Cass. 3e civ., 29 février 2024, n° 22-24.381
COUR DE CASSATION
Autre
Cassation
PARTIES
Demandeur :
Assistance Mécanique Service (SAS)
Défendeur :
GIV (SAS), Lac des Sapins II (SCI)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Teiller
Rapporteur :
Mme Grandjean
Avocats :
Me Piwnica et Molinié, Me Boré, Salve de Bruneton et Mégret, Me Gadiou et Chevallier
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Lyon, 25 octobre 2022), le 7 novembre 2014, la société civile immobilière Lac des sapins II (la venderesse) a conclu avec la société GIV (l'acquéreur) une promesse synallagmatique de vente portant sur un local donné à bail commercial à la société Assistance mécanique service (la locataire).
2. Ce contrat étant soumis à trois conditions suspensives, dont « la renonciation par leur titulaire [...] à tout droit de préemption et/ou pacte de préférence susceptible de frapper » le bien, M. [Y], notaire au sein de la société civile professionnelle [Y] [T], Comte Nicolas, Comte Sandrine (la SCP), en a, le 13 janvier 2015, notifié les conditions à la locataire en visant l'article L. 145-46-1 du code de commerce, dans sa rédaction issue de la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014.
3. Les 22 janvier et 6 février 2015, la locataire a notifié sa volonté d'exercer son droit de préférence.
4. Le 9 février 2015, le notaire a informé la locataire que la notification du 13 janvier procédait d'une erreur et que la vente avait été régularisée par acte du 16 janvier 2015.
5. La locataire a assigné la venderesse, MM. [A] et [I], anciens associés de celle-ci, le second étant son liquidateur amiable, l'acquéreur et la SCP en annulation de la vente, et, en réalisation forcée de celle-ci à son profit et en indemnisation des préjudices subis.
Examen des moyens
Sur le premier moyen, pris en sa troisième branche
6. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce grief qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le premier moyen, pris en ses première et deuxième branches
Enoncé du moyen
7. La locataire fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes, alors :
« 1°/ que selon l'article 21, III, de la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014, l'article 14 de cette loi, qui a institué un droit de préemption au bénéfice du locataire en cas de mise en vente des locaux à usage commercial ou artisanal, s'applique à toute cession d'un local conclue six mois après la promulgation de la loi, soit le 18 décembre 2014 ; que la loi nouvelle régissant les effets légaux des situations juridiques ayant pris naissance avant son entrée en vigueur et non définitivement réalisées, l'article 14 instituant le droit de préemption au profit du locataire s'applique à une promesse synallagmatique de vente sous conditions suspensives conclue antérieurement au 18 décembre 2014 mais en cours à cette date à défaut de réalisation de l'ensemble des conditions suspensives ; que la cour d'appel a constaté que la promesse synallagmatique de vente conclue entre le bailleur et la société GIV avait été conclue le 7 novembre 2014, sous trois conditions suspensives ; qu'il résultait de ces constatations que la vente ne pouvait être déclarée parfaite qu'à la date à laquelle les conditions suspensives avaient été réalisées et que jusqu'à cette date, la promesse était un contrat en cours ; qu'en se bornant à retenir, pour dire la vente parfaite au 7 novembre 2014 et dénier tout droit de préemption à la société AMS, qu'il n'était pas établi que les conditions suspensives n'étaient pas réalisées, sans rechercher si à la date du 18 décembre 2014, les conditions suspensives avaient été réalisées et, à défaut, si le preneur n'avait pas vocation à bénéficier du droit de préemption d'ordre public conféré par l'article L. 145-46-1 du code de commerce, la cour d'appel a violé l'article 2 du code civil et l'article L. 145-46-1 du code de commerce ;
2°/ qu'en énonçant, pour dire la vente parfaite au 7 novembre 2014 et dénier tout droit de préemption à la société AMS, que cette dernière n'établit pas que la première condition suspensive, tenant à un rapport d'un renseignement hypothécaire ou d'une fiche d'immeuble depuis moins de deux mois lors de la signature du compromis, et la troisième condition suspensive, tenant à la délivrance d'un certificat d'urbanisme, n'avaient pas été réalisées, la cour d'appel a inversé la charge de la preuve, et a violé l'article 1315 du code civil, devenu 1353 du même code. »
Réponse de la Cour
8. La cour d'appel a rappelé, à bon droit, que la promesse de vente vaut vente, lorsqu'il y a consentement réciproque des deux parties sur la chose et sur le prix et constaté qu'à la date de la promesse synallagmatique de vente, antérieure au 18 décembre 2014, date à laquelle l'article L. 145-46-1 du code de commerce n'était pas applicable, la locataire n'était titulaire d'aucun droit légal de préférence, l'erreur du notaire n'ayant pu lui ouvrir un tel droit.
9. Ayant retenu que l'article 1179 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, applicable au litige, dispose que la condition accomplie a un effet rétroactif au jour auquel l'engagement a été contracté, la cour d'appel en a exactement déduit, sans inverser la charge de la preuve, que la vente était définitivement conclue le 7 novembre 2014, de sorte que le locataire ne pouvait se prévaloir d'un droit de préférence.
