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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 28 février 2024, n° 21/14019

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Chateauform' Paris (Sasu)

Défendeur :

SERT Service (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Bodard-Hermant

Conseillers :

Mme Depelley, M. Richaud

Avocats :

Me Domain, Me Colmet Daage, Me Couste, Me Espeillac

T. com. Paris, 13e ch., du 25 mai 2021, …

25 mai 2021

FAITS ET PROCEDURE

La SAS Châteauform' Paris, dénommée Quartz puis Eurosites jusqu'à son rachat en décembre 2016 par le groupe Chateauform et spécialisée dans la location de salles de réunion et d'espaces évènementiels dans les lieux de prestige, a entretenu avec la SARL Société d'Exploitation de Restauration et Traiteur Service (ci-après, "la SARL Sert"), qui a pour activité principale la restauration depuis sa création le 25 avril 2000, des relations commerciales, la seconde fournissant des services de traiteur pour les évènements organisés par la première pour ses clients.

Dans le cadre de ce partenariat qui n'était pas encadré par un contrat écrit :

- la SARL Sert facturait ses prestations directement à la SAS Chateauform' Paris et de manière accessoire à ses clients, cette dernière pouvant alors percevoir une commission d'apporteur d'affaires ;

- la SAS Chateauform' Paris mettait à la disposition de la SARL Sert des locaux situés à [Localité 3] et lui fournissait divers services d'ordre comptable, administratif et financier ;

- madame [R] [M], associée fondatrice de la SARL Sert, était par ailleurs salariée de la société Nomad (anciennement dénommée Saint-Laurent Gastronomie et filiale de la SAS Chateauform' Paris), qui refacturait à la SARL Sert une part de ses prestations en qualité de sous-traitante.

Les relations prenaient fin courant 2017 à l'occasion de la restructuration de l'activité traiteur de la SAS Chateauform' Paris, destinée à être internalisée et confiée à la société Nomad après rachat du matériel de la SARL Sert et reprise d'une partie de son personnel.

Par courrier de son conseil du 6 juillet 2018, la SARL Sert dénonçait la rupture brutale de leurs relations commerciales établies, imputation contestée par la SAS Chateauform' Paris par lettre du 19 juillet 2018 qui invoquait pour sa part une cessation d'un commun accord. Insatisfaite, la SARL Sert la mettait en demeure, par courrier de son conseil du 18 décembre 2018, de lui régler la somme de 557 000 euros en réparation de son préjudice.

C'est dans ces circonstances que, après avoir vainement saisi le tribunal de commerce de Bobigny par assignation du 17 juin 2019 déclarée irrecevable par jugement du 2 octobre 2019, la SARL Sert a, par acte d'huissier signifié le 2 octobre 2019, assigné la SAS Chateauform' Paris devant le tribunal de commerce de Paris en restitution de diverses sommes au titre de pratiques restrictives et en indemnisation du préjudice causé par la rupture brutale des relations commerciales établies.

Par jugement du 25 mai 2021, le tribunal de commerce de Paris a, avec exécution provisoire :

- débouté la SARL Sert de ses demandes de restitution de sommes versées à la SAS Chateauform' Paris au titre des prestations de services ;

- dit que la SAS Chateauform' Paris s'était rendue coupable d'une rupture brutale des relations commerciales établies au sens de l'article L 442-1 II du code de commerce avec la SARL Sert en situation de dépendance économique ;

- condamné la SAS Chateauform' Paris à payer à la SARL Sert la somme de 208 620 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice résultant de la rupture brutale des relations commerciales établies ;

- débouté les parties de leurs autres demandes ;

- condamné la SAS Chateauform' Paris à payer à la SARL Sert la somme de 7 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.

Par déclaration reçue au greffe le 19 juillet 2021, la SAS Chateauform' Paris a interjeté appel de ce jugement.

Par ordonnance du 25 novembre 2021, le premier président de la cour d'appel de Paris a autorisé la SAS Chateauform' Paris à consigner les sommes objet des condamnations prononcées à son encontre.

