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Décisions

CA Basse-Terre, 2e ch., 22 février 2024, n° 19/01622

BASSE-TERRE

Arrêt

Autre

PARTIES

Demandeur :

Guadeloupe Mobilier (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Robail

Conseillers :

Mme Clédat, M. Groud

Avocats :

Me Houda, Me Ferly

TGI Pointe-à-Pitre, du 20 nov. 2019, n° …

20 novembre 2019

EXPOSE DES FAITS ET DE LA PROCEDURE

Par acte authentique du 10 février 1988, M. [H] [F] [Y] a donné à bail commercial à la S.A.R.L. DIMECO un bâtiment construit sur un terrain cadastré sous le n° [Cadastre 3] de la section AL, [Adresse 12] à [Localité 7], et ce pour une durée de 9 années et moyennant un loyer mensuel de '156 000 francs' (soit 23 782,04 euros) ;

M. [H] [F] [Y] est décédé le 14 mars 2002 en laissant pour lui succéder ses deux enfants majeurs, [J] [B] [Y] et [X] [M] [R] [Y], lesquels sont donc devenus les bailleurs ;

Par acte d'huissier de justice du 11 avril 2014, ces deux derniers ont fait signifier à la société DIMECO un congé avec offre de renouvellement au prix d'un loyer annuel porté à 81 000 euros ;

Des mémoires ont été échangés entre les bailleurs et locataire les 1er janvier 2015 et 3 décembre 2015 aux termes desquels les bailleurs maintenaient leur demande d'un nouveau loyer annuel de 81 000 euros et la société preneuse proposait un loyer compris entre 33,40 euros et 69,22 euros le m2 annuel ;

Par acte d'huissier de justice du 20 janvier 2016, Mme [J] [Y] épouse [L] et M. [X] [Y], bailleurs ci-après désignés 'les consorts [Y]', ont fait assigner la S.A.R.L. DIMECO devant le juge des loyers commerciaux du tribunal de grande instance de POINTE-A-PITRE, lequel, par jugement du 20 octobre 2016:

- a rejeté la demande de fixation d'un loyer provisionnel annuel de 72 000 euros,

- a ordonné avant dire droit une mesure d'expertise afin de rechercher la valeur locative du bien litigieux,

- a sursis à statuer sur les autres demandes et réservé les dépens ;

L'expert a déposé son rapport définitif le 12 mars 2018 et l'instance a été reprise, dans le cadre de laquelle les consorts [Y] ont demandé principalement l'annulation de ce rapport pour violation du principe du contradictoire et l'organisation d'une nouvelle expertise, et la société DIMECO, le rejet de ces demandes et la fixation de ce loyer à 4 854 euros hors taxes par mois ;

Par jugement contradictoire du 20 novembre 2019, le juge des loyers commerciaux du tribunal de grande instance de POINTE-A-PITRE :

- a prononcé la nullité du rapport d'expertise de M. [D] du 12 mars 2018 concernant la valeur locative du local donné à bail par les consorts [Y] à la société DIMECO,

- avant-dire-droit, a ordonné une nouvelle mesure d'expertise, aux frais avancés des bailleurs, pour rechercher ladite valeur locative et commis pour y procéder M. [T] [E], expert judiciaire,

- a sursis à statuer sur les autres demandes en l'attente du rapport d'expertise,

- et a réservé les dépens ;

Par déclaration remise au greffe par voie électronique (RPVA) le 6 décembre 2019, la société DIMECO a relevé appel de ce jugement, libellant comme suit son objet :

'Appel limité aux chefs de jugement expressément critiqués. Annulation du jugement du 20 novembre 2019 du tribunal de grande instance de POINTE-A-PITRE n° RG 16/00118 en ce qu'il ne mentionne pas le nom des juges en violation des articles 454 et 458 et suivants du CPC et 542 du même code. Infirmation du jugement du 20 novembre 2019 en ce qu'il a : prononcé la nullité du rapport d'expertise réalisé par M. [G] [D] le 12 mars 2018 concernant la valeur locative du local donné à bail par Mme [J] [Y] épouse [L] et M. [X] [Y] à la SARL DIMECO ' ;

Cet appel a été orienté à la mise en état et les consorts [Y] ont constitué avocat par acte remis au greffe et notifié au conseil de l'appelante par RPVA le 10 janvier 2020;

