnaît l'intimée.

Il résulte de ce qui précède que c'est à bon droit que Mme [O] revendique la qualité d'agent commercial.

4) Pour s'opposer au paiement d'une indemnité de préavis et de l'indemnité compensatrice instituée par l'article 12, la société Sofrocal soutient que la rupture aurait été motivée par une faute grave de l'agent commercial, tenant d'une part à « la non-réalisation des objectifs et la stagnation du portefeuille clientèle », d'autre part à « la perte d'un important client ».

Il n'est pas prétendu, ni a fortiori démontré que Mme [O] n'aurait pas prospecté régulièrement sa clientèle. La prétendue incapacité de Mme [O] à développer la clientèle ne peut pas constituer une faute grave, en l'absence de toute déloyauté de l'agent commercial.

Par ailleurs, la société Sofrocal soutient que « les indiscrétions » de Mme [O] lui ont fait perdre le « client historique » que constituait l'hôtel Banu. Pour établir la faute de son agent, elle se prévaut d'une attestation datée du 11 avril 2019, établie par un rédacteur qui n'est pas identifié mais se présente comme « la direction », rédigée comme suit :

« L'hôtel 'Banu' sis à [Localité 4], a cessé toute collaboration commercial en février 2017 avec la société 'Sofrocal', suite à des commérages fait par la commerciale qui les représentée madame [O] [P] et sa collègue madame [M] [X]. »

En dehors même de la question de la valeur formelle d'une telle attestation qui ne répond à aucune des exigences de l'article 202 du code de procédure civile, ce témoignage ne met pas la cour en mesure de déterminer en quoi avaient consisté les « commérages » prêtés à Mme [O], selon la formule utilisée par le prétendu représentant du client, ou ses « indiscrétions » selon la société Sofrocal, et a fortiori d'en caractériser le caractère fautif.

En conclusion, la société Sofrocal est défaillante dans l'administration de la preuve de la faute grave qu'elle invoque de sorte que Mme [O] a droit au paiement d'une indemnité compensatrice de préavis et d'une indemnité de cessation de contrat.

5) Etant en relation d'affaires avec la société Sofrocal depuis 2004, Mme [O] aurait dû bénéficier d'un préavis de trois mois, en vertu de l'article 11 alinéa 3 de la loi précitée.

Il n'est pas contesté que le montant global des commissions perçues par Mme [O] sur les vingt-cinq derniers mois ayant précédé la rupture du mandat, de mars 2015 à mars 2017, s'est élevé à 4.389.569 FCFP. Mme [O] a donc droit à une indemnité de préavis d'un montant de 4.389.569 / 25 x 3 = 526.748 FCFP.

6) Eu égard à la durée du mandat, l'indemnité de rupture sera évaluée à trente mois de commissions, soit 4.389.569 / 25 x 30 = 5.267.482 FCFP.

Par ces motifs

La cour,

Infirme le jugement entrepris ;

Statuant à nouveau,

Fixe, à titre chirographaire, la créance de Mme [O] au passif de la société Sofrocal aux montants suivants :

- 526.748 FCFP au titre de l'indemnité de préavis,

- 5.267.482 FCFP au titre de l'indemnité de rupture ;

Condamne la société Sofrocal à payer à Mme [O] une somme de 400.000 FCFP sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamne la société Sofrocal aux dépens de première instance et d'appel, dont distraction au profit de la sarl [L] [G].