Puis, par ordonnance du 19 avril 2022, le conseiller de la mise en état a déclaré recevables les conclusions d'intimées du 17 décembre 2021 mais irrecevables les demandes de la SARL Sert tendant à la condamnation de la SAS Chateauform' Paris à lui payer la somme de 1 037 202 euros au titre des dommages-intérêts en réparation du préjudice résultant de la rupture brutale des relations commerciales établies, et à lui restituer la somme de 131 580,03 euros versée au titre de prestations de services fictives.

Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique 8 juin 2022, la SAS Chateauform' Paris demande à la cour, au visa des articles L 441-7 et L 442-6 I 5° du code de commerce et 1302 du code civil :

- d'infirmer le jugement rendu le 25 mai 2021 par le tribunal de commerce de Paris en ce qu'il a :

* dit que la SAS Chateauform' Paris s'était rendue coupable d'une rupture brutale des relations commerciales établies au sens de l'article L 442-1 II du code de commerce avec la SARL Sert en situation de dépendance économique ;

* condamné la SAS Chateauform' Paris à payer à la SARL Sert la somme de 208 620 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice résultant de la rupture brutale des relations commerciales établies ;

* condamné la SAS Chateauform' Paris à payer à la SARL Sert la somme de 7 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

* débouté la SAS Chateauform' Paris de sa demande de condamnation de la SARL Sert au paiement de la somme de 10 000 au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

* condamné la SAS Chateauform' Paris aux dépens, le tout avec exécution provisoire ;

- statuant à nouveau, à titre principal, au vu de l'absence d'appel incident par la SARL Sert constatée par ordonnance du conseiller de la mise en état du 19 avril 2022, de juger irrecevable la SARL Sert en l'intégralité de ses demandes ;

- à titre subsidiaire, de débouter la SARL Sert de l'intégralité de ses demandes ;

- à titre très subsidiaire, pour le cas où la Cour confirmerait le jugement entrepris en ce qu'il a dit que la SAS Chateauform' Paris s'était rendue coupable d'une rupture brutale des relations commerciales établies au sens de l'article L 442-6 I 5° du code de commerce (en son ancienne version applicable au litige) avec la SARL Sert en situation de dépendance économique, de retenir le montant de 11 568 euros au titre de la marge brute mensuelle la SARL Sert , et un préavis de 14 mois tout au plus ;

- en toute hypothèse, de :

* condamner la SARL Sert au paiement de la somme de 20 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

* condamner la SARL Sert aux entiers dépens de première instance et d'appel.

En réponse, dans ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 17 décembre 2021, la SARL Sert demande à la cour, au visa des articles L 442-6 I 5° et L 442-6 I 1° du code de commerce et 1240, 1241 et 1302 du code civil de :

- confirmer le jugement rendu le 25 mai 2021 en ce qu'il a :

* dit que la SAS Chateauform' Paris s'était rendue coupable d'une rupture brutale des relations commerciales établies au sens de l'article L 442-1 II du code de commerce avec la SARL Sert en situation de dépendance économique ;

* condamné la SAS Chateauform' Paris à payer à la SARL Sert des dommages-intérêts en réparation du préjudice résultant de la rupture brutale des relations commerciales établies ;

* condamné la SAS Chateauform' Paris à payer à la SARL Sert la somme de 7 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

* condamné la SAS Chateauform' Paris aux dépens ;

- statuant à nouveau, débouter la SAS Chateauform' Paris de l'ensemble de ses demandes en appel ;

- condamner la SAS Chateauform' Paris à payer à la SARL Sert la somme de 1 037 202 euros au titre des dommages-intérêts en réparation du préjudice résultant de la rupture brutale des relations commerciales établies ;

- condamner la SAS Chateauform' Paris à restituer la somme de 131 580,03 euros versée par la SARL Sert à la SAS Chateauform' Paris au tire de prestations de services fictives ;

- condamner la SAS Chateauform' Paris à payer à la SARL Sert la somme de 14 000 euros au titre des dispositionsde l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamner la SAS Chateauform' Paris aux entiers dépens de la présente instance.