Par conclusions remises au greffe et notifiées par RPVA à l'avocat adverse le 3 décembre 2020, Mme [Y] épouse [L] a notifié le décès de feu M. [X] [Y] intervenu dans la nuit du 9 au 10 novembre 2020 et demandé que l'interruption de l'instance fut constatée ;

Des conclusions aux fins de reprise d'instance ont été remises au greffe et notifiées à l'avocat de l'appelante par RPVA le 27 janvier 2021, en même temps qu'un acte de notorité après décès dressé pardevant notaire le 4 décembre 2020, lesquelles contenaient l'intervention volontaire de l'unique héritière de feu M. [X] [Y] en la personne de Mme [Z] [S] [K] [Y] ;

Par ordonnance du 31 mai 2021, sur incident formé par la société DIMECO, le conseiller de la mise en état a sursis à statuer jusqu'à la décision de la bâtonnière du barreau de la GUADELOUPE 'suite à la réclamation de Me HOUDA (avocat de l'appelante) à l'encontre de Me GOURANTON (alors avocat des intimés) relativement au dossier SARL DIMECO/[Y]-[V]' ;

Un autre incident de mise en état, relatif à la communication de pièces sollicitées par la société DIMECO, s'est soldé par une décison du conseiller de la mise en état en date du 21 novembre 2022 qui a constaté qu'il était devenu sans objet alors que les pièces réclamées eurent été communiquées par les consorts [Y] ;

Par lettre remise au greffe et notifiée à l'avocat adverse par RPVA le 12 janvier 2023, le conseil de la société DIMECO a indiqué que celle-ci avait été dissoute et son patrimoine transféré à la société GUADELOUPE MOBILIER, laquelle venait ainsi en procédure aux droits de l'appelante ;

La société DIMECO, puis la société GUADELOUPE MOBILIER venant aux droits de cette dernière, appelante, ont conclu au fond à trois reprises, par actes remis au greffe et notifiés aux intimés par RPVA respectivement les 28 février 2020, 12 janvier 2023, 13 avril 2023 et 11 mai 2023 ;

Les consorts [Y], intimés incluant Mme [Z] [Y] après son intervention volontaire en qualité d'héritière de feu son père [X] [Y], décédé, ont quant à eux conclu au fond à trois reprises, par actes remis au greffe et notifiés à l'avocat de l'appelante les 18 août 2020, 26 février et 14 mars 2023 et 3 mai 2023 ;

***

L'instruction de la procédure a été clôturée par ordonnance du conseiller de la mise en état du 19 juin 2023 et l'affaire fixée à l'audience du conseiller rapporteur du 23 octobre 2023 ;

A l'issue de cette audience, le délibéré a été fixé à ce jour, par mise à disposition au greffe ;

EXPOSE DES PRETENTIONS DES PARTIES

1°/ Par ses dernières écritures (celles du 11 mai 2023), la société GUADELOUPE MOBILIER, venant aux droits et actions de la société DIMECO, conclut aux fins de voir:

A TITRE LIMINAIRE

- déclarer irrecevables l'ensemble des demandes nouvelles formulées par les intimés,

- déclarer irrecevables les demandes indemnitaires formulées par les intimés,

- juger que ces demandes excèdent les pouvoirs du juge des loyers,

A TITRE PRINCIPAL, annuler le jugement du tribunal de grande instance de POINTE-A-PITRE du 20 novembre 2019 N° RG 16/00118,

A TITRE SUBSIDIAIRE, infirmer ce jugement en toutes ses dispositions,

Statuant à nouveau,

- débouter les bailleurs de leur demande d'annulation du rapport d'expertise,

- rejeter en conséquence leur demande de voir désigner un nouvel expert,

- faire droit à l'ensemble des demandes de la S.A.S. GUADELOUPE MOBILIER venant aux droits de la S.A.R.L. DIMECO,

A TITRE INFINIMENT SUBSIDIAIRE

- juger que l'expertise peut aisément être régularisée,

- enjoindre M. [G] [D], en qualité d'expert, à communiquer aux parties une copie du contrat de bail conclu entre la S.A.R.L. SAREDIS et la S.A.R.L. FOURNIBUR,

EN TOUT ETAT DE CAUSE

- juger que les parties et toute juridiction peuvent utiliser les éléments du rapport d'expertise contesté à l'occasion de toute procédure au fond à titre de renseignement,

- fixer le montant du loyer du bail renouvelé à la somme de 4 854 euros HT,

- juger que le bail étant rompu et les clés restituées, le présent litige est devenu sans objet,