10. Le moyen n'est donc pas fondé.
Mais sur le deuxième moyen, pris en sa deuxième branche
Enoncé du moyen
11. La locataire fait grief à l'arrêt de la condamner à payer à l'acquéreur une certaine somme à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive, alors « qu'une action en justice ne peut, sauf circonstances particulières, qu'il appartient au juge de spécifier, constituer un abus de droit lorsque sa légitimité a été reconnue par la juridiction du premier degré, malgré l'infirmation dont la décision a été l'objet en appel ; que la société AMS avait obtenu gain de cause devant la juridiction de premier degré, ayant obtenu l'annulation de la vente la vente forcée à son profit ; qu'en condamnant néanmoins la société AMS à payer une somme de 15 000 € à titre de dommages-intérêts à la société GIV sans caractériser aucune circonstance propre à faire dégénérer en abus l'exercice de son droit d'ester en justice, la cour d'appel a violé l'article 1240 du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1240 du code civil :
12. Aux termes de ce texte, tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
13. Pour condamner la locataire au paiement de dommages-intérêts, l'arrêt retient qu'elle a persisté dans l'exercice d'un droit de préemption dont elle n'était pas titulaire, qu'elle a sollicité le prononcé de la vente forcée à son profit et a ainsi commis une faute dont il est résulté un dommage pour l'acquéreur qui n'a pas pu donner suite à la proposition d'acquisition des locaux dont il avait été destinataire le 27 février 2015.
14. En statuant ainsi, par des motifs impropres à caractériser une faute ayant fait dégénérer en abus le droit d'agir en justice de la locataire, dont la légitimité de l'action avait été reconnue en première instance, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
Et sur le troisième moyen
Enoncé du moyen
15. La locataire fait grief à l'arrêt de la condamner à payer à l'acquéreur une certaine somme au titre des loyers échus et impayés entre le 16 janvier 2015 et le 30 juin 2020, échéance du deuxième trimestre 2020 incluse, alors « que la cour d'appel a constaté que les loyers pour la période du 3ème trimestre 2015 au 15 octobre 2019 (soit 112 625,80 €) avaient été réglés par la société AMS à la société GIV, que le tribunal avait condamné GIV à rembourser cette somme à la société AMS ; qu'elle a prononcé l'infirmation de ce chef de dispositif ; qu'il en résultait que l'obligation pour la société GIV de rembourser à la société AMS la somme de 112 625,80 € n'avait donc plus de fondement juridique et que cette somme, d'ores et déjà réglée à la société GIV par la société AMS, restait donc dans le patrimoine de la première ; qu'en condamnant cependant la société AMS à payer à la société GIV une somme de 130 906 euros au titre des loyers échus et impayés entre le 16 janvier 2015 et le 30 juin 2020, échéance du deuxième trimestre 2020 incluse, la cour d'appel a condamné la société AMS à régler une seconde fois les loyers d'ores et déjà réglés entre les mains de la société GIV pour la période du 3ème trimestre 2015 au 15 octobre 2019 pour un montant de 112 625,80 € ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations et a violé l'article 1134 du code civil, dans sa rédaction applicable. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 455 du code de procédure civile :
16. Selon ce texte, tout jugement doit être motivé. La contradiction de motifs équivaut à une absence de motifs.
17. L'arrêt condamne la locataire à payer à l'acquéreur les loyers échus et impayés entre le 16 janvier 2015 et le 30 juin 2020, échéance du deuxième trimestre 2020 incluse et infirme la condamnation de l'acquéreur à rembourser à la locataire le montant des loyers réglés entre ses mains, soit une somme totale de 112 625,80 euros au titre de son occupation des locaux du 2 trimestre 2015 au 15 octobre 2019.
18. En statuant ainsi, alors que l'obligation de restitution résulte de plein droit de l'infirmation de la disposition d'un jugement qui prononce condamnation, la cour d'appel n'a pas satisfait aux exigences du texte susvisé.
Portée et conséquences de la cassation
19. Comme suggéré par le mémoire ampliatif, l'intérêt d'une bonne administration de la justice justifie que la Cour de cassation statue au fond sur la demande indemnitaire de l'acquéreur.
20. En l'absence de circonstances particulières justifiant de condamner la locataire, dont la légitimité de l'action a été partiellement reconnue par la juridiction du premier degré, au paiement de dommages-intérêts pour procédure abusive, la demande à ce titre de l'acquéreur sera rejetée.
21. Après avis donné aux parties, conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.
22. L'intérêt d'une bonne administration de la justice justifie, en effet, que la Cour de cassation statue au fond sur la demande de l'acquéreur en paiement des loyers échus entre le 16 janvier 2015 et le 30 juin 2020, échéance du deuxième trimestre 2020 incluse.
23. Le montant des loyers échus à compter du deuxième trimestre 2015 et jusqu'au 30 juin 2020 étant de 130 906 euros, doit être déduite de cette somme celle de 112 625,80 euros correspondant à la condamnation de l'acquéreur infirmée par l'arrêt critiqué, de sorte qu'il convient de faire droit à la demande de celle-ci à hauteur de 18 280,20 euros.
PAR CES MOTIFS, sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il condamne la société Assistance mécanique service à payer à la société GIV la somme de 15 000 euros à titre de dommages-intérêts, et en ce qu'il condamne la société Assistance mécanique service à payer à la société GIV la somme de 130 906 euros au titre des loyers échus et impayés entre le 16 janvier 2015 et le 30 juin 2020, échéance du deuxième trimestre 2020 incluse, l'arrêt rendu le 25 octobre 2022 par la cour d'appel de Lyon ;
DIT n'y avoir lieu à renvoi ;
Rejette la demande de la société GIV en paiement de dommages-intérêts pour procédure abusive ;
Condamne la société Assistance mécanique service à payer à la société GIV la somme de 18 280,20 euros au titre des loyers échus et impayés sur la période du 16 janvier 2015 au 30 juin 2020, échéance du deuxième trimestre 2020 incluse ;
Dit n'y avoir lieu de modifier les dispositions relatives aux indemnités de procédure allouées par les juges du fond et aux dépens exposés devant eux ;
Condamne la société GIV aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-neuf février deux mille vingt-quatre.