Conformément à l'article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions visées pour un exposé détaillé du litige et des moyens des parties.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 7 novembre 2023. Les parties ayant régulièrement constitué avocat, l'arrêt sera contradictoire en application de l'article 467 du code de procédure civile.

MOTIVATION

A titre liminaire, la Cour constate que, par l'effet de l'ordonnance du conseiller de la mise en état du 19 avril 2022, elle n'est saisie d'aucun appel incident formé par la SARL Sert. Aussi, au sens de l'article 562 du code de procédure civile, le rejet de ses demandes au titre des prestations fictives est définitif, cette prétention n'étant pas dévolue à l'appréciation de la Cour. Seuls le principe et la mesure de l'indemnisation du préjudice subi au titre de la rupture brutale des relations commerciales établies sont en débat, aucune aggravation de la condamnation prononcée en première instance n'étant quoi qu'il en soit possible.

1°) Sur la rupture brutale de la relation commerciale

Moyens des parties

Au soutien de son appel, la SAS Chateauform' Paris, qui reconnaît le caractère établi des relations commerciales depuis 2003, explique que la rupture a été décidée par la SARL Sert et mise en œuvre consensuellement, ses associés ayant saisi l'occasion offerte par la restructuration de son activité traiteur pour faire valoir leurs droits à retraite et organiser la reprise de son personnel puis sa liquidation amiable. Subsidiairement, elle conteste l'état de dépendance économique allégué par la SARL Sert au motif qu'il n'était pas subi puisqu'elle n'était astreinte à aucune exclusivité, l'importance de la part du chiffre d'affaires généré par le partenariat dans son activité globale étant de ce fait indifférente, et que, libre de diversifier son activité, elle ne prouve pas qu'elle était dans l'impossibilité de nouer rapidement une relation équivalente à celle rompue. Retenant une durée de relation de 14 ans et 3 mois, elle évalue le préavis maximal à 14 mois et estime que son assiette ne doit pas intégrer le chiffre d'affaires généré par ses relations avec ses clients mais exclusivement celui réellement dégagé à l'occasion de leurs relations directes, les pondérations et extrapolations de la SARL Sert, qui a omis de prendre en compte ses frais fixes pour calculer sa marge, étant sans fondement.

En réponse, la SARL Sert soutient que la relation a débuté en 2000 avec la société Quartz devenue Eurosites et a pris fin après 17 années complètes en mars 2017. Elle ajoute qu'elle était en situation de dépendance économique, son chiffre d'affaires étant presque intégralement dégagé à l'occasion du partenariat, les clients apportés par la SAS Chateauform' Paris relevant de sa détermination, et qu'elle ne disposait d'aucune possibilité de reconversion équivalente. Elle précise avoir subi la rupture, motivée par le seul désir de la SAS Chateauform' Paris d'internaliser son activité traiteur en la confiant à sa filiale Nomad, les discussions relatives à la reprise du personnel et au sort de la SARL Sert ayant été entamées postérieurement à l'arrêt des commandes. Elle en déduit que, intervenue sans notification ou alerte préalable et sans préavis, la rupture est brutale, le préavis éludé étant fixé à 27 mois et calculé sur la base d'une marge brute pondérée pour tenir compte de l'évolution du chiffre d'affaires et déterminée en considération des charges liées à l'achat des matières premières et au personnel qui sont les seuls coûts directement liés à la production des services.

Réponse de la cour

En application de l'article L 442-6 I 5° du code de commerce dans sa version applicable au litige, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. A défaut de tels accords, des arrêtés du ministre chargé de l'économie peuvent, pour chaque catégorie de produits, fixer, en tenant compte des usages du commerce, un délai minimum de préavis et encadrer les conditions de rupture des relations commerciales, notamment en fonction de leur durée. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure.