- déclarer irrecevable l'ensemble des demandes nouvelles formulées par les intimés,

- juger que ces demandes excèdent les pouvoirs du juge des loyers,

- condamner les consorts [L]-[Y] à lui payer la somme de 4 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens ;

Il est expressément renvoyé aux susdites écritures pour l'exposé des moyens proposés par l'appelante au soutien de ces fins ;

2°/ Par leurs propres dernières écritures (celles du 3 mai 2023), Mme [J] [Y] épouse [L] et Mme [Z] [Y], cette dernière, intervenante volontaire en qualité d'ayant droit de feu son père [X] [Y], concluent aux fins de voir :

A TITRE PRINCIPAL, au visa des articles 544, 545 et 272 du code de procédure civile: déclarer l'appel de la société GUADELOUPE MOBILIER, venant aux droits de la société DIMECO, irrecevable,

A TITRE SUBSIDIAIRE, au visa des articles 31, 384 et 546 du code de procédure civil : constater que les demandes de l'appelante sont devenues sans objet,

PLUS SUBSIDIAIREMENT, au visa des articles 454, 458, 459, 561, 562, 564 et 16 du code de procédure civile :

- rejeter les demandes de la société GUADELOUPE MOBILIER :

** d'annulation du jugement déféré,

** en régularisation de l'expertise judiciaire,

** en fixation d'un nouveau loyer,

- confirmer le jugement déféré en toutes ses dispositions,

EN TOUT ETAT DE CAUSE

- débouter la société GUADELOUPE MOBILIER de ses moyens, fins et prétentions plus amples et contraires,

- condamner ladite société à leur payer les sommes suivantes :

** 60 480 euros à titre d'arriérés de loyers,

** 24 250 euros à titre d'indemnité d'occupation,

** 21 000 euros au titre des travaux de remise en état du bien loué,

** 48 500 euros au titre de la perte de jouissance,

** 50 000 euros au titre du contrat d'affichage accordé à un tiers sans autorisation depuis mars 2015,

** 33 199,62 euros au titre du préjudice financier,

** 10 000 euros chacune au titre du préjudice moral,

** 5 000 euros chacune sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens, sous distraction ;

Il est expressément renvoyé aux susdites écritures pour l'exposé des moyens proposés par les intimée et intervenante volontaire au soutien de ces fins ;

MOTIFS DE LA DECISION

I- Sur la recevabilité de l'appel

I-1- Sur la recevabilité au plan du délai pour agir

Attendu qu'il ne résulte d'aucun des éléments du dossier de la cause que la société DIMECO, aux droits de laquelle est venue en cours d'instance la S.A.S. GUADELOUPE MOBILIER, aurait formé appel hors délais à l'encontre du jugement déféré ;

Attendu qu'en effet :

- d'une part, il n'est fait état d'aucune signification de ce jugement,

- de l'autre, et plus encore, il est démontré que cet appel a été formé dans le délai de la loi, puisque ledit jugement a été rendu le 20 novembre 2019 et l'appel, déclaré au greffe de la cour par voie électronique le 6 décembre suivant ;

Attendu qu'en conséquence, cet appel sera jugé recevable au plan du délai pour agir;

I-2- Sur la recevabilité au regard de la nature du jugement déféré

Attendu qu'en application de l'article 914 du code de procédure civile :

- les parties soumettent au conseiller de la mise en état, qui est seul compétent depuis sa désignation et jusqu'à la clôture de l'instruction, leurs conclusions, spécialement adressées à ce magistrat, tendant notamment à voir déclarer l'appel irrecevable et trancher à cette occasion toute question ayant trait à la recevabilité de l'appel,

- les moyens tendant à l'irrecevabilité de l'appel doivent être invoqués simultanément à peine d'irrecevabilité de ceux qui ne l'auraient pas été ;

Or, attendu qu'il est constant que les intimés n'ont présenté la fin de non-recevoir qu'ils opposent à l'appel de la société DIMECO, devenue GUADELOUPE MOBILIER, sur le fondement des articles 544, 545 et 272 du code de procédure civile, que dans leurs conclusions de fond devant la cour et n'en n'ont jamais saisi le conseiller de la mise en état, alors même que celui-ci avait été désigné avant leurs premières écritures au fond; qu'il convient en conséquence de dire irrecevable ladite fin de non-recevoir et de déclarer derechef recevable l'appel de la société DIMECO devenue GUADELOUPE MOBILIER ;

II- Sur l'intervention volontaire de la S.A.S. GUADELOUPE MOBILIER

Attendu que la société GUADELOUPE MOBILIER justifie, par ses pièces A, B et C, de la dissolution sans liquidation de la société DIMECO en date du 26 juin 2019 et de la transmission universelle à son profit du patrimoine de cette dernière ; qu'il y a donc lieu de dire recevable son intervention volontaire à l'instance d'appel, en qualité d'appelante, en lieu et place de la S.A.S. DIMECO ;

III- Sur l'intervention volontaire de Mme [Z] [Y] en qualité de successeur de feu son père [X] [Y]

Attendu que Mme [Z] [Y] justifie, par la production d'un acte de notoriété notarié dressé le 4 décembre 2020 après le décès de feu M. [X] [Y], co-appelant :

- de ce décès intervenu à [Localité 8] le 9 novembre 2020,

- et de sa qualité d'unique héritière et ayant-droit du défunt sus-nommé ;

Attendu qu'en conséquence, elle sera déclarée recevable en son intervention volontaire, aux côtés de Mme [J] [Y] épouse [L], en cette instance d'appel en lieu et place de son défunt père ;

IV- Sur la nullité du jugement déféré

Attendu qu'en application de l'article 454 du code de procédure civile, le jugement contient l'indication du nom des juges qui en ont délibéré ;

Attendu que l'article 458 du même code dispose que ce qui est prescrit par cet article 454 en ce qui est de la mention du nom des juges doit être observé à peine de nullité;

Mais attendu qu'aux termes de l'article 459 du même code, l'omission ou l'inexactitude d'une mention destinée à établir la régularité du jugement ne peut entraîner la nullité de celui-ci s'il est établi par les pièces de la procédure, par le registre d'audience ou par tout autre moyen que les prescriptions légales ont été, en fait, observées ;

Attendu que les intimés produisent en pièce 27 le 'rôle' ou registre de l'audience du juge des loyers commerciaux qui a siégé à l'audience du 18 septembre 2019 ayant donné lieu à l'ordonnance du 20 novembre suivant, cependant qu'en application de l'article 728 du code de procédure civile, ce registre doit être signé du président et du greffier et qu'en l'espèce, le registre ainsi versé aux débats n'est signé que du greffier, à l'exclusion du président d'audience ; qu'il en résulte que l'incertitude demeure entière quant au nom du juge des loyers commerciaux qui a rendu le jugement querellé et que, dès lors, l'annulation de cette décision s'impose ; qu'elle sera donc ici prononcée, ce qui impose à la cour de statuer à nouveau sur l'entier litige qui lui est déféré ;

V- Sur les demandes des parties au titre du loyer du bail commercial du 10 février 1988

1°/ Attendu que les intimés (bailleurs) estiment à titre subsidiaire, en cas de recevabilité de l'appel, que 'les demandes en cause d'appel sont devenues sans objet' au motif que le bail commercial a pris fin au jour du départ des lieux de la société GUADELOUPE MOBLIER en mars 2020 ; qu'ils n'en tirent cependant qu'une seule demande, celle tendant à voir dire 'n'y avoir lieu à statuer sur (les) demandes (de l'appelante)', alors même que la cour, saisie en appel d'un jugement rendu sur les propres demandes principales des bailleurs, est d'abord et avant tout saisie des demandes de ces derniers;

Attendu qu'en ses conclusions dernières, la société appelante, qui, en leur dispositif, demande elle aussi, mais 'en tout état de cause', bien qu'après avoir demandé la fixation du loyer à 4 854 euros HT par mois, qu'il soit jugé que, 'le bail ayant été rompu et les clefs restituées, le présent litige est devenu sans objet', indique, en page 5/29, que 'suite à un accord amiable entre les conseils des parties, elles ont procédé à un état des lieux de sortie et DIMECO a remis les clés au bailleur qui, depuis la mi-août 2020, a retrouvé la totale et exclusive jouissance de son bien qui ont été reloués depuis à une société de robinetterie AKAAZ' ;