Sur les caractéristiques de la relation commerciale

Au sens de ce texte, la relation, notion propre du droit des pratiques restrictives de concurrence qui n'implique aucun contrat (en ce sens, Com., 9 mars 2010, n° 09-10.216) et n'est soumise à aucun formalisme quoiqu'une convention ou une succession d'accords poursuivant un objectif commun puisse la caractériser, peut se satisfaire d'un simple courant d'affaires, sa nature commerciale étant entendue plus largement que la commercialité des articles L 110-1 et suivants du code de commerce comme la fourniture d'un produit ou d'une prestation de service (en ce sens, Com., 23 avril 2003, n° 01-11.664). Elle est établie dès lors qu'elle présente un caractère suivi, stable et habituel laissant entendre à la victime de la rupture qu'elle pouvait raisonnablement anticiper, pour l'avenir, une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial (en ce sens, Com., 15 septembre 2009, n° 08-19.200 qui évoque "la régularité, le caractère significatif et la stabilité de la relation commerciale"). La poursuite de la relation par une personne distincte de celle qui l'a nouée initialement ne fait pas obstacle à sa stabilité en présence d'une transmission universelle de patrimoine et, à défaut, si des éléments démontrent que la commune intention des parties était de continuer la même relation (en ce sens, Com., 10 février 2021, n° 19-15.369).

Les parties s'accordent sur le caractère établi des relations commerciales mais divergent sur leur durée, la SAS Chateauform' Paris reconnaissant, faute de disposer d'archives retraçant l'historique du partenariat, une ancienneté de 14 ans et 3 mois telle que l'a retenue le tribunal (page 25 de ses écritures), tandis que la SARL Sert invoque un début de relation en 2000 avec la société Quartz devenue la société Eurosites puis Chateauform' Paris.

La SARL Sert produit à ce titre des factures émises à compter du mois de mai 2000 portant sur un montant global atteignant 45 247,27 euros pour ce seul mois (sa pièce 6) ainsi que des extraits du compte client Quartz de son grand livre pour les exercices 2000 à 2003 (ses pièces 8 à 10) qui confirment la réalité d'un flux continu maintenu à un niveau équivalent sur toute cette période. Or, ainsi que le révèle le procès-verbal d'assemblée générale extraordinaire du 4 novembre 2002 (pièce 7 de l'intimée), la société Quartz a changé de dénomination pour devenir Eurosites, aux droits de laquelle vient désormais la SAS Chateauform' Paris. Aussi, cette dernière ne contestant pas le caractère établi de la relation à compter de l'année 2003 et celle-ci ayant en réalité débuté avec les mêmes caractéristiques entre les mêmes personnes morales dès mai 2000, la relation est établie depuis cette date, ce que prouvent les documents comptables et les factures communiqués en pièces 11 à 23 par la SARL Sert et ce qu'avait reconnu la SAS Chateauform' Paris dans son assignation en suspension de l'exécution provisoire devant le premier président (pièce 30 de la SARL Sert).

Ce partenariat a permis à la SARL Sert de dégager un chiffre d'affaires de 531 425 euros en 2014, de 741 050 euros en 2015 et de 822 801 euros en 2016, soit respectivement 80 %, 56,96 % et 79,73 % de son chiffre d'affaires total en retirant celui généré par les commandes passées par des clients apportés par la SAS Chateauform' Paris qui percevait en cette occasion des commissions (pièces 24 à 26). Cette amputation s'impose faute de preuve que la relation avec celle-ci était l'unique moyen d'accès à ceux-là, qui jouissent d'une personnalité morale distincte et maîtrisent pleinement le choix de leurs cocontractants, peu important l'intermédiation initiale de la SAS Chateauform' Paris et l'absence de chiffre d'affaires dégagé postérieurement à la rupture qui trouve indistinctement sa cause dans la rupture elle-même et la cessation d'activité de la SARL Sert.