Attendu qu'ainsi, au delà des contradictions ainsi mises en exergue dans les demandes respectives des parties en appel et leur ordonnancement, si celles-ci divergent sur la date de résiliation effective du bail commercial, elles s'accordent sur le principe de cette résiliation et sur la sortie effective des lieux loués de la société devenue GUADELOUPE MOBILIER ; que le procès-verbal d'état des lieux de sortie n'est pas versé aux débats, alors qu'il est prétendu qu'il a été réalisé par le ministère de Me [O], huissier de justice, mais à une date non indiquée avec précision ; qu'il échet par suite de retenir que le bail a été résilié entre mars et mi-août 2020, ce qui suffit au juge des loyers commerciaux et à la cour pour statuer dans ce strict cadre, puisque ce juge n'a pas le pouvoir de prononcer des condamnations au titre des loyers éventuellement impayés ;

Attendu qu'il résulte de cette résiliation de seulement 2020, que le présent litige, qui a trait à un congé avec offre de renouvellement délivré par les bailleurs au preneur le 11 avril 2014 à effet du 31 décembre 2014, a toujours un objet bien réel et bien identifié, celui de la fixation du montant du loyer dû à compter du 1er janvier 2015, et que, dès lors, les parties y ont toujours un intérêt à défendre, ce qu'elles font d'ailleurs en formulant des demandes concrètes sur lesquelles il appartient à la cour de statuer ; qu'il échet en conséquence de rejeter les demandes contraires des parties ;

2°/ Attendu que l'appelante conteste l'annulation par le premier juge du rapport d'expertise définitif de l'expert [G] [D] en date à [Localité 7] du 12 mars 2018, tandis que les intimée et intervenante entendent la voir 'confirmer' ;

Attendu qu'en application de l'article 16 du code de procédure civile :

- le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction,

- il ne peut retenir, dans sa décision, les moyens, les explications et les documents invoqués ou produits par les parties que si celles-ci ont été à même d'en débattre contradictoirement,

- il ne peut fonder sa décision sur les moyens de droit qu'il a relevés d'office sans avoir au préalable invité les parties à présenter leurs observations ;

Attendu que ce principe, qui résulte également du droit conventionnel issu de la convention euorpéenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (article 6) et de la jurisprudence de la cour éponyme à valeur supra-légale, s'impose dans le cadre de toute expertise judiciaire, tant pendant son déroulement qu'au stade de la discussion de ses conclusions ;

Attendu que l'article 237 du même code impose au technicien commis d'accomplir sa mission avec conscience, objectivité et impartialité ;

Attendu que l'article 276 du même code dispose quant à lui :

- que l'expert doit prendre en considération les observations ou réclamations des parties, et, lorsqu'elles sont écrites, les joindre à son avis si les parties le demandent,

- que, toutefois, lorsque l'expert a fixé aux parties un délai pour formuler leurs observations ou réclamations, il n'est pas tenu de prendre en compte celles qui auraient été faites après l'expiration de ce délai, à moins qu'il n'existe une cause grave et dûment justifiée, auquel cas il en fait rapport au juge,

- que lorsqu'elles sont écrites, les dernières observations ou réclamations des parties doivent rappeler sommairement le contenu de celles qu'elles ont présentées antérieurement, à défaut de quoi, elles sont réputées abandonnées par les parties,

- et que l'expert doit faire mention, dans son avis, de la suite qu'il aura donnée aux observations ou réclamations présentées ;

Attendu que le rapport de M. [D] a été annulé par le premier juge pour non respect à la fois du principe du contradictoire de l'article 16 du code de procédure civile et des dispositions de l'article 276 du même code aux termes desquelles, selon lui, l'expert judiciaire doit communiquer aux parties tout document obtenu afin de recueillir leurs observations ;

Attendu qu'en leurs écritures d'intimées en appel, les bailleresses demandent derechef l'annulation de ce rapport sur le fondement des articles 16, 237 et 276 sus-visés, puisque, pour ce dernier plus précisément, elles relatent in extenso la motivation adoptée par le juge des loyers et demandent, immédiatement après, la confirmation du jugement sur la base de ces motifs ;

Attendu qu'il résulte de l'ensemble des textes sus-visés, notamment l'article 6 de la convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales et l'article 16 du code de procédure civile, que, à peine de nullité des opérations expertales en cause, les parties doivent être en mesure, en temps utile, de faire valoir leurs observations auprès de l'expert en toute connaissance de cause et, partant, sur la base de l'ensemble des éléments qu'envisage de prendre en considération ce dernier, lesquels éléments, par suite, doivent leur être communiqués ou être mis à leur disposition dans des conditions déterminées certes par l'expert, mais ce, en sorte que lesdites parties puissent en avoir une connaissance complète et les commenter utilement avant que le rapport définitif des opérations d'expertise ne soit rédigé ;