Sur l'imputabilité de la rupture des relations et le préavis suffisant

L'article L 442-6 I 5° du code de commerce sanctionne non la rupture, qui doit néanmoins être imputable à l'agent économique à qui elle est reprochée et peut être totale ou partielle, la relation commerciale devant dans ce dernier cas être modifiée substantiellement (en ce sens, Com. 31 mars 2016, n° 14-11.329 ; Com 20 novembre 2019, n° 18-11.966, qui précise qu'une modification contractuelle négociable et non imposée n'est pas la marque d'une rupture partielle brutale), mais sa brutalité qui résulte de l'absence de préavis écrit ou de préavis suffisant. Celui-ci, qui s'apprécie au moment de la notification ou de la matérialisation de la rupture, s'entend du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, soit pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement en bénéficiant, sauf circonstances particulières, d'un maintien des conditions antérieures (en ce sens, Com., 10 février 2015, n° 13-26.414), les éléments postérieurs ne pouvant être pris en compte pour déterminer sa durée (en ce sens, Com, 1er juin 2022, n° 20-18960). Les critères pertinents sont notamment l'ancienneté des relations et les usages commerciaux, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, l'éventuelle exclusivité des relations et la spécificité du marché et des produits et services en cause ainsi que tout obstacle économique ou juridique à la reconversion. En revanche, le comportement de la SARL Sert consécutivement à la rupture est sans pertinence pour apprécier la suffisance du préavis accordé.

Sur l'imputabilité de la rupture

Il est constant que la relation a cessé en mars 2017. Or, la SAS Chateauform' Paris ne conteste pas qu'elle a internalisé l'activité traiteur en la confiant à la filiale Nomad dès le 2ème trimestre 2017, ce qu'elle avait annoncé dans le communiqué de presse du 6 janvier 2017 rédigé par la banque ayant accompagné la recomposition de son capital (pièce 29 de l'intimée). Si des négociations ont effectivement été menées à compter du mois de février 2017, mais pour l'essentiel postérieurement à la fin effective de la relation, pour organiser le départ en retraite des gérantes et associées fondatrices ainsi que la reprise du personnel et du matériel de la SARL Sert puis sa liquidation amiable (pièces 1, 2, 4 à 6, 13 et 19 de l'appelante et pièces 34 à 36 de l'intimée), elles ont été provoquées et déterminées en leur teneur par cette décision interne de la SAS Chateauform' Paris qui est la cause exclusive de la rupture et qui ne s'explique ni par des contraintes économiques lui imposant une telle restructuration ni par une faute quelconque de la SARL Sert. Et, que celle-ci envisage une cessation d'activité concomitante au départ en retraite de ses associées, envisagé en contemplation de la perte annoncée du client représentant l'essentiel de son chiffre d'affaires, n'implique ni un accord sur le principe de la rupture, qui demeure subie et était soustraite à toute discussion, ni un aménagement consensuel de ses modalités concrètes traduisant une renonciation au droit qu'elle tire de l'article L 442-6 I 5° du code de commerce de bénéficier d'un préavis suffisant, peu important que la SARL Sert n'ait finalement pas réorganisé son activité avec d'autres clients.

En ce sens, la rupture est exclusivement imputable à la SAS Chateauform' Paris.

Sur la brutalité de la rupture et l'indemnisation du préjudice en résultant

La rupture est intervenue sans alerte préalable réelle, le communiqué de presse évoqué n'étant pas équivalent à une notification univoque, ce que confirme le courriel de la SARL Sert du 16 février 2017 (pièce 6 de l'appelante) qui souligne la persistance de nombreuses interrogations sur le devenir de la relation commerciale établie depuis 17 ans, et sans préavis. Elle est en ce sens brutale. Le jugement entrepris sera confirmé de ce chef.

Les parties ne livrent aucun élément sur la structure du marché et sur l'état de la concurrence que s'y livrent les acteurs économiques ainsi que sur les possibilités de redéploiement de son activité par la SARL Sert qui ne bénéficiait, en fait ou en droit, d'aucune exclusivité ou d'engagement de volume.