Attendu qu'en page 29 de son rapport définitif, l'expert [D] dit expressément avoir retenu, pour référence comparative de valeur locative, le bail commercial renouvelé conclu le 2 mai 1993 entre une société SAREDIS, bailleresse, et une société FOURNIBUR, preneuse, pour un local similaire, contigu à celui appartenant aux consorts [Y] et loué à la société GUADELOUPE MOBILIER ;

Or, attendu qu'il n'est pas contesté que ce bail de référence n'ait pas été communiqué aux parties, notamment pas aux bailleresses ;

Attendu que si celles-ci reconnaissent que dans un dire du 26 février 2018, elles ont pu approuver le principe de la fixation du loyer de référence, sur la base de ce bail, à 6,10 euros par mètre carré et proposer un début de critique du coefficient de pondération considérable retenu par l'expert pour aboutir à un loyer minoré de plus de 65 %, il est manifeste que, sans communication du bail de référence et de ses caractéristiques propres, elles n'ont pu procéder utilement et complètement à cette critique, au regard notamment des éléments extrinsèques au local loué qui pourraient ressortir des conditions de ce bail, alors même que les mêmes bailleresses produisent en pièce 26 de leur dossier une étude commandée par la chambre de commerce et d'industrie de POINTE-A-PITRE à un cabinet d'étude et conseil dénommé QUALISTAT, qui révèle que, dans la zone où se trouve le local objet du bail conclu entre les parties, le prix moyen des loyers commerciaux pour une surface moyenne de 207 m2 est de 22,45 euros par mètre carré, soit bien plus que le prix du bail de référence amodié par l'expert d'un coefficient de pondération ;

Attendu que la circonstance qu'au moment de ce dire du 26 février 2018, les bailleurs n'aient pas requis la communication de ce bail de référence, n'est pas de nature à leur interdire de soulever le défaut de respect du principe du contradictoire à cet égard, puisque ce n'est que lorsque l'expert, en son rapport définitif, a répondu à ce dire qu'ils ont pu prendre la mesure réelle de l'incidence, sur leur argumentaire et son efficience, de l'incapacité où ils ont été mis d'appréhender les données exactes de ce bail ;

Attendu qu'il apparaît ainsi établi que l'expert judiciaire a violé le principe du contradictoire à l'occasion de la réalisation de sa mission, si bien qu'il y a lieu d'annuler son rapport définitif daté du 12 mars 2018 ;

Attendu que tout complément d'expertise est dès lors exclu ; que la désignation du même expert, pour 'régularisation', ainsi que le demande l'appelante à titre 'infiniment subsidiaire', n'apparaît pas judicieuse au regard du principe d'impartialité que tout expert judiciaire doit observer en toutes circonstances ; qu'il y a donc lieu d'ordonner, avant-dire-droit sur la fixation du nouveau loyer du bail commercial litigieux, une nouvelle mesure d'expertise aux frais avancés des bailleurs, toute demande au fond à cet égard étant par suite réservée en fin de cause ;

Attendu que les parties seront d'ores et déjà renvoyées devant le premier juge pour à la fois le versement, à la régie du tribunal judiciaire de POINTE-A-PITRE, de la consignation ci-après fixée et le suivi de l'expertise par le juge de ce même tribunal en charge des expertises, et pour être statué au fond sur la base du nouveau rapport d'expertise après qu'il aura été déposé à son greffe ;

VI- Sur les demandes formulées 'en tout état de cause' par les consorts [Y]

Attendu qu'aux termes de l'articles R 145-23 du code de commerce, les contestations relatives à la fixation du prix du bail révisé ou renouvelé sont portées, quel que soit le montant du loyer, devant le président du tribunal de grande instance ou le juge qui le remplace et les autres contestations sont portées devant le tribunal de grande instance qui peut, accessoirement, se prononcer sur les demandes mentionnées à l'alinéa précédent ;

Attendu qu'il en résulte que ce juge des loyers commerciaux est une juridiction d'exception aux pouvoirs strictement définis par ce texte et n'a donc que celui de statuer sur les contestations relatives à la fixation du prix du bail commercial ;

Attendu qu'il en résulte encore que s'il a le pouvoir, après avoir fixé le prix du bail révisé ou renouvelé, d'arrêter le compte que les parties sont tenues de faire, il n'a pas celui de prononcer une quelconque condamnation, ni au titre du loyer ni au titre de quelconques autres sommes ou dommages et intérêts ;

Attendu que, par ailleurs, en application des dispositions des articles 564 et 566 du code de procédure civile, à peine d'irrecevabilité relevée d'office, les parties :

- ne peuvent soumettre à la cour de nouvelles prétentions si ce n'est pour opposer compensation, faire écarter les prétentions adverses ou faire juger les questions nées de l'intervention d'un tiers, ou de la survenance ou de la révélation d'un fait,

- et ne peuvent ajouter aux prétentions soumises au premier juge que les demandes qui en sont l'accessoire, la conséquence ou le complément nécessaire ;

Attendu que les demandes formées 'en tout état de cause' par les bailleurs sont de la condamnation de la société GUADELOUPE MOBILIER au paiement d'un arriéré de loyers, d'indemnités d'occupation et de travaux de remise en état, de dommages et intérêts pour perte de jouissance, d'un contrat d'affichage accordé à un tiers sans autorisation depuis mars 2015, et de dommages et intérêts pour préjudices financier et moral, alors même que de telles demandes :

- d'une part, n'avaient pas été formulées devant le premier juge si l'on se réfère aux mentions à cet égard du jugement déféré,

- de seconde part, ne relèvent d'aucune des exceptions autorisées par les articles 564 et 565 sus-rappelés au principe de la prohibition des demandes nouvelles en appel,

- et, de troisième et dernière part, ne relèvent pas des pouvoirs limitativement confiés au juge des loyers commerciaux et, partant, à la cour statuant sur appel d'une décision de ce juge ;

Attendu qu'il échet en conséquence de faire droit à la fin de non-recevoir soulevée de ces chefs par l'appelante, de dire ces demandes irrecevables et, subséquemment, d'en débouter purement et simplement les intimée et intervenante ;

VII- Sur les dépens et frais irrépétibles

Attendu que, compte tenu de la nouvelle mesure d'expertise ici ordonnée et du renvoi de la cause et des parties devant le juge des loyers commerciaux du tribunal de POINTE-A-PITRE, les dépens de première instance seront réservés en fin de cause;

Attendu qu'en revanche, chacune des parties échouant en son appel principal (la société GUADELOUPE MOBILIER) ou ses demandes incidentes (les consorts [Y]), chacune d'elles conservera la charge de ses dépens d'appel et sera subséquemment déboutée de sa demande au titre de ses frais irrépétibles d'appel ;

PAR CES MOTIFS

La cour,

- Rejette comme irrecevable la fin de non-recevoir opposée par les intimée et intervenante volontaire à l'appel formé par la société DIMECO devenue GUADELOUPE MOBILIER à l'encontre du jugement du tribunal de grande instance de POINTE-À-PITRE, en date du 20 novembre 2019,

- Dit cet appel recevable,

- Dit recevable l'intervention volontaire de la S.A.S. GUADELOUPE MOBILIER à l'instance d'appel, en qualité d'appelante, en lieu et place de la S.A.S. DIMECO,

- Dit recevable l'intervention volontaire de Mme [Z], [S], [K] [Y] à cette même instance d'appel en qualité d'ayant-droit de feu M. [X] [M] [R] [Y], intimé décédé en cours d'instance,

- Rejette les demandes respectives des parties tendant à voir juger que le litige n'a plus d'objet,

- Prononce la nullité du jugement déféré,

Statuant à nouveau sur les demandes et défenses respectives des parties,

- Prononce la nullité du rapport définitif de l'expert judiciaire [G] [D] en date du 12 mars 2018,

- Avant dire droit sur la fixation du prix du bail commercial renouvelé conclu entre les parties le 10 février 1988, à la suite du congé avec offre de renouvellement délivré au preneur le 11 avril 2014 à effet du 1er janvier 2015, ordonne une nouvelle mesure d'expertise et commet pour y procéder Madame [A] [U], experte judiciaire inscrite sur la liste des experts près la cour d'appel de BASSE-TERRE ([Adresse 9] : [XXXXXXXX01] e-mail : [Courriel 6]), avec mission, sur la base de tous renseignements qu'elle aura collectés à charge d'en indiquer la source, en entendant le cas échéant tous sachants utiles, et en demandant, s'il y a lieu, l'avis de tous spécialistes de son choix dans un domaine distinct du sien après en avoir avisé les conseils des parties et précisé les honoraires prévisionnels :