Ainsi qu'il a été dit, le chiffre d'affaires dégagé à l'occasion du partenariat litigieux représentait entre les deux tiers et les trois-quarts du chiffre d'affaires global de la SARL Sert sur la période 2014 à 2016, et ce dès le commencement de son activité en mai 2000. L'état de dépendance économique, pour l'essentiel défini pour les besoins de l'application de l'article L 420-2 du code de commerce qui n'est pas en débat mais devant être apprécié de manière uniforme en tant que situation de fait servant ici, non de condition préalable mais d'élément d'évaluation de la durée du préavis éludé, s'entend de l'impossibilité, pour une entreprise, de disposer d'une solution techniquement et économiquement équivalente aux relations contractuelles qu'elle a nouées avec une autre entreprise (en ce sens, Com., 12 février 2013, n° 12-13.603). Son existence s'apprécie en tenant compte notamment de la notoriété de la marque du fournisseur, de l'importance de sa part dans le marché considéré et dans le chiffre d'affaires du revendeur, ainsi que de l'impossibilité pour ce dernier d'obtenir d'autres fournisseurs des produits équivalents (en ce sens, Com., 12 octobre 1993, n° 91-16988 et 91-17090). La possibilité de disposer d'une solution équivalente s'entend de celle, juridique mais aussi matérielle, pour l'entreprise de développer des relations contractuelles avec d'autres partenaires, de substituer à son donneur d'ordre un ou plusieurs autres donneurs d'ordre lui permettant de faire fonctionner son entreprise dans des conditions techniques et économiques comparables (Com., 23 octobre 2007, n° 06-14.981).

La part de chiffre d'affaires déjà analysée induit une forte dépendance économique qui est aggravée par :

- le rôle d'apporteur d'affaires joué par la SAS Chateauform' Paris, qui, s'il n'implique pas en soi de lien certain entre la fin des relations et la perte des clients concernés, traduit une facilité d'accès à une clientèle manifestement fidèle sans frais de prospection qui renforce l'importance en fait de la relation pour la SARL Sert ;

- la mise à la disposition de la SARL Sert par la SAS Chateauform' Paris des locaux situés à [Localité 3], par la fourniture par celle-ci à celle-là de divers services d'ordre comptable, administratif et financier ainsi que par le fait que madame [R] [M], associée fondatrice de la SARL Sert, était par ailleurs salariée de la société Nomad (anciennement dénommée Saint-Laurent Gastronomie et filiale de la SAS Chateauform' Paris), qui refacturait à la SARL Sert une part de ses prestations en qualité de sous-traitante, situation qui traduit une intrication compliquant significativement toute réorientation d'activité.

Néanmoins, ce constat est tempéré par le fait que cette dépendance n'a pas été imposée par la SAS Chateauform' Paris et ne découlait pas de la nature de l'activité de la SARL Sert qui l'autorisait, dès sa création, à diversifier sa clientèle, ce qu'elle reconnaît d'ailleurs avoir fait mais pour une part résiduelle seulement (page 4 de ses écritures, §12). C'est ainsi librement que la SARL Sert a décidé de consacrer l'essentiel de ses moyens humains et financiers à la relation nouée avec la SAS Chateauform' Paris, constat qui commande une minoration du préavis suffisant également motivée par le fait :

- que l'activité de traiteur exercée par la SARL Sert n'impliquait aucun investissement dédié à la relation commerciale litigieuse, les moyens mis en œuvre pouvant être exploités au bénéfice d'une clientèle distincte et rapidement remobilisés au profit de tiers ;

- qu'il n'est pas démontré que la SAS Chateauform' Paris était sur ce secteur un partenaire incontournable ou insusceptible d'être remplacé dans des conditions économiques équivalentes à moyen terme.

Au regard de ces éléments combinés et de l'absence d'usage professionnel contraire, le préavis suffisant sera estimé à 12 mois.

Le préjudice subi par la SARL Sert est constitué de son gain manqué qui correspond à sa marge sur coûts variables, définie comme la différence entre le chiffre d'affaires dont la victime a été privée et les charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture, appliquée au chiffre d'affaires moyen hors taxe qui aurait été généré pendant la durée du préavis éludé. A ce titre, le préjudice subi, qui trouve son siège dans une anticipation déjouée, s'évalue à la date de la rupture à partir des éléments comptables antérieurs à celle-ci qui constituent le socle des prévisions de la victime, sans égard pour les circonstances postérieures telles sa reconversion durant la durée du préavis éludé. Celui-ci s'exécutant aux conditions de la relation, le gain manqué n'est que la projection de celui antérieurement réalisé.

Dans ce cadre, les années 2014 à 2016 incluses, non affectées par la rupture, sont pertinentes, à l'exclusion de l'année 2017, très largement incomplète et supposant des extrapolations que rien n'étaye, à l'instar des pondérations proposées par la SARL Sert qui ne reflètent pas l'évolution de son chiffre d'affaires. Par ailleurs, si les frais afférents à la mise à disposition des locaux et aux prestations d'ordre comptable, administratif et financier servies par la SAS Chateauform' Paris sont des coûts fixes, les coûts variables, directement corrélés au niveau d'activité de l'entreprise, doivent comprendre non seulement les dépenses d'approvisionnement, de variation des stocks et de rémunération du personnel, ce que reconnaît la SARL Sert, mais également, ainsi que l'a justement retenu le tribunal, les postes "charges sociales et sous-traitance". La marge pertinente est ainsi, selon les calculs exacts de la SAS Chateauform' Paris qui sont conformes aux données comptables produites (pièces 17, 18, 20 et 21 de l'intimée et 12 et 15 à 17 de l'appelante) et ne diffèrent de ceux effectués par le tribunal qu'à raison des arrondis qu'il a pratiqués, de :

- 106 213 euros en 2014, pour un chiffre d'affaires de 531 425 euros et des charges variables de 398 659 euros à déduire, le tout dans les limites de la part du chiffre d'affaires généré par la relation dans le chiffre d'affaires global, soit ici 80 % - (531 425 - 398 659) x 80 % - ;

- 99 437 euros en 2015, pour un chiffre d'affaires de 741 050 euros et des charges variables de 566 477 euros, pour une part de chiffre d'affaires de 56,96 % ;

- 210 798 euros en 2016, pour un chiffre d'affaires de 822 801 euros et des charges variables de 558 411 euros, pour une part de chiffre d'affaires de 79,73 %.

La marge sur coût variable mensuelle est ainsi de 11 568 euros -(106 213 + 99 437 + 210 798)/36-. Le préavis éludé étant de douze mois, le préjudice subi par la SARL Sert atteint 138 816 euros.

Le jugement entrepris sera en conséquence infirmé en ce qu'il a condamné la SAS Chateauform' Paris à payer à la SARL Sert la somme de 208 620 euros et la première sera condamnée à payer à la seconde la somme de 138 816 euros.

2°) Sur les frais irrépétibles et les dépens

Le jugement entrepris sera confirmé en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et aux dépens.

Succombant partiellement en son appel, la SAS Chateauform' Paris, dont la demande au titre des frais irrépétibles sera rejetée, sera condamnée à supporter les entiers dépens d'appel ainsi qu'à payer à la SARL Sert la somme de 4 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant par arrêt contradictoire mis à la disposition des parties au greffe,

Constate que, par l'effet de l'ordonnance du conseiller de la mise en état du 19 avril 2022, la Cour n'est saisie d'aucun appel incident de la SARL Société d'Exploitation de Restauration et Traiteur Service et que ses demandes en restitution au titre des prestations de services prétendues fictives ont été définitivement rejetées ;

Infirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions soumises à la Cour, sauf en ce qu'il a dit que la rupture était brutale et imputable à la SAS Chateauform' Paris et qu'il l'a condamnée sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et au titre des dépens ;

Statuant à nouveau du chef infirmé,

Condamne la SAS Chateauform' Paris à payer à la SARL Société d'Exploitation de Restauration et Traiteur Service la somme de 138 816 euros en réparation intégrale du préjudice causé par la rupture brutale de leurs relations commerciales établies ;

Y ajoutant,

Rejette la demande de la SAS Chateauform' Paris au titre des frais irrépétibles ;

Condamne la SAS Chateauform' Paris à payer à la SARL Société d'Exploitation de Restauration et Traiteur Service la somme de 4 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamne la SAS Chateauform' Paris à supporter les entiers dépens d'appel.