** de se faire communiquer et prendre connaissance de tout document utile à sa mission, notamment les différents documents contractuels liant les parties, ainsi que les éléments se rapportant au présent litige, ces éléments devant obligatoirement être soumis à l'appréciation des colitigants,

** de se rendre sur les lieux du local commercial objet du bail renouvelé du 10 février 1988 ([Adresse 12], cadastré sous le n° [Cadastre 3] de la section AL, [Adresse 12]), les parties et/ou leurs avocats présents ou dûment appelés,

** de recueillir leurs explications et demandes,

** de rechercher et donner à la juridiction de jugement au fond tous éléments de nature à lui permettre de fixer la valeur locative du local commercial et le loyer applicable à compter du 1er janvier 2015, et ce sur la base des critères d'appréciation de l'article L 145-33 du code de commerce,

** de, du tout, dresser un pré-rapport qui sera remis aux parties, auxquelles devra être laissé un délai suffisant et raisonnable pour leur permettre de présenter leurs observations,

** et de répondre aux dires éventuels des parties,

- Dit que l'expert accomplira sa mission conformément aux dispositions des articles 242 et suivants du Code de Procédure Civile et que, sauf conciliation entre les parties, il déposera l'original de son rapport définitif au secrétariat-greffe du juge des loyers commerciaux du tribunal judiciaire de POINTE-A-PITRE et en adressera une copie à chacune des parties dans les QUATRE MOIS de l'avis qui lui sera fait par ce même greffe de la consignation ci-après ordonnée,

- Fixe à DEUX MILLE EUROS le montant de la provision à valoir sur les frais et honoraires de l'expert que devront consigner in solidum Mme [J] [Y] épouse [L] et Mme [Z] [Y] dans le délai d'un mois à compter du présent arrêt, entre les mains du régisseur d'avances et de recettes du tribunal judiciaire de POINTE-A-PITRE,

- Dit qu'en application de l'article 271 du Code de Procédure Civile, le défaut de consignation dans le délai imparti entraînera de plein droit la caducité de la mesure d'instruction, sauf décision préalable de prolongation du délai de consignation,

- Dit que lors de la première ou, au plus tard lors de la deuxième réunion avec les parties, l'expert dressera un programme de ses investigations et évaluera d'une manière aussi précise que possible le montant prévisible de ses honoraires et de ses débours,

- Dit qu'en cas d'insuffisance manifeste de la provision allouée, au vu des diligences faites ou à venir, l'expert en fera sans délai rapport au juge, qui, s'il y a lieu, ordonnera la consignation d'une provision complémentaire à la charge de la partie qu'il déterminera,

- Dit que le dépôt par l'expert de son rapport au greffe du juge des loyers commerciaux du tribunal judiciaire de POINTE-A-PITRE sera accompagné de sa demande de rémunération, dont il adressera un exemplaire aux parties par tout moyen permettant d'en établir la réception,

- Dit que, s'il y a lieu, les parties adresseront à l'expert et au juge chargé du suivi des mesures d'instruction, leurs observations écrites sur cette demande dans un délai de quinze jours à compter de sa réception,

- Commet pour suivre cette expertise le magistrat chargé du suivi des expertises au sein du tribunal judiciaire de POINTE-A-PITRE,

- Dit qu'en cas d'empêchement de l'expert désigné il sera pourvu à son remplacement par ordonnance sur requête du juge chargé du suivi des expertises,

- Dit irrecevables les demandes de [J] [Y] épouse [L] et [Z] [Y] en condamnation de la société GUADELOUPE MOBILIER au paiement d'un arriéré de loyers, d'indemnités d'occupation, de travaux de remise en état, de dommages et intérêts pour perte de jouissance, d'un contrat d'affichage accordé à un tiers sans autorisation depuis mars 2015, et de dommages et intérêts pour préjudices financier et moral, et les en déboute purement et simplement,

- Renvoie cause et parties devant le juge des loyers commerciaux du tribunal judiciaire de POINTE-A-PITRE, pour, à la fois, le versement, à la régie dudit tribunal de la consignation ci-avant fixée à la charge des consorts [Y], le suivi de l'expertise par le juge de ce même tribunal en charge des expertises, et être statué in fine au fond sur la base du nouveau rapport d'expertise après qu'il aura été déposé à son greffe,

- Réserve les dépens de première instance en fin de cause,

- Dit que chacune des parties conservera la charge de ses dépens d'appel,

- Déboute chacune des mêmes parties de sa demande au titre des frais irrépétibles d'appel.

Et ont